Chapitre 6

Cette apparition fantasque avait rasséréné Angélique et rejeté à l'arrière-plan de sa pensée le souvenir de la rencontre amère qu'elle avait faite au cour de la nuit, avec Desgrez. Mieux valait n'y plus songer. Elle secoua la tête et passa la main dans ses cheveux pour en dégager des brindilles d'herbe sèche. Pour le présent, il ne fallait pas briser le charme de l'heure nouvelle. Elle soupira avec un léger regret. Avait-elle vraiment été sur le point de tromper Nicolas ?

La marquise des Anges haussa les épaules et eut un petit rire méchant. On ne trompe pas un amant de cette sorte. Rien ne la liait à Nicolas, hors l'esclavage de la misère. Par le mouvement de recul du jeune homme tout à l'heure, elle mesura une fois de plus la puissance de la protection dont l'avait entourée le bandit. Sans lui et sans son amour exclusif, ne serait-elle pas tombée plus bas encore ?

En échange, elle lui avait livré ce corps noble et racé dont il rêvait depuis toujours. Ils étaient quittes. Elle n'aurait eu aucun scrupule à jouir avec un autre de plaisirs plus doux, dont elle avait oublié la saveur. Mais l'autre avait fui et cela valait mieux ainsi. Elle n'aurait pas supporté d'apprendre que le couteau de Calembredaine avait réduit au silence ce pétillant bavard.

Angélique attendit un instant avant de se glisser à son tour au bas de la meule. En touchant l'eau, elle la trouva froide mais non glacée et, regardant autour d'elle, elle fut éblouie par la lumière et comprit que c'était le printemps.

L'étudiant n'avait-il pas parlé de fleurs et de fruits sur le Pont-Neuf ? Angélique découvrait, comme sur un coup de baguette magique, l'épanouissement de la saison douce.

Le ciel embué était pétri de rose et la Seine avait sa cuirasse argentée. Sur sa surface lisse et calme, des barques passaient. On entendait ruisseler les avirons. Plus bas, les battoirs des lavandières répondaient au tic-tac des bateaux-moulins. En se dissimulant au regard des mariniers, Angélique se lava dans l'eau froide qui lui fouetta agréablement le sang. Puis, ayant remis ses vêtements, elle suivit les berges et rejoignit le Pont-Neuf.

*****

Les paroles de l'inconnu avaient réveillé l'esprit d'Angélique, engourdi par l'hiver. Pour la première fois, elle vit le Pont-Neuf dans sa splendeur, avec ses belles arches blanches et sa vie spontanée, joyeuse, infatigable.

C'était le plus beau pont de Paris, et le préféré, car lui seul reliait par le plus court chemin les deux rives de la Seine et l'île de la Cité.

Une clameur ininterrompue s'en élevait, où se mêlaient les cris des racoleurs de petits métiers, les injonctions des empiristes et des arracheurs de dents, le refrain des chansons, le carillon de la Samaritaine, les plaintes des mendiants. Angélique commença de marcher entre les rangées de boutiques et d'étalages. Elle était pieds nus. Sa robe était déchirée ; elle avait perdu son bonnet, et ses longs cheveux pendaient sur ses épaules, tout mordorés de soleil. Mais cela était sans importance. Au Pont-Neuf, les pieds nus côtoyaient les gros souliers des artisans et les talons rouges des seigneurs.

Elle s'arrêta devant le château d'eau de la Samaritaine pour en regarder « l'industrieuse horloge » qui marquait non seulement les heures, mais les jours et les mois, et mettait en mouvement un carillon que son constructeur, en bon Flamand qu'il était, n'avait eu garde d'oublier.

Sur la façade de cette pompe monumentale fournissant de l'eau au Louvre et aux Tuileries, il y avait un bas-relief représentant la scène de l'Évangile où l'on voit la Samaritaine versant de l'eau à Jésus, près du puits de Jacob.

Angélique fit halte ensuite devant chaque boutique, devant le bimbelotier, le volailler, l'oiseleur, le marchand de jouets et de bilboquets, le vendeur d'encre et de couleurs, le montreur de marionnettes, le tondeur de chiens, le jongleur de gobelets. Elle aperçut Pain-Noir et ses coquilles, Mort-aux-Rats et sa rapière au triste gibier, et aussi la mère Hurlurette et le père Hurlurot, au coin de la Samaritaine.

Au milieu d'un cercle de badauds, le vieil aveugle raclait son crin-crin et la mégère braillait une romance sentimentale où il était question de pendus, de cadavres dont les corbeaux mangeaient les yeux, et de toutes sortes d'horreurs, que les gens écoutaient en penchant la tête et en s'essuyant les yeux. Les pendaisons et les processions, c'étaient les bons spectacles du petit peuple de Paris, des spectacles qui ne coûtaient pas cher et où l'on sentait profondément qu'on avait un corps et une âme.

La mère Hurlurette poussait sa « goualante » avec une grande conviction :

Écoutez tous ma harangue !


Quand je m'en irai


À l'abbaye de Monte-à-Regret,


Pour vous je prierai


En tirant la langue.

On voyait jusqu'au fond de sa bouche édentée. Une larme coulait de son œil et se perdait dans ses rides. Elle était effrayante, admirable.

Lorsqu'elle eut terminé sa chanson sur un suprême trémolo, elle mouilla son large pouce et commença à distribuer des feuillets dont elle portait une liasse sous le bras, en criant :

– Qui n'a pas son pendu ?

Arrivée près d'Angélique, elle poussa un cri de joie.

– Hé, Hurlurot, v'là la môme ! Tu parles si ton homme nous fait une sérénade depuis ce matin ! Il dit que le maudit chien t'a étranglée. Il parle de faire courir sus au Châtelet tous les gueux et tous les bancroches de Paris. Et la marquise, elle, se promène sur le Pont-Neuf !...

– Pourquoi pas ? protesta Angélique, hautaine. Vous vous y promenez bien, vous !

– Moi, j'travaille, fit la vieille affairée. C'te chanson, tu peux pas savoir c'que ça rend. J'le dis toujours au Poète-Crotté : « Donnez-moi des pendus. Y a rien qui rende mieux qu'les pendus ». Tiens, t'en veux un ? C'est pour rien, parce que t'es notre marquise.

– Il y aura de l'andouille pour vous ce soir à la tour de Nesle, promit Angélique.

Elle s'éloigna avec les autres badauds en lisant son petit papier. Écoutez tous ma harangue !

Quand je m'en irai


À l'abbaye de Monte-à-Regret,


Pour vous je prierai


En tirant la langue.

Dans l'angle, au bas de la page il y avait cette signature qu'elle connaissait déjà : le Poète-Crotté. Un âcre souvenir de haine remonta au cœur d'Angélique. Elle regarda du côté du cheval de bronze sur le terre-plein. C'est là, lui avait-on dit, entre les pattes du cheval, que le poète du Pont-Neuf grimpait parfois pour dormir. Les malandrins respectaient son sommeil. D'ailleurs, on n'avait rien à lui voler. Il était plus pauvre que le plus pauvre des gueux, toujours errant, toujours affamé, toujours poursuivi, et toujours lançant le scandale comme un jet de venin à travers Paris.

« Comment n'y a-t-il pas eu encore quelqu'un pour le tuer ? pensa Angélique. Moi, je le tuerais bien si je le rencontrais. Mais je voudrais lui dire auparavant pourquoi... »

Elle froissa le papier et l'envoya dans le ruisseau. Un carrosse passa, précédé de ses coureurs, qui bondissaient comme des écureuils. Avec leurs livrées soyeuses, les plumes de leurs chapeaux, ils étaient magnifiques.

La foule essayait de deviner qui était dans le carrosse. Angélique regardait les coureurs et pensait à Pied-Léger, dont le cœur s'était brisé à force de courir. Le bon roi de bronze Henri IV étincelait au soleil et souriait au-dessus d'un parterre de parasols rouges et rosés. Le terre-plein était occupé par les marchandes d'oranges et de fleurs. Un grand cri annonçait les fruits dorés :

– Portugal ! Portugal !

Les bouquetières du Pont-Neuf venaient s'installer là de grand matin. Elles descendaient de la rue de la Bouqueterie près de Saint-Julien-lé-Pauvre, où se trouvait le siège de leur corporation, ou de la rue de l'Arbre-Sec où elles se fournissaient dans les jardins des Frères Provençaux.

Portant leurs corbeilles de tubéreuses, de rosés et de jasmins, les plus jeunes évoluaient parmi la foule, tandis que les plus âgées surveillaient un éventaire fixe, à l'abri d'un parasol rouge.

L'une de ces commères engagea Angélique pour l'aider à faire des bouquets et, comme elle s'en tirait avec goût, elle lui donna vingt sols.

– Tu m'as l'air trop âgée pour faire une apprentie, lui dit-elle après l'avoir examinée. Mais une gamine mettrait deux ans pour apprendre à faire les bouquets comme toi. Si tu voulais travailler avec moi, on pourrait s'entendre.

Angélique secoua la tête négativement, serra les vingt sols dans sa main et s'éloigna. À plusieurs reprises, elle regarda les quelques pièces de monnaie que lui avait données la marchande. C'était le premier argent qu'elle gagnait.

Elle alla acheter deux beignets chez un friturier et les dévora, tout en se mêlant aux badauds qui riaient « à gueule bée » devant le char du Grand Matthieu.

*****

Splendide, le Grand Matthieu ! Il était installé vis-à-vis du roi Henri IV, dont il ne craignait ni le sourire ni la majesté.

Dressé sur son char-plate-forme à quatre roues entouré d'une balustrade, il haranguait la foule d'une voix tonitruante qui s'entendait d'un bout à l'autre du Pont-Neuf. Son orchestre particulier composé de trois musiciens : un trompette, un tambour et un cymbalier, scandait ses discours et couvrait par un vacarme à faire éclater la tête, les plaintes des clients dont il arrachait les dents.

Enthousiaste, persévérant, prodigieux de vigueur et d'adresse, le Grand Matthieu venait toujours à bout des dents les plus tenaces, quitte à faire agenouiller le patient et à le soulever de terre au bout de sa tenaille. Après quoi, il envoyait sa victime pantelante se rincer la bouche chez le marchand d'eau-de-vie.

Entre deux clients, le Grand Matthieu, la plume de son chapeau au vent, son double collier de dents étalé sur son habit de satin, son grand sabre lui battant les talons, allait d'un bout à l'autre de sa plate-forme en vantant sa haute science et l'excellence de ses drogues, poudres, électuaires et onguents de toutes sortes, mitonnes à grand renfort de beurre, d'huile, de cire, et de quelques herbes innocentes.

– Vous voyez, mesdames et messieurs, le plus grand personnage du monde, un virtuose, un phénix dans sa profession, le parangon de la médecine, le successeur d'Hippocrate et en ligne directe, le scrutateur de la nature, le fléau de toutes les Facultés, vous voyez de vos yeux un médecin méthodique, galianique, hippocratique, pathologique, chimique, spagyrique, empirique. Je guéris les soldats par courtoisie, les pauvres pour l'amour de Dieu et les riches marchands pour de l'argent. Je ne suis ni docteur, ni philosophe, mais mon onguent fait autant que les philosophes et les docteurs. L'expérience vaut mieux que la science. J'ai là une pommade pour blanchir le teint : elle est blanche comme neige, odoriférante comme baume et comme musc... J'ai là aussi un onguent d'une valeur inestimable, car, écoutez-moi bien, hommes galants et femmes galantes, cet onguent préserve ceux et celles qui l'emploient des traîtres épines du rosier des amours. Et, levant les bras avec lyrisme :

Venez, messieurs, accourez faire emplette


Du grand remède à tous les maux


C'est une poudre admirable


Qui donne de l'esprit aux sots


De l'honneur aux fripons, l'innocence aux coupables


Aux vieilles femmes des amants


Au vieillard amoureux une jeune maîtresse


Et la science aux ignorants...

Cette dernière tirade, qu'il débitait en roulant des yeux énormes fit éclater de rire Angélique. Il l'aperçut et lui adressa un signe amical.

« J'ai ri. Pourquoi ai-je ri ? se demanda Angélique. C'est complètement idiot ce qu'il raconte là. »

Mais elle avait envie de rire.

*****

Un peu plus loin, sur une petite estrade, un vieux bonhomme à jambe de bois essayait d'attirer l'attention des passants.

– Venez voir l'homme rouge. Le plus curieux phénomène de la nature. Vous vous croyez très savants parce que vous avez vu quelques hommes à peau noire. Mais qu'y a-t-il de plus banal désormais que ces Marocains dont le Grand Turc nous inonde ? Tandis que moi je vous montrerai l'homme inconnu du monde inconnu, j'ai nommé les Amériques, pays prodigieux d'où je viens moi-même...

Le mot Amérique retint Angélique devant l'estrade.

Le baladin à jambe de bois était un vieil homme mal rasé, coiffé d'un foulard rouge. Il ne semblait pas avoir eu le souci de s'attifer, comme les autres montreurs ou empiriques du Pont-Neuf, d'oripeaux rutilants. Sa chemise crasseuse à rayures rouges et blanches, son gilet rapiécé, sa voix cassée et qui ne portait pas ne retenaient guère les spectateurs. Il avait à l'une de ses oreilles un petit anneau d'or.

– Moi qui suis un ancien matelot, et qui ai voyagé et voyagé sans cesse sur les vaisseaux du roi, que ne pourrais-je vous dire sur ces pays inconnus ? Mais vous êtes pressés, mesdames et messieurs, je le vois bien. Aussi n'ai-je pas rapporté que des souvenirs, mais ce curieux phénomène que j'ai capturé moi-même, là-bas, aux Amériques.

Il désignait du bout d'une baguette une sorte de guérite fermée d'un rideau et qui était tout l'arsenal de sa démonstration.

– L'homme rouge, mesdames et messieurs, l'homme rouge !

Angélique jeta les quelques sols qui lui restaient dans une sébile placée devant l'estrade. D'autres badauds l'imitèrent.

Lorsque l'invalide estima que le cercle de spectateurs était suffisant, il tira le rideau d'un geste théâtral.

Dans le fond de la guérite, il y avait une statue qu'on aurait dite de terre cuite et dont la tête et les reins étaient couverts de plumes.

La statue bougea et s'avança de quelques pas dans le soleil. Les gens murmurèrent. Il n'y avait pas de doute, c'était bien un homme. Il avait un nez, une bouche, des oreilles garnies d'anneaux, de longs yeux qui posaient sur la foule un regard lointain, des mains, des pieds. Sa peau était d'un ton cuivré assez soutenu, mais guère plus, estimaient les spectateurs, que certaines peaux de montagnards espagnols ou italiens. En somme, à part ces plumes qui lui poussaient sur les reins et sur la tête, l'homme à peau rouge n'était pas tellement extraordinaire.

Après l'avoir bien regardé et avoir échangé leurs commentaires, les gens s'en allèrent et l'ancien marin fit rentrer le phénomène dans sa guérite. Puis il s'accorda le temps de râper un peu de tabac et d'en rouler une boulette qu'il se mit à mâchonner.

Angélique était restée près de l'estrade. Le vent qui soufflait de la Seine et qui remuait ses cheveux ajoutait à l'illusion du grand large que venait de faire surgir ce mot : les Amériques. Elle pensa à son frère Josselin, le revit levant sur elle son regard brillant et sauvage tandis qu'il murmurait :

– Moi, je m'en vais sur la mer.

Le pasteur Rochefort était venu un soir, il s'était assis au foyer des enfants de Sancé et ceux-ci l'avaient entouré en ouvrant leurs yeux émerveillés. Josselin... Raymond... Hortense... Gontran... Angélique... Madelon... Denis... Marie-Agnès... Comme ils étaient beaux, les enfants de Sancé, dans leur innocence et l'ignorance de leurs destins ! Ils écoutaient l'étranger, et ses paroles avaient exalté leur cœur.

– Je ne suis qu'un voyageur curieux de terres nouvelles, avide de connaître ces lieux où personne n'a ni faim, ni soif et où l'homme se sent libre. C'est là que j'ai compris que le mal venait de l'homme de race blanche, parce que non seulement il n'a pas suivi la parole du Seigneur, mais que de plus il l'a travestie. Car le Seigneur n'a pas ordonné de tuer, ni de détruire, mais de s'aimer.

Angélique ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit elle vit à quelques pas d'elle, dans la cohue du Pont-Neuf, Jactance, Gros-Sac, La Pivoine, Gobert, Beau-Garçon et les autres, qui la regardaient.

– Frangine, dit La Pivoine en lui saisissant le bras, je vais aller planter un cierge devant le Père éternel de Saint-Pierre-aux-Bœufs. On a bien cru qu'on ne te reverrait jamais !

– Le Châtelet ou l'Hôpital général, on avait le choix pour toi.

– À moins que tu n'aies été croquée par le chien maudit.

– Tord-Serrure et Prudent se sont fait prendre. On les a pendus ce matin en place de Grève.

Ils l'entouraient. C'est ainsi qu'elle retrouva leurs faces sinistres, leurs voix éraillées d'ivrognes permanents et aussi les chaînes du cercle de la « matterie », ces chaînes qui ne pouvaient se briser en un seul jour. Cependant, depuis ce qu'elle devait appeler « le jour du bateau à foin » ou « le jour du Pont-Neuf » il y eut en elle une lueur d'espérance. Elle ne savait pourquoi elle espérait. On ne remonte pas des bas-fonds aussi vite qu'on y descend.

– On va rigoler, ma belle, disait La Pivoine. Sais-tu pourquoi nous nous promenons en plein jour sur le Pont-Neuf ? C'est parce que le petit Flipot va passer son chef-d'œuvre de coupe-bourse.

Flipot, l'un des gamins morveux de la tour de Nesle, avait troqué pour la circonstance ses haillons contre un costume de serge violette et de gros souliers dans lesquels il ne marchait pas sans mal. Il avait même une « fraise » de lingerie autour du cou et, avec un sac de peluche dans lequel il était censé porter ses livres et ses plumes, il figurait assez bien un fils d'artisan en train de faire l'école buissonnière sur le Pont-Neuf, devant le théâtre aux marionnettes.

Jactance lui donnait ses dernières recommandations :

– Écoute-moi, mion7. S'agit pas seulement aujourd'hui de couper la bourse comme tu l'as déjà fait... Mais on va savoir si tu es fichu de te défiler dans une bagarre et d'emporter le morceau. T'as compris ?

– Gy8, répondit Flipot.

Ce qui est la bonne façon de dire oui en langage argotier. Puis il renifla nerveusement et passa plusieurs fois sa manche sous son nez.

Les compagnons examinaient avec soin les passants.

– Voyons, voici un beau seigneur occupé de sa jolie dame et qui vient à pied... C'est une chance ! T'as reluqué le rupin qui s'amène, Flipot ? Les v'là qui s'arrêtent devant le Grand Matthieu. C'est le moment ! V'la tes cisailles, mion, et vas-y pour la vendange. D'un geste solennel Jactance remit au gamin une paire de ciseaux soigneusement aiguisés et le poussa dans la foule. Déjà ses complices s'étaient glissés parmi les spectateurs du Grand Matthieu.

L'œil exercé de Jactance suivait attentivement les évolutions de son apprenti. Tout à coup, il se mit à crier :

– Attention, m'sieur ! m'sieur ! Hé ! on coupe votre bourse, monseigneur !...

Des passants regardèrent dans la direction qu'il désignait et se mirent à courir. La Pivoine braillait :

– Mon prince, prenez garde. Y a un mion qui vous déleste !

Le gentilhomme porta la main à sa bourse et trouva la main de Flipot.

– Au coupe-bourse ! hurla-t-il.

Sa compagne poussa un cri strident.

La bousculade fut immédiate et totale. Les gens criaient, frappaient, se saisissaient à la gorge et s'assommaient, tandis que les suppôts de Calembredaine augmentaient le désordre par leurs cris et leurs appels.

– Je l'ai !

– C'est lui !

– Attrapez-le ! Il se sauve !

– Là-bas !

– Par ici !

Les enfants écrasés pleuraient. Des femmes s'évanouissaient. Des boutiques furent renversées. Des parasols rouges s'envolèrent dans la Seine. Pour se défendre, les marchands de fruits commencèrent à lancer des pommes et des oranges. Les bêtes du tondeur de chiens s'en mêlèrent et dévalèrent dans les jambes, en boules de poils serrées, râlantes et bavantes.

Beau-Garçon allait d'une femme à l'autre, saisissait les bourgeoises à pleine taille, les embrassait et les caressait de la plus audacieuse façon sous les yeux effarés des maris qui essayaient en vain de le battre à coups de canne. Les coups tombaient sur d'autres, qui se vengeaient en arrachant les perruques des maris outragés. Au milieu de ce tourbillon, Jactance et ses complices coupaient les bourses, vidaient les goussets, enlevaient les manteaux, tandis que le Grand Matthieu, du haut de son char, dans le vacarme de son orchestre, déchaîné brandissait son sabre en beuglant :

– Allez-y, les gars ! Agitez-vous ! C'est bon pour la santé.

*****

Angélique s'était réfugiée sur les marches du terre-plein d'où elle dominait le spectacle. Cramponnée aux grilles, elle riait à en pleurer. La journée finissait trop bien. C'était exactement ce qu'il lui fallait pour contenter ce désir de rire et de pleurer qui la tourmentait depuis qu'elle s'était éveillée dans le bateau à foin, sous les caresses de l'inconnu. Elle distingua le père Hurlurot et la mère Hurlurette accrochés l'un à l'autre et voguant sur la houle de la bataille, comme un énorme bouchon de loques sales. Son rire redoubla. Elle en suffoquait. Oh ! vraiment elle en était malade !...

– C'est donc si drôle, la môme ! grommela une voix lente derrière elle.

Et une main lui saisit le poignet. Un grimaut, ça ne se reconnaît pas. ça se sent, avait dit La Pivoine. Depuis cette nuit, Angélique avait appris à flairer d'où venait le danger. Elle continua à rire plus doucement, et affecta un air d'innocence.

– Oui, c'est drôle, ces gens qui se battent sans savoir pourquoi.

– Et toi, tu le sais peut-être, hein ?...

Angélique se pencha vers le visage du policier avec un sourire. Brusquement, d'une poigne vigoureuse elle lui saisit le nez, lui tordit le cartilage nasal et comme, sous l'effet de la douleur, il rejetait la tête en arrière, elle lui envoya un coup de tranchant de la main dans sa pomme d'Adam saillante.

C'était une prise que lui avait enseignée la Polak. Pas assez rude pour étourdir un policier, mais suffisante pour lui faire lâcher prise.

Libérée, Angélique s'enfuit en bondissant comme une gazelle.

*****

À la tour de Nesle, chacun revint de son côté.

– On peut compter nos abattis, disait Jactance, mais quelle vendange, mes amis, quelle vendange !

Et sur la table s'abattaient les manteaux, les épées, les bijoux, les bourses sonnantes. Flipot, truffé de bleus comme une oie de Noël, avait ramené la bourse du seigneur qu'on lui avait désigné.

Il fut fêté et mangea, parmi les anciens, à la table de Calembredaine.

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