33 La texture du Dessin

Du haut de sa selle, Perrin examinait d’un air sombre la pierre plate à demi enfouie dans les herbes folles bordant le chemin. Cette voie en terre battue, déjà appelée la Route du Lugard maintenant qu’on approchait de la rivière Manetherendrelle et de la frontière du Lugard, avait été pavée jadis, à une époque depuis longtemps révolue, ainsi que l’avait dit Moiraine deux jours auparavant, et des fragments de dallage remontaient encore de temps en temps à la surface. Cette dalle-ci portait des marques bizarres.

Si des chiens avaient été en mesure d’imprimer des traces dans la pierre, il aurait conclu que c’était l’empreinte d’un gros chien de chasse. Aucune trace du même genre n’apparaissait dans son champ de vision sur la surface dénudée, aux endroits où la terre plus souple des accotements l’aurait moulée, il n’y avait non plus pas d’odeur de piste de chien. Rien qu’un faible relent de brûlé dans l’air, presque comme les exhalaisons de soufre provenant de la mise à feu d’une fusée d’artifice. Il y avait une ville en avant, à l’endroit où la route atteignait la rivière ; peut-être des enfants s’étaient-ils faufilés jusqu’ici avec des créations des Illuminateurs.

Bien loin, tout de même, pour que des enfants s’y aventurent. Néanmoins, il avait vu des fermes. Peu importe ce que c’est, cela n’a rien à voir avec cette empreinte. Les chevaux ne volent pas et les chiens n’impriment pas la forme de leur patte dans la pierre. Je suis trop fatigué pour raisonner juste.

Avec un bâillement, il enfonça ses talons dans les côtes de Steppeur et l’étalon gris louvet – l’étalon couleur de loup – s’élança au galop pour rejoindre les autres. Moiraine leur avait fait mener un train soutenu depuis qu’ils avaient quitté Jarra et quiconque s’arrêtait ne serait-ce qu’un instant n’était pas attendu. Quand l’Aes Sedai avait un projet en tête, elle se montrait aussi dure que du fer battu à froid. Loial avait renoncé six jours auparavant à lire tout en chevauchant, après avoir levé le nez de son livre et s’être vu distancé d’un bon quart de lieue par ses compagnons qui avaient presque tous disparu sur le versant opposé de la colline suivante.

Perrin ralentit l’allure de Steppeur en arrivant à la hauteur du puissant cheval de l’Ogier, derrière la jument blanche de Moiraine, et bailla de nouveau. Lan se trouvait quelque part devant, en éclaireur. Le soleil dans leur dos n’était pas à plus d’une heure au-dessus de la cime des arbres, mais le Lige avait annoncé qu’ils atteindraient avant le soir une ville appelée Remen, sur la Manetherendrelle. Perrin n’était pas sûr de tenir à connaître ce qui leur était réservé là-bas. Il ignorait ce que cela pouvait être, mais les jours écoulés depuis Jarra l’avaient rendu prudent.

« Je ne comprends pas pourquoi vous ne réussissez pas à dormir, commenta Loial à son adresse. Je suis si fatigué quand elle nous permet de nous arrêter pour la nuit que le sommeil me prend avant que j’aie eu le temps de me coucher. »

Perrin se contenta de secouer la tête. Il n’y avait pas moyen d’expliquer à Loial qu’il n’osait pas s’abandonner à un sommeil profond, que même ses somnolences étaient hantées par des rêves tourmentés. Tel ce songe étrange où figuraient Egwene et Sauteur. Bah, pas étonnant que je rêve d’elle. Par la Lumière, je me demande ce qu’elle devient. Désormais en sécurité dans la Tour maintenant et apprenant à être une Aes Sedai. Vérine veillera sur elle et aussi sur Mat. Il estimait que personne n’était obligé de s’occuper de Nynaeve ; à son avis, lorsque Nynaeve était à proximité, c’étaient les gens de son entourage qui avaient besoin de quelqu’un pour les protéger.

Il ne voulait pas penser à Sauteur. Il parvenait à maintenir les loups vivants à l’écart de son esprit, quand bien même c’était au prix de se sentir comme martelé et étiré par une main pressée ; il se refusait à imaginer un loup mort s’immisçant dans sa tête. Il se secoua et se força à garder les yeux grands ouverts. Pas même Sauteur.

D’autres raisons que les cauchemars justifiaient ces sommes troublés. Ils avaient découvert de nouveaux témoignages du passage de Rand. Entre Jarra et la rivière Eldar, Perrin n’en avait repéré aucun signe mais, quand ils eurent traversé l’Eldar par un pont qui l’enjambait entre deux falaises de cinquante pieds de haut, ils avaient laissé derrière eux une ville nommée Sidon qui était réduite en cendres. Jusqu’au dernier bâtiment. Seuls quelques cheminées et murs de pierre se dressaient au milieu des ruines.

Des habitants dépenaillés avaient dit qu’une lanterne échappée malencontreusement dans une écurie en était à l’origine, après quoi le feu s’était propagé d’un seul coup et les choses étaient allées de mal en pis. La moitié des seaux qu’on avait pu récupérer étaient percés. Au lieu de s’effondrer à l’intérieur, les parois enflammées s’étaient écroulées vers l’extérieur, embrasant de chaque côté les maisons voisines. Les poutres incandescentes de l’auberge avaient bloqué en s’affalant le puits principal sur la place, de sorte qu’il avait été impossible de continuer à en tirer de l’eau pour combattre les foyers d’incendie et des maisons s’étaient abattues sur trois autres puits. Même le vent s’était mis à virer de-ci de-là, attisant les flammes dans toutes les directions.

Nul besoin de demander à Moiraine si la présence de Rand en était cause ; l’expression de son visage, d’une froideur d’airain, était une réponse suffisante. Le Dessin s’organisait autour de Rand, et de l’imprévisible survenait.

Après Sidon, leur cavalcade avait traversé quatre bourgades où seul le déchiffrage de piste effectué par Lan leur indiquait que Rand les précédait toujours. Rand avançait à pied maintenant et cela depuis quel – que temps. Ils avaient découvert là-bas au-delà de Jarra son cheval, mort, qui paraissait avoir été mis en pièces par des loups ou par des chiens redevenus sauvages. Perrin avait eu du mal à se retenir de faire appel à sa faculté de communication avec les loups pour se renseigner, surtout quand Moiraine avait levé les yeux de la carcasse du cheval pour le regarder d’un air sombre. Par chance, Lan avait repéré la trace des bottes de Rand, partant de l’endroit où gisait le cheval mort. Un caillou avait creusé un trou triangulaire dans un des talons ; cette marque identifiait ses empreintes sans risque d’erreur. Toutefois, à pied ou à cheval, Rand gardait apparemment son avance sur eux.

Dans les quatre villages après Sidon, l’événement le plus sensationnel du plus loin que les gens se souvenaient fut de voir arriver Loial et de constater que c’était un Ogier en chair et en os. Ils en furent tellement impressionnés que c’est à peine s’ils remarquèrent les yeux de Perrin et quand ils en prirent conscience… Ma foi, si les Ogiers étaient réels, des hommes pouvaient bien avoir les yeux de n’importe quelle couleur.

Par contre, derrière ces villages se présenta un petit bourg appelé Willar – et lui était en fête. La source du pré communal avait recommencé à jaillir, au bout d’une année passée à charrier de l’eau puisée dans un ruisseau à un quart de lieue de là, après que tous les efforts pour creuser des puits s’étaient révélés vains et que la moitié des habitants avaient émigré ailleurs. Willar ne mourrait finalement pas. Trois autres villages épargnés avaient été rapidement suivis, le même jour, par Samaha où, jusqu’au dernier, les puits de la bourgade s’étaient asséchés la nuit précédente – et les gens murmuraient que c’était l’œuvre du Ténébreux ; puis par Tallan où la totalité des vieilles querelles qui avaient agité le village depuis le commencement des temps étaient remontées à la surface la veille au matin comme des bulles de fosses d’aisance trop pleines, et il avait fallu le choc causé par trois meurtres pour ramener chacun à la raison ; et finalement il y eut Fyall, où les récoltes ce printemps s’annonçaient comme les plus maigres de mémoire d’homme, mais le maire, en déblayant la terre pour installer de nouveaux cabinets d’aisance derrière sa maison, avait mis au jour des sacs de cuir pourri remplis d’or, si bien que personne ne mourrait de faim. Pas un habitant de Fyall ne reconnut les pièces épaisses, avec un visage de femme sur une face et un aigle au revers ; Moiraine dit qu’elles avaient été frappée à Manetheren.

Perrin se décida à lui poser la question, un soir où ils étaient assis autour de leur feu de camp. « Après Jarra, je pensais… Ils étaient tous si contents, avec leurs mariages. Même les Blancs Manteaux avaient seulement été tournés en ridicule. Fyall ne suscite pas d’interrogation – Rand ne pouvait pas avoir la moindre responsabilité en ce qui concerne leurs récoltes ; elles dépérissaient avant même qu’il vienne, et cet or tombait vraiment à pic – mais ceci… cette ville incendiée, les puits taris et… C’est de la malfaisance. Moiraine. Je ne peux pas croire que Rand est malfaisant. Le Dessin se trace peut-être autour de lui, mais comment le Dessin peut-il être aussi mauvais ? Cela n’a pas de sens, et les choses doivent avoir une raison d’être. Si on fabrique un outil qui ne sert à rien, c’est gâcher du métal. Le Dessin ne ferait pas de gâchis. »

Lan lui jeta un coup d’œil sardonique et disparut dans la pénombre, partant en reconnaissance autour de leur camp. Loial, déjà allongé dans ses couvertures, leva la tête pour écouter, ses oreilles pointées en avant.

Moiraine resta silencieuse un moment, en se chauffant les mains. Elle finit par répondre, le regard fixé sur les flammes. « Le Créateur est bon, Perrin. Le Père des Mensonges est mauvais. Le Dessin d’une Ère, la Dentelle du Temps elle-même, n’est ni l’un ni l’autre. Le Dessin est ce qu’il est. La Roue du Temps insère toutes les vies dans le tissage du Dessin, toutes les actions. Un Dessin qui n’a qu’une couleur n’est pas un Dessin. Dans le Dessin d’une Ère, le bien et le mal sont la chaîne et la trame. »

Même trois jours plus tard, chevauchant dans la tiédeur d’une fin d’après-midi ensoleillée, Perrin se sentit parcouru par le même frisson que lorsqu’il l’avait entendue prononcer ces mots pour la première fois. Il voulait croire que le Dessin était bon. Il voulait croire que, lorsque les hommes commettaient des actes mauvais, ils travaillaient contre le Dessin, ils l’altéraient. Pour lui, le Dessin était une belle création complexe, œuvre d’un maître forgeron. Qu’il mêle indifféremment des débris de fonte et pire avec du bel acier était une pensée réfrigérante.

« Cela me tourmente, murmura-t-il entre ses dents. Ô Lumière, comme cela me tourmente. » Moiraine jeta un coup d’œil en arrière, dans sa direction et il se tut. Il se demanda si l’Aes Sedai se souciait vraiment d’autre chose en dehors de Rand.

Quelques minutes plus tard, Lan survint au-devant d’eux et fit tourner son destrier noir pour chevaucher côte à côte avec la jument de Moiraine. « Remen se trouve juste de l’autre côté de la prochaine colline, annonça-t-il. Ses habitants ont vécu un ou deux jours mouvementés, apparemment. »

Les oreilles de Loial bougèrent brusquement. « Rand ? »

Le Lige secoua la tête. « Je ne sais pas. Peut-être Moiraine pourra le dire quand elle verra. » L’Aes Sedai posa sur lui un regard scrutateur, puis incita du talon sa jument blanche à presser l’allure.

Ils arrivèrent au sommet de la colline et Remen se déploya au-dessous d’eux, le long de la rivière. La Manetherendrelle mesurait à cet endroit plus de quatre cents toises de large et il n’y avait pas de pont, toutefois deux bacs bondés s’apparentant à des barges la traversaient lentement, mus par de longues rames, et un troisième presque vide revenait en sens inverse. Trois autres bacs-barges partageaient de longs quais de pierre avec près d’une douzaine de navires de commerce, certains à un mât, d’autres à deux. Quelques entrepôts massifs en pierre grise séparaient les quais de la ville proprement dite, où les constructions étaient aussi, à première vue, en majeure partie en pierre mais avec des toitures de tuiles de toutes les teintes allant du jaune au rouge et au pourpre, et les rues s’égaillaient dans n’importe quelle direction à partir d’une place centrale.

Moiraine remonta la profonde capuche de son manteau pour dissimuler son visage avant qu’ils entament la descente.

Comme d’habitude, les passants regardaient Loial avec de grands yeux mais, cette fois, Perrin entendit murmurer avec révérence « un Ogier ». Loial se tint plus droit sur sa selle qu’il ne l’avait fait depuis quelque temps et ses oreilles étaient verticales tandis qu’une ébauche de sourire retroussait les coins de sa grande bouche. Il s’efforçait visiblement de masquer son contentement, mais il avait une mine de chat que l’on gratte derrière les oreilles.

Pour Perrin, Remen ressemblait à une douzaine d’autres agglomérations – elle était remplie d’arômes produits de main d’homme et d’une odeur d’humanité, ainsi que d’un puissant relent de rivière, bien sûr – et il s’interrogeait sur la signification de ce qu’avait dit Lan quand il sentit quelque chose de… mauvais et ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Dès que son nez l’eut capté, ce quelque chose disparut tel un crin de cheval tombé sur des tisons ardents mais évoqua en lui un souvenir. Il avait perçu la même puanteur à Jarra et elle s’était alors évanouie de la même façon : Il ne s’agissait pas d’un Difforme ni d’un Jamais-Né – d’un Trolloc, que la Lumière me brûle, pas d’un Difforme ! Pas d’un Jamais-Né ! D’un Myrddraal, un Évanescent, un Demi-Homme, n’importe quel terme sauf Jamais-Né ! – oui, il ne s’agissait ni d’un Trolloc ni d’un Évanescent, pourtant la puanteur en question était aussi forte, aussi abominable. Toutefois, à l’évidence, ce dont émanait ce fumet ne laissait pas de piste durable.

Ils débouchèrent sur la grand-place. Juste au milieu, une des grandes dalles du pavage avait été arrachée, pour que l’on puisse ériger un gibet. Une poutre épaisse sortait de terre, soutenant une potence en équerre d’où était suspendue une cage de fer, dont le fond se trouvait à une demi-toise un quart de haut. Un homme de haute taille vêtu tout en nuances de gris et de bruns était assis dans la cage, serrant ses genoux sous son menton. Il n’avait pas assez d’espace pour se tenir autrement. Trois petits garçons le bombardaient de cailloux. L’homme regardait droit devant lui, sans ciller quand une pierre passait entre les barreaux. Plus d’un filet de sang maculait son visage. Les passants ne prêtaient pas plus que lui attention à ce que faisaient ces gamins, mais chacun d’eux sans exception regardait la cage, la plupart avec un air approbateur et quelques-uns avec crainte.

Moiraine émit un bruit de gorge qui pouvait bien signifier du dégoût.

« Il n’y a pas que ça, dit Lan. Viens. J’ai déjà arrêté des chambres dans une auberge. Je pense que cela t’intéressera. »

Perrin qui les suivait regarda par-dessus son épaule l’homme encagé. Cet homme avait quelque chose de familier, mais il ne discernait pas en quoi.

« Ils ne devraient pas se conduire comme ça. » La voix de basse de Loial avait un accent à mi-chemin de la colère. « Je parle des enfants. Les adultes devraient les obliger à s’arrêter.

— C’est vrai », acquiesça Perrin qui ne l’écoutait que d’une oreille. Pourquoi a-t-il un air de connaissance ?

L’enseigne au-dessus de la porte de l’auberge où les conduisit Lan, près de la rivière, arborait comme inscription À la Forge du charpentier de marine, ce que Perrin prit pour un bon présage, bien que la maison n’eût rien rappelant une forge en dehors de l’homme au tablier de cuir, un marteau à la main, peint sur l’enseigne. C’était un grand bâtiment de deux étages, au toit pourpre, construit en pierres grises équarries et polies, avec des grandes fenêtres et des portes sculptées de volutes, et il avait un air prospère. Des garçons d’écurie accoururent pour s’occuper des chevaux, saluant encore plus bas après que Lan leur eut lancé des pièces de monnaie.

À l’intérieur, Perrin examina les gens avec surprise. Clients et clientes attablés étaient tous habillés de leurs costumes des jours de fête, à ce qu’il lui sembla, avec davantage de bliauds brodés, de dentelles ornant les robes, de rubans de couleur et d’écharpes à franges qu’il n’en avait vus depuis longtemps. Seuls quatre hommes réunis à la même table portaient des vêtements ordinaires, et ils furent les seuls à ne pas lever les yeux comme s’ils attendaient quelque chose quand Perrin entra avec ses compagnons. Les quatre hommes continuèrent à s’entretenir à voix basse. Il entendait une partie de ce qu’ils disaient, concernant la préférence à donner comme cargaison au poivre glaçant plutôt qu’aux fourrures et l’influence sur les prix que pouvaient avoir les troubles dans la Saldaea. Des capitaines de navires marchands, conclut-il. Les autres paraissaient être des gens du pays. Même les serveuses avaient visiblement endossé ce qu’elles possédaient de mieux, leurs longs tabliers couvrant des robes brodées ornées au col de bribes de dentelle.

La cuisine était en plein coup de feu ; il sentit du mouton, de l’agneau, du poulet et du bœuf en train de cuire, ainsi que des légumes quelconques. Et un pain d’épices qui lui fit oublier les viandes un moment.

L’hôtelier en personne les accueillit dès leur entrée, chauve et rondelet avec de brillants yeux bruns dans un visage lisse au teint rose, qui s’inclinait en se frottant les mains. S’il ne s’était pas avancé à leur rencontre, Perrin ne l’aurait jamais pris pour le propriétaire de l’auberge car, au lieu du tablier blanc que l’on se serait attendu à lui voir, il avait revêtu un bliaud comme les autres personnes présentes, en solide drap bleu rebrodé de blanc et de vert dont le poids faisait transpirer son propriétaire.

Pourquoi portent-ils tous des habits de fête ! se demanda Perrin.

« Ah, Maître Andra, s’écria l’hôtelier en s’adressant à Lan. Et un Ogier, exactement comme vous l’aviez annoncé. Non pas que j’en aie douté, naturellement. Pas avec cette foule d’événements, et jamais de votre parole, mon bon Maître. Pourquoi pas un Ogier ? Ah, ami Ogier, vous avoir dans la maison me donne un plaisir plus grand que vous ne l’imaginez. C’est un grand honneur et un couronnement approprié à ces journées. Ah, et Maîtresse… » Son regard évalua la soie bleu foncé de sa robe et la riche laine de sa cape, poussiéreuse à la suite du voyage mais toujours de belle qualité. « Pardonnez-moi, ma Dame, je vous prie. » Sa révérence le courba en fer à cheval. « Maître Andra n’avait pas précisé votre rang, Dame. Je ne voulais pas vous manquer d’égards. Vous êtes encore plus la bien venue que l’ami Ogier que voici, naturellement, ma Dame. Je vous en prie, ne vous formalisez pas de la pauvre langue de Gainor Furlan.

— Il n’y a pas d’offense. » Moiraine accepta d’une voix sereine le titre décerné par Furlan. C’était loin d’être la première fois que l’Aes Sedai se faisait appeler autrement que Moiraine ou passer pour ce qu’elle n’était pas. Ni non plus la première fois que Perrin entendait Lan se présenter sous le nom d’Andra. Le profond capuchon cachait toujours les traits lisses d’Aes Sedai de Moiraine, et elle tenait d’une main sa cape serrée autour d’elle comme si elle avait froid. Pas avec la main où elle avait l’anneau au Grand Serpent. « Des événements bizarres se sont produits dans le bourg, aubergiste, à ce que je comprends. Rien qui puisse inquiéter des voyageurs, je l’espère.

— Ah, Dame, ils méritent bien d’être qualifiés d’étranges par vous, en vérité. Votre radieuse présence est plus que suffisante pour honorer cette humble demeure, ma Dame, ainsi que d’avoir amené un Ogier avec vous, mais nous avons aussi des Chasseurs à Remen. Ici même dans La Forge du charpentier, qu’ils sont. Des Chasseurs en quête du Cor de Valère, partis d’Illian pour courir l’aventure. Et l’aventure, ils l’ont trouvée, ma Dame, ici dans Remen ou juste à une demi-lieue ou moitié moins en amont, en livrant combat à des Aiels farouches, vous vous rendez compte. Pouvez-vous imaginer des sauvages Aiels voilés-de-noir dans l’Altara, ma Dame ? »

Des Aiels. Perrin savait maintenant ce qu’avait de familier l’homme encagé. Il avait déjà vu, une fois, un de ces hôtes impétueux, quasi légendaires, de la terre inhospitalière nommée le Désert. Cet homme avait une grande ressemblance avec Rand, une taille plus élevée que la moyenne, des yeux gris, des cheveux tirant sur le roux et il était habillé comme le prisonnier encagé, dans toutes les nuances de brun et de gris qui se fondent dans la broussaille et les rochers, avec des bottes souples lacées jusqu’au genou. Perrin crut presque entendre résonner de nouveau la voix de Min. Un Aiel dans une cage. Un tournant dans ta vie ou quelque chose d’important qui va se produire.

« Pourquoi avez-vous… » Il s’arrêta pour s’éclaircir la gorge afin que sa voix ne paraisse pas si rauque. « Comment un Aiel en est-il venu à se retrouver dans une cage sur votre grand-place ?

— Ah, jeune maître, c’est toute une histoire… » Furlan laissa sa phrase en plan, son regard le toisant de la tête aux pieds, évaluant ses simples vêtements campagnards et l’arc de guerre dans ses mains, s’arrêtant sur la hache pendant à sa ceinture de l’autre côté de son carquois. L’hôtelier rondelet sursauta quand son examen arriva au visage de Perrin comme si, avec une Dame et un Ogier présents, il remarquait seulement maintenant que Perrin avait les yeux jaunes. « Serait-ce votre serviteur, Maître Andra ? demanda-t-il avec circonspection.

— Répondez-lui, se contenta de dire Lan.

— Ah. Ah, naturellement, Maître Andra, mais voici qui vous racontera cela mieux que moi. C’est le Seigneur Orban, en personne. C’est pour l’entendre que nous nous sommes réunis. »

Un homme assez jeune aux cheveux bruns, en tunique rouge, avec un pansement autour des tempes, descendait l’escalier le long d’un côté de la salle en s’appuyant sur des béquilles rembourrées, la jambe gauche de ses chausses coupée pour que d’autres bandages lui maintiennent le mollet de la cheville au genou. Les gens du pays éclatèrent en murmures comme s’ils voyaient quelque chose de merveilleux. Les capitaines des vaisseaux marchands poursuivaient leur conversation discrète ; ils en étaient à parler fourrures.

Furlan pensait peut-être que l’homme en rouge raconterait mieux l’histoire, néanmoins il la continua lui-même : « Le Seigneur Orban et le Seigneur Gann ont affronté vingt Aiels déchaînés avec seulement dix vassaux. Ah, furieux a été le combat et rude, avec de nombreux coups donnés et reçus. Six braves vassaux ont péri et tout le monde a été blessé, le Seigneur Orban et le Seigneur Gann plus gravement que les autres, mais ils ont tué les Aiels jusqu’au dernier, à part ceux qui s’étaient enfuis, et ils en ont capturé un. C’est celui que vous voyez là-bas sur la place, où il ne jettera plus le trouble dans la campagne par ses façons de sauvage, pas plus que ceux qui sont morts.

— Vous avez eu des ennuis avec des Aiels dans cette région ? » questionna Moiraine.

Perrin se demandait la même chose, non sans une grande consternation. Si des gens utilisaient encore à l’occasion l’expression « Aiel voilé-de-noir » pour qualifier quelqu’un de violent, c’était un témoignage de l’impression laissée par la Guerre des Aiels, mais cela remontait à vingt ans maintenant, et les Aiels n’étaient jamais sortis de leur Désert avant ou depuis. Par contre, j’en ai vu un de ce côté de l’Échine du Monde et maintenant j’en ai vu deux.

L’hôtelier massa son crâne chauve. « Ah. Ah, non, ma Dame, pas exactement. N’empêche que nous en aurions eu, vous pouvez en être sûre, avec vingt sauvages en liberté. Voyons, tout le monde se rappelle comme ils avaient tué, pillé et incendié pendant qu’ils traversaient le Cairhien. Des hommes de ce village même sont partis pour la Bataille des Remparts Étincelants, lorsque les nations s’étaient unies pour les repousser. Moi, je souffrais d’un lumbago à l’époque et je n’avais donc pas pu y aller, mais je m’en souviens bien, comme nous tous. Comment sont-ils venus par ici, tellement loin de chez eux, et pourquoi, je l’ignore, mais le Seigneur Orban et le Seigneur Gann nous ont sauvés d’eux. » Un murmure d’acquiescement émana des gens en costume de fête.

Orban lui-même approcha en clopinant à travers la salle, semblant ne voir personne à part l’hôtelier. Perrin sentit une odeur aigre de vin avant même qu’il soit près. « Où a filé cette vieille avec ses herbes, Furlan ? dit grossièrement Orban d’un ton impérieux. Les blessures de Gann le font souffrir et j’ai l’impression que ma tête va se fendre. »

Furlan s’inclina jusqu’à presque toucher le sol du front. « Ah, Mère Leich sera de retour demain matin, Seigneur Orban. Un accouchement, Seigneur, mais elle a dit qu’elle avait suturé vos blessures, appliqué un pansement sur elles et agi de même pour celles du Seigneur Gann, donc qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Ah, Seigneur Orban, je suis sûr qu’elle s’occupera de vous à la première heure demain. »

L’homme aux bandages marmotta quelque chose d’inaudible – d’inaudible pour des oreilles autres que celles de Perrin – concernant l’obligation où il était d’attendre qu’une fermière « ait mis bas sa portée » et un commentaire sur « cette façon d’avoir été cousu comme un sac de farine ». Il détourna des yeux au regard buté, coléreux et, pour la première fois apparemment, prit en compte les arrivants. Perrin, il s’en désintéressa aussitôt, ce qui n’étonna nullement celui-ci. Ses yeux s’arrondirent un peu en se posant sur Loial – Il a vu des Ogiers, songea Perrin, mais il n’avait jamais imaginé qu’il en rencontrerait un ici – se plissèrent un peu pour Lan – il reconnaît un homme de guerre quand il en voit un, et il n’aime pas en voir – et s’éclairèrent quand il se baissa pour scruter l’intérieur du capuchon de Moiraine, bien qu’il ne fût pas assez rapproché pour distinguer son visage.

Perrin décida de s’abstenir de porter là-dessus un jugement, pas concernant une Aes Sedai, et il espéra que ni Moiraine ni Lan ne s’en soucieraient non plus. Un éclair dans les yeux du Lige lui dit que sur ce point-là du moins c’était un espoir vain.

« Vous étiez douze à combattre vingt Aiels ? » questionna Lan d’une voix neutre.

Orban se redressa, avec un mouvement de recul. D’un ton d’une nonchalance étudiée, il répliqua : « Oui, il faut s’attendre à ce genre de chose quand on recherche le Cor de Valère. Ce n’était pas la première escarmouche de ce genre pour Gann et moi, et ce ne sera pas la dernière d’ici que nous trouvions le Cor. Si la Lumière brille sur nous. » À l’entendre, la Lumière ne pouvait absolument pas faire autrement. « Tous nos combats n’ont pas été livrés contre des Aiels, bien sûr, mais il y en a toujours qui voudraient barrer la route à des Chasseurs en quête du Cor s’ils le pouvaient. Gann et moi, nous ne nous laissons pas arrêter facilement. » Un autre murmure approbateur monta des gens du pays. Orban se tint encore un peu plus droit.

« Vous avez eu six pertes et capturé un prisonnier. » D’après la voix de Lan, on ne savait pas trop s’il avait perdu ou gagné au change.

« Oui, répondit Orban, nous avons tué le reste, sauf ceux qui se sont enfuis. Nul doute qu’ils soient présentement en train de cacher leurs morts ; j’ai entendu dire que c’était leur coutume. Les Blancs Manteaux sont partis à leur recherche, mais ils ne les découvriront jamais.

— Il y a des Blancs Manteaux ici ? » questionna vivement Perrin.

Orban lui jeta un coup d’œil et le traita encore une fois comme quantité négligeable. Il s’adressa de nouveau à Lan. « Les Blancs Manteaux fourrent toujours leur nez là où l’on ne veut pas d’eux et où l’on n’en a pas besoin. Des idiots incompétents, tous tant qu’ils sont. Oui, ils vont quadriller le pays pendant des jours, mais je doute qu’ils trouvent autre chose que leurs propres ombres.

— Je le suppose, en effet », dit Lan. L’homme aux pansements fronça les sourcils comme s’il hésitait sur le sens exact à donner au commentaire de Lan, puis il s’en prit derechef à l’hôtelier. « Dénichez-moi cette vieille, vous m’entendez ! J’ai la tête qui éclate. » Avec un dernier coup d’œil à Lan, il s’éloigna en boitillant et remonta l’escalier marche à marche, suivis de murmures d’admiration pour un Chasseur participant à la Quête du Cor qui avait tué des Aiels.

« Cette ville bourdonne d’événements. » La voix grave de Loial attira sur lui l’attention générale. Hormis celle des capitaines marchands qui parlaient cordage pour autant que pouvait le comprendre Perrin. « Partout où je vais, vous les humains, vous vous activez, vous courez et vous vous précipitez, il vous arrive des choses. Comment réussissez-vous à supporter une telle effervescence ?

— Ah, ami Ogier, répondit Furlan, c’est dans notre nature humaine de vouloir de l’action. Combien je regrette de n’avoir pas pu aller combattre aux Remparts Étincelants. Tenez, laissez-moi vous raconter…

— Nos chambres. » Moiraine n’avait pas élevé la voix, mais ses paroles coupèrent court au discours de l’hôtelier comme un couteau tranchant. « Andra a bien retenu des chambres, n’est-ce pas ?

— Ah, Dame, pardonnez-moi. Oui, Maître Andra a loué des chambres, c’est exact. Pardonnez-moi, je vous en prie. C’est à cause de ces émotions, elles m’ont vidé la tête. Je vous en prie, pardonnez-moi, Dame. Par ici, s’il vous plaît. Si vous voulez bien me suivre. » Avec force courbettes, s’excusant et babillant sans arrêt, Furlan les précéda dans l’escalier.

En haut, Perrin s’arrêta pour regarder en arrière. Il entendait des murmures de « Dame » et « Ogier », sentait tous ces yeux tournés dans leur direction, néanmoins il eut l’impression qu’une paire d’yeux en particulier, quelqu’un, fixait non pas Moiraine ni Loial mais lui-même.

Il la repéra aussitôt. D’une part, elle se tenait à l’écart et d’autre part elle était la seule femme de la salle à ne pas être parée d’au moins un peu de dentelle. Sa robe gris anthracite, presque noire, était d’une façon aussi simple que les vêtements des capitaines de bateau marchand, avec des manches larges et une jupe étroite, sans le moindre ornement de coupe ou point de broderie. La robe était fendue pour monter à cheval, il le vit quand elle bougea, et elle portait des bottes souples qui pointaient sous l’ourlet. Elle était jeune – pas plus âgée que lui, peut-être – et grande pour une femme, avec des cheveux noirs qui tombaient sur ses épaules. Un nez qui était à la limite d’être trop gros et trop fortement dessiné, une bouche généreuse, de hautes pommettes et des yeux sombres légèrement inclinés. Perrin n’arriva pas à conclure si elle était belle ou non.

Dès qu’il avait regardé dans la salle, elle s’était détournée pour s’adresser à une serveuse et elle n’avait plus jeté de coup d’œil vers l’escalier, mais il était sûr d’avoir raison. Elle l’avait dévisagé.

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