38 Vierges de la Lance

Egwene appela à elle la saidar avant même que le cri soit complètement sorti de sa bouche et elle en discerna aussi le halo lumineux autour d’Élayne. Pendant un instant, elle se demanda si Ellisor avait entendu ces sons perçants et allait envoyer des hommes à leur rescousse ; La Grue Bleue ne devait pas être à plus d’un quart de lieue en amont. Puis elle écarta la pensée qu’elles avaient besoin de secours, tissant déjà des flux d’Air et de Feu en éclairs d’orage. Leurs cris lui résonnaient pratiquement encore aux oreilles.

Nynaeve se tenait simplement immobile, les bras croisés sur la poitrine et une expression résolue sur le visage, mais Egwene n’aurait pas su dire si c’est parce qu’elle n’était pas assez en colère pour atteindre la Vraie Source ou parce qu’elle avait vu avant elle ce dont Egwene prenait conscience seulement à présent. La personne qui se trouvait en face d’elles était une femme pas plus âgée qu’Egwene elle-même, encore que légèrement plus grande.

Elle ne relâcha pas sa prise sur la saidar. Les hommes étaient parfois naïfs au point de croire qu’une femme était inoffensive simplement parce qu’elle était femme ; Egwene n’entretenait pas ce genre d’illusions. Dans un coin de son cerveau, elle remarqua qu’Élayne n’était plus environnée du halo. La Fille-Héritière devait toujours conserver des idées stupides. Elle n’a jamais été prisonnière des Seanchans.

Egwene ne croyait pas que beaucoup d’hommes auraient la bêtise de penser que la femme devant elles n’était pas dangereuse, même alors qu’elle avait les mains vides et ne portait pas d’arme apparente. Des yeux bleu vert et des cheveux tirant sur le roux et coupés court à part une mèche étroite qui lui tombait jusqu’aux épaules ; des bottes molles lacées jusqu’aux genoux, une tunique et des chausses taillées près du corps dans toutes les nuances de la terre et des rochers. Ces couleurs et cet habillement lui avaient été décrits naguère ; cette femme était une Aielle.

En la regardant, Egwene ressentit soudain une curieuse affinité entre elle-même et cette jeune femme. Elle ne comprenait pas pourquoi. On dirait une cousine de Rand, voilà la raison. Toutefois, même cette impression – presque de parenté – ne pouvait apaiser sa curiosité. Au nom de la Lumière, qu’est-ce que des Aielles font ici ! Elles ne quittent jamais leur Désert ; pas depuis la Guerre des Aiels. Elle avait entendu dire toute sa vie que les Aiels étaient redoutables – ces Vierges de la Lance pas moins que les hommes appartenant aux sociétés guerrières masculines – mais elle n’éprouvait pas de crainte particulière et en vérité elle s’irritait même jusqu’à un certain point d’avoir eu peur. Avec la saidar alimentant en elle le Pouvoir Unique, elle n’avait personne à craindre. Sauf peut-être une Sœur qui a terminé sa formation, admit-elle, mais certainement pas une simple femme serait-elle même une Aielle.

« Mon nom est Aviendha, dit cette dernière, de l’enclos de l’Eau Amère des Aiels Taardad. » Son visage était aussi uni et dépourvu d’expression que sa voix. « Je suis Far Dareis Mai, une Vierge de la Lance. » Elle se tut un instant, les examinant. « Vous n’en avez pas l’air, mais nous avons vu les anneaux. Dans vos pays, vous avez des femmes très semblables à nos Sagettes, les femmes appelées Aes Sedai. Êtes-vous des femmes de la Tour Blanche ou non ? »

Pendant un instant. Egwene eut la gorge serrée. Nous ? Elle regarda autour d’elles, mais ne vit personne derrière un buisson à moins de vingt pas.

S’il y avait d’autres Aiels, ils devaient se trouver dans le prochain petit bois, à plus de deux cents pas en avant, ou dans le dernier, à deux fois cette distance en arrière. Trop loin pour être une menace. À moins qu’ils n’aient des arcs. Mais ils devraient être d’excellents tireurs. Chez elle, au Champ d’Emond ; dans les concours au jour de Bel Tine et le dimanche, seuls les meilleurs archers tiraient à une distance dépassant deux cents pas.

Néanmoins, elle se sentait mieux à l’idée qu’elle pouvait lancer un trait de foudre à quiconque tenterait un tel tir.

« Nous sommes des femmes de la Tour Blanche », dit Nynaeve avec calme. Elle prenait très visiblement garde de ne pas inspecter les alentours à la recherche d’autres Aiels. Même Élayne jetait ça et là un coup d’œil. « Que vous considériez l’une de nous comme sage est une autre affaire, poursuivit Nynaeve. Qu’attendez-vous de nous ? »

Aviendha sourit. Elle était vraiment ravissante, Egwene s’en rendit compte ; son expression sévère avait masqué sa beauté. « Vous parlez comme les Sagettes. Droit au fait et guère d’indulgence pour les imbéciles. » Son sourire s’estompa, mais sa voix resta calme. « L’une de nous est grièvement blessée, peut-être mourante. Les Sagettes guérissent souvent ceux qui succomberaient à coup sûr sans leurs soins et j’ai entendu dire que les Aes Sedai sont plus habiles encore. Voulez-vous l’aider ? »

Egwene faillit secouer la tête tant elle était déroutée. Une amie à elle se meurt ? Elle parle du ton dont elle demanderait que nous lui donnions une mesure de farine d’orge !

« Je l’assisterai de mon mieux, répondit avec lenteur Nynaeve. Je ne promets rien, Aviendha. Elle risque de mourir malgré ce que je ferai.

— La mort est notre lot commun, répliqua l’Aielle. Nous ne pouvons que choisir comment l’affronter lorsqu’elle se présente. Je vais vous conduire à elle. »

Deux femmes en costume aiel se dressèrent à dix pas au plus, l’une d’un petit repli de terrain qu’Egwene n’aurait pas cru assez profond pour cacher un chien, et l’autre dans l’herbe qui ne lui montait qu’à mi-mollet. Elles abaissèrent alors leur voile noir – ce qui lui causa un autre choc ; elle était sûre qu’Élayne lui avait expliqué que les Aiels se voilaient le visage seulement quand ils se trouvaient dans le cas de devoir tuer – et drapèrent autour de leurs épaules l’étoffe qui leur avait enveloppé la tête. L’une avait les mêmes cheveux tirant sur le roux qu’Aviendha, avec des yeux gris, l’autre des yeux bleu foncé et une chevelure couleur de flamme. Ni l’une ni l’autre n’était plus âgée qu’Egwene ou Élayne, et les deux semblaient prêtes à se servir des courtes lances qu’elles tenaient à la main.

La jeune femme aux cheveux roux ardent tendit des armes à Aviendha ; un long poignard à lame épaisse à passer d’un côté de sa ceinture et un carquois hérissé de flèches à suspendre de l’autre ; un arc sombre incurvé qui avait l’éclat sourd de la corne dans un étui qu’elle s’attacha sur le dos ; et quatre lances courtes aux longues pointes à tenir dans la main gauche ainsi qu’un petit bouclier rond en cuir. Aviendha les portait avec autant de naturel qu’une femme du Champ d’Emond porterait une écharpe, exactement comme ses compagnes. « Venez », dit-elle, et elle se dirigea vers le bosquet qu’elles avaient déjà dépassé.

Egwene laissa enfin aller la saidar. Elle se doutait que les trois Aielles étaient capables de la frapper avec ces lances avant qu’elle ait le temps de réagir, si telle était leur intention, mais bien que restant sur leurs gardes elles n’en donnaient pas l’impression. Et qu’arrivera-t-il si Nynaeve ne peut pas guérir leur amie ? J’aimerais bien qu’elle demande notre avis avant de prendre ces décisions qui nous mettent toutes en cause !

Tandis qu’elles s’avançaient vers les arbres, les Aielles scrutaient le terrain alentour comme si elles s’attendaient à ce que le paysage vide recèle des ennemis aussi habiles qu’elles à se dissimuler. Aviendha marchait en tête d’un bon pas et Nynaeve se maintenait à sa hauteur.

« Je suis Élayne de la Maison de Trakand, déclara l’amie d’Egwene sur le ton de la conversation. Fille-Héritière de Morgase, Souveraine d’Andor. »

Egwene trébucha. Par la Lumière, est-elle folle ? Je sais qu’Andor les a combattus dans la Guerre des Aiels. Vingt ans ont bien passé, mais on dit que les Aiels ont la mémoire longue.

Pourtant l’Aielle à la chevelure de flamme la plus proche d’elle se contenta de dire : « Je suis Baine, de l’enclos du Roc Noir des Aiels Shaarad.

— Je suis Khiad, annonça la jeune femme plus blonde et plus petite qui se trouvait de l’autre côté d’Egwene, de l’enclos de la Rivière aux Cailloux des Aiels Goshien. »

Baine et Khiad jetèrent un coup d’œil à Egwene ; leur expression n’avait pas changé, mais elle eut le sentiment qu’elles la jugeaient mal élevée.

« Je suis Egwene al’Vere », leur dit-elle. Elles semblaient en attendre davantage, aussi ajouta-t-elle : « Fille de Marin al’Vere, du Champ d’Emond dans les Deux Rivières. » Cela parut les satisfaire, en quelque sorte, mais elle aurait parié qu’elles n’y comprenaient pas plus goutte qu’elle a tous ces enclos et ces clans. Cela doit être plus ou moins l’équivalent de familles.

« Vous êtes premières-sœurs ? » Baine avait l’air de parler de toutes les trois.

Egwene pensa qu’elles prenaient le terme dans le sens utilisé par les Aes Sedai et répondit « Oui » en même temps qu’Élayne répliquait « Non ».

Khiad et Baine échangèrent un bref coup d’œil suggérant qu’elles parlaient à des femmes qui n’avaient pas toute leur tête.

« Première-sœur, expliqua Élayne à Egwene comme si elle faisait un cours, s’applique à des femmes qui ont la même mère. Deuxième-sœur signifie que leurs mères sont sœurs. » Elle adressa la suite aux Aielles. « Nous ne connaissons ni l’une ni l’autre grand-chose sur votre peuple. Je vous demande de pardonner notre ignorance. Je pense quelquefois à Egwene comme à une première-sœur, mais nous ne sommes pas parentes par le sang.

— Alors pourquoi ne prononcez-vous pas les formules devant vos Sagettes ? questionna Khiad. Baine et moi sommes devenues premières-sœurs. »

Egwene cilla. « Comment pouvez-vous devenir réellement premières-sœurs ? Ou vous avez la même mère ou vous n’avez pas la même. Sans vouloir vous offenser. La majeure partie de ce que je sais sur les Vierges de la Lance me vient du peu que m’a raconté Élayne. Je sais que vous combattez à la guerre et ne vous souciez pas des hommes, mais c’est tout. » Élayne acquiesça d’un signe de tête ; la façon dont elle avait décrit à Egwene les Vierges de la Lance ressemblait fort à un croisement entre des Liges femmes et l’Ajah Rouge.

De nouveau passa comme un éclair sur le visage des Aielles cette expression, comme si elles se demandaient quelle mesure de bon sens possédaient Egwene et Élayne.

« Nous ne nous soucions pas des hommes ? » murmura Khiad comme si elle était déconcertée.

Baine réfléchissait en fronçant les sourcils. « Ce que vous dites se rapproche de la vérité, mais tombe complètement à faux. Quand nous épousons la Lance, nous nous engageons à n’être liées à aucun homme ou enfant. Certaines renoncent à la Lance, pour un homme ou un enfant » – son air témoignait qu’elle-même ne comprenait pas cela – « mais, une fois abandonnée, la Lance ne peut être reprise.

— Ou encore elle y renonce parce qu’elle a été choisie pour aller à Rhuidean, intervint Khiad. Une Sagette ne peut pas être mariée à la Lance. »

Baine la regarda comme si elle avait annoncé que le ciel était bleu ou que la pluie tombait des nuages. Le coup d’œil qu’elle jeta à Egwene et Élayne donna à entendre que peut-être elles n’étaient pas au courant de ces détails. « Oui, c’est exact. Encore que certaines essaient de se rebeller contre ce fait.

— Oui, effectivement. » Khiad parlait du ton dont elle et Baine auraient partagé une commune expérience.

« Mais je me suis éloignée du droit fil de mes explications, reprit Baine. Les Vierges ne pratiquent pas entre elles la danse des lances même quand nos clans le font, mais les Aiels Shaarad et les Aiels Goshien se sont livré une guerre à mort pendant plus de quatre cents ans, aussi Khiad et moi nous avons senti que notre engagement d’union avec la Lance ne suffisait pas. Nous sommes allées prononcer les paroles sacramentelles devant les Sagettes de nos clans – elle risquant sa vie dans ma forteresse et moi dans la sienne – pour nous lier en tant que premières-sœurs. Comme cela se doit entre premières-sœurs qui sont Vierges de la Lance, nous gardons l’une l’autre nos arrières et aucune ne laissera un homme venir à elle sans l’autre. Je ne dirais pas que les hommes ne nous intéressent pas. » Khiad hocha la tête avec juste une ombre de sourire. « Vous ai-je rendu la vérité évidente, Egwene ?

— Oui », dit Egwene d’une petite voix. Elle jeta un regard rapide à Élayne et aperçut dans ses yeux bleus le même ébahissement qu’elle savait devoir paraître dans les siens. Pas l’Ajah Rouge. La Verte, peut-être. Un croisement entre Liges et Ajah Verte, je ne vois pas autre chose. « Maintenant, la vérité est parfaitement claire pour moi, Baine. Merci.

— Si vous deux sentez que vous êtes premières-sœurs, dit à son tour Khiad, vous devriez aller trouver vos Sagettes et prononcer les paroles. Seulement vous êtes Sagettes vous-mêmes, bien que jeunes. Je ne connais pas comment cela se pratique dans ce cas-là. »

Egwene hésitait entre rire et rougir. Elle ne cessait de se représenter elle-même et Élayne partageant le même homme. Non, c’est seulement pour les premières-sœurs qui sont Vierges de la Lance. N’est-ce pas ? Élayne avait les pommettes enflammées et Egwene était certaine qu’elle pensait à Rand. À ceci près que nous ne le partageons pas, Élayne. Nous ne pouvons l’avoir ni l’une ni l’autre.

Élayne s’éclaircit la voix. « Je ne crois pas que cela soit nécessaire, Khiad. Egwene et moi nous gardons réciproquement nos arrières.

— Comment est-ce possible ? questionna avec lenteur Khiad. Vous n’êtes pas mariées à la Lance. Et vous êtes des Sagettes. Qui lèverait la main contre une Sagette ? Ceci me déroute. Quel besoin avez-vous de vous protéger mutuellement ? »

Leur arrivée au bosquet épargna à Egwene d’avoir à imaginer une réponse. Deux autres Aielles se trouvaient sous les arbres, au cœur du petit bois mais à proximité du fleuve. Joliene, de l’enclos du Bas-Fond Salé des Aiels Nakai, une femme aux yeux bleus avec des cheveux dorés aux reflets roux presque de la couleur de ceux d’Élayne, veillait Dailine de l’enclos et du clan d’Aviendha. La sueur avait collé la chevelure de Dailine, ce qui la rendait d’un roux plus foncé, et elle ouvrit une seule fois ses yeux gris quand elles approchèrent, puis les referma. Sa tunique et sa chemise étaient posées à côté d’elle et il y avait des taches rouges sur les pansements enroulés au milieu de son corps.

« Elle a reçu un coup d’épée, dit Aviendha. Quelques-uns de ces imbéciles que les Tueurs-d’arbre fouleurs-aux-pieds-de-serment appellent des soldats pensaient que nous étions une autre poignée de bandits qui infestent ce pays. Nous avons dû les tuer pour les convaincre du contraire, mais Dailine… Pouvez-vous la guérir, Aes Sedai ? »

Nynaeve s’agenouilla auprès de la blessée et souleva juste assez les pansements pour regarder dessous. Ce qu’elle vit lui fit faire la grimace. « L’avez-vous bougée depuis qu’elle a été blessée ? Des croûtes s’étaient formées mais elles se sont rompues.

— Elle voulait mourir près de l’eau », dit Aviendha. Elle jeta un coup d’œil au fleuve, puis en détourna vivement le regard. Egwene eut l’impression qu’elle avait frissonné, aussi.

« Idiotes ! » Nynaeve se mit à fouiller dans son sac de simples. « À la déplacer, vous auriez pu la tuer avec une blessure comme celle-là. Elle voulait mourir à côté de l’eau ! répéta-t-elle d’un ton méprisant. Que vous soyez armées comme les hommes n’implique pas que vous soyez obligées de penser comme eux. » Elle sortit de son sac un gobelet profond en bois et le mit sous le nez de Khiad. « Remplissez ça. J’ai besoin d’eau pour diluer ces herbes afin qu’elle puisse les boire. »

Khiad et Baine se dirigèrent ensemble au bord du fleuve et revinrent de même. Leurs expressions n’avaient pas changé, mais Egwene se dit qu’elles s’étaient presque attendues à ce que le fleuve se soulève et se saisisse d’elles.

« Si nous ne l’avions pas portée jusqu’ici près de… du fleuve. Aes Sedai, fit remarquer Aviendha, nous ne vous aurions jamais rencontrée et elle serait morte de toute façon. »

Nynaeve émit un rire sec et commença à choisir des herbes en poudre pour les verser dans le gobelet de bois tout en se parlant tout bas à elle-même. « La racine centrale aide à se refaire du sang, du chiendent pour rapprocher les chairs, de la consoude, naturellement, et… » Ses marmottements devinrent des chuchotements trop bas pour être audibles. Aviendha la regardait en fronçant les sourcils.

« Les Sagettes utilisent les simples, Aes Sedai, mais je n’avais pas entendu dire que les Aes Sedai s’en servaient.

— J’utilise ce que j’utilise ! » rétorqua Nynaeve avec brusquerie et elle se remit à trier ses poudres et à parler pour elle-même.

« Elle ressemble vraiment à une Sagette », dit très bas Khiad à Baine, et cette dernière eut un bref hochement de tête.

Dailine était la seule Aielle sans ses armes dans les mains, et toutes paraissaient prêtes à en faire usage sur-le-champ. Nynaeve ne s’y prend évidemment pas de façon à apaiser les esprits, songea Egwene. Il faut les faire parler de quelque chose, n’importe quoi. Personne n’a envie de se battre si on s’entretient d’un sujet anodin.

« Ne vous en froissez pas, dit-elle d’un ton mesuré, mais j’ai remarqué que le fleuve vous inspirait à toutes de l’anxiété. Il ne devient violent qu’en temps d’orage. Vous pourriez nager dedans si cela vous tente, bien que le courant soit fort quand on s’éloigne des berges. » Élayne secoua la tête.

Les Aielles avaient l’air interdites ; Aviendha déclara : « J’ai vu un homme – un natif du Shienar – pratiquer cette nage… une fois.

— Je ne comprends pas, reprit Egwene. Je sais qu’il n’y a pas beaucoup d’eau dans le Désert, mais vous dites que vous appartenez à “l’Enclos de la Rivière aux Cailloux”, Joliene. Voyons, vous avez sûrement nagé dans la Rivière aux Cailloux ? »

Élayne regardait Egwene comme si elle était folle.

« Nager, répéta Joliene avec embarras. Cela signifie… entrer dans l’eau ? Toute cette eau ? Sans rien pour s’y accrocher. » Elle frissonna. « Aes Sedai, avant que je dépasse le Rempart du Dragon, je n’avais jamais vu d’eau courante que je ne pouvais franchir d’une enjambée. La Rivière aux Cailloux… Certains prétendent qu’elle a contenu de l’eau, un jour, mais c’est de la fanfaronnade. Il n’y a que des cailloux. Les plus anciennes archives des Sagettes et le chef du clan affirment qu’il n’y a jamais eu que des pierres depuis le jour où notre enclos s’est séparé de celui de la Haute Plaine et a pris possession de cette terre. Nager ! » Elle serra ses lances comme pour combattre ce seul mot. Khiad et Baine s’éloignèrent d’un pas de la berge.

Egwene soupira. Et rougit en croisant le regard d’Élayne. Ma foi, je ne suis pas une Fille-Héritière pour connaître toutes ces choses. N’empêche, je les apprendrai. En regardant les Aielles, elle se rendit compte qu’au lieu de les tranquilliser elle avait augmenté leur nervosité. Si elles tentent quoi que ce soit, je les retiendrai avec l’Air. Elle ne se rendait pas compte si elle était capable d’immobiliser sur place quatre personnes à la fois, mais elle s’ouvrit à la saidar, tissa les flux d’Air et les tint prêts. En elle, le Pouvoir Unique palpita de hâte à être utilisé. Aucun halo de lumière n’entourait Élayne et elle se demanda pourquoi. Élayne la regarda droit dans les yeux et secoua la tête.

« Jamais je ne voudrais faire du mal à une Aes Sedai, déclara subitement Aviendha. Je désire vous le préciser. Que Dailine vive ou meure n’y change rien. Jamais je ne me servirai de ceci » – elle leva légèrement une des courtes lances – « contre aucune femme. Et vous êtes Aes Sedai. » Egwene eut soudain l’impression que c’était l’Aielle qui essayait de les rassurer, elle et Élayne.

« Je le sais bien », répliqua Élayne comme si elle parlait à Aviendha, mais son regard indiqua à Egwene que ces paroles s’adressaient à elle. « Personne n’a beaucoup de renseignements sur votre peuple, mais on m’a appris que les Aiels ne s’attaquent jamais à une femme à moins qu’elle ne soit – quelle formule employez-vous ? – mariée à la Lance. »

Baine donna l’impression de penser qu’une fois de plus Élayne était passée à côté de la vérité. « Ce n’est pas exactement cela, Élayne. Si une femme non mariée venait à moi avec des armes, je la rosserais jusqu’à ce qu’elle change ses intentions. Un homme… un homme pourrait croire qu’une femme de vos pays est mariée à la Lance si elle est armée ; je ne sais pas. Les hommes sont parfois étranges.

— Bien sûr, répondit Élayne, mais, pour autant que nous ne vous attaquons pas avec des armes, vous ne tenterez pas de nous nuire. »

Les Aielles eurent toutes les quatre l’air choquées et elle adressa à Egwene un coup d’œil significatif.

Egwene conserva quand même en elle la saidar. Que quelque chose ait été enseigné à Élayne ne signifiait pas que c’était exact, même si les Aielles le confirmaient. Et elle se sentait… bien avec la saidar.

Nynaeve souleva la tête de Dailine et commença à lui verser sa mixture dans la bouche. « Buvez, ordonna-t-elle d’un ton ferme. Je sais que le goût est mauvais, mais buvez tout. » Dailine avala, s’étrangla, avala encore.

« Même si vous nous attaquiez, Aes Sedai », déclara Aviendha répondant à Élayne. Elle continuait toutefois à observer Dailine et Nynaeve. « On raconte que jadis, avant la Destruction du Monde, nous servions les Aes Sedai, encore que pas un récit n’explique en quoi. Nous avons failli à cette tâche. Peut-être est-ce le péché qui nous a envoyés dans la Terre Triple ; je ne sais pas. Personne ne sait de quel péché il s’agit, sauf peut-être les Sagettes, ou les chefs de clan, et ils restent muets là-dessus. Il est dit que si nous manquons de nouveau à notre devoir envers les Aes Sedai, elles nous anéantiront.

— Buvez jusqu’à la dernière goutte, ordonna Nynaeve entre ses dents. Des épées ! Des épées et des muscles mais pas de cervelle !

— Nous n’avons aucune intention de vous anéantir », riposta Élayne avec fermeté, et Aviendha hocha la tête.

« Comme vous voudrez, Aes Sedai. Néanmoins, les récits des temps anciens sont parfaitement clairs sur le même point. Nous ne devons jamais combattre des Aes Sedai. Si vous lancez contre moi vos éclairs et votre malefeu, je danserai avec eux, mais je ne vous frapperai pas.

— Donner des coups d’épée aux gens », grommela Nynaeve. Elle remit la tête de Dailine à l’horizontale et posa la main sur son front. Les yeux de Dailine s’étaient refermés. « Des coups d’épée à des femmes ! » Aviendha changea de pied et son visage se ferma, et elle ne fut pas la seule parmi les Aielles.

« Le malefeu, répéta Egwene. Aviendha, qu’est-ce que c’est que le malefeu ? »

L’Aielle tourna vers elle son visage assombri. « Ne le savez-vous pas, Aes Sedai ? Dans les récits d’autrefois, les Aes Sedai le maniaient. Les récits le présentent comme quelque chose de redoutable, mais je n’en sais pas davantage. Il est dit que nous avons beaucoup oublié de ce que nous connaissions jadis.

— Peut-être la Tour Blanche a-t-elle beaucoup oublié aussi », dit Egwene. Il m’était familier dans ce… rêve, ou ce que c’était. Il était aussi réel que le Tel’aran’rhiod. Je suis prête à parier avec Mat là-dessus.

« Inadmissible, s’exclama Nynaeve d’un ton cassant. Personne n’a le droit de taillader des corps de cette façon. C’est inadmissible !

— Est-elle fâchée ? » questionna Aviendha avec anxiété. Khiad, Baine et Joliene échangèrent des coups d’œil soucieux.

« Il n’y a pas à s’inquiéter, dit Élayne.

— C’est bien plutôt le contraire, ajouta Egwene. Elle est effectivement en train de se mettre en colère et rien ne peut arriver de mieux. »

Le halo de la saidar entoura soudain Nynaeve – Egwene se pencha en avant pour l’observer, tout comme Élayne – et Dailine se redressa en poussant un cri, les yeux grands ouverts. En un instant, Nynaeve l’eut recouchée et le halo s’estompa. Les paupières de Dailine se refermèrent, et elle resta allongée, haletante.

J’ai vu, songea Egwene. Je… je crois que oui. Elle n’était pas sûre d’avoir distingué les nombreux flux, et moins encore comment Nynaeve les avait tissés ensemble. Ce qu’avait fait Nynaeve durant ces quelques secondes pouvait se comparer au tissage de quatre tapis à la fois les yeux bandés.

Nynaeve se servit des pansements souillés de sang pour essuyer le ventre de Dailine, épongeant le nouveau sang rouge frais et les croûtes noires du sang séché. Il n’y avait pas de blessure, pas de cicatrice, rien que de la peau saine nettement plus claire que le visage de Dailine.

Avec une grimace, Nynaeve récolta les linges ensanglantés, se releva et les jeta dans le fleuve. « Nettoyez ce qui reste sur elle et mettez-lui des vêtements. Elle a froid. Et soyez prêtes à lui donner à manger. Elle aura faim. » Elle s’agenouilla au bord de l’eau pour se laver les mains.

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