Chapitre 7

– Angélique, murmura Nicolas, Angélique si je ne t'avais pas retrouvée...

– Qu'est-ce qui se serait passé ?

– Je ne sais pas...

Il l'attira et la serra contre sa poitrine puissante, à la briser.

– Oh ! je t'en prie, soupira-t-elle en se dégageant.

Elle appuya son front contre les barreaux de la meurtrière. Le ciel, d'un bleu profond, mirait ses étoiles dans l'eau calme de la Seine. L'air était parfumé de l'odeur des amandiers qui fleurissaient dans les jardins et les enclos du faubourg Saint-Germain. Nicolas s'approcha d'Angélique et continua à la dévorer du regard. Elle fut émue de l'intensité de cette passion qui ne se démentait pas.

– Qu'aurais-tu fait si je n'étais pas revenue ?

– Cela dépend. Si tu avais été poissée par les rouaux, j'aurais mis tous mes sbires en branle. On aurait surveillé les prisons, les hôpitaux, les chaînes de filles. On t'aurait fait évader. Si le chien t'avait étranglée, j'aurais cherché partout le chien et son maître pour les tuer... Enfin, si...

Sa voix devint rauque.

– Si tu étais partie avec un autre... je t'aurais retrouvée et, l'autre, je l'aurais saigné.

Elle sourit, car une face pâle, moqueuse, passait dans son souvenir. Mais Nicolas était plus fin qu'elle ne le pensait, et l'amour aiguisait son instinct.

– Ne crois pas que tu pourras m'échapper facilement, reprit-il d'un ton de menace. Dans la gueuserie, on ne se trahit pas comme dans le beau monde. Mais, si cela arrive, on meurt. Il n'y aurait de refuge pour toi nulle part... Nous sommes trop nombreux, trop puissants. On te retrouverait partout, dans les églises, dans les couvents, jusque dans le palais du roi... Nous sommes bien organisés, tu sais. Moi, au fond, j'aime organiser des batailles.

Il écarta sa casaque déchirée et montra un petit signe bleuté près du sein gauche.

– Regarde, tu vois cela ? Ma mère m'a toujours dit : « C'est le signe de ton père ! » Parce que mon père n'était pas ce gros croquant de père Merlot. Non. Ma mère m'a eu avant, avec un militaire, un officier, quelqu'un de haut placé. Elle m'a jamais dit son nom. Mais, des fois, quand le père Merlot voulait me battre, elle lui criait : « Touche pas à l'aîné, il a du sang noble ! Tu ignorais ce détail, n'est-ce pas ? »

– Bâtard de soudard ! Il y a de quoi être fier, fit-elle dédaigneuse.

Il lui broya les épaules entre ses mains puissantes.

– Il y a des fois où je voudrais t'écraser comme une noisette. Mais, maintenant, tu es prévenue. Si jamais tu me trompes... Si tu couches avec un autre...

– Ne crains rien. Tes embrassements me suffisent largement.

– Pourquoi dis-tu cela d'un air méchant ?

– Parce qu'il faudrait être douée d'un tempérament exceptionnel pour en demander encore. Si seulement tu pouvais être un peu plus doux !

– Moi, je ne suis pas doux ? rugit-il, moi qui t'adore ! Répète-le que je ne suis pas doux.

Il levait un poing massif. Elle lui cria d'une voix aiguë :

– Ne me touche pas, croquant ! brute ! Souviens-toi de la Polak !

Il laissa retomber son bras. Puis, après l'avoir contemplée sombrement, il poussa un soupir.

– Pardonne-moi, Angélique. Tu es toujours la plus forte.

Il eut un sourire, lui tendit les bras d'un air gauche.

– Viens quand même. Je vais essayer d'être doux.

Elle se laissa renverser sur le grabat et, indifférente, passive, s'offrit d'elle-même à l'étreinte devenue familière.

Lorsqu'il se fut satisfait, il resta encore un long moment blotti contre elle. Elle sentait sur sa joue la brosse rude de ses cheveux qu'il coupait très court à cause de sa perruque. Il dit enfin d'une voix sourde :

– Maintenant, je sais... Jamais, jamais tu ne seras à moi. Car ne n'est pas seulement cela que je veux. C'est ton cœur.

– On ne peut pas tout avoir, mon pauvre Nicolas, dit Angélique d'un petit ton sage. Autrefois, tu avais une partie de mon cœur, maintenant tu as mon corps entier. Autrefois, tu étais mon ami Nicolas, maintenant tu es mon maître Calembredaine. Tu as tué jusqu'au souvenir de l'affection que je te portais quand nous étions enfants. Mais je tiens quand même à toi, d'une autre façon, parce que tu es fort.

L'homme se crispa. Il grommela et soupira encore :

– Je me demande si je ne serai pas obligé de te tuer un de ces jours.

Elle bâilla, cherchant le sommeil.

– Ne dis pas de sottises.

*****

Par la fenêtre, les étoiles piquaient des reflets dans les glaces des miroirs volés. La mélopée des crapauds au pied de la tour ne cessait point.

– Nicolas, dit subitement Angélique.

– Oui ?

– Te souviens-tu que nous avions voulu partir pour les Amériques ?

– Oui.

–Eh bien, maintenant, si nous y partions vraiment ?

– Où ça ?

– Aux Amériques.

– T'es folle !

– Non, je t'assure... Un pays où l'on n'a ni froid, ni faim... où l'on est libre.

Elle insista, pressante :

– Qu'est-ce qui nous attend ici ? Pour toi, ce ne peut être que la prison, la torture, les galères ou la potence. Moi... moi qui n'ai plus rien, qu'est-ce qui m'attend, si jamais tu disparais ?...

– Quand on est à la cour des Miracles, il ne faut jamais penser à ce qui vous attend. Il n'y a pas de lendemain.

– Là-bas, nous pourrions peut-être avoir des terres neuves pour rien. On les cultiverait... Je t'aiderais.

– T'es folle ! répéta-t-il dans un nouvel accès de colère. Je viens de t'expliquer que j'avais rien d'un cul-terreux. Et crois-tu que je vais décamper en laissant à Rodogone-l'Égyptien la clientèle de la foire Saint-Germain ?

Elle ne répondit pas et retomba dans sa passivité.

Il grogna encore quelques instants.

– Ces gonzesses, quand il leur prend une idée !...

Furieux, il se retournait et ne s'apaisait pas. Une voix en lui répétait :

– Qu'est-ce qui t'attend ? L'abbaye de Monte-à-Regret ? Oui. Et après ? Mais peut-on vivre ailleurs qu'à Paris ?...

Dans la nuit printanière, la vaste poitrine de Nicolas Calembredaine était pleine de soupirs étouffés.

Il regardait dormir Angélique et, bouleversé de jalousie, il eût voulu l'éveiller, car elle souriait en dormant.

Elle rêvait qu'elle s'en allait sur la mer dans un bateau à foin.

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