Chapitre 4

« Regarde un peu là-bas ! dit La Pivoine à Angélique, cet homme qui se promène près de l'eau avec son chapeau sur les yeux et son manteau sur les moustaches... Tu l'as repéré... ? Eh bien, c'est un grimaut.

– Un grimaut ?

– Un malveillant, si tu préfères. Un policier, quoi.

– Comment le sais-tu ?

– J'le sais pas, j'le sens.

Et le « narquois » pinça son nez d'ivrogne, cet appendice bulbeux et cramoisi qui lui avait valu son nom de La Pivoine.

Angélique était accoudée au petit pont en dos d'âne qui franchissait les fossés devant la porte de Nesle. Un soleil pâle dissipait le brouillard qui depuis quelques jours s'abattait sur la ville. L'autre rive, celle du Louvre, demeurait invisible encore, mais il y avait une douceur dans l'air. Des enfants en guenilles péchaient des poissons dans les fossés, tandis qu'un laquais au bord du fleuve lavait deux chevaux après les avoir fait boire. L'homme que La Pivoine avait désigné du bout de son tuyau de pipe avait l'air d'un promeneur inoffensif, d'un petit-bourgeois qui, sur les berges de la Seine, vient faire quelques pas avant son dîner. Il regardait le laquais bouchonner ses bêtes et, de temps en temps, il levait la tête vers la tour de Nesle comme s'il se fût intéressé à ce vestige croulant d'une époque lointaine.

– Sais-tu qui il cherche ? reprit La Pivoine en soufflant au visage d'Angélique sa fumée de gros tabac.

Elle s'écarta un peu.

– Non.

– Toi.

– Moi ?

– Oui, toi, la marquise des Anges.

Angélique eut un vague sourire.

– Tu es un imaginatif.

– J'suis... quoi ?

– Rien. Je veux dire que tu te fais des idées. Personne ne me recherche. Personne ne pense à moi. Je n'existe plus.

– Possible. Mais, pour l'instant, c'est plutôt l'archer Martin qui n'existe plus... Tu te souviens chez Ramez l'Auvergnat, Gros-Sac t'a crié : « Grouille-toi, marquise des Anges ! » Ça leur est resté dans l'oreille, et quand ils ont vu l'archer avec son ventre ouvert... Marquise des Anges, qu'ils se sont dit, c'est la gueuse qui l'a buté. Et on te cherche. Je sais ça parce que, nous autres, anciens soldats, on se retrouve parfois à boire le coup avec des camarades de guerre qui ont pris du service au Châtelet. Ça renseigne.

– Bah ! fit la voix de Calembredaine derrière eux, y a pas de quoi se faire de bile. Si on voulait, le gars qui est là-bas, on lui ferait piquer une tête dans la Seine. Qu'est-ce qu'ils peuvent contre nous ? Ils sont cent à peine, tandis que nous... Il eut un geste orgueilleux, comme s'il rassemblait dans sa main la ville tout entière. En amont, la clameur du Pont-Neuf et de ses charlatans s'élevait à travers la brume.

*****

Un carrosse s'engagea sur le pont. Le petit groupe s'effaça pour le laisser passer ; mais, à la sortie du pont, les chevaux bronchèrent, car un mendiant s'était jeté sous leurs sabots. C'était Pain-Noir, un des gueux de Calembredaine, un vieux à barbe blanche, tout harnaché de gros chapelets et de coquilles Saint-Jacques.

– Pitié ! psalmodia-t-il, ayez pitié d'un pauvre pèlerin qui, se rendant à Compostelle pour faire un vœu, n'a plus de quoi continuer sa route. Donnez-moi quelques sols et je prierai pour vous sur le tombeau de saint Jacques.

Le cocher lui assena un violent coup de fouet.

– Arrière, coquillard du diable !

Une dame mit sa tête à la portière. Sa mante entrouverte laissait voir à son cou de beaux bijoux.

– Que se passe-t-il, Lorrain ? Pressez un peu vos bêtes. Je veux être à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour compiles.

Nicolas fit quelques pas et posa la main sur la poignée de la portière.

– Pieuse dame, dit-il en ôtant son feutre troué, vous qui vous rendez à compiles, refuserez-vous votre obole à ce pauvre pèlerin qui s'en va prier Dieu si loin, en Espagne ?

La dame regarda le visage noirci de barbe qui lui apparaissait dans le crépuscule, détailla l'individu dont la casaque trouée laissait voir des biceps de lutteur et dont la ceinture s'ornait d'un couteau de boucher. Elle ouvrit une bouche énorme et se mit à hurler :

– Au secours ! À l'assas...

La Pivoine avait déjà posé la pointe de sa rapière sur le ventre du cocher. Pain-Noir et Flipot, l'un des gamins qui péchaient dans les fossés, retinrent les chevaux. Prudent accourait. Calembredaine bondit à l'intérieur du carrosse, et, d'une main brutale, étouffa les appels de la femme.

Il cria à l'intention d'Angélique :

– Ton fichu ! Donne-moi ton fichu !

Angélique, sans savoir comment, se retrouva dans le carrosse, dans une odeur de poudre d'iris, et près d'une belle jupe aux passementeries dorées. Calembredaine lui avait arraché son mouchoir de cou et en bourrait le gosier de la dame.

– Grouille-toi, Prudent ! Arrache-lui sa brocante ! Prends-lui son argent !

La femme se débattait avec vigueur. Prudent suait à décrocher les bijoux, une petite chaîne d'or et ce qu'on appelait un « carcan », c'est-à-dire une belle plaque d'or également, supportant plusieurs gros diamants.

– Donne-moi un coup de main, marquise des Anges ! geignait-il. Je m'y perds dans tous ces affutiaux.

– Grouille-toi, faut faire vite ! grondait Calembredaine. Elle m'échappe. On dirait une anguille !

Les mains d'Angélique trouvèrent le fermoir. C'était très simple. Elle avait porté de semblables bijoux.

– Fouette cocher ! cria la voix gouailleuse de La Pivoine. Le carrosse dévala à grand fracas la rue du Faubourg-Saint-Germain. Heureux d'en être quitte pour la peur, le cocher enlevait son attelage. Un peu plus loin, la femme, qui avait réussi à ôter son bâillon, se remit à hurler.

*****

Les mains d'Angélique étaient pleines d'or.

– Apporte la flambarde5, cria Calembredaine. Dans la salle de Nesle, on se rassembla autour de la table et chacun regardait briller les bijoux qu'Angélique venait d'y déposer.

– Un beau coup !

– Pain-Noir aura sa part. C'est lui qu'a commencé.

– Quand même, soupira Prudent, c'était risqué. Y faisait encore jour.

– Des occasions comme ça, on ne les rate pas, tu l'apprendras, abruti, empoté, péquenaud ! Ah ! on peut le dire que tu es leste. Si la marquise ne t'avait pas donné un coup de main... Nicolas regarda Angélique, et il eut un étrange sourire victorieux.

– Toi aussi, tu auras ta part, murmura-t-il.

Et il lui jeta la chaîne d'or. Elle la repoussa avec horreur.

– Quand même, répétait Prudent, c'était risqué. Avec un grimaut à deux pas de là, c'était pas malin.

– Y avait du brouillard. Il n'a rien vu, et s'il a entendu, il doit courir encore. Qu'est-ce qu'il pouvait faire, hein ? Il n'y en a qu'un dont j'ai peur. Mais, celui-là, on ne l'a pas vu depuis longtemps. Faut espérer qu'il s'est fait buter proprement dans un coin. C'est dommage. J'aurais aimé avoir sa peau à lui et à son sacré chien.

– Oh ! le chien ! Le chien ! fit Prudent dont les yeux s'agrandirent. Il m'a tenu là...

Et il porta la main à sa gorge.

– L'homme au chien, murmura Calembredaine en fermant à demi les yeux. Mais j'y pense, je t'ai vue avec lui, un jour, près du Petit-Pont. Tu le connais ?...

Il s'approcha d'Angélique et la regarda pensivement avant de sourire de nouveau d'une façon terrible.

– Tu le connais ! répéta-t-il. Voilà qui est bon. Tu nous aideras à l'avoir, hein, maintenant que tu es des nôtres ?

– Il a quitté Paris. Il ne reviendra plus, je le sais, fit Angélique d'une voix blanche.

– Oh ! si, il reviendra...

Calembredaine hocha la tête et les autres l'imitèrent. La Pivoine grogna sur un ton lugubre :

– L'homme au chien revient toujours.

– Tu nous aideras, hein ? reprit Nicolas.

Il ramassa la chaîne d'or sur la table.

– Prends-la donc, ma jolie. Tu l'as bien gagnée.

– Non !

– Pourquoi ?

– Je n'aime pas l'or, dit Angélique qui tout à coup était saisie d'un tremblement convulsif.

« J'ai horreur de l'or. »

Et elle sortit, ne pouvant plus supporter ce cercle infernal.

*****

La silhouette du policier avait disparu. Angélique marchait le long des berges. Dans le brouillard ardoisé s'épanouissaient les points jaunes des lanternes accrochées à l'avant des chalands. Elle entendit un marinier accorder sa guitare et se mettre à chanter. Elle s'éloigna, marchant vers l'extrémité du faubourg, d'où venait une odeur de campagne. Lorsqu'elle s'arrêta, la nuit et la brume avaient éteint tous les bruits. Elle n'entendait que l'eau murmurer, en contrebas dans les roseaux, contre des barques à l'amarre. Angélique dit à mi-voix, comme un enfant qui a peur d'un trop grand silence :

– Desgrez !

Il lui semblait entendre une voix chuchoter dans les plis de la nuit et de l'eau :

– Quand le soir tombe sur Paris, nous partons en chasse. Nous descendons jusqu'aux berges de la Seine, nous rodons sous les ponts et dans les pilotis, nous errons sur les vieux remparts, nous plongeons dans les trous puants pleins de cette vermine de gueux et de bandits...

L'homme au chien reviendra... L'homme au chien revient toujours...

...« Et maintenant, messieurs, l'heure est venue de faire entendre une voix grandiose, une voix qui au-delà des turpitudes humaines a toujours éclairé ses fidèles avec prudence... »

L'homme au chien reviendra... L'homme au chien revient toujours...

Elle serra ses épaules à deux mains pour contenir l'appel qui lui gonflait la poitrine.

– Desgrez ! répéta-t-elle.

Mais seul le silence lui répondait, un silence aussi profond que le silence neigeux dans lequel Desgrez l'avait abandonnée.

Elle fit quelques pas vers le fleuve et ses pieds enfoncèrent dans la vase. Puis l'eau encercla ses chevilles. Elle se sentait glacée... Barcarole dirait-il :

– Pauvre marquise des Anges ! Ça n'a pas dû lui plaire beaucoup de mourir dans l'eau froide, elle qui aimait tant l'eau chaude ?

Dans les roseaux, une bête remua, un rat sans doute. Une boule de poil mouillé frôla les mollets d'Angélique. Elle poussa un cri de dégoût et remonta la berge avec précipitation. Mais les pattes griffues se cramponnaient à sa jupe. Le rat montait en elle. Elle frappa en tous sens pour s'en débarrasser. La bête se mit à pousser des cris aigus. Tout à coup, Angélique sentit autour de son cou l'étreinte de deux petits bras glacés. Elle cria de surprise :

– Qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas un rat !...

Dans le chemin de halage, deux mariniers passaient avec une lanterne. Angélique les interpella :

– Hé là ! nautonniers ! Prêtez-moi votre fumante.

Les deux hommes s'arrêtèrent et l'examinèrent avec méfiance.

– La belle garce ! dit l'un.

– Bouge pas, fit l'autre. C'est la gueuse de Calembredaine. Tiens-toi tranquille, si tu ne veux pas être saigné comme un porc. De celle-là il est jaloux ! Un vrai Turc !

– Oh ! un singe ! s'exclama Angélique qui avait enfin réussi à distinguer le genre d'animal qui se cramponnait ainsi à elle.

Le singe continuait à presser ses longs bras grêles autour du cou d'Angélique et ses yeux noirs et traqués regardaient la jeune femme de façon presque humaine. Bien que vêtu d'un petit haut-de-chausses de soie rouge, il grelottait violemment.

– N'est-il pas à vous ou à quelqu'un de vos camarades ?

Les mariniers secouèrent la tête.

– Ma foi, non. Il doit plutôt appartenir à un des bateleurs de la foire Saint-Germain.

– Je l'ai trouvé par là. Près du fleuve.

L'un des hommes balança la lanterne dans la direction qu'elle indiquait.

– Il y a quelqu'un par là, dit-il.

Ils s'approchèrent et découvrirent un corps étendu dans la posture du sommeil.

– Holà, l'homme ! Fait frisquet pour dormir là !

Comme l'homme ne bougeait pas, ils le retournèrent et poussèrent une exclamation effrayée, car il portait un masque de velours rouge. Une longue barbe blanche s'étalait sur sa poitrine. Son chapeau à fond conique, entrecroisé de rubans rouges, sa besace brodée, ses chausses de velours, également retenues aux jambes par des rubans usés et boueux, étaient ceux d'un bateleur italien, l'un de ces montreurs d'animaux et faiseurs de tours qui venaient du Piémont et allaient de foire en foire.

Il était mort. Sa bouche ouverte était déjà pleine de vase. Le singe, toujours accroché à Angélique, poussait des cris plaintifs. La jeune femme se pencha et retira le masque rouge. Le visage était celui d'un vieillard émacié. La mort avait meurtri les chairs ; les yeux étaient vitreux.

– Il n'y a plus qu'à le balancer à la flotte, dit l'un des mariniers.

Mais l'autre, qui s'était signé pieusement, dit qu'il fallait aller chercher un abbé de Saint-Germain-des-Prés et faire donner une sépulture chrétienne à ce pauvre étranger. Angélique, sans bruit, les quitta et reprit le chemin de la tour de Nesle. Elle tenait le petit singe serré contre elle. Elle secouait la tête et se souvenait de la scène à laquelle, sur le moment, elle n'avait prêté aucune attention. C'était à la taverne des Trois– Maillets qu'elle avait vu ce singe la première fois. Il faisait rire tous les clients en imitant leur façon de boire ou de manger. Et Gontran avait dit, montrant le vieil Italien à sa sœur :

– Regarde, quelle merveille, ce masque rouge et cette barbe étincelante !... Elle se souvint aussi que son maître avait appelé le singe Piccolo.

– Piccolo !

Le singe poussa un cri plein de tristesse et se pressa contre elle. Plus tard seulement, Angélique s'aperçut qu'elle avait gardé à la main le masque rouge.

*****

Au même moment, Mazarin rendait le dernier soupir. Après s'être fait transporter à Vincennes et avoir remis sa fortune au roi qui l'avait refusée, M. le cardinal avait quitté cette vie qu'il appréciait à sa juste valeur pour en avoir connu les formes les plus diverses. Sa passion la plus profonde, le pouvoir, il la léguait à son royal pupille. Et le Premier ministre, haussant vers le roi son visage jauni, lui avait transmis dans un murmure la clef du pouvoir absolu.

– Pas de Premier ministre, pas de favori ! Vous seul, le maître...

Puis, dédaigneux des larmes de la reine-mère, l'Italien était mort. La paix de Westphalie avec l'Allemagne, la paix des Pyrénées avec l'Espagne, la paix du Nord conclue par lui sous l'égide de la France : toutes les paix veillaient à son chevet. Le petit roi de la Fronde, de la guerre civile et de la guerre étrangère, le petit roi à la couronne menacée naguère par les grands pendant qu'il errait de ville en ville, apparaissait désormais comme le Roi des rois.

Louis XIV ordonna les prières des quarante heures et prit le deuil. La cour dut l'imiter. Tout le royaume marmonna devant les autels pour l'Italien haï, et le glas ininterrompu plana deux jours sur Paris.

Puis, après avoir versé les ultimes larmes d'un jeune cœur qui ne se voulait plus sensible, Louis XIV se mit au travail.

Rencontrant dans l'antichambre le président de l'Assemblée du clergé, qui lui demandait à qui désormais s'adresser pour les questions que réglait, d'habitude, M. le cardinal, le roi répondit :

– À moi, monsieur l'archevêque.

« Pas de Premier ministre... Pas de favori tout-puissant... l'État, c'est moi, messieurs ! »

Les ministres étonnés se tenaient debout devant ce jeune homme dont le goût des plaisirs leur avait donné d'autres espérances. Comme des employés disciplinés, ils présentaient leurs dossiers.

La cour souriait, sceptique. Le roi s'était fait un programme, heure par heure, où tout serait compris de ses occupations, bals et maîtresses, mais surtout travail, un travail intense, constant, scrupuleux. On hochait la tête. Cela ne durerait pas, disait-on. Cela devait durer cinquante ans.

*****

De l'autre côté de la Seine, à la tour de Nesle, c'était par les récits de Barcarole que l'écho de la vie royale arrivait jusqu'aux gueux. Barcarole, le nain, était toujours bien informé de ce qui se passait à la cour. Car, à ses moments perdus, il revêtait un costume de « fou » du XVIe siècle avec grelots et plumes, et ouvrait la porte chez l'une des plus grandes devineresses de Paris.

– Et les belles dames qui la viennent voir ont beau se masquer, se voiler, je les reconnais toutes...

Il prononçait des noms et donnait de tels détails qu'Angélique, qui les avait connues, ne pouvait douter que les plus brillantes fleurs de l'entourage du roi n'allassent fréquemment dans ce repaire louche de ladite devineresse.

Cette femme s'appelait Catherine Mauvoisin. On l'avait surnommée la Voisin. Barcarole la disait redoutable et surtout très habile. Accroupi dans sa pose familière de crapaud près de son ami Cul-de-Bois, Barcarole, à petites phrases, révélait à Angélique, tour à tour effarée et curieuse, les secrets des intrigues et l'arsenal atroce des pratiques et des mystifications dont il était témoin.

Pourquoi ces grandes dames ou ces princes quittaient-ils le Louvre en manteaux gris, sous le masque ? Pourquoi couraient-ils les ruelles fangeuses de Paris et frappaient-ils à la porte d'un bouge que leur ouvrait un nain menaçant ? Pourquoi confiaient-ils leurs secrets les plus intimés dans l'oreille d'une femme à moitié ivre ?... Parce qu'ils voulaient ce qu'on n'obtient pas seulement avec de l'argent. Ils voulaient l'amour. L'amour de la jeunesse, mais aussi, l'amour que veulent retenir les femmes mûres qui voient leurs amants s'échapper, et les ambitieuses qui ne sont jamais assouvies, qui cherchent à monter plus haut, toujours plus haut... À la Voisin, on demandait le philtre magique qui enchaîne le cœur, la drogue aphrodisiaque qui entraîne les sens.

Certains souhaitaient l'héritage d'un vieil oncle qui ne se décidait pas à disparaître, ou encore la mort d'un vieux mari, d'une rivale, d'un enfant à naître. Avorteuse, empoisonneuse, sorcière, la Voisin était tout cela. Que voulait-on encore ? Trouver des trésors, parler au diable, revoir un défunt, tuer à distance par magie... Il n'y avait qu'à aller chez la Voisin. Il s'agissait seulement d'y mettre le prix, et la Voisin faisait appel à ses complices : le savant qui fabrique les poisons ; le laquais ou la servante qui volent les lettres, le prêtre dévoyé qui dit des messes noires et aussi l'enfant qu'on immole, à l'instant du sacrifice, en lui plantant une longue aiguille dans le cou, et dont on boit le sang...

*****

Précipitée dans les bas-fonds de la cour des Miracles par un procès de fausse sorcellerie, Angélique découvrait, par les récits de Barcarole, la vraie sorcellerie. Barcarole lui dévoilait aussi la corruption effarante du sentiment religieux au XVIIe siècle. Un certain Jean-Pourri vendait beaucoup d'enfants à la Voisin pour les sacrifices. C'est par lui d'ailleurs que Barcarole était entré comme portier chez la devineresse. Jean-Pourri aimait le travail sérieux, bien fait, bien organisé. Angélique ne pouvait rencontrer l'ignoble personnage sans frissonner. Lorsque, par la porte délabrée de la salle, se glissait ce petit homme au pâle visage, aux yeux troubles de poisson mort, elle tremblait. Un serpent ne l'eût pas plus terrifiée.

Jean-Pourri était marchand d'enfants. Quelque part du côté du faubourg Saint-Denis, dans le fief même du Grand Coësre, il y avait une grande masure de boue dont les plus endurcis ne parlaient qu'en baissant la voix. Jour et nuit s'en élevaient les pleurs des innocents martyrisés. Enfants trouvés, enfants volés s'entassaient là. Aux plus grêles, on tordait les membres afin de les louer aux mendiantes qui s'en servaient pour apitoyer les passants. Au contraire, les plus jolis, petits garçons et petites filles, étaient élevés avec soin et vendus, tout jeunes encore, à des seigneurs vicieux qui les retenaient d'avance pour leurs affreux plaisirs. Les plus heureux étaient ceux qu'achetaient les femmes stériles, avides de trouver un sourire d'enfant à leur foyer, ou encore de contenter un mari inquiet. D'autres assuraient ainsi, par une descendance apparente, le retour d'un héritage. Saltimbanques et bateleurs acquéraient pour quelques sols des enfants sains qu'ils dressaient à faire des tours.

Un trafic énorme, incessant, avait pour objet cette pitoyable marchandise. Les petites victimes mouraient par centaines. Il y en avait toujours. Jean-Pourri était infatigable. Il visitait les nourrices, envoyait ses gens dans les campagnes, ramassait les abandonnés, soudoyait les servantes des crèches publiques et des orphelinats, faisait enlever les petits Savoyards ou Auvergnats qui, venus à Paris avec leurs marmottes et leur matériel de ramonage ou de cireur de chaussures, disparaissaient à jamais.

Paris les avait engloutis, comme il engloutissait les faibles, les pauvres, les isolés, les malades incurables, les infirmes, les vieillards, les soldats sans pension, les paysans chassés de leur terre par les guerres, les commerçants ruinés.

À ceux-là, la « matterie » ouvrait son sein nauséabond et toutes les ressources de ses industries codifiées par les siècles.

Les uns apprenaient à devenir épileptiques et les autres à voler. Des vieux et des vieilles se louaient pour former le cortège des enterrements. Les filles se prostituaient et les mères vendaient leurs filles. Parfois un grand seigneur payait un groupe de spadassins pour occire un ennemi à quelque coin de rue. Ou bien on allait chercher à la cour des Miracles les éléments d'une émeute destinée à faire triompher une intrigue de cour. Payés pour crier et injurier, les gens de la « matterie » s'en donnaient à cœur joie. Devant un cercle de loqueteux menaçants, bien des ministres s'étaient vus sur le point d'être jetés à la Seine et avaient cédé aux pressions de leurs rivaux.

Et les veilles de fêtes carillonnées, il arrivait qu'on vît se glisser jusqu'aux plus dangereux repaires des silhouettes d'ecclésiastiques. Demain la châsse de sainte Opportune ou de saint Marcel passerait par les rues. Les chanoines du chapitre souhaitaient qu'un miracle bien venu ranimât à point la foi de la foule. Où pouvait-on trouver des miraculés, sinon à la cour des Miracles ? Bien payés, le faux aveugle, le faux sourd, le faux paralytique se postaient sur le passage de la procession et tout à coup proclamaient leur guérison en versant des larmes de joie.

Qui pouvait dire que les gens du royaume de Thunes vivaient dans l'oisiveté ? Beau-Garçon n'avait-il pas bien du mal avec son bataillon de prostituées qui lui apportaient, certes, leur salaire, mais dont il devait apaiser les querelles et voler les atours nécessaires à leur commerce ?

La Pivoine, Gobert et tous les « drilles » et « narquois » du lieu trouvaient parfois la nuit froide et le gibier rare.

Pour un manteau qu'on arrache, que de longues heures de guet, que de cris et de tintouin !... Et cracher des bulles de savon quand on est « sabouleux » en se roulant par terre au milieu d'un cercle de badauds stupides, est-ce si drôle ?

Surtout lorsqu'au bout de la route ne vous attend que la mort, solitaire, dans les roseaux d'une berge, ou pire encore la torture dans les prisons du Châtelet, la torture qui fait éclater les nerfs et saillir les yeux, et la potence en place de Grève, la potence pour finir, l'abbaye de Monte-à-Regret comme on l'appelle au royaume de Thunes.

*****

Cependant, au royaume de Thunes, Angélique, protégée par Calembredaine et par l'amitié de Cul-de-Bois, jouissait d'une vie libre et préservée. Elle était intouchable. Elle avait payé sa dîme en devenant la compagne d'un truand. Les lois de la pègre sont dures. On savait que la jalousie de Calembredaine ne pardonnerait rien et Angélique pouvait se trouver en pleine nuit aux côtés d'hommes grossiers et dangereux comme La Pivoine ou Gobert, sans être exposée au moindre geste équivoque. Quels que fussent les désirs qu'elle inspirait, tant que le chef n'aurait pas levé l'interdit, elle n'appartiendrait qu'à lui.

C'est ainsi que sa vie, misérable en apparence, se partageait à peu près entièrement entre de longues heures de sommeil et de prostration et des promenades sans but à travers Paris. Il y avait toujours quelque nourriture pour elle et, à la tour de Nesle, elle retrouvait le feu dans l'âtre.

Elle eût pu se vêtir décemment, car parfois les voleurs rapportaient de belles toilettes fleurant l'iris et la lavande. Mais elle n'en avait pas le goût. Elle avait gardé le même costume de serge brune dont la jupe maintenant s'effrangeait. Le même bonnet de lingerie retenait ses cheveux. Mais la Polak lui avait donné une ceinture spéciale pour le couteau qu'elle dissimulait sous son corsage.

– Si tu veux, je t'apprendrai à t'en servir, avait-elle proposé. Depuis la scène du pot d'étain et de l'archer éventré, entre elles s'était établi une estime qui n'était pas loin de devenir une amitié.

*****

Angélique sortait peu le jour et ne s'éloignait guère. D'instinct, elle adoptait le rythme de vie de ses compagnons, auxquels bourgeois, commerçants et archers, par un accord tacite, abandonnaient la nuit.

Ce fut donc une nuit que le passé se représenta à elle et la réveilla si cruellement qu'elle faillit en mourir.

La bande de Calembredaine dévalisait une maison du faubourg Saint-Germain. La nuit était sans lune, la rue mal éclairée. Lorsque Tord-Serrure, un gamin aux doigts agiles, eut réussi à faire tourner le pêne d'une petite porte de service, les voleurs entrèrent sans trop de précautions.

– La maison est grande et il n'y a qu'un vieux qui l'habite avec une servante qui loge tout en haut, expliqua Nicolas. On va être comme des princes pour faire notre travail.

Après avoir allumé sa lanterne sourde, il entraîna ses compagnons vers le salon. Pain-Noir, qui était venu mendier fréquemment dans les parages, lui avait indiqué la disposition exacte des lieux.

Angélique fermait la marche. Ce n'était pas la première fois qu'elle courait une aventure de ce genre. Au début, Nicolas ne voulait pas l'emmener.

– Tu recevras un mauvais coup, disait-il.

Mais elle n'agissait qu'à sa guise. Elle ne venait pas pour voler. Elle se plaisait seulement à humer l'odeur des maisons endormies : tapisseries, meubles bien cirés, relents de cuisine ou de pâtisseries. Elle touchait des bibelots, les remettait à leur place. Jamais une voix ne s'éleva en elle pour lui dire : « Que fais-tu là, Angélique de Peyrac ? » Sauf en cette nuit où Calembredaine dévalisa la maison du vieux savant Glazer dans le faubourg Saint-Germain... Cette nuit-là, Angélique trouva sur une console un flambeau pourvu d'une chandelle. Elle alluma la chandelle à la lanterne des voleurs, pendant que ceux-ci emplissaient leurs sacs. Puis, avisant une petite porte au fond de la pièce, elle la poussa avec curiosité.

– Bigre ! chuchota la voix de Prudent derrière elle, quèqu'c'est qu'ça ?

La flamme se reflétait dans de grosses boules de verre à longs becs, et l'on distinguait des tuyaux de cuivre entrelacés, des pots de faïence portant des inscriptions latines, des fioles de toutes couleurs.

– Quèqu'c'est qu'ça ? répéta Prudent, ahuri.

– Un laboratoire.

Très lentement, Angélique s'avança et s'arrêta près d'un étal de brique sur lequel était posé un réchaud.

Elle enregistrait chaque détail. Il y avait un petit paquet, scellé de cire rouge, sur lequel elle lut : « Pour M. de Sainte-Croix ». Puis, dans une boîte ouverte, une sorte de poudre blanche. Le nez d'Angélique frémit. L'odeur ne lui était pas inconnue.

– Et ça, demandait Prudent, c'est de la farine ? Ça sent bon. Ça sent l'ail...

Il prit une pincée de la poudre et la porta à sa bouche. D'un geste irréfléchi, Angélique lui rabattit la main. Elle revoyait Fritz Hauer s'écriant :

– Gift, gnädige Frau !

– Laisse, Prudent. C'est du poison, de l'arsenic.

Elle jeta un regard effaré autour d'elle.

– Du poison ! répéta Prudent bouleversé.

En reculant, il renversa une cornue qui tomba et se brisa avec un bruit cristallin.

Précipitamment, tous les intrus quittèrent la pièce. Maintenant, le salon était vide. On entendit alors une canne heurter le dallage supérieur, et une voix de vieillard cria dans l'escalier :

– Marie-Josèphe, vous avez encore oublié d'enfermer les chats. C'est insupportable. Il faut que je descende voir.

Puis, penché vers le vestibule, la même voix reprit :

– Est-ce vous, Sainte-Croix ? Vous venez chercher la formule !

Angélique et Prudent s'empressèrent de gagner la cuisine, puis le cellier sur lequel s'ouvrait la petite porte crochetée par les cambrioleurs. Quelques ruelles plus loin, ils s'arrêtèrent.

– Ouf ! soupira Prudent. J'ai eu une belle peur ! Si on s'était douté qu'on allait chez un sorcier !... Pourvu que ça ne nous porte pas malheur ! Où sont les autres ?

– Ils ont dû rentrer par une autre route.

– Ils auraient bien pu nous attendre. On n'y voit goutte maintenant.

– Oh ! ne te plains pas tout le temps, mon pauvre Prudent. Les gens de ton espèce doivent voir dans la nuit.

Mais il lui saisit le bras.

– Écoute ! dit-il.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– Tu n'entends pas ? Écoute..., répéta-t-il sur un ton d'indicible terreur.

Tout à coup, il ajouta dans une sorte de râle :

– Le chien !... Le chien !

Et, jetant à terre son sac, il s'enfuit en courant.

– Le pauvre garçon à l'esprit dérangé, se dit Angélique en se penchant machinalement pour ramasser le butin du cambrioleur.

Alors, à son tour, elle l'entendit. Le bruit venait du fond des ruelles silencieuses.

C'était comme un galop léger, très rapide, qui se rapprochait. Soudain elle vit la bête à l'autre bout de la rue, comme un blanc fantôme bondissant. Angélique, soulevée d'une peur inexprimable, s'enfuit à son tour. Elle courait comme une folle, sans prendre garde aux mauvais pavés qui lui tordaient les pieds. Elle était aveugle. Elle se sentait perdue et aurait voulu crier, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Le choc de la bête lui sautant aux épaules la projeta la face dans la boue. Elle sentit ce poids sur elle et, contre sa nuque, la pression d'une mâchoire aux crocs pointus comme des clous.

– Sorbonne ! cria-t-elle.

Plus bas, elle répéta :

– Sorbonne !

Puis, très lentement, elle tourna la tête. C'était Sorbonne, sans aucun doute, car il l'avait lâchée aussitôt. Elle leva la main et caressa la grosse tête du danois. Il la flairait avec surprise.

– Sorbonne, mon brave Sorbonne, tu m'as fait une belle peur. Ce n'est pas bien, tu sais.

Le chien lui donna un grand coup de langue râpeuse en plein visage. Angélique se redressa péniblement. Elle s'était fait très mal en tombant. À ce moment, elle perçut un bruit de pas. Son sang se figea. Après Sorbonne... ce ne pouvait être que Desgrez.

D'un bond, Angélique se redressa.

– Ne me trahis pas, supplia-t-elle tout bas, s'adressant au chien. Ne me trahis pas.

Elle n'eut pas le temps de se dissimuler dans l'angle d'une porte. Son cœur battait à se rompre. Elle espéra follement que ce n'était pas Desgrez. Il avait dû quitter la ville. Il ne pouvait pas revenir. Il appartenait à un passé mort...

Les pas étaient tout proches. Ils s'arrêtèrent.

– Eh bien, Sorbonne ! fit la voix de Desgrez, que t'arrive-t-il ? Tu ne l'as pas crochée, la gueuse ?

Le cœur d'Angélique lui faisait mal à force de tambouriner ainsi dans sa poitrine. Cette voix familière, cette voix de l'avocat !

– Et maintenant, messieurs, l'heure est venue de faire entendre une voix grandiose, une voix qui, à travers les turpitudes humaines...

La nuit était profonde et noire comme un gouffre. On ne voyait rien, mais, en deux pas, Angélique aurait pu atteindre Desgrez. Elle sentait ses mouvements, elle le devinait perplexe.

– Sacrée marquise des Anges ! s'écria-t-il brusquement... Il ne sera pas dit qu'elle nous fera marcher longtemps. Allons, flaire Sorbonne, flaire. La gueuse a eu la bonne idée de laisser son mouchoir de cou dans le carrosse. Avec ça, elle ne peut pas nous échapper. Viens, retournons du côté de la porte de Nesle. La piste est par là, j'en suis sûr.

Il s'éloigna, sifflant pour entraîner son chien.

La sueur ruisselait le long des tempes d'Angélique. Ses jambes flageolaient. Elle se décida enfin à faire quelques pas hors de sa cachette. Si Desgrez rôdait du côté de la porte de Nesle, il était préférable de ne pas y retourner.

Elle allait essayer de gagner l'antre de Cul-de-Bois et de lui demander asile pour le reste de la nuit.

Sa bouche était sèche. Elle entendit murmurer l'eau d'une fontaine. La petite place où se trouvait cette fontaine était vaguement éclairée d'un quinquet accroché devant la boutique d'un mercier.

Angélique s'approcha et plongea son visage souillé de boue dans l'eau fraîche. Elle soupira d'aise.

Comme elle se redressait, un bras solide l'encercla tandis qu'une main brutale s'abattait sur sa bouche.

– Et voilà, ma jolie ! fit la voix de Desgrez. Crois-tu qu'on m'échappe si facilement ?

Angélique essaya de se dégager. Mais il la tenait de telle façon qu'elle ne pouvait bouger sans crier de douleur.

– Non, non, ma petite poule, on ne s'échappe pas ! fit encore Desgrez avec un rire sourd.

Paralysée, elle retrouvait l'odeur familière de ses vêtements usés : cuir du ceinturon, encre et parchemin, tabac. C'était l'avocat Desgrez, avec son visage nocturne. Elle défaillait, dominée par une seule pensée : « Pourvu qu'il ne me reconnaisse pas... J'en mourrais de honte... Pourvu que je réussisse à fuir avant qu'il me reconnaisse ! »

La tenant toujours d'une seule main, Desgrez porta un sifflet à sa bouche et lança trois appels stridents.

Quelques minutes plus tard, cinq ou six hommes débouchèrent des ruelles avoisinantes. On entendait cliqueter leurs éperons et le baudrier de leurs épées. C'étaient des hommes du guet.

– Je crois que je tiens l'oiseau, lança Desgrez.

– Eh bien, voilà une nuit qui rapporte. Nous avons pris deux cambrioleurs qui se sauvaient par là-bas. Si on ramène aussi la marquise des Anges, on pourra dire, monsieur, que vous nous avez bien conduits. Vous connaissez les coins...

– C'est le chien qui nous conduit. Avec le mouchoir de cou de cette gueuse, il devait nous y mener tout droit. Mais... il y a quelque chose que je n'ai pas compris. Pour un peu, elle m'échappait... Vous la connaissez, vous, cette marquise des Anges ?

– C'est la garce de Calembredaine. On ne sait rien d'autre. Le seul de chez nous qui ait pu la voir de près, il est mort. C'est l'archer Martin qu'elle a buté dans un cabaret. Mais il n'y a qu'à emmener la môme que vous tenez là, monsieur. Si c'est elle, Mme de Brinvilliers la reconnaîtra.

Il faisait encore jour lorsque son carrosse a été assailli par les malandrins, et elle a très bien vu la femme qui était leur complice.

– Quelle audace, quand même ! gronda l'un des hommes. Ils ne craignent plus rien, ces bandits. Assaillir le carrosse de la propre fille du lieutenant civil de police, et cela en plein jour, en plein Paris !

– Ils le paieront, crois-moi.

Angélique écoutait les répliques qui se croisaient autour d'elle. Elle essayait de se tenir immobile dans l'espoir que Desgrez relâcherait son étreinte. Alors, d'un bond, elle sauterait dans la nuit complice et s'enfuirait. Elle était certaine que Sorbonne ne la poursuivrait pas. Et ce n'étaient pas ces hommes lourds et empêtrés dans leurs uniformes qui pourraient la rattraper.

Mais l'ex-avocat ne semblait pas disposé à oublier sa capture. D'une main experte, il la palpait.

– Qu'est-ce que c'est que ça ? fit-il.

Et elle sentit ses doigts qui se glissaient sous son corsage. Il eut un petit sifflement.

– Un poignard, ma parole ! Et pas un canif, je vous prie de le croire. Eh bien, la fille, tu ne m'as pas l'air très douce.

Il fit glisser le poignard de Rodogone-l'Égyptien dans une de ses poches et reprit son inspection.

Elle tressaillit lorsque la main chaude et rude passa sur son sein et s'y attarda.

– Qu'est-ce qu'il toque, son palpitant ! gouailla Desgrez à mi-voix. En voilà encore une qui n'a pas la conscience tranquille. Tirons-la sous la lanterne du la boutique pour voir à quoi elle ressemble.

D'un soubresaut, elle réussit à se dégager. Mais dix poignes de fer la reprirent aussitôt et une grêle de coups s'abattit sur elle.

– Salope ! Tu veux nous faire marcher encore.

On la traîna jusqu'à la lanterne. Desgrez lui saisit les cheveux d'une poigne brutale et lui renversa le visage en arrière.

Angélique ferma les yeux. Avec cette boue mélangée de sang qui la maculait, Desgrez ne pourrait pas la reconnaître. Elle tremblait si fort que ses dents claquaient. Les secondes qui s'écoulèrent tandis qu'elle restait ainsi exposée à la lueur crue de la chandelle lui parurent des siècles.

Puis Desgrez la lâcha avec un grognement déçu.

– Non, ce n'est pas elle. Ce n'est pas la marquise des Anges.

Les archers jurèrent avec ensemble.

– Comment le savez-vous, monsieur ? osa demander l'un d'eux.

– Je l'ai déjà vue. On me l'a montrée un jour sur le Pont-Neuf. Cette fille lui ressemble, mais ça n'est pas elle.

– Embarquons-la toujours. Elle pourra nous donner quelques petits renseignements.

Desgrez paraissait réfléchir avec perplexité.

– D'ailleurs, il y avait quelque chose de pas net, reprit-il sur un ton pensif. Sorbonne ne se trompe jamais. Eh bien, il n'avait pas croche cette fille. Il la laissait tranquille à quelques pas de lui... Preuve qu'elle n'est pas dangereuse.

Il conclut avec un soupir :

– Chou blanc. Heureusement encore que vous avez pincé deux cambrioleurs. Où avaient-ils fait leur coup ?

– Rue du Petit-Lion, chez un vieil apothicaire, un nommé Glazer.

– Retournons-y. Peut-être qu'on y retrouvera une piste.

– Et la fille, qu'est-ce qu'on en fait ?

Desgrez hésitait.

– Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux la laisser courir. Maintenant que je connais sa tête, je ne l'oublierai pas.

Sans insister, les archers lâchèrent la jeune femme et, avec de grands bruits d'éperons, disparurent dans l'ombre.

Angélique se glissa hors du cercle de clarté. Elle rasait les murs et retrouvait l'obscurité avec soulagement. Mais elle distingua une tache blanche près de la fontaine et entendit les lapements du chien Sorbonne qui buvait. L'ombre de Desgrez était près de lui. Angélique s'immobilisa de nouveau. Elle vit Desgrez soulever son manteau et lancer un objet dans sa direction.

– Tiens, fit la voix de l'ex-avocat, je te le rends, ton lingue. J'ai jamais volé une fille. Et puis, pour une demoiselle qui se promène à cette heure, un poignard ça peut être utile. Allons, bonsoir, la belle.

Comme Angélique demeurait silencieuse, il ajouta :

– Tu ne dis pas bonsoir ?

Elle rassembla tout son courage pour souffler :

– Bonsoir.

Elle écouta s'éloigner sur les pavés sonores les gros souliers à clous du policier Desgrez. Puis elle se remit à errer en aveugle à travers Paris.

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