45 Caemlyn

Mat avait gardé de Caemlyn un vague souvenir mais, quand ils en approchèrent dans les premières heures qui suivirent le lever du soleil, il eut l’impression de n’y être jamais encore venu. Ils n’étaient plus seuls sur la route depuis l’aube, d’autres cavaliers les entouraient à présent, ainsi que des caravanes de chariots de marchands et des gens à pied, tous se dirigeant en foule vers la grande cité.

Construite sur des étagements de collines, elle était sûrement aussi vaste que Tar Valon et à l’extérieur des énormes remparts – cinquante pieds de pierre claire, tirant sur le gris, striée de blanc et d’argent étincelant au soleil, où se dressaient de distance en distance de hautes tours rondes avec la Bannière au Lion d’Andor flottant à leur sommet, blanc sur rouge – à l’extérieur de ces remparts, on aurait dit qu’avait été placée une autre ville, enveloppant la cité fortifiée, tout en brique rouge, pierre grise et murs enduits de plâtre blanc, des auberges encaissées entre des maisons de deux et trois étages si belles qu’elles devaient appartenir à de riches négociants, des boutiques avec des marchandises disposées sur des étals ombragés par des bannes, pressées contre de grands entrepôts sans fenêtres. Des marchés en plein vent sous des toits de tuiles rouges et pourpres bordaient la route de chaque côté, hommes et femmes vantant leurs produits, marchandant à tue-tête, tandis que veaux, moutons, chèvres et porcs dans des parcs, oies, poulets et canards dans des cages ajoutaient au tintamarre. Il crut se rappeler avoir pensé que Caemlyn était trop bruyante quand il y était venu auparavant ; maintenant ce bruit était comme le battement d’un cœur pompant de la richesse.

La route conduisait à des portes voûtées hautes de vingt pieds, restant ouvertes sous l’œil attentif de Gardes de la Reine en tunique rouge et à la cuirasse brillante – ils ne s’intéressèrent à Thom et lui-même pas plus qu’aux autres, pas même au bâton de combat posé en travers de sa selle devant lui ; tout ce qui leur importait, apparemment, était que la foule s’écoule – puis ils furent à l’intérieur. Là, de sveltes tours s’élevaient encore plus haut que celles jalonnant les remparts, et des coupoles miroitantes se dressaient blanches et or au-dessus de rues grouillant de monde. Juste à l’intérieur des portes, la route se scindait en deux voies parallèles, séparées par une large bande herbue plantée d’arbres. Les collines de la ville se dressaient comme des degrés vers un sommet qui était entouré d’un autre rempart, d’un éclat aussi blanc que celui de Tar Valon, avec encore plus de dômes et de tours derrière ce rempart. C’était la Cité Intérieure, Mat s’en souvint, et au-dessus de ces collines les plus hautes était le Palais Royal.

« Inutile d’attendre, déclara-t-il à Thom. Je vais porter immédiatement la lettre. » Il regarda les chaises à porteurs et les voitures qui se frayaient un chemin parmi la foule, les boutiques offrant à la vue toutes leurs marchandises. « On pourrait gagner un peu d’or dans cette ville, Thom, une fois qu’on aurait trouvé une partie de dés ou de cartes. » Il n’avait pas autant de chance aux cartes qu’aux dés, mais de toute façon peu de gens, à l’exception des nobles et des riches, jouaient à ces jeux-là. La question pour moi maintenant est avec qui engager une partie.

Thom lui bâilla au nez et rajusta sa cape de ménestrel comme si c’était une couverture. « Nous avons chevauché toute la nuit, mon garçon. Dénichons au moins d’abord quelque chose à manger. La Bénédiction de la Reine fournit de bons repas. » Il bâilla de nouveau. « Et de bons lits.

— Je m’en souviens », dit lentement Mat. C’était vrai, en un sens. L’aubergiste était un homme rondelet avec des cheveux grisonnants, Maître Gill. Moiraine les avait rattrapés là, Rand et lui, alors qu’il les croyait enfin libérés d’elle. Elle est désormais je ne sais où, jouant ses tours avec Rand. Cela ne me concerne plus. Plus maintenant. « Je vous rejoindrai là-bas, Thom. J’avais dit que je me débarrasserais de cette lettre une heure après mon arrivée et telle est bien mon intention. Allez devant. »

Thom inclina la tête et fit tourner son cheval, criant par-dessus son épaule en bâillant : « Ne te perds pas, mon garçon. C’est une grande ville, Caemlyn. »

Et une ville riche. Mat talonna sa monture et poursuivit son chemin dans la rue encombrée. Me perdre ! Je suis fichtrement capable de trouver mon chemin. La maladie semblait avoir effacé des portions de sa mémoire. Il pouvait regarder une auberge, ses étages supérieurs surplombant tout autour le rez-de-chaussée avec son enseigne grinçant au vent, et être sûr de l’avoir déjà vue et pourtant ne se souvenir de rien d’autre de ce qu’il apercevait du même endroit. Cent pas de rue se rappelaient subitement à lui, alors qu’un bout du chemin d’avant et d’après demeurait aussi enveloppé de mystère que des dés encore au fond de leur cornet.

Même compte tenu de ses trous de mémoire, il était certain de n’être jamais allé dans la Cité Intérieure ni au Palais Royal – je n’aurais pas oublié ça ! – pourtant il n’avait pas besoin de se rappeler le chemin. Les rues de la Cité Neuve – ce nom lui revint subitement ; c’était la partie de Caemlyn qui avait moins de deux mille ans – filaient dans tous les sens, mais les boulevards principaux conduisaient tous à la Cité Intérieure. Les Gardes aux portes ne s’évertuaient en aucune façon à interdire l’entrée à qui que ce soit.

À l’intérieur de ces remparts blancs, il y avait des bâtiments qui n’auraient pratiquement pas été déplacés à Tar Valon. Les rues sinueuses escaladaient des collines d’où, au sommet, elles donnaient à voir de minces tourelles, leurs murs revêtus de carreaux de céramique étincelant de cent couleurs au soleil, ou permettaient de contempler en contrebas des parcs dessinés pour être appréciés d’en haut, ou pour déployer d’immenses perspectives de la cité entière jusqu’aux plaines onduleuses et aux forêts au-delà. Peu importait réellement quelles rues il empruntait ici. Toutes montaient en spirale vers ce qu’il voulait atteindre, le Palais Royal d’Andor.

En un rien de temps, il se retrouva traversant l’immense place ovale devant le Palais, avançant à cheval vers ses hautes grilles dorées. Le Palais d’Andor, d’un blanc pur, n’aurait pas non plus été déplacé parmi les merveilles de Tar Valon, avec ses tours sveltes et ses dômes dorés brillant au soleil, ses hauts balcons et le travail recherché des tailleurs de pierre. La feuille d’or d’un de ces dômes lui aurait permis de vivre dans le luxe pendant un an.

Il y avait moins de monde qu’ailleurs sur la place, comme si elle était réservée aux grandes occasions. Une douzaine de Gardes étaient postés devant les grilles closes, leurs arcs inclinés, tous exactement au même angle, en travers de leurs cuirasses, le visage caché par les barres d’acier de la visière de leur heaume poli. Un officier trapu, avec sa cape rouge rejetée en arrière pour laisser voir un nœud de galon doré sur son épaule, faisait les cent pas devant leur rang, scrutant chaque homme comme s’il pensait découvrir de la rouille ou de la poussière.

Mat arrêta son cheval et arbora un sourire. « Bonjour à vous, Capitaine. »

L’officier se retourna, le fixant à travers les barres de son ventail avec des yeux caves en trou de vrille, comme un rat gras dans une cage. L’homme était plus âgé que Mat ne s’y attendait – sûrement assez âgé pour avoir un rang marqué par plus d’un nœud – et bouffi de graisse plutôt que de muscles. « Qu’est-ce que tu veux, fermier ? » questionna-t-il avec rudesse.

Mat respira à fond. Prends-y-toi bien. Impressionne cet imbécile pour qu’il ne m’oblige pas à attendre toute la journée. Je ne tiens pas à brandir le papier de l’Amyrlin pour éviter de faire le pied de grue. « Je viens de Tar Valon, de la Tour Blanche, apporter une lettre de…

— Toi, tu viens de Tar Valon, fermier ? » L’estomac de l’officier adipeux fut secoué par son rire, lequel s’interrompit net comme coupé au couteau et son regard devint furibond. « Nous ne voulons pas de lettres de Tar Valon, coquin, si vraiment tu en as une ! Notre bonne Reine – que la Lumière l’illumine ! – n’acceptera pas un mot de la Tour Blanche avant que la Fille-Héritière lui soit rendue. Je n’ai jamais entendu parler de messager de la Tour en blouse et culotte de paysan. C’est évident pour moi que tu médites quelque roublardise, peut-être que tu penses récolter quelques sous si tu viens en prétendant porter des lettres, mais tu auras de la chance si tu ne finis pas dans une cellule de prison ! Si tu viens de Tar Valon, retourne dire à la Tour de renvoyer la Fille-Héritière avant que nous allions la chercher ! Si tu es un escroc en quête de pièces d’argent, ôte-toi de ma vue avant que je ne te fasse rouer de coups quasi jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Dans l’un ou l’autre cas, espèce de rustre imbécile, va-t’en ! »

Depuis le début de cette tirade, Mat avait tenté de placer un mot. Il déclara précipitamment : « La lettre émane d’elle, voyons. Elle est écrite par…

— Ne t’ai-je pas dit de déguerpir, vaurien ? » rugit le gros homme. Son visage devenait presque aussi rouge que sa tunique. « Ôte-toi de ma vue, espèce de rebut du ruisseau ! Si tu n’as pas disparu d’ici que je compte jusqu’à dix, je vais t’arrêter pour encombrer la place publique de l’ordure de ta présence ! Un ! Deux !

— Savez-vous compter jusque-là, stupide tas de graisse ? riposta Mat. Je vous le répète, Élayne a envoyé…

— Gardes ! » La face de l’officier était à présent violette. « Saisissez-vous de cet homme qui est un Ami du Ténébreux ! »

Mat hésita un instant, certain que personne ne prendrait cette accusation au sérieux, mais les Gardes en tunique rouge, tous les douze avec heaume et cuirasse, s’élancèrent vers lui, alors il fit pivoter son cheval et partit au galop devant eux, suivi par les cris du gros homme. Le hongre n’était pas un cheval de course, mais il n’eut pas grand mal à distancer les hommes à pied. Les gens s’écartaient vivement de Mat dans les rues sinueuses, secouant le poing à son adresse après son passage et proférant autant de malédictions que l’officier.

Imbécile, songea-t-il en pensant à cet officier gras à lard, puis il ajouta le même qualificatif qu’il s’appliqua à lui-même. Je n’avais qu’à dire son fichu nom en premier. « Élayne, la Fille-Héritière d’Andor, envoie cette lettre à sa mère, la Reine Morgase. » Par la Lumière, qui aurait pu penser que l’on nourrissait ces sentiments-là à l’égard de Tar Valon. Des souvenirs qu’il avait gardés de sa dernière visite, les Aes Sedai et la Tour Blanche suivaient de près la Reine Morgase dans l’affection des Gardes. Que la lumière la brûle, Élayne aurait pu me prévenir. À regret, il ajouta : J’aurais pu aussi poser des questions.

Avant d’atteindre les portes voûtées qui donnaient accès à la Cité Neuve, il remit son cheval au pas. Il ne pensait pas que les Gardes du Palais le poursuivaient encore et c’était inutile d’éveiller l’attention de ceux qui étaient postés ici en franchissant la porte au galop, mais ils ne lui prêtèrent pas plus attention maintenant que lorsqu’il était entré la première fois.

En chevauchant sous la vaste voûte, il sourit et faillit tourner bride. Il s’était rappelé subitement quelque chose et avait eu une idée qui le tentait bien davantage que d’entrer par les grilles du Palais. Même si ce gros officier ne les surveillait pas, il estima que cette solution lui plaisait mieux.

Il se perdit deux fois en cherchant La Bénédiction de la Reine, mais à la fin il trouva l’enseigne représentant un homme à genoux devant une femme avec des cheveux d’or roux et une couronne de roses dorées, qui posait la main sur sa tête. C’était un large bâtiment de pierre à deux étages, avec de hautes fenêtres même jusque sous les tuiles rouges du toit. Il le contourna jusqu’à la cour de l’écurie où un personnage au visage chevalin, en gilet de cuir qui aurait difficilement pu être plus dur que sa peau, prit les rênes de sa monture. Il eut l’impression de se rappeler qui c’était. Oui. Ramey.

« Eh bien, du temps a passé, Ramey. » Mat lui lança un marc d’argent. « Vous vous souvenez de moi, n’est-ce pas ?

— Je ne peux pas dire que je… », commença Ramey qui aperçut l’éclat de l’argent où il s’attendait à du cuivre ; il toussa et son bref signe de tête se changea en quelque chose combinant une main qui se porte au front et une brusque courbette. « Voyons, bien sûr, mon jeune Maître. Pardonnez-moi. M’était sorti de l’esprit. Ma tête pas bonne pour les gens. Bonne pour les chevaux. Je m’y connais en chevaux, soyez-en sûr. Un bel animal, jeune Maître. J’en prendrai grand soin, n’ayez crainte. » Il débita cela rapidement, sans laisser à Mat le temps de placer un mot, puis entraîna rapidement le hongre dans l’écurie avant d’être obligé d’avoir à dire le nom de Mat.

Avec une grimace de déplaisir, Mat fourra le gros rouleau de fusées sous son bras et hissa sur son épaule le reste de ses biens. Incapable de me distinguer d’avec l’ongle des orteils d’Aile-de-Faucon, ce garçon. Un homme musclé, à la masse imposante, était assis sur un tonneau à côté de la porte de la cuisine, grattant avec douceur derrière l’oreille un chat noir et blanc accroupi sur son genou. Il examina Mat avec des yeux aux paupières lourdes, et en particulier le bâton sur son épaule, mais il n’interrompit pas ses caresses. Mat sentit qu’il le reconnaissait mais fut incapable de retrouver son nom. Il ne dit rien en franchissant le seuil de la porte, et l’homme non plus. Aucune raison qu’ils se souviennent de moi. Probable que de sacrées Aes Sedai viennent ici chercher des gens tous les jours.

Dans la cuisine, deux aides de cuisine et trois marmitons se hâtaient entre les fourneaux et les rôtissoires sous la direction d’une femme corpulente aux cheveux ramenés en chignon, munie d’une longue cuillère de bois qu’elle pointait vers ce qu’elle voulait voir fait. Mat fût sûr de se rappeler cette femme rondelette. Coline, et quel nom pour quelqu’un de cette largeur, mais tout le monde l’appelait « Cuisinière ».

« Eh bien, Dame Cuisinière, annonça-t-il, me voici de retour et un an ne s’est pas écoulé depuis que j’étais parti. »

Elle le dévisagea un instant, puis hocha la tête. « Je me souviens de vous. » Il commença à sourire. « Vous étiez avec ce jeune prince, n’est-ce pas ? poursuivit-elle. Celui qui ressemblait tellement à Tigraine, que la Lumière illumine sa mémoire. Vous êtes son serviteur, hein ? Alors, il revient, le jeune prince ?

— Non », répliqua-t-il sèchement. Un prince ! Ô Lumière ! « Je ne crois pas qu’il vienne de sitôt et je ne pense pas que cela vous réjouirait s’il venait. » Elle protesta, affirmant quel beau et noble jeune homme était le prince – Que je brûle, y a-t-il quelque part une femme qui ne rêve pas de Rand et ne fait pas les yeux doux quand on mentionne son fichu nom ? Elle pousserait de sacrés hurlements si elle savait à quoi il s’occupe maintenant – mais il se refusa à la laisser continuer. « Maître Gill est-il là ? Et Thom Merrilin ?

— Dans la bibliothèque, répliqua-t-elle avec un bref reniflement dédaigneux. Prévenez Basel Gill quand vous le verrez que j’ai dit que ces égouts ont besoin d’être nettoyés. Aujourd’hui, rappelez-vous. » Elle aperçut quelque chose qu’une de ses aides administrait à un rôti de bœuf et elle se dirigea en se dandinant vers elle. « Pas autant, mon petit. Vous rendrez la viande trop sucrée si vous y menez tant d’arrath. » Elle paraissait avoir déjà oublié Mat.

Il secouait la tête en se mettant en quête de cette bibliothèque dont il n’avait aucun souvenir. Il ne se rappelait pas non plus si Coline était mariée avec Maître Gill mais, s’il avait jamais entendu une maîtresse de maison dépêcher des instructions à son époux, c’était bien de cette façon-là. Une jolie serveuse aux grands yeux poussa des petits rires nerveux et lui indiqua de suivre un couloir longeant la salle commune.

Quand il entra dans la bibliothèque, il s’immobilisa, stupéfait. Il devait y avoir plus de trois cents livres sur les étagères fixées aux murs, et d’autres sur des tables ; de sa vie Mat n’avait vu autant de volumes réunis dans un même endroit. Il remarqua un exemplaire relié en cuir des Voyages de Jaim Farstrider sur une petite table près de la porte. Il avait toujours eu l’intention de les lire – Rand et Perrin lui racontaient constamment des anecdotes tirées de là – mais il ne trouvait jamais le temps apparemment de lire les livres qu’il avait résolu de connaître.

Basel Gill, le teint rose, et Thom Merrilin étaient assis à l’une des tables, l’un en face de l’autre avec entre eux un jeu de mérelles, la pipe entre leurs dents répandant de minces volutes de fumée de tabac. Une chatte tricolore était assise sur la table à côté d’un cornet à dés en bois, la queue rabattue sur ses pattes, les regardant jouer. La cape du ménestrel n’était nulle part en vue, aussi Mat supposa-t-il qu’il avait déjà pris une chambre.

« Tu en as fini plus vite que je ne m’y attendais, mon garçon », déclara Thom sans ôter son tuyau de pipe. Il tiraillait sur une de ses longues moustaches blanches en méditant sur l’endroit où placer son palet suivant sur le réseau du plateau. « Basel, vous vous souvenez de Mat Cauthon.

— Je m’en souviens, dit l’aubergiste replet en scrutant le plateau. Mal en point, la dernière fois que vous étiez ici, je me rappelle. J’espère que vous allez mieux maintenant, mon garçon.

— Je vais mieux, répliqua Mat. Est-ce tout ce que vous vous rappelez ? Que j’étais malade ? »

Maître Gill esquissa une grimace devant le coup joué par Thom et ôta sa pipe de sa bouche. « Étant donné avec qui vous êtes parti, mon garçon, et étant donné la situation actuelle, peut-être vaut-il mieux que je ne me souvienne que de cela.

— Les Aes Sedai ne sont plus aussi bien vues à présent, n’est-ce pas ? » Mat déposa ses affaires dans un grand fauteuil, le bâton de combat accoté contre le dossier, et s’installa lui-même dans un autre, une jambe se balançant par-dessus un des accoudoirs. « Les Gardes du Palais ont l’air de croire que la Tour Blanche a volé Élayne. » Thom regarda avec inquiétude le rouleau de fusées d’artifice, reporta les yeux sur sa pipe qui fumait et murmura quelque chose pour lui-même avant de recommencer à étudier le jeu.

« Pas précisément, rectifia Maître Gill, néanmoins la ville entière sait qu’elle a disparu de la Tour. Thom dit qu’elle y est retournée, mais nous n’en n’avons pas entendu parler ici. Possible que Morgase soit au courant, n’empêche que chacun jusqu’au dernier garçon d’écurie marche sur la pointe des pieds pour éviter d’attirer ses foudres. Le Seigneur Gaebril l’a empêchée d’expédier réellement quelqu’un au bourreau, mais je n’affirmerais pas qu’elle ne le fera pas. Et il n’a certainement pas apaisé sa colère envers Tar Valon. Peut-être même, à mon avis, qu’il l’a attisée.

— Morgase a un nouveau conseiller, expliqua Thom d’un ton sarcastique. Gareth Bryne n’aimait pas Gaebril, aussi Bryne a-t-il été exilé dans son domaine pour regarder la laine pousser sur le dos de ses moutons. Basel, allez-vous placer un palet, oui ou non ?

— Dans une minute, Thom. Dans une minute. Je tiens à le mettre au bon endroit. » Gill serra les dents sur le tuyau de sa pipe et contempla le damier les sourcils froncés en projetant des bouffées de fumée.

« Ainsi la Reine a un conseiller qui ne porte pas Tar Valon dans son cœur, commenta Mat. Ma foi, cela explique la façon dont les Gardes ont réagi quand j’ai dit que je venais de là-bas.

— Si vous leur avez dit ça, répliqua Gill, vous avez eu de la chance de vous en tirer sans os cassés. Du moins au cas où il s’agissait d’un des nouveaux hommes. Gaebril a remplacé la moitié des Gardes de Caemlyn par des gens de son choix, ce qui n’est pas une mince réussite vu le peu de temps passé depuis qu’il vit ici. D’aucuns affirment que Morgase pourrait l’épouser » Il s’apprêta à poser un palet sur le damier, puis le retira en secouant la tête. « Les temps changent. Les gens changent. Trop de changement pour moi. Je suppose que je vieillis.

— Apparemment, vous avez l’intention de nous voir vieillir tous les deux avant que vous avanciez un pion », déclara Thom avec humeur. La chatte s’étira et se glissa furtivement de son côté de la table pour qu’il lui caresse l’Échine. « Parler toute la journée ne vous aidera pas à trouver un coup astucieux. Pourquoi ne pas vous avouer tout simplement battu, Basel ?

— Je n’admets jamais la défaite, proclama Gill avec vaillance. Je vous battrai malgré tout, Thom. » Il posa un palet blanc à l’intersection de deux lignes. « Vous verrez. » Thom eut un rire sec.

D’après la façon dont Mat jugeait la disposition des pièces, il ne pensait pas que Gill avait de grandes chances d’y réussir. « Je n’aurai qu’à éviter les Gardes et déposer la lettre d’Élayne entre les mains mêmes de Morgase. » Surtout s’ils sont tous comme ce gros imbécile. Lumière, je me demande s’il leur a raconté à tous que je suis un Ami du Ténébreux.

« Tu ne l’as pas remise ? questionna Thom d’un ton sec. Je pensais que tu étais désireux de t’en débarrasser.

— Vous êtes porteur d’une lettre de la Fille-Héritière ? s’exclama Gill. Thom, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— Pardonnez-moi, Basel », marmonna le ménestrel. Il darda sur Mat un regard furieux sous la broussaille de ses sourcils et souleva d’un souffle ses moustaches. « Le garçon croit que quelqu’un veut le tuer à cause de cette lettre, alors j’ai jugé bon de lui laisser dire ce qu’il voulait et pas davantage. Apparemment, cela lui est égal à présent.

— Quel genre de lettre ? demanda Gill. Revient-elle ici ? Avec le Seigneur Gawyn ? J’espère que oui. J’ai entendu parler de l’éventualité d’une guerre avec Tar Valon, comme si quiconque pouvait être assez fou pour entrer en lutte avec les Aes Sedai. Si vous voulez mon avis, cela va de pair avec ces folles rumeurs que nous avons entendues prétendant que des Aes Sedai soutiennent un faux Dragon quelque part dans l’ouest et se servent du Pouvoir comme d’une arme. Non pas que je comprenne pourquoi cela inciterait qui que ce soit à entrer en guerre avec elles ; bien au contraire.

— Avez-vous épousé Coline ? » questionna Mat, et Maître Gill sursauta.

« La Lumière m’en préserve ! On croirait que l’auberge lui appartient présentement. Si elle était ma femme… ! Quel rapport avec la lettre de la Fille-Héritière ?

— Aucun, répliqua Mat, mais vous avez parlé tellement longtemps que j’ai cru que vous aviez probablement oublié vos propres questions. » Gill s’étrangla et Thom éclata d’un rire sec. Mat se hâta de poursuivre avant que l’aubergiste retrouve sa langue. « La lettre est cachetée ; Élayne ne m’a pas raconté ce qu’il y avait dedans. » Thom le regardait du coin de l’œil en se lissant les moustaches. S’imagine-t-il que je vais avouer que nous l’avons ouverte ? « Cependant je ne crois pas qu’elle revienne ici. Elle a l’intention de devenir une Aes Sedai, si vous voulez mon avis. » Il leur relata sa tentative pour porter la lettre à destination, gommant quelques détails qu’ils n’avaient pas besoin de connaître.

« Les hommes nouveaux, commenta Gill. Du moins cet officier, à sa manière de parler. Je suis prêt à parier là-dessus. Ne valent pas mieux que des brigands, pour la plupart, excepté ceux qui cachent, leur jeu. Attendez jusqu’à cet après-midi, mon petit, quand les Gardes, de la grille auront été changés. Prononcez tout de suite le nom de la Fille-Héritière et, pour le cas où le nouvel officier serait aussi un des hommes de Gaebril, inclinez un peu la tête. Portez la main au front et vous n’aurez pas d’ennuis.

— Que je brûle si je m’abaisse à ça. Je ne fabule et ne racle le gravier pour personne. Pas même pour Morgase. Cette fois-ci, je ne m’approcherai absolument pas des Gardes ». J’aimerais autant ne pas savoir ce que ce gros lard a répandu sur mon compte.

Ils le dévisagèrent comme s’il était fou.

« Au nom de la Lumière de quelle façon entendez-vous entrer dans le Palais Royal sans passer devant les Gardes ? » dit Gill. Ses yeux s’écarquillèrent comme si un souvenir lui revenait. « Par la Lumière, vous n’avez pas l’intention de… Mon petit gars, il vous faudrait la chance même du Ténébreux pour vous en tirer vivant !

— Qu’est-ce que vous débitez là maintenant, Basel ? Mat, quel tour farfelu médites-tu d’essayer ?

— J’ai de la chance, Maître Gill, répliqua Mat. Ayez seulement un bon repas tout prêt qui m’attende quand je reviendrai. » Comme il se levait, il ramassa le cornet à dés et, pour se porter chance, lança les dés à côté de la table de mérelles. La chatte tricolore sauta à terre, feulant à son intention en arquant le dos. Les cinq dés marqués de points s’immobilisèrent, chacun avec un seul point à leur face supérieure. Les Yeux du Ténébreux.

« C’est le meilleur coup ou le pire, dit Gill. Cela dépend du jeu choisi, n’est-ce pas. Mon petit, je pense que vous vous apprêtez à jouer un jeu dangereux. Pourquoi ne pas emporter ce cornet dans la salle commune et perdre quelques pièces de cuivre ? Vous m’avez l’air d’un gars qui aime assez les dés. Je veillerai à ce que la lettre arrive à destination au Palais sans encombre.

— Coline veut que vous nettoyiez les égouts », lui dit Mat qui se tourna vers Thom pendant que l’aubergiste continuait à cligner des paupières et à parler entre ses dents. « Je ne vois pas ce que cela changerait si je reçois une flèche en essayant de remettre cette lettre ou un coup de couteau dans le dos en restant à attendre. C’est bonnet blanc et blanc bonnet. Veillez simplement à ce que ce repas soit prêt, Thom. » Il jeta un marc d’or sur la table devant Gill. « Montez mes affaires dans une chambre, aubergiste. Si cela coûte des pièces de monnaie en supplément, vous les recevrez. Prenez soin du gros rouleau ; il inspire à Thom une frayeur épouvantable. »

Comme il sortait à grands pas, il entendit Gill dire à Thom. « J’ai toujours pensé que ce petit gars était un fripon. Comment se trouve-t-il en possession d’or ? »

Je gagne toujours voilà comment, pensa-t-il en serrant les dents. Il suffit que je gagne encore une fois et j’en aurai fini avec Élayne, et je serai débarrassé de la Tour Blanche. Juste encore une fois.

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