37 Incendies au Cairhien

Egwene répondit par une gracieuse inclination de tête au salut respectueux du matelot qui, pieds nus, passait silencieusement à côté d’elle pour aller étarquer un cordage qui semblait déjà bien tendu, peut-être modifiant légèrement la position d’une des grandes voiles carrées. Quand il revint à longs pas muets vers l’endroit où le capitaine au visage rond se tenait près de l’homme de barre, il salua de nouveau et elle inclina encore une fois la tête avant de reporter son attention sur la berge boisée du Cairhien, séparée de La Grue Bleue par moins de cinq toises d’eau.

Un village défilait le long du bateau, ou ce qui avait été naguère un village. La moitié des maisons n’étaient que des tas de décombres fumants avec des cheminées se dressant seules au-dessus des ruines. Sur la façade des autres maisons, des portes se balançaient au vent, et du mobilier, des lambeaux de vêtements et des ustensiles de ménage jonchaient la rue non pavée, en désordre comme si on les avait jetés dehors. Pas un être vivant ne bougeait dans le village à l’exception d’un chien affamé qui ne s’intéressa pas au navire et disparut en trottinant derrière les murs écroulés de ce qui devait avoir été une auberge. Egwene ne pouvait pas voir pareil spectacle sans éprouver une sensation de nausée, mais elle s’efforça de conserver la sérénité inébranlable qu’elle estimait propre à une Aes Sedai. Cela ne l’aidait guère. Au-delà du village, un épais panache de fumée s’élevait dans le ciel. À une lieue ou une lieue et demie, estima-t-elle.

Ce n’était pas le premier panache de fumée qu’elle avait vu depuis que le cours de l’Erinin s’était mis à longer la frontière du Cairhien, ni le premier village ainsi dévasté. Au moins cette fois il n’y avait pas de cadavres en vue. Le Capitaine Ellisor était parfois obligé de serrer de près la berge cairhienine à cause des syrtes – il disait que ces bancs de sable se déplaçaient dans cette partie du fleuve – mais quelque proche du bord qu’il naviguait elle n’avait pas aperçu une seule personne en vie.

Le village et la fumée disparurent en arrière du navire et déjà une autre colonne de fumée apparaissait sur l’avant, plus éloignée du fleuve. La forêt devenait moins dense, les frênes, lauréoles et sureaux cédant la place aux saules, sapins blancs et chênes des marais, avec quelques autres qu’elle ne savait pas identifier.

Le vent souleva sa cape, elle la laissa flotter, savourant la fraîche pureté de l’air, savourant la liberté de porter du brun au lieu de blanc de n’importe quelle nuance, bien que ce n’eût pas été son premier choix.

Cependant robe et cape étaient du meilleur drap de laine, bien taillées et bien cousues.

Un autre matelot arrivait d’une allure souple à sa hauteur, saluant au passage. Elle se promit d’apprendre au moins un peu de ce qu’ils faisaient ; elle n’aimait pas se sentir ignorante. Porter à la main droite son anneau au Grand Serpent provoquait abondance de salutations chez un capitaine et un équipage originaires pour la plupart de Tar Valon.

Elle avait eu le dessus dans cette discussion-là avec Nynaeve, bien que celle-ci fût convaincue d’être la seule des trois assez âgée pour qu’on la croie une Aes Sedai. Nynaeve s’était trompée. Egwene était prête à reconnaître qu’elles deux, Élayne et elle, avaient suscité des regards stupéfaits en montant à bord de La Grue Bleue cet après-midi au Port-du-Sud, et les sourcils du Capitaine Ellisor s’étaient haussés presque jusqu’à l’endroit où auraient poussé ses premiers cheveux s’il en avait eu, mais il s’était confondu en sourires et en courbettes.

« Un honneur, Aes Sedai. Trois Aes Sedai vont voyager sur mon bateau ? Un honneur, en vérité. Je vous promets un voyage rapide aussi loin que vous le désirez. Et pas d’ennuis avec les brigands du Cairhien. Je n’aborde plus de ce côté du fleuve. À moins que vous ne le désiriez, naturellement, Aes Sedai. Des soldats d’Andor tiennent toujours quelques villes sur la berge du Cairhien. Un honneur, Aes Sedai. »

Ses sourcils s’élevèrent de nouveau brusquement quand elles demandèrent rien qu’une cabine pour elles – même Nynaeve ne tenait pas à rester seule la nuit si elle n’y était pas contrainte et forcée. Chacune pouvait avoir une cabine personnelle sans supplément, leur dit-il ; il n’avait pas d’autres passagers, sa cargaison était à bord et si des Aes Sedai avaient des affaires pressantes en aval, il n’attendrait même pas une heure quelqu’un d’autre qui voudrait embarquer. Elles répétèrent qu’une cabine suffirait.

Il était surpris et à voir son expression il ne comprenait pas, mais Chin Ellisor, né et élevé à Tar Valon, n’était pas homme à discuter avec des Aes Sedai une fois qu’elles avaient fermement signifié leurs intentions. Si deux d’entre elles semblaient très jeunes, eh bien, certaines Aes Sedai étaient jeunes.

Les ruines désertées disparurent derrière Egwene. La colonne de fumée se rapprocha et une autre se dessinait vaguement beaucoup plus loin encore en arrière de la berge. La forêt cédait la place à des collines basses, herbues et parsemées de bosquets. Des arbres, qui portaient des fleurs au printemps, en avaient maintenant, minuscules corolles blanches sur les boules-de-neige et micocouliers rouge vif. Un arbre qu’elle ne connaissait pas était couvert de fleurs blanches rondes plus grandes que ses deux mains réunies. De temps en temps, un rosier grimpant sauvage insérait des brassées jaunes ou blanches entre des branches enfouies sous le vert des feuilles et le rouge des bourgeons nouveaux. Le contraste avec les cendres et les décombres était trop brutal pour offrir un spectacle totalement plaisant.

Egwene aurait aimé avoir en ce moment même auprès d’elle une Aes Sedai à qui poser des questions.

Une en qui elle pourrait se fier. Époussetant son aumônière du bout des doigts, elle sentit à peine l’anneau torse en pierre du ter’angreal qui était à l’intérieur.

Elle l’avait essayé toutes les nuits sauf deux depuis le départ de Tar Valon et il n’avait pas eu deux fois le même effet. Oh, elle s’était toujours retrouvée dans le Tel’aran’rhiod, mais la seule chose qu’elle avait vue et qui aurait pu avoir une utilité était de nouveau le Cœur de la Pierre, chaque fois sans Silvie pour lui donner des renseignements. Il n’y avait rien eu en tout cas concernant l’Ajah Noire.

Ses propres rêves, sans le ter’angreal, avaient abondé en images qui paraissaient presque des aperçus fugitifs du Monde Invisible. Rand avait en main une épée qui flamboyait comme le soleil, tant et si bien qu’elle discernait à peine que c’était une épée, reconnaissait à peine qu’il s’agissait de lui. Rand menacé d’une douzaine de manières, aucune n’ayant quoi que ce soit de réel. Dans l’un de ces rêves, il se tenait sur une énorme table de mérelles, aux palets gros comme des rochers, et il esquivait les mains monstrueuses qui les déplaçaient et donnaient l’impression d’essayer de l’écraser avec. Cette scène signifiait peut-être quelque chose. Avait très probablement une signification mais, en dehors du fait que Rand était menacé par une personne quelconque, ou par deux – elle pensait que cela au moins était clair – à part cela, elle restait dans une ignorance totale. Je ne peux pas l’aider, pour le moment. J’ai mon propre devoir à accomplir. Je ne sais même pas où il se trouve, sauf que c’est probablement à cinq cents lieues d’ici.

Elle avait rêvé de Perrin avec un loup et avec un faucon, et un épervier – l’épervier et le faucon se battaient – de Perrin fuyant quelqu’un de redoutable, de Perrin qui enjambait de son plein gré le rebord d’une falaise monumentale en disant : « Il le faut. Je dois apprendre à voler avant d’atteindre le fond. » Il y avait eu un rêve où figurait un Aiel et elle pensait que cela aussi avait un rapport avec Perrin, mais elle n’en était pas certaine. Et un rêve de Min qui déclenchait un piège d’acier mais qui passait au travers sans même s’en apercevoir. Il y avait eu également des rêves de Mat. De Mat avec des dés tournoyant autour de lui – ce rêve-là, elle estimait savoir ce qui l’avait suscité – de Mat suivi par un homme qui n’était pas là – elle ne comprenait toujours pas ce rêve ; il y avait un homme derrière Mat, ou peut-être davantage, mais en quelque sorte il n’y avait personne – de Mat chevauchant à bride abattue vers quelque chose qu’il devait atteindre et qui était invisible dans le lointain, de Mat avec une femme qui avait l’air de jeter des fusées d’artifice dans tous les sens. Une Illuminatrice, supposa-t-elle, mais cela ne la renseignait pas plus que le reste.

Elle avait eu tellement de rêves qu’elle commençait à les mettre tous en doute. Peut-être était-ce parce qu’elle avait utilisé le ter’angreal si souvent, ou peut-être simplement parce qu’elle le portait sur elle. Peut-être apprenait-elle enfin ce que faisait une Rêveuse. Des rêves fébriles, des rêves échevelés. Des hommes et des femmes qui s’évadaient d’une cage, puis se coiffaient de couronnes. Une femme qui jouait avec des marionnettes, et un autre rêve où les fils des marionnettes aboutissaient aux mains de marionnettes plus grandes, dont les fils conduisaient à des marionnettes plus grandes encore et ainsi de suite jusqu’à ce que les derniers fils disparaissent dans des hauteurs défiant, l’imagination. Des rois qui mouraient, des reines qui pleuraient, des batailles acharnées. Des Blancs Manteaux qui ravageaient les Deux Rivières. Elle avait même rêvé encore des Seanchans. Plus d’une fois. Ces rêves-là, elle les repoussait dans un coin de son esprit ; elle ne voulait pas y penser. De sa mère et de son père, chaque nuit.

Elle était certaine de ce que cela, du moins, signifiait, ou pensait l’être. Cela veut dire que je m’en vais chasser l’Ajah Noire et que je ne sais pas interpréter mes rêves ou comment obliger cet idiot de ter’angreal à fonctionner comme il le devrait et… et que j’ai la nostalgie de chez nous. Pendant un instant, elle songea combien serait réconfortant que sa mère l’envoie se coucher avec la conviction que tout s’arrangerait le lendemain. Seulement maman ne peut plus résoudre mes problèmes pour moi et mon père ne peut plus promettre de chasser les monstres et m’en persuader. Je dois m’en charger moi-même à présent.

Comme tout cela était loin dans le passé, maintenant. Elle ne désirait pas revenir à ce temps-là, pas foncièrement, mais cela avait été une époque heureuse, et qui paraissait remonter à une éternité. Rien que de les revoir, d’entendre leurs voix serait merveilleux. Quand je porte cet anneau au doigt, je le fais de ma propre volonté.

Elle avait finalement laissé Nynaeve et Élayne essayer chacune de dormir une nuit avec l’anneau de pierre – se surprenant elle-même par sa répugnance à s’en séparer – et elles s’étaient réveillées pour parler de ce qui était sûrement le Tel’aran’rhiod, mais aucune des deux n’avait plus qu’entrevu brièvement le Cœur de la Pierre, rien qui soit de quelque utilité.

L’épaisse colonne de fumée se dressait maintenant à la hauteur de La Grue Bleue. À deux ou trois lieues peut-être du fleuve, selon son estimation. L’autre colonne de fumée n’était qu’une tache à l’horizon. Elle aurait presque pu passer pour un nuage, mais Egwene était sûre que ce n’en était pas un. De petits bois touffus poussaient à certains endroits le long de la berge et, entre eux, l’herbe descendait jusqu’à l’eau sauf aux endroits où la rive affouillée s’était effondrée.

Élayne monta sur le pont et la rejoignit à la rambarde, sa cape fouettée elle aussi par le vent. Elle était vêtue comme Egwene de solide drap de laine. Ç’avait été l’objet d’une discussion où Nynaeve avait eu le dessus, leurs vêtements. Egwene avait soutenu que les Aes Sedai avaient toujours sur elles ce qu’il y avait de plus élégant, même en voyage – elle pensait aux habits de soie qu’elle portait dans le Tel’aran’rhiod – mais Nynaeve souligna que même avec tout l’or que l’Amyrlin avait laissé au fond de son armoire, et la bourse avait une panse arrondie, elles n’avaient encore aucune idée du prix des choses en aval. Les servantes avaient dit que Mat avait raison en ce qui concernait la guerre civile au Cairhien et sa conséquence sur les prix. À la surprise d’Egwene, Élayne avait rappelé que les sœurs de l’Ajah Brune s’habillaient plus souvent de laine que de soie. Élayne désirait si vivement ne plus travailler dans la cuisine, songea Egwene, qu’elle aurait endossé des guenilles.

Je me demande ce que fait Mat ? Sans doute qu’il est en train d’essayer de jouer aux dés avec son capitaine le bateau sur lequel il est embarqué.

« Terrible, murmura Élayne. C’est vraiment terrible.

— Quoi donc ? » répliqua machinalement Egwene. J’espère qu’il ne montre pas trop à tout venant ce sauf-conduit que nous lui avons fourni.

Élayne lui décocha un coup d’œil surpris, puis un froncement de sourcils. « Ça ! » Elle désigna du geste la fumée dans le lointain. « Comment peux tu t’en désintéresser ?

— Je le peux parce que je ne veux pas penser à ce que les gens endurent, parce que je suis incapable d’y rien changer et parce que nous devons arriver à Tear. Parce que ce que nous recherchons se trouve à Tear. » Elle s’étonna de sa véhémence. C’est vrai que je n’ai aucun moyen d’y remédier. Et que les Ajah Noires sont dans Tear.

Plus elle y réfléchissait, plus elle s’ancrait dans la tête l’idée qu’il leur faudrait s’introduire dans le Cœur de la Pierre. Peut-être seuls les Puissants Seigneurs étaient-ils autorisés à y pénétrer, mais en elle s’affirmait la conviction que la clef pour déclencher le piège des membres de l’Ajah Noire et les contrecarrer était dans le Cœur de la Pierre.

« Je le sais bien, Egwene, mais cela ne m’empêche pas de compatir au sort des Cairhienins.

— J’ai entendu des conférences sur les guerres que l’Andor a livrées au Cairhien, répliqua Egwene, caustique. Bennae Sedai dit que vous autres Andorans et le Cairhien vous êtes combattus plus souvent que n’importe quelles nations excepté le Tear et l’Illian. »

Élayne lui adressa un regard oblique. Elle ne s’était jamais habituée au refus d’Egwene d’admettre qu’elle-même était native de l’Andor. Tout au moins les tracés sur les cartes démontraient-ils que les Deux Rivières faisaient partie de l’Andor et Élayne se fiait aux cartes.

« Nous avons bataillé contre le Cairhien, Egwene, mais depuis les ravages qu’il a subis dans la Guerre des Aiels, l’Andor lui a vendu presque autant de céréales que le Tear. Le commerce est interrompu, à présent. Alors que toutes les Maisons du Cairhien se battent les unes contre les autres pour conquérir le Trône du Soleil, qui achèterait le blé ou veillerait à ce qu’il soit distribué au peuple ? Si les combats ont été aussi violents que ce que nous avons vu sur les berges… Ah. On ne peut pas nourrir des gens pendant vingt ans et rester indifférent quand ils doivent être en train de mourir de faim.

— Un Homme Gris », s’exclama Egwene et Élayne sursauta, s’efforçant de regarder dans toutes les directions à la fois.

« Où ? »

Egwene examina plus lentement le pont alentour, mais pour s’assurer que personne n’était assez près pour surprendre ce qu’elles disaient. Le Capitaine Ellisor se tenait toujours à l’arrière, près de l’homme d’équipage en gilet de corps qui tenait la longue barre franche. Un autre marin était posté à l’avant même, scrutant les eaux à la recherche de signes qu’il y avait des bancs de vase immergés plus loin devant, et deux autres circulaient sur le pont, ajustant ici et là une écoute pour bien tendre les voiles. Les autres matelots étaient tous à l’intérieur. Un des deux s’arrêta pour vérifier l’amarrage du canot fixé sens dessus dessous sur le pont ; elle attendit qu’il se soit éloigné pour parler.

« Idiote ! Marmotta-t-elle. Moi, Élayne, pas toi, alors ne me regarde pas avec ces yeux furibonds. » Elle continua dans un murmure : « Un Homme Gris est à la poursuite de Mat. Élayne. Voilà ce que doit signifier ce rêve, mais je ne l’avais pas compris. Je suis vraiment stupide. »

Le halo qui entourait Élayne disparut. « Ne sois pas si sévère pour toi-même, chuchota-t-elle à son tour. Peut-être que c’est ce que cela veut dire, mais je ne m’en suis pas aperçue et Nynaeve non plus. » Elle s’interrompit ; des boucles d’or roux se balancèrent comme elle secouait la tête. « Par ailleurs, cela n’a pas de sens, Egwene. Pourquoi un Homme Gris prendrait-il Mat en chasse ? Il n’y a rien dans ma lettre à ma mère qui soit susceptible de nous causer le moindre ennui.

— Je ne sais pas pourquoi. » Egwene réfléchit d’un air sombre. « Il doit y avoir une raison. Je suis certaine que c’est ce que ce rêve implique.

— Même si tu as raison, Egwene, tu n’as aucun moyen d’intervenir.

— Je m’en rends bien compte », répliqua amèrement Egwene. Elle ignorait même s’il était devant ou derrière elles. Devant, à son avis ; Mat serait parti sans retard. « Quoi qu’il en soit. Murmura-t-elle pour elle-même, cela n’est d’aucune utilité. J’ai finalement l’explication d’un de mes rêves et je n’en suis pas plus avancée d’un point !

— Mais si tu connais une signification, lui dit Élayne, peut-être que maintenant tu en découvriras d’autres. Asseyons-nous et discutons-en, il se peut que… »

La Grue Bleue embarda en frémissant, projetant Élayne sur le pont et Egwene par-dessus Élayne. Quand Egwene eut péniblement retrouvé la station debout, la rive ne bougeait plus. Le navire s’était immobilisé, l’avant soulevé et le pont incliné d’un côté. Les voiles faseyaient bruyamment dans le vent.

Chin Ellisor se releva et courut vers l’avant, laissant l’homme de barre se redresser seul. « Espèce de ver aveugle de paysan ! » cria-t-il d’une voix de stentor à la vigie qui était passée par-dessus le garde-corps et s’y cramponnait pour ne pas finir sa chute dans l’eau. « Espèce de fils de chèvre brouteur de terre ! N’as-tu pas encore assez navigué sur le fleuve pour savoir reconnaître le friselis de l’eau sur un banc de vase ? » Il empoigna par les épaules l’homme agrippé au garde-corps et le ramena sur le pont, mais ce fut seulement pour l’écarter ensuite de son chemin et regarder lui-même par-dessus l’étrave. « Si tu as causé un trou dans ma coque, je me servirai de tes tripes pour le calfater ! »

Les autres membres de l’équipage se remettaient maintenant tant bien que mal sur pied et d’autres surgissaient du pont inférieur. Tous coururent se regrouper autour du capitaine.

Nynaeve apparut au sommet de l’échelle conduisant aux cabines des passagers, rajustant encore ses habits. Elle tira brusquement sur sa natte, fronça les sourcils en examinant le rassemblement de marins à l’avant, puis se dirigea à grands pas vers Egwene et Élayne. « Il nous a fait entrer en collision avec quelque chose, hein ? Après tous ses discours qu’il connaît le fleuve aussi bien que son épouse. Cette femme n’a probablement jamais reçu de lui ne serait-ce qu’un sourire. » Elle imprima une nouvelle secousse à sa natte épaisse et s’avança, se frayant un chemin au milieu des matelots pour arriver au capitaine. Tous scrutaient attentivement l’eau en bas.

La rejoindre n’aurait servi à rien. Il nous tirera d’affaire plus vite si on le laisse en paix. Nynaeve était probablement en train de lui dire comment s’y prendre. Élayne semblait partager son sentiment, à voir le hochement de tête désabusé qu’elle eut en regardant le capitaine et tous les matelots détourner avec respect vers Nynaeve l’attention qu’ils portaient à ce qui était sous l’étrave.

Une vague d’agitation parcourut les hommes et se renforça. Pendant un instant, les mains du capitaine apparurent, brandies en signe de protestation au-dessus de la tête des autres, puis voici que Nynaeve s’éloignait d’eux – ils lui livraient passage en s’inclinant maintenant – avec Ellisor se hâtant à côté d’elle et tamponnant son visage rond avec un grand mouchoir rouge. Sa voix anxieuse devint audible quand ils approchèrent.

« … six bonnes lieues jusqu’au prochain village du côté de l’Andor, Aes Sedai, et au moins deux ou deux lieues et demie du côté du Cairhien ! Des soldats andorans assurent sa défense, c’est vrai, mais ils ne tiennent pas les lieues de terrain d’ici à là-bas ! » Il s’essuya la figure comme s’il ruisselait de sueur.

« Un navire qui a été envoyé par le fond, annonça Nynaeve à ses compagnes. L’œuvre de brigands du fleuve, pense le capitaine. Il a l’intention d’essayer de s’en dégager avec les rames, mais il n’a pas l’air de croire que cela réussira.

— Nous naviguions à vive allure quand nous l’avons heurté, Aes Sedai. Je voulais faire diligence pour vous. » Ellisor se frotta encore plus énergiquement la figure. Il craignait que l’Aes Sedai le blâme, Egwene s’en rendit compte. « Nous sommes sérieusement engagés, mais je ne pense pas que nous prenions l’eau, Aes Sedai. Pas de quoi s’inquiéter. Un autre bateau va passer. Deux séries de rameurs nous libéreront sûrement. Il n’est pas nécessaire que vous débarquiez, Aes Sedai. Je vous le jure, par la Lumière.

— Vous songiez à quitter le navire ? s’enquit Egwene. Jugez-vous que ce soit sage ?

— Bien sûr que c’est… » Nynaeve s’interrompit et la dévisagea d’un air sévère. Egwene lui rendit regard pour regard. Nynaeve poursuivit d’une voix plus calme, bien qu’encore tendue. « Le capitaine dit qu’il s’écoulera peut-être une heure avant qu’un autre navire se présente. Comportant suffisamment de rameurs pour que cela fasse une différence. Ou un jour. Ou deux, c’est possible. J’estime que nous ne sommes pas en mesure de perdre un jour ou deux à attendre. Nous pouvons atteindre ce village – comment l’avez-vous appelé, Capitaine ? Jurène ? – nous pouvons aller à pied à Jurène en deux heures ou moins. Si le Capitaine Ellisor dégage son bateau aussi vite qu’il l’espère, nous pourrons alors nous rembarquer. Il dit qu’il s’arrêtera pour voir si nous sommes là-bas. Par contre, s’il ne se libère pas, nous pouvons trouver un embarquement à Jurène. Nous aurons peut-être même la chance de trouver un bateau à quai. Le capitaine dit que des commerçants touchent à ce port à cause de la garnison andorane. » Elle respira à fond, mais sa voix devint plus tendue. « Ai-je exposé mes raisons assez amplement ? Avez-vous besoin d’autres explications ?

— C’est clair pour moi, répliqua vivement Élayne avant qu’Egwene ait eu le temps de parler. Cela paraît une bonne idée. Tu penses aussi que c’est une bonne idée, n’est-ce pas, Egwene ? »

Cette dernière hocha la tête à regret. « Je suppose que oui.

— Mais, Aes Sedai, protesta Ellisor, allez au moins sur la rive d’Andor. La guerre, Aes Sedai. Les brigands et toutes sortes de malfaiteurs, et les soldats qui ne valent guère mieux. L’épave sous notre avant démontre quel genre d’hommes ils sont.

— Nous n’avons pas vu âme qui vive sur la berge du Cairhien, déclara Nynaeve, et en tout cas nous sommes loin d’être sans défense, Capitaine. Et je n’ai pas l’intention de marcher pendant six lieues quand je peux n’en parcourir que deux.

— Bien sûr, Aes Sedai. » Ellisor transpirait pour de bon à présent. « Je ne voulais pas dire… Bien sûr que vous n’êtes pas incapable de vous défendre, Aes Sedai. Je ne voulais pas dire cela. » Il s’essuya vigoureusement la figure, mais elle luisait toujours.

Nynaeve ouvrit la bouche, jeta un coup d’œil à Egwene et sembla changer ce qu’elle s’apprêtait à déclarer. « Je descends prendre mes affaires », annonça-t-elle en s’adressant à l’air a mi-chemin entre Élayne et Egwene. Puis elle s’attaqua a Ellisor. « Capitaine, préparez votre canot. » Il s’inclina et s’éloigna précipitamment avant même qu’elle se soit tournée vers l’écoutille et il criait à ses hommes de mettre le canot à l’eau avant qu’elle arrive en bas.

« Il suffit que l’une de vous parle de monter, murmura Élayne, pour que l’autre rétorque qu’il faut descendre. Si vous ne cessez pas, nous risquons de ne jamais arriver à Tear.

— Nous irons à Tear, répliqua Egwene. Et plus vite quand Nynaeve aura compris qu’elle n’est plus Sagesse. Nous sommes toutes… » – elle ne prononça pas le mot « Acceptées » ; il y avait trop de matelots qui s’affairaient dans les parages – « … sur un pied d’égalité, à présent. »

Élayne soupira.

En un temps record, le canot les avait amenées à terre et elles se tenaient sur la berge, un bâton de marche à la main, leurs affaires rassemblées en ballot sur le dos et accrochées à leur ceinture dans leurs escarcelles et leurs écritoires. Des prairies accidentées et des taillis épars s’étendaient alentour, alors qu’à une lieue ou deux du fleuve les collines étaient couvertes de forêts. Les rameurs sur La Grue Bleue soulevaient des giclées d’écume mais ne réussissaient pas à faire bouger le bateau. Egwene tourna les talons et s’éloigna vers le sud sans plus regarder. Et avant que Nynaeve ait eu le temps de prendre la direction des opérations.

Quand les autres la rattrapèrent, Élayne lui adressa un coup d’œil réprobateur. Nynaeve avançait en regardant droit devant elle. Élayne raconta à Nynaeve ce qu’Egwene avait dit à propos de Mat et d’un Homme Gris mais Nynaeve écouta en silence, se contentant d’un : « Il devra se débrouiller tout seul », et ne ralentit pas une seconde son allure. Au bout d’un moment, la Fille-Héritière renonça à essayer d’inciter les deux autres à parler et elles poursuivirent leur chemin dans un mutisme total.

Des bouquets d’arbres proches de la berge masquèrent bientôt La Grue Bleue, groupes massifs de saules et de chênes des marais. Elles ne traversaient pas les halliers, quelque modeste que fût leur dimension, car n’importe quoi pouvait se dissimuler dans l’ombre sous leurs branches. Des buissons de faible hauteur croissaient ça et là entre les halliers à cette petite distance du fleuve, mais ils étaient trop peu denses pour cacher un enfant et moins encore un brigand, et ils étaient très espacés.

« Si jamais nous voyons des bandits, annonça Egwene, j’ai l’intention de me défendre. Il n’y a pas d’Amyrlin ici pour nous surveiller. »

La bouche de Nynaeve devint une ligne mince. « Si besoin est, déclara-t-elle à la cantonade, nous pouvons chasser n’importe quels brigands en leur faisant peur comme avec ces Blancs Manteaux. En admettant que nous n’ayons pas d’autre moyen.

— J’aimerais bien que vous ne parliez pas de brigands, dit Élayne. Je serais contente d’arriver à ce village sans… »

Une forme vêtue de brun et de gris surgit de derrière un buisson solitaire qui poussait presque devant elles.

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