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La jeune femme qui entra, tout de soie blanche et d’argent vêtue, ferma la porte derrière elle et s’y adossa pour l’examiner avec les yeux les plus sombres que Mat avait jamais vus. Elle était si belle qu’il en oublia presque de respirer, avec des cheveux noirs comme la nuit retenus par un bandeau en filigrane d’argent artistement travaillé, et aussi gracieuse au repos qu’une autre femme le serait en dansant. L’idée qu’il la connaissait lui traversa l’esprit, mais il la rejeta aussitôt. Nul homme n’aurait pu oublier une femme pareille.

« Vous ne serez pas si mal, je suppose, une fois que vous vous serez remplumé, dit-elle, mais pour le moment peut-être pourriez-vous enfiler quelque chose. »

Mat continua une seconde encore à la contempler, puis se rendit subitement compte qu’il était nu. Le visage écarlate, il se dirigea d’un pas traînant vers le lit, s’enveloppa de la couverture à la façon d’une cape et tomba plutôt qu’il ne s’assit au bord du matelas. « Je suis désolé pour… voilà, je… c’est-à-dire que je ne m’attendais pas… je… je… » Il respira à fond. « Je suis confus que vous m’ayez trouvé dans cette tenue. »

Il se sentait encore les joues en feu. Pendant un instant, il regretta de ne pas avoir avec lui Rand, quel que soit son état actuel, et aussi bien Perrin pour qu’ils le conseillent. Eux semblaient toujours s’entendre avec la gent féminine. Même les jeunes filles qui savaient Rand pratiquement fiancé à Egwene lui faisaient les yeux doux et elles donnaient l’impression de trouver aimables et séduisantes les manières pleines de lenteur de Perrin. En dépit de tous ses efforts, lui finissait toujours par se mettre dans des situations ridicules devant les dames. Comme à cet instant.

« Je ne vous aurais pas rendu visite de cette façon, Mat, si ce n’est que je suis ici dans la… la Tour Blanche… » – au sourire qu’elle eut, on aurait dit que ce nom l’amusait – « … pour autre chose, et je voulais vous voir en totalité. » La figure de Mat s’enflamma de nouveau et il ramena la couverture plus étroitement autour de lui, mais apparemment elle n’entendait pas par là une allusion moqueuse à ses dépens. Avec plus de grâce qu’un cygne, elle s’avança vers la table. « Vous avez de l’appétit. C’était à prévoir, étant donné leurs façons de procéder. Veillez à manger tout ce qu’elles vous serviront. Vous serez surpris par la rapidité avec laquelle vous reprendrez du poids et récupérerez vos forces.

— Pardonnez-moi, dit Mat timidement, mais est-ce que je vous connais ? Sans vouloir vous offenser, vous… paraissez quelqu’un de familier. » Elle le regarda assez longuement pour qu’il commence à se tortiller avec malaise. Une femme de sa sorte devait s’attendre à ce que l’on se souvienne d’elle.

— Il se peut que vous m’ayez vue, finit-elle par répliquer. Quelque part. Appelez-moi Séléné. » Elle pencha légèrement la tête de côté ; elle prévoyait visiblement qu’il allait reconnaître ce nom.

Lequel éveilla quelque chose de vague dans sa mémoire. Il pensait l’avoir déjà entendu mais était incapable de se rappeler quand et où. « Êtes-vous une Aes Sedai, Séléné ?

— Non. » La dénégation fut prononcée à mi-voix mais avec une surprenante véhémence.

Pour la première fois, il l’examina de près, capable maintenant de constater davantage que sa beauté. Elle était presque aussi grande que lui, svelte et, il le supposa d’après sa façon de se mouvoir, vigoureuse. Il n’était pas sûr de son âge – un an ou deux de plus que lui, ou peut-être dix –, mais ses joues étaient lisses. Son collier de pierres blanches polies alliées à des entrelacs de fil d’argent était assorti à sa large ceinture, mais elle ne portait pas d’anneau au Grand Serpent. Cette absence n’aurait pas dû l’étonner – aucune Aes Sedai ne révélait jamais tout à trac qu’elle en était une – et pourtant il fut surpris. Elle avait un air – une assurance, une certitude de son pouvoir égale à celle de n’importe quelle souveraine, ainsi que quelque chose de plus – qu’il associait aux Aes Sedai.

« Vous ne seriez pas par hasard une novice, alors ? » Il avait entendu dire que les novices étaient habillées de blanc, mais au fond de lui-même il ne le croyait pas. À côté d’elle, Elayne a l’air d’un chien battu. Élayne. Un autre nom surgi dans son cerveau.

« Nullement, rétorqua Séléné avec un pli sardonique aux lèvres. Disons simplement que je suis quelqu’un dont les intérêts coïncident avec les vôtres. Ces… ces Aes Sedai ont l’intention de se servir de vous, mais cela vous plaira, je pense, dans l’ensemble. Et vous l’accepterez. Vous convaincre de chercher à conquérir la gloire n’est pas nécessaire.

— Se servir de moi ? » Le souvenir lui revint d’y avoir songé mais à propos de Rand, d’avoir songé que les Aes Sedai voulaient utiliser Rand et non pas lui. Elles n’ont pas le moindre sacré besoin de moi. Par la Lumière, c’est impossible ! « Que voulez-vous dire ? Je ne suis pas quelqu’un d’important. Je ne suis utile à personne d’autre que moi. Quel genre de gloire ?

— Je savais que cela vous intéresserait. Vous surtout. »

Son sourire fit tourner la tête de Mat. Il fourragea de la main dans ses cheveux. La couverture glissa et il la rattrapa précipitamment avant qu’elle tombe. « Écoutez donc, elles ne se préoccupent pas de moi. Est-ce que ça compte, que j’aie sonné du Cor de Valère ? « Je ne suis qu’un paysan. » Peut-être me croient-elles lié d’une manière quelconque à Rand. Non, Vérine a dit… Il ne se rappelait plus avec précision ce qu’avait dit Vérine, ou Moiraine, mais il estimait que la plupart des Aes Sedai ignoraient tout de Rand. Il entendait que cela continue, au moins jusqu’à ce qu’il se soit suffisamment éloigné. « Rien qu’un simple garçon de la campagne. Je veux seulement explorer un peu le monde puis retourner à la ferme de papa. » Qu’est-ce qu’elle veut dire avec sa gloire ?

Séléné secoua la tête comme si elle avait entendu ses pensées. « Vous êtes plus important que vous ne le savez présentement. Plus important certes que ces soi-disant Aes Sedai ne s’en doutent. Vous pouvez conquérir la gloire, si vous êtes assez intelligent pour ne pas vous fier à elles.

— Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous ne paraissez pas vous y fier, vous. » Soi-disant ? Une idée lui vint, mais il ne réussit pas à la formuler. « Êtes-vous une… Êtes-vous… » Ce n’était pas le genre de chose dont on accuse quelqu’un.

« Une Amie du Ténébreux ? » suggéra Séléné d’un ton moqueur. Elle semblait amusée, pas irritée. Elle esquissait une moue de dédain. « Un de ces minable sectateurs de Ba’alzamon qui s’imaginent qu’il leur donnera puissance et immortalité ? Je ne suis à la remorque de personne. Il y a un homme auprès de qui je pourrais me tenir, mais suivre quelqu’un, non. »

Mat eut un rire nerveux. « Bien sûr. » Sang et cendres, une Amie du Ténébreux n’avouerait pas en être une. Armée probablement d’une dague empoisonnée, si c’en est une. Il avait un souvenir embrumé d’une femme vêtue comme quelqu’un de haute naissance, une Amie du Ténébreux avec une dague dangereuse dans sa main fine. « Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. Vous avez… vous avez l’air d’une reine. Voilà ce que j’avais en tête. Êtes-vous une noble Dame ?

— Mat, Mat, vous devez apprendre à me faire confiance. Oh ! je me servirai de vous, moi aussi – vous avez une nature trop soupçonneuse, surtout depuis que vous portez ce poignard, pour que je le nie – mais ma façon de vous utiliser vous vaudra richesse, puissance et gloire. Je ne vous contraindrai pas. J’ai toujours pensé que les hommes obtiennent de meilleurs résultats s’ils agissent par conviction plutôt que forcés. Ces Aes Sedai n’ont même pas compris à quel point vous êtes important et lui essaiera de vous dissuader ou de vous tuer, mais je suis en mesure de vous donner ce que vous désirez.

Lui ? » releva Mat avec vivacité. Me tuer ? Par la Lumière, c’est Rand après qui elles en ont, pas moi. Comment connaît-elle l’existence du poignard ? Je suppose que la Tour entière est au courant. « Qui veut me tuer ? »

Séléné serra les lèvres comme si elle en avait trop dit. « Vous savez ce que vous voulez, Mat, et je le sais tout aussi bien que vous. Vous devez choisir à qui ajouter foi pour que cela se réalise. J’admets que je me servirai de vous. Ces Aes Sedai ne l’admettront jamais. Je vous conduirai à la richesse et à la gloire. Elles vous tiendront en laisse jusqu’à votre mort.

— Vous parlez, vous parlez, rétorqua Mat, mais qu’est-ce qui me prouve que tout cela est vrai ? Qu’est-ce qui me prouve que je peux me fier à vous plutôt qu’à elles ?

— En écoutant ce qu’elles vous disent et ce qu’elles ne vous disent pas. Vous diront-elles que votre père est venu à Tar Valon ?

— Papa était ici ?

— Un homme appelé Abell Cauthon avec un autre nommé Tam al’Thor. Ils ont refusé sans désemparer de déguerpir jusqu’à ce qu’une audience leur soit accordée, à ce que j’ai appris, parce qu’ils voulaient connaître où vous étiez, vous et vos amis. Et Siuan Sanche les a renvoyés aux Deux Rivières les mains vides, sans même leur indiquer que vous étiez vivant. Les Aes Sedai vous renseigneront-elles là-dessus, à moins que vous ne le demandiez ? Peut-être même pas, étant donné le risque que vous tendez de vous enfuir pour repartir chez vous.

— Papa croit que je suis mort ? dit lentement Mat.

— Rien n’empêche qu’il soit averti que vous êtes en vie. Je peux y veiller. Réfléchissez à qui accorder votre confiance, Mat Cauthon. Vous raconteront-elles, ces Aes Sedai qu’en cette heure même Rand al’Thor cherche à s’échapper et que celle qui se nomme Moiraine le pourchasse ? Vous préviendront-elles que l’Ajah Noire infeste leur précieuse Tour Blanche ? Vous expliqueront-elles même comment elles ont l’intention de vous utiliser ?

— Rand cherche à s’échapper ? Mais… » Peut-être savait-elle que Rand s’était proclamé le Dragon Réincarné et peut-être que non, mais ce n’est pas lui qui l’en préviendrait. L’Ajah Noire ! Sang et sacrées cendres ! « Qui êtes-vous, Séléné ? Si vous n’êtes pas Aes Sedai, qui êtes-vous ? »

Elle eut un sourire qui dissimulait des secrets. « Rappelez-vous seulement qu’il y a un autre choix. Ce n’est pas nécessaire que vous soyez une marionnette pour la Tour Blanche ou une proie pour les Amis de Ba’alzamon. Le monde est plus complexe que vous ne pouvez l’imaginer. Pour le présent, agissez comme le désirent ces Aes Sedai, mais souvenez-vous que vous êtes libre de choisir. Le ferez-vous ?

— Je n’ai pas tellement de choix, à mon avis, répliqua-t-il d’un ton maussade. Je suppose que oui. »

Le regard de Séléné se durcit. Sa voix se dépouilla de son ton amical comme un serpent qui mue abandonne sa vieille peau. « Vous supposez ? Je ne suis pas venue à vous comme cela, je ne vous ai pas parlé de cette façon, pour une réponse aussi ambiguë, Matrim Cauthon. » Elle allongea une main aux doigts fuselés.

Sa main était vide et elle se tenait au milieu de la chambre, mais il recula pour s’écarter de cette main, comme si elle était au-dessus de lui brandissant un poignard. Il ne comprenait pas pourquoi, si ce n’est qu’une menace luisait dans ses yeux et qu’il était sûr que cette menace était réelle. Des fourmillements lui parcoururent la peau et sa migraine revint.

Soudain, fourmillements et migraine disparurent en même temps, et la tête de Séléné se tourna brusquement comme si elle écoutait quelque chose de l’autre côté des murs. Elle eut un léger froncement de sourcils et elle abaissa la main. Le froncement s’estompa. « Nous reparlerons ensemble, Mat. J’ai beaucoup à vous dire. Souvenez-vous des options qui s’offrent à vous. Rappelez-vous que nombreuses sont les mains qui voudraient vous tuer. Moi seule, je vous garantis la vie sauve et tout ce que vous désirez, si vous m’obéissez. » Elle sortit de la pièce avec aussi peu de bruit et autant de grâce qu’elle y était entrée.

Mat laissa échapper un long soupir. Des gouttes de sueur dévalaient sur sa figure. Par la Lumière, qui est-elle ? Une Amie du Ténébreux, peut-être. À part qu’elle avait paru aussi méprisante à l’égard de Ba’alzamon que les Aes Sedai. Les Amis du Ténébreux parlaient de Ba’alzamon comme n’importe qui d’autre du Créateur. Et elle ne lui avait pas demandé de taire sa visite aux Aes Sedai.

Évidemment, pensa-t-il avec aigreur. Excusez-moi, Aes Sedai, voilà, cette femme est venue me voir. Elle-même n’était pas une Aes Sedai pourtant je crois qu’elle avait peut-être bien commencé à utiliser contre moi le Pouvoir Unique, et elle a dit qu’elle n’était pas une Amie du Ténébreux, toutefois elle a affirmé que vous aviez l’intention de vous servir de moi, et que l’Ajah Noire était dans votre Tour. Oh ! elle a déclaré aussi que j’étais important. Je ne sais pas en quoi. Cela ne vous ennuie pas, n’est-ce pas ? que je m’en aille maintenant ?

Partir devenait de minute en minute une idée de plus en plus séduisante. Il se glissa gauchement à bas du lit et se dirigea d’un pas mal assuré vers l’armoire, serrant toujours la couverture autour de lui. Ses bottes se trouvaient à l’intérieur, dans le bas, et sa cape pendait à une patère, sous sa ceinture, avec son escarcelle et son couteau dans sa gaine. C’était juste un couteau de paysan, avec une forte lame, mais il ferait le même office que le plus beau poignard. Le reste de ses vêtements – deux solides tuniques de laine, trois chausses, une demi-douzaine de chemises de toile et de sous-vêtements – avait été brossé ou lavé selon le cas et soigneusement plié et rangé sur les étagères qui occupaient un côté de l’armoire. Il tâta l’escarcelle pendue à la ceinture, mais elle était vide. Son contenu gisait pêle-mêle sur une tablette avec ce qui avait été ôté de ses poches.

Il repoussa de côté une plume de faucon d’un an, un caillou lisse à rayures dont il avait aimé les couleurs, son rasoir et son couteau de poche à manche en os, et libéra sa bourse en peau de chamois de quelques tours de corde d’arc qu’il avait en réserve. Quand il l’ouvrit, il constata que sur ce point sa mémoire n’avait été que trop fidèle.

« Deux marcs d’argent et une poignée de piécettes de cuivre, murmura-t-il. Je n’irai pas loin avec ça. » Naguère, cela lui aurait paru une petite fortune, mais c’était avant qu’il quitte le Champ d’Emond. Il se baissa pour regarder au fond de l’étagère. Où sont-ils ? La peur le prit que les Aes Sedai les aient jetés, comme sa mère n’y aurait pas manqué si jamais elle les avait trouvés. Où… ? Il fut envahi par le soulagement. Tout au fond, derrière sa boîte d’amadou et sa pelote de fil pour des collets et autres usages du même genre, il y avait ses deux cornets à dés en cuir.

Ils émirent des cliquetis quand Mat les extirpa, néanmoins il enleva les couvercles ronds qui les fermaient hermétiquement. Tout était en ordre. Cinq dés marqués de symboles, pour les couronnes, et cinq marqués de points. Les dés à points servaient pour un grand nombre de jeux mais les gens semblaient préférer jouer aux couronnes plutôt qu’à tout autre jeu. Avec ceux-là, ses deux marcs d’argent se multiplieraient suffisamment pour le mener loin de Tar Valon. Loin des Aes Sedai et de Séléné, des unes comme de l’autre.

Un coup impératif frappé à la porte fut immédiatement suivi par l’ouverture du battant. Mat se retourna précipitamment. L’Amyrlin et la Gardienne des Chroniques entraient. Il les aurait reconnues même sans la large étole à rayures de l’Amyrlin et l’étole bleue plus étroite de la Gardienne. Il les avait vues une fois et une seule, bien loin de Tar Valon, mais il ne pouvait oublier les deux femmes les plus puissantes parmi les Aes Sedai.

Les sourcils de l’Amyrlin se haussèrent au spectacle de Mat debout, la couverture lui tombant des épaules et, dans ses mains, sa bourse et ses cornets à dés. « Je ne pense pas, mon fils, que vous aurez besoin de ces choses-là avant un certain temps, dit-elle d’un ton sarcastique. Rangez-les et retournez au lit avant de vous effondrer. »

Il hésita, raidissant l’échine, mais ses genoux choisirent ce moment pour se transformer en coton, et les deux Aes Sedai le regardaient, les yeux noirs et les yeux bleus paraissant de même lire la moindre de ses pensées de rébellion. Il obéit, serrant à deux mains la couverture autour de lui. Il s’étendit, raide comme un piquet, ne sachant pas ce qu’il pouvait faire d’autre.

« Comment vous sentez-vous ? » questionna rondement l’Amyrlin en posant une main sur son front. Il eut aussitôt la chair de poule. Avait-elle usé du Pouvoir Unique ou était-ce d’être touché par une Aes Sedai qui lui donnait le frisson ?

« Je me sens bien, répondit-il. Tenez, je suis prêt à me remettre en route. Laissez-moi seulement dire au revoir à Egwene et à Elayne et vous ne m’aurez plus sur le dos. Je veux dire que je vais partir… heu…, ma Mère. » Moiraine et Vérine ne s’étaient apparemment guère formalisées de sa façon de parler, mais il s’adressait à l’Amyrlin, après tout.

« Allons donc », répliqua l’Amyrlin. Elle fit tourner le siège à haut dossier, le rapprochant du lit, et s’y installa en s’adressant à Leane : « Les hommes refusent toujours d’admettre qu’ils sont malades jusqu’à ce qu’ils le soient suffisamment pour donner deux fois plus de travail aux femmes. Ils prétendent ensuite trop tôt qu’ils sont guéris, avec le même résultat. »

La Gardienne des Chroniques jeta un coup d’œil à Mat et hocha la tête. « Oui, ma Mère, toutefois celui-ci ne peut se targuer d’être rétabli alors qu’il tient à peine sur ses jambes. Du moins a-t-il mangé tout ce qu’il y avait sur son plateau.

— J’aurais été surprise qu’il ait laissé assez de miettes pour intéresser un pinson. Et encore affamé ou je me trompe fort.

— Je pourrais dire à quelqu’un de lui apporter une tourte, ma Mère. Ou des gâteaux.

— Non, je pense qu’il a absorbé autant qu’il en est capable pour l’instant. S’il restitue tout, cela ne lui sera d’aucune utilité. »

Mat fit la grimace. Il avait l’impression que lorsqu’on tombait malade, on devenait invisible pour les femmes à moins qu’elles ne vous parlent directement. Et alors elles vous traitaient comme si vous aviez dix ans de moins que votre âge réel. Nynaeve, sa mère, ses sœurs, l’Amyrlin, toutes se conduisaient de même.

« Je n’ai absolument pas faim, annonça-t-il. Je me porte comme un charme. Laissez-moi m’habiller, je vous démontrerai que je vais bien. Je serai hors d’ici avant que vous ayez le temps de dire « ouf ». « Elles le regardaient toutes les deux, à présent. « Heu… ma Mère. »

L’Amyrlin eut un rire sec. « Vous avez avalé un repas pour cinq et vous en mangerez encore trois ou quatre pareils chaque jour pendant pas mal de temps, sinon vous mourrez d’inanition. Vous venez d’être guéri d’un lien avec le mal qui a tué hommes, femmes et enfants jusqu’au dernier dans Aridhol – et qui n’a rien perdu de sa virulence pour avoir attendu pendant près de deux mille ans que vous l’attrapiez à votre tour. Il vous tuait aussi sûrement qu’il a tué les autres. Ce n’est pas comme si vous aviez une arête de poisson fichée dans votre pouce, mon garçon. Nous-mêmes, nous avons failli vous tuer en essayant de vous sauver.

— Je n’ai pas faim », soutint Mat. Son estomac lui en asséna le démenti en émettant des gargouillis.

« Je vous avais bien jugé la première fois que je vous ai vu, reprit l’Amyrlin. J’ai compris aussitôt que vous seriez prêt à filer comme un martin-pêcheur surpris si jamais vous pensiez que quelqu’un tentait de vous retenir. Aussi ai-je pris mes précautions. »

Il les dévisagea avec méfiance. « Des précautions ? » Elles lui rendirent son regard, parfaitement sereines. Il eut comme la sensation que leurs yeux le clouaient sur le lit.

« Votre description et votre nom sont envoyés présentement aux sentinelles qui gardent les ponts, dit l’Amyrlin, ainsi qu’aux officiers du port. Je n’essaierai pas de vous confiner à l’intérieur de la Tour, mais vous ne quitterez pas Tar Valon tant que vous ne serez pas rétabli. Chercheriez-vous à vous cacher dans la cité, la faim finira par vous ramener ici ou, si elle ne vous y pousse pas, nous vous trouverons avant que vous soyez mort d’inanition.

— Pourquoi tenez-vous tellement à me garder ici ? » demanda-t-il impérieusement. La voix de Séléné résonnait à ses oreilles. Elles veulent se servir de vous. « Pourquoi vous soucier que je meure de faim ou non ? Je suis capable de me nourrir. »

L’Amyrlin eut un petit rire où se décelait peu d’amusement. « Avec deux marcs d’argent et une poignée de sous de cuivre, mon fils ? Vos dés devraient être grandement chanceux pour acheter la quantité de nourriture qui vous est nécessaire dans les quelques jours qui viennent. Nous ne guérissons pas les gens, puis les laissons gâcher nos efforts en trépassant alors qu’il leur faut encore des soins. À quoi on doit ajouter que vous aurez peut-être encore besoin d’une autre séance de guérison.

— Une autre ? Vous avez dit que vous m’aviez guéri. Pourquoi en aurais-je besoin ?

— Mon fils, vous avez porté ce poignard sur vous pendant des mois. Je pense que nous en avons extirpé de vous toutes les traces mais, si la moindre parcelle nous a échappé, elle pourrait encore être fatale. Et qui sait quelles conséquences risque d’entraîner le fait de l’avoir eu si longtemps en votre possession ? D’ici six mois, un an, vous souhaiterez peut-être avoir une Aes Sedai sous la main pour vous guérir de nouveau.

— Vous voulez que je reste ici un an ? » Il avait protesté d’une voix forte, incrédule. Leane passa d’un pied sur l’autre et darda sur lui un regard dur, mais les traits paisibles de l’Amyrlin gardèrent leur sérénité.

« Peut-être pas aussi longtemps, mon fils. Toutefois assez pour avoir une certitude. Vous désirez sûrement cela. Partiriez-vous en bateau sans savoir si le calfatage tiendra bon ou s’il n’y a pas une planche pourrie ?

— Je n’ai jamais eu grand-chose à voir avec les bateaux », marmotta Mat. Le risque existait peut-être. Les Aes Sedai ne mentaient jamais, seulement dans ce qu’elles disaient il y avait trop de « si » et de « peut-être » pour son goût. « Je suis absent de chez moi depuis longtemps, ma Mère. Mes parents me croient probablement mort.

— Si vous désirez leur écrire une lettre, je veillerai à ce qu’elle soit portée au Champ d’Emond. »

Mat attendit que l’Amyrlin continue, mais elle s’arrêta là. « Merci, ma Mère. » Il risqua un petit rire. « Je suis à moitié surpris que papa ne soit pas venu s’enquérir de moi. Il est bien du genre à faire ça. » Il n’en aurait pas juré, mais il eut l’impression que l’Amyrlin marquait un bref temps d’hésitation avant de répondre.

« Il est venu. Leane lui a parlé. »

La Gardienne des Chroniques enchaîna aussitôt : « À l’époque, nous ne savions pas où vous étiez, Mat. C’est ce que je lui ai répondu et il est parti avant les fortes chutes de neige. Je lui ai donné de l’or pour lui faciliter le trajet de retour.

— Sans doute sera-t-il content d’avoir de vos nouvelles, commenta l’Amyrlin. Ainsi que votre mère, certainement. Confiez-moi la lettre quand vous l’aurez écrite, et je m’en occuperai. »

Elles l’avaient dit, mais il avait été obligé d’interroger. Et elles n’ont pas mentionné le père de Rand. Peut-être parce qu’elles ne pensaient pas que cela m’intéressait et peut-être parce que… Que la Lumière me brûle, j’hésite. Qui peut rien affirmer avec des Aes Sedai ? « Je voyageais avec un ami, ma Mère. Rand al’Thor. Vous vous en souvenez. Avez-vous de bonnes nouvelles de lui ? Je parie que son père s’inquiète aussi.

— À ma connaissance, répliqua avec aisance l’Amyrlin, le garçon ne se porte pas mal, mais qui sait ? Je ne l’ai vu qu’une fois, quand je vous ai vu vous-même, à Fal Dara. » Elle s’adressa à la Gardienne des Chroniques. « Peut-être qu’un petit morceau de tarte ne serait pas de trop pour lui. Avec de quoi lui rafraîchir la gorge, s’il continue à bavarder autant. Voulez-vous aller demander qu’on lui en apporte ? »

La grande Aes Sedai sortit en murmurant : « À vos ordres, ma Mère. »

Quand l’Amyrlin se retourna vers Mat, elle souriait, mais ses yeux étaient comme de la glace bleue. « Il y a des sujets dont il serait dangereux pour vous de parler, peut-être même devant Leane. Une langue trop longue a tué plus de gens que des tempêtes subites.

— Dangereux, ma Mère ? » Il eut soudain la bouche sèche, mais il résista à l’envie de s’humecter les lèvres. Par la Lumière, qu’a-t-elle comme renseignements sur Rand ? Si seulement Moiraine ne gardait pas tant de secrets. « Ma Mère, je ne connais rien de dangereux. J’arrive à peine à me souvenir de la moitié de ce que je connais.

— Vous rappelez-vous le Cor ?

— Quel cor, ma Mère ? »

Elle fut debout, le dominant de toute sa taille, si vite qu’il ne la vit pratiquement pas bouger. « Jouez au plus fin avec moi, mon garçon, et je vous ferai supplier en pleurant votre mère d’accourir à la rescousse. Je n’ai pas de temps à perdre en finasseries et vous non plus. Alors, est-ce que vous vous rappelez ? »

Se cramponnant à la couverture étroitement serrée autour de lui, il dut déglutir avant de pouvoir répondre. « Je me rappelle, ma Mère. »

Elle parut se détendre, très légèrement, et Mat remua les épaules avec malaise. Il éprouvait la même sensation que s’il les avait eues posées sur un billot et venait d’être autorisé à se redresser et à descendre de l’échafaud.

« Bien. C’est bien, Mat. » Elle se rassit avec lenteur, en l’étudiant. « Savez-vous que vous êtes lié au Cor ? » Il forma silencieusement avec les lèvres le mot « lié », atterré, et elle hocha la tête. « Je me doutais que vous l’ignoriez. Vous avez été le premier à sonner du Cor de Valère après sa découverte. Pour vous, il convoquera les héros morts qui sortiront de leur tombe. Pour n’importe qui d’autre, ce n’est qu’un instrument banal… tant que vous vivrez. »

Il respira à fond. « Tant que je vivrai », répéta-t-il d’une voix morne, et l’Amyrlin acquiesça d’un signe de tête. « Vous auriez pu me laisser mourir. » Elle acquiesça de nouveau. « Alors vous auriez eu qui vous voulez pour en sonner, et cela aurait marché pour ceux-là. » Un autre hochement de tête. « Sang et cendres ! Vous avez en vue que j’en sonne pour vous. Quand viendra l’heure de la Dernière Bataille, vous comptez que je rappellerai de leurs tombes les héros afin qu’ils combattent le Ténébreux pour vous. Sang et sacrées cendres ! »

Elle posa un coude sur le bras de son siège et appuya son menton sur sa main. Elle ne le quittait pas des yeux. « Préféreriez-vous l’autre possibilité ? »

Il fronça les sourcils, puis se remémora les deux termes de l’alternative. S’il fallait que quelqu’un d’autre sonne du Cor de Valère… « Vous voulez que je sonne de ce Cor ? Eh bien, j’en sonnerai. Je n’ai jamais dit que je refuserais, hein ? »

L’Amyrlin poussa un soupir d’exaspération. « Vous me rappelez mon oncle Huan. Il était glissant comme une anguille, il ne se laissait jamais coincer. Il était joueur dans l’âme aussi et il préférait de beaucoup s’amuser plutôt que travailler. Il est mort en sortant des enfants d’une maison qui brûlait. Il n’a pas cessé de braver le feu jusqu’à ce que plus personne ne reste à l’intérieur. Êtes-vous comme lui, Mat ? Serez-vous là quand les flammes seront hautes ? »

Il fut incapable de soutenir son regard. Il contemplait ses doigts qui épluchaient avec irritation la couverture. « Je ne suis pas un héros. Je fais ce que j’ai à faire, mais je ne suis pas un héros.

— La plupart de ceux que nous qualifions de héros ont simplement fait ce qu’ils avaient à faire. Cela devra suffire, je suppose. Pour le présent. Ne parlez à personne qu’à moi du Cor, mon fils. Ou du lien entre lui et vous. »

Pour le présent ? pensa-t-il. C’est sacrément tout ce que vous aurez, maintenant ou plus tard. « Je n’ai fichtrement pas l’intention de le crier sur les toits… » Elle haussa un sourcil et il radoucit le ton. « Je n’ai pas envie d’en souffler mot. Je préférerais que tout le monde l’ignore. Pourquoi tenez-vous tant à ce que cela demeure secret ? N’avez-vous pas confiance dans vos Aes Sedai ? »

Pendant un long moment, il crut qu’il était allé trop loin. Les traits de l’Amyrlin se durcirent et son expression était coupante à tailler des manches de hache.

« Si je pouvais m’arranger pour que ce soit connu de vous seul et de moi, déclara-t-elle froidement, je n’y manquerais pas. Plus il y a de gens au courant de quelque chose, plus la nouvelle se répand, même avec la meilleure volonté du monde. La plupart pensent que le Cor de Valère appartient uniquement à la légende, et ceux qui sont mieux renseignés croient qu’un de ces Chasseurs qui ont entrepris la Quête du Cor en est encore à le découvrir. Par contre, le Shayol Ghul sait que le Cor a été retrouvé, et cela implique au moins que quelques Amis du Ténébreux le savent aussi, mais ils ignorent où il est et, si la Lumière nous protège, ils ignorent que vous l’avez embouché. Souhaitez-vous vraiment que les Amis du Ténébreux se lancent à vos trousses ? Des Demi-Hommes ou autre Engeance de l’Ombre ? Ils veulent le Cor. Mettez-vous cela dans la tête. Le Cor agira aussi bien pour l’Ombre que pour la Lumière. Seulement s’il doit agir pour eux, il faut d’abord qu’ils s’emparent de vous ou qu’ils vous tuent. Désirez-vous courir ce risque ? »

Mat aurait donné gros pour avoir une couverture supplémentaire, peut-être même un édredon bourré de duvet. La chambre semblait soudain glaciale. « Êtes-vous en train de m’avertir que je risque que des Amis du Ténébreux m’attaquent ici ? Je croyais que la Tour Blanche pouvait les tenir éloignés. » Il se rappela ce qu’avait prétendu Séléné à propos de l’Ajah Noire et se demanda ce que serait la réaction de l’Amyrlin s’il le lui répétait.

« Une bonne raison pour ne pas bouger d’ici, ne croyez-vous pas ? » Elle se leva en défripant sa jupe. « Reposez-vous, mon fils. Vous ne tarderez pas à vous sentir beaucoup mieux. Reposez-vous. » Elle referma sans bruit la porte derrière elle.

Mat resta longtemps allongé à contempler le plafond. C’est à peine s’il eut conscience qu’une servante entrait avec sa part de tarte et un autre cruchon de lait, puis emportait le plateau chargé d’assiettes vides en repartant. Son estomac émit des gargouillis sonores à l’odeur appétissante des pommes et des épices, mais il n’y prêta pas attention non plus. L’Amyrlin croyait l’avoir à sa disposition comme un mouton enfermé dans un parc. Et Séléné… Par la Lumière, qui donc est-elle ? Que veut-elle ? Séléné n’avait pas menti en ce qui concernait certaines questions, mais l’Amyrlin lui avait carrément dit qu’elle avait l’intention de se servir de lui, et comment. Plus ou moins carrément. Dans tout ce qu’elle avait déclaré, il y avait trop de points obscurs où elle pouvait dissimuler quelque chose de redoutable. L’Amyrlin voulait quelque chose, Séléné voulait quelque chose et lui était la corde que chacune tirait à elle. Il songea qu’il aurait préféré affronter des Trollocs plutôt que de se trouver pris entre ces deux-là.

Un moyen de quitter Tar Valon, d’échapper aux griffes de l’une ou de l’autre devait bien exister. Une fois qu’il aurait franchi le fleuve, il saurait bien se tenir hors de portée des Aes Sedai, de Séléné et des Amis du Ténébreux aussi. Il en était certain. Le moyen existait sûrement. Il n’avait qu’à y réfléchir sous tous les angles.

La tarte refroidit sur la table.

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