55 Ce qui est écrit dans les Prophéties

Rand pénétra lentement dans la salle, avançant parmi les majestueuses colonnes de grès rouge poli qu’il se rappelait de ses rêves. Le silence régnait dans l’obscurité, pourtant quelque chose l’appelait. Et quelque chose lançait des éclairs devant lui, une lueur momentanée repoussant la pénombre, un phare. Il sortit d’entre les colonnes, se retrouva sous une haute coupole, et il vit ce qu’il cherchait. Callandor, dressée dans le vide la garde en bas, attendant nulle autre main que celle du Dragon Réincarné. En tournant sur elle-même, elle brisait en mille éclats le peu de clarté qu’il y avait et, de temps en temps, elle flamboyait comme si elle émettait sa propre lumière. L’appelant. L’attendant.

Si je suis le Dragon Réincarné. Si je ne suis pas seulement un demi-fou accablé par la malédiction de pouvoir canaliser, une marionnette qui danse pour Moiraine et la Tour Blanche.

« Prenez-la, Lews Therin. Prenez-la, Meurtrier-des-Vôtres. »

Il se retourna d’un seul coup du côté de la voix. L’homme de haute taille aux cheveux blancs coupés court qui émergeait de la pénombre entre les colonnes avait un air familier. Rand ne voyait pas du tout qui il était, ce personnage en tunique de soie rouge avec des bandes noires sur ses manches bouffantes et des chausses noires enfoncées dans des bottes ornées d’élégantes ciselures d’argent. Il ne le connaissait pas, cet homme, mais il l’avait vu dans ses rêves. « Vous les avez mises dans une cage, dit-il. Egwene, Nynaeve et Élayne. Dans mes rêves. Vous ne cessiez de les enfermer dans une cage et de les faire souffrir. »

L’autre eut un geste dédaigneux de la main. « Elles sont moins que rien. Peut-être un jour, quand elles auront été dressées, mais pas maintenant. Je confesse ma surprise que vous y ayez assez tenu pour leur trouver une utilité, mais vous avez toujours été un imbécile, toujours prêt à faire passer votre cœur avant le pouvoir. Vous êtes venu trop tôt, Lews Therin. Maintenant vous devez accomplir ce pour quoi vous n’êtes pas encore prêt, sinon mourez. Mourez, en sachant que vous aurez laissé entre mes mains ces femmes auxquelles vous êtes attaché. » Il parut attendre quelque chose, plein d’espoir. « J’ai l’intention de les utiliser davantage, Meurtrier-des-Vôtres. Elles me serviront, serviront ma puissance. Et cela leur causera beaucoup plus de souffrances qu’elles n’en ont déjà subi. »

Derrière Rand, Callandor lança un éclair, projetant contre son dos une onde de chaleur. « Qui êtes-vous ?

— Vous ne vous souvenez pas de moi, hein ? » L’homme aux cheveux blancs éclata de rire. « Je ne me souviens pas de vous non plus, sous cette apparence. Un petit gars de la campagne avec un étui à flûte sur le dos. Ishamael a-t-il dit la vérité ? Il a toujours été prêt à mentir quand cela lui permettait de gagner un pouce ou une seconde. Ne vous rappelez-vous rien, Lews Therin ?

— Un nom ! questionna Rand d’un ton impératif. Quel est votre nom ?

— Appelez-moi Be’lal. » Le Réprouvé se montra visiblement offusqué que Rand ne réagisse pas à ce nom. « Prenez-la ! » ordonna-t-il avec un geste bref vers l’épée derrière Rand. « Il y a eu un temps où nous sommes partis pour la guerre en chevauchant botte à botte et à cause de cela je vous donne une chance. Rien qu’une chance, mais une chance de vous sauver, une chance de sauver ces trois que j’ai l’intention de transformer en favorites dociles à mes ordres. Prenez l’épée, paysan. Peut-être sera-ce suffisant pour vous aider à survivre. »

Rand rit. « Croyez-vous m’effrayer si facilement, Réprouvé ? Ba’alzamon lui-même m’a donné la chasse. Croyez-vous que je vais trembler à présent devant vous ? Me prosterner devant un Réprouvé alors que j’ai renié le Ténébreux à sa face ?

— C’est ce que vous croyez ? dit Be’lal à mi-voix. Vraiment vous ne savez rien. » Soudain il y eut une épée dans ses mains, une épée à la lame forgée dans du feu noir. « Prenez-la ! Prenez Callandor ! Depuis trois mille ans, pendant que j’étais emprisonné, elle a attendu ici. Pour vous. Un des plus puissants sa’angreals que nous ayons jamais créés. Prenez-la et défendez-vous, si vous en êtes capable ! »

Il s’avança sur Rand comme pour le forcer à reculer vers Callandor, mais Rand leva les mains – le saidin l’envahit : délicieux afflux du Pouvoir ; écœurante abomination de la souillure – et il tint une épée forgée d’une flamme rouge, une épée avec la marque du héron sur sa lame ardente. Il se lança dans les postures que Lan lui avait enseignées jusqu’à ce qu’il passe de l’une à l’autre comme des figures de danse. Couper-la-Soie. L’Eau-coule-le-long-de-la-pente. Le Vent-et-la-Pluie. La lame de feu noir heurtait celle de feu rouge dans des gerbes d’étincelles, des rugissements de métal chauffé à blanc qui vole en éclats.

Rand se remit avec souplesse en posture de défense, en s’efforçant de ne pas laisser voir le soudain ébranlement de son assurance. Il y avait aussi un héron sur la lame noire, un oiseau sombre au point d’être presque invisible. Il avait affronté une fois un homme armé d’une lame d’acier frappée au héron et avait tout juste réussi à survivre. Il savait n’avoir lui-même pas vraiment droit à la marque de maître à l’épée ; cette marque était sur l’épée que lui avait donnée son père et, quand il pensait à une épée entre ses mains, c’est celle-là qu’il avait en tête. Une fois, il avait choisi la mort, comme le Lige le lui avait enseigné, mais cette fois-ci, il le savait, sa mort serait définitive. Be’lal était plus expert que lui au maniement de l’épée. Plus fort. Plus rapide. Un vrai maître ès armes.

Le Réprouvé rit, amusé, pointant sa lame en vifs moulinets de chaque côté de lui ; le feu noir rugissait comme si la course rapide à travers l’air l’attisait. « Vous étiez meilleur tireur à l’épée, jadis, Lews Therin, commenta-t-il d’un ton moqueur. Vous rappelez-vous quand nous avons choisi ce sport anodin appelé les armes et appris à tuer avec, ainsi que les volumes anciens disaient que les hommes le faisaient autrefois ? Vous rappelez-vous seulement un de ces combats désespérés, une de nos pires défaites ? Non, bien sûr. Vous ne vous souvenez de rien, n’est-ce pas ? Cette fois, vous n’en avez pas appris assez. Cette fois, Lews Therin, je vous tuerai. » La dérision de Be’lal s’accentua. « Peut-être que si vous preniez Callandor, vous prolongeriez un peu votre vie. Un petit peu. »

Il avançait avec lenteur, presque comme pour donner à Rand le temps d’agir selon sa suggestion, le temps de se retourner et de courir jusqu’à Callandor, jusqu’à l’Épée-qui-ne-peut-pas-être-touchée, de la saisir. Seulement les doutes étaient encore trop puissants dans l’esprit de Rand. Callandor ne pouvait être touchée que par le Dragon Réincarné. Il s’était laissé proclamer tel pour cent raisons qui semblaient ne pas offrir d’autre choix à l’époque. Mais était-il vraiment le Dragon Réincarné ? S’il se précipitait pour toucher Callandor pour de bon, pas dans un rêve, sa main rencontrerait-elle un mur invisible tandis que Be’lal l’abattrait par-derrière ?

Il affronta le Réprouvé avec l’épée qu’il connaissait, la lame de feu forgée avec le saidin. Et fut repoussé. La Feuille-qui-tombe s’opposa à la Soie-Humide. Le Chat-danse-sur-le-mur rencontra le Sanglier-qui-déboule-la-pente. La Rivière-ronge-sa-berge faillit lui coûter sa tête et il dut se rejeter inélégamment de côté, la flamme noire lui effleurant les cheveux, se rouler et se redresser pour affronter la Pierre-tombe-de-la-Montagne. Méthodiquement, délibérément, Be’lal le forçait à reculer selon une spirale qui se resserrait lentement sur Callandor.

Des clameurs se répercutaient entre les colonnes, des cris, le cliquetis de l’acier, mais Rand les entendait à peine. Lui et Be’lal n’étaient plus seuls dans le Cœur de la Pierre. Des hommes revêtus de cuirasses et coiffés de casques se battaient à l’épée contre des formes voilées, pareilles à des ombres, qui surgissaient d’entre les colonnes en frappant avec de courtes lances. Quelques-uns des soldats formèrent un rang ; des flèches jaillies de la pénombre les touchèrent à la gorge, au visage, et ils moururent alignés. Rand ne remarquait pratiquement pas la bataille, même quand des hommes s’effondraient morts à quelques pas de lui. Son propre combat était trop acharné ; il mobilisait toute sa concentration. Une humidité tiède ruisselait le long de son flanc. La vieille blessure s’était rouverte.

Il trébucha subitement, ne voyant le cadavre à ses pieds que lorsqu’il se retrouva gisant à plat dos sur les dalles de pierre, par-dessus l’étui de sa flûte.

Be’lal, un rictus aux lèvres, leva sa lame de feu noire. « Prends-la ! Prends Callandor et défends-toi ! Prends-la ou je te tue à l’instant ! Si tu ne la prends pas, je te massacre !

— Non ! »

Même Be’lal sursauta en entendant l’accent de commandement dans cette voix de femme. Le Réprouvé recula hors d’atteinte de l’arc décrit par l’épée de Rand et tourna la tête pour regarder, les sourcils froncés, Moiraine qui s’avançait au milieu de la bataille sans se soucier des tueries autour d’elle. « Je vous croyais mise hors jeu, femme. Peu importe. Vous n’êtes qu’un désagrément. Un insecte piqueur. Un bitème. Je vous enfermerai dans une cage avec les autres et vous enseignerai à servir l’Ombre avec vos petits pouvoirs », acheva-t-il avec un sourire dédaigneux et il leva sa main libre.

Moiraine ne s’était pas arrêtée ni n’avait ralenti pendant qu’il parlait. Elle se trouvait au plus à trente pas de lui quand il leva la main, et elle leva en même temps les deux siennes. La surprise se peignit aussitôt sur le visage du Réprouvé et il eut le temps de hurler : « Non ! » Puis une barre de feu blanc plus brûlante que le soleil s’élança d’entre les mains de l’Aes Sedai, un trait éblouissant qui bannit toute pénombre. Devant cette barre, Be’lal devint une forme d’atomes chatoyants, des poussières dansant dans la lumière en moins d’un battement de cœur, particules consumées avant que son cri soit éteint.

Le silence régna dans la salle tandis que cette barre de lumière disparaissait, silence à part les gémissements des blessés. Le combat s’était arrêté net, les hommes voilés et les hommes cuirassés immobilisés les uns et les autres comme figés.

« Il avait raison sur un point, dit Moiraine aussi froidement sereine que si elle se trouvait dans une prairie. Tu dois prendre Callandor. Il avait l’intention de te tuer pour l’avoir, mais elle t’appartient par droit de naissance. Mieux aurait valu et de beaucoup que tu en saches davantage avant que ta main tienne cette poignée, toutefois tu es arrivé maintenant au moment crucial et le temps manque désormais pour apprendre. Prends-la, Rand. »

Des fouets d’éclair noir enroulèrent leur mèche autour d’elle ; elle hurla quand ils la soulevèrent, l’envoyèrent glisser sur le sol comme un sac jusqu’à ce qu’elle heurte une des colonnes.

Rand leva les yeux vers l’endroit d’où s’était déclenchée cette foudre. Il y avait une ombre plus épaisse là-haut, près du sommet de la colonne, une noirceur qui rendait toutes les autres ombres aussi claires que le ciel en plein jour et, dans cette noirceur, deux yeux de feu le fixaient.

Lentement l’ombre descendit, prenant la forme de Ba’alzamon, vêtu de noir absolu, du noir d’un Myrddraal. Pourtant même ce noir n’était pas aussi intense que l’ombre qui s’attachait à lui. Il se tenait en l’air, à trois mètres du soi, regardant Rand avec une expression de rage aussi fulminante que ses yeux. « Par deux fois dans cette vie, je t’ai offert la chance de me servir vivant. » Des flammes bondissaient dans sa bouche quand il parlait, et chaque mot avait un grondement de fournaise. « Par deux fois tu as refusé et tu m’as blessé. Maintenant c’est dans la mort que tu serviras le Seigneur de la Tombe. Meurs, Lews Therin Meurtrier-des-Tiens. Meurs, Rand al’Thor. Le temps est venu pour toi de mourir ! Je te prends ton âme ! »

Pendant que Ba’alzamon allongeait la main, Rand se redressa, se jeta dans un sursaut désespéré vers Callandor qui scintillait et flamboyait dans les airs. Il ne savait pas s’il arriverait à l’atteindre, ou la toucher s’il le pouvait, mais il était certain que c’était son unique chance.

Le coup de Ba’alzamon le frappa au moment où il bondissait, l’atteignit en plein corps, une sensation de déchirure et d’écrasement, pour arracher quelque chose de lui, pour tenter d’emporter une portion de lui-même. Rand poussa un cri perçant. Il eut l’impression de s’affaisser à la façon d’un sac vide, comme s’il avait été retourné à l’envers. La douleur dans son flanc, la blessure reçue à Falme, était presque bienvenue, quelque chose à quoi se raccrocher, un rappel de la vie. Sa main se referma convulsivement. Sur la poignée de Callandor.

Le Pouvoir Unique se rua à travers lui, en torrent plus violent qu’il ne l’aurait imaginé, du saidin dans l’épée. La lame de cristal devint encore plus éclatante même que le feu de Moiraine. Impossible de la regarder, impossible désormais de se rendre compte que c’était une épée, c’était seulement possible de voir que de la lumière flamboyait dans son poing. Rand combattit ce flot, lutta contre la marée implacable qui menaçait de l’emporter, tout ce qui était réellement lui, dans l’épée. Le temps d’un battement de cœur qui dura des siècles, il resta suspendu, oscillant, à la limite d’être emporté comme du sable par un mascaret. Avec une lenteur infinie, son équilibre s’affermit. C’était encore comme s’il se tenait pieds nus sur le fil d’un rasoir au-dessus d’un trou sans fond, cependant quelque chose lui dit qu’il ne pouvait pas s’attendre à mieux. Pour canaliser cette quantité du Pouvoir, il devait danser sur ce fil tranchant comme il avait dansé les figures de combat avec l’épée.

Il se tourna face à Ba’alzamon. L’arrachement à l’intérieur de son corps avait cessé dès que sa main avait touché Callandor. Rien qu’une seconde s’était écoulée, qui pourtant avait paru durer une éternité. « Vous n’aurez pas mon âme ! cria-t-il. À présent, je suis résolu à en finir une fois pour toutes ! Je veux en finir maintenant ! »

Ba’alzamon s’enfuit, l’homme et l’ombre disparurent.

Pendant un instant, Rand réfléchit, les sourcils froncés. Il y avait eu une sensation de… repli… au départ de Ba’alzamon. Une torsion, comme si Ba’alzamon avait en quelque sorte courbé ce qui était. Sans s’occuper des hommes qui le regardaient fixement, sans s’occuper de Moiraine recroquevillée à la base de la colonne, Rand se servit de Callandor pour atteindre et tordre le monde réel afin d’ouvrir une porte donnant sur quelque part ailleurs. Il ne savait pas ce qu’était cet ailleurs sinon que Ba’alzamon y était parti.

« Désormais, je suis le chasseur », dit-il, et il franchit le seuil de cette porte.

* * *

Les dalles tremblèrent sous les pieds d’Egwene. La Pierre trembla ; puis résonna. Egwene reprit son équilibre et s’arrêta, l’oreille tendue. Il n’y eut pas d’autre son, pas d’autre secousse. Quel que fût ce qui s’était produit, c’était fini. Elle reprit sa marche précipitée. Une porte constituée de barreaux de fer se dressa en travers de son chemin, avec une serrure grosse comme sa tête. Elle canalisa la Terre avant d’y arriver et, quand elle fit pression sur les barreaux, la serrure se fendit en deux.

Elle traversa rapidement la salle qui se trouvait derrière, s’efforçant de ne pas regarder les objets accrochés aux murs. Fouets et tenailles de fer étaient les plus anodins. Avec un léger frisson, elle poussa pour l’ouvrir une grille de fer plus petite et pénétra dans un couloir où s’alignaient des portes de bois brut, où de distance en distance des torches de jonc brûlaient dans des supports de fer ; elle éprouva presque autant de soulagement à laisser derrière elle ces objets suspendus qu’à découvrir ce qu’elle cherchait. Mais quelle cellule ?

Les portes de bois s’ouvrirent aisément. Certaines n’étaient pas fermées à clef et, sur les autres, les serrures ne résistèrent pas mieux que la plus grande de tout à l’heure. Par contre, chaque cellule était vide. Bien sûr. Personne ne chercherait à se voir en rêve dans un lieu pareil. Les prisonniers qui parviendraient à entrer au Tel’aran’rhiod rêveraient d’un endroit plus agréable.

Pendant un instant, Egwene éprouva un sentiment proche du désespoir. Elle avait voulu croire que découvrir leur cellule ferait une différence. Pourtant même la trouver pouvait être impossible. Ce premier couloir continuait à l’infini et d’autres couloirs le croisaient.

Tout à coup, elle vit quelque chose vaciller et disparaître juste devant elle. Une forme encore plus immatérielle que celle de Joiya Byir. Celle d’une femme, pourtant. Elle en était sûre. Une femme assise sur un banc à côté de la porte d’une des cellules. L’image réapparut, et s’effaça. Il n’y avait pas à se méprendre sur ce cou gracile et ce visage au teint clair à l’expression apparemment innocente avec ses paupières papillotantes près de succomber au sommeil. Amico Nagoyin était en train de s’endormir, rêvant de ses devoirs de gardienne de prison. Et apparemment jouait en somnolant avec un des ter’angreals volés. Egwene le comprenait, cela ; cesser d’utiliser celui que Vérine lui avait donné, même pendant quelques jours, lui avait demandé un grand effort.

Elle savait possible d’isoler une femme de la Vraie Source même si elle avait déjà appelé à elle la saidar, mais détacher un tissage déjà établi devait être bien plus difficile que dresser un barrage devant le flux avant qu’il commence. Egwene disposa les dessins du tissage, les apprêta, renforçant beaucoup plus cette fois les fils de l’Esprit, les formant plus épais et plus lourds, en un tissu plus dense avec une lisière tranchante comme un couteau.

La forme vacillante de l’Amie des Ténèbres réapparut et Egwene frappa avec les flux d’Air et d’Esprit. Pendant un instant, quelque chose sembla résister au tissage de l’Esprit et Egwene le poussa de toute sa force. Il glissa en place.

Amico Nagoyin hurla. C’était un son grêle, à peine audible, aussi peu perceptible qu’elle l’était elle – même, et elle paraissait presque une ombre de ce qu’avait été Joiya Byir. Pourtant les liens tissés avec de l’Air la retenaient ; elle ne disparut plus. La terreur déformait le ravissant visage de l’Amie des Ténèbres ; elle avait l’air de parler sans discontinuer, mais ses cris étaient des chuchotements trop bas pour qu’Egwene les perçoive.

Tout en disposant les tissages autour de la Sœur Noire, Egwene concentra son attention sur la porte de la cellule. Avec impatience, elle laissa le flux de Terre inonder la serrure de fer. Celle-ci tomba en poussière noire, dans un nuage qui se dissipa totalement avant de toucher le sol. Egwene ouvrit vivement la porte et ne fut pas surprise de trouver la cellule vide à part une torche de jonc qui brûlait.

Mais Amico est isolée et la porte est ouverte.

Pendant un instant, elle réfléchit à ce qu’elle allait faire ensuite. Puis elle sortit du rêve…

… et s’éveilla avec toutes ses meurtrissures, ses courbatures et sa soif, avec le mur de la cellule contre son dos, les yeux fixés sur la porte de la cellule hermétiquement fermée. Évidemment. Ce qui arrive aux êtres vivants là-bas reste réel quand ils s’éveillent. Ce que j’ai fait à la pierre, au fer ou au bois n’a pas d’effet dans le monde éveillé.

Nynaeve et Élayne étaient toujours agenouillées à côté d’elle.

« Quiconque se trouve là au-dehors, dit Nynaeve, a crié il y a quelques instants, mais rien d’autre ne s’est produit. As-tu découvert un moyen de sortir ?

— Nous devrions pouvoir nous en aller, répondit Egwene. Aidez-moi à me lever et je vais me débarrasser de cette serrure. Amico ne nous dérangera pas. Ce cri était le sien. »

Élayne secoua la tête. « Depuis ton départ, j’ai essayé d’atteindre la saidar. C’est différent à présent, mais je suis toujours isolée d’elle. »

Egwene forma le vide en elle, devint le bouton de rose s’ouvrant à la saidar. Le mur invisible se dressait toujours là. Il faiblissait maintenant. Il y avait des moments où elle avait presque l’impression qu’elle sentait la Vraie Source commencer à l’emplir du Pouvoir. Presque. L’écran s’effaçait et réapparaissait trop vite pour qu’elle le détecte. Il pouvait tout aussi bien être encore intact.

Elle regarda ses deux compagnes avec stupeur. « Je l’ai liée. Je l’ai isolée. Elle est un être vivant, pas du fer inerte. Elle doit sûrement être encore isolée.

— Quelque chose est arrivé à l’écran posé autour de nous, expliqua Élayne, mais Amico réussit encore à le maintenir en place. »

Egwene laissa sa tête retomber en arrière contre le mur. « Je vais devoir essayer de nouveau.

— Es-tu assez forte ? » Élayne esquissa une grimace. « Pour parler carrément, tu as l’air encore plus faible qu’avant. Cette tentative t’a mise à plat, Egwene.

— Je suis suffisamment en forme là-bas. » Elle se sentait plus lasse, moins solide, mais c’était l’unique chance qu’elle leur voyait. Elle le dit et l’expression de ses compagnes confirma qu’elles étaient d’accord avec elle, encore qu’à regret.

« Peux-tu le rendormir si vite ? questionna finalement Nynaeve.

— Chantez-moi quelque chose. » Egwene réussit à sourire. « Comme quand j’étais petite. S’il vous plaît ? » Tenant la main de Nynaeve dans l’une des siennes, l’anneau de pierre serré dans l’autre, elle ferma les yeux et tenta de trouver le sommeil dans l’air sans paroles fredonné en sourdine.

La vaste porte aux barreaux de fer était ouverte et il n’y avait aucun signe de vie dans la salle qui se trouvait derrière, mais Mat entra prudemment. Sandar était encore dans le hall, s’efforçant de guetter des deux côtés à la fois, persuadé qu’un Puissant Seigneur ou peut-être une centaine de Défenseurs allaient apparaître d’un moment à l’autre.

Il n’y avait pas d’hommes dans la salle présentement – et à voir les repas inachevés sur une longue table, ils étaient partis précipitamment ; sans doute à cause de la bataille au-dessus – et, d’après l’apparence des objets sur les murs, Mat fut tout aussi content de ne pas avoir eu à en rencontrer un. Des fouets de tailles et de longueurs différentes, de différentes épaisseurs, avec un nombre différent de mèches. Des pinces, des tenailles, des étaux et des fers. Des choses qui ressemblaient à des bottes de métal, des gantelets, des casques, couverts de grands écrous comme pour les resserrer. Des choses dont il n’imaginait même pas l’usage. S’il avait rencontré les hommes qui se servaient de ces choses-là, il se dit qu’il aurait sûrement vérifié qu’ils étaient bien morts avant de repartir.

« Sandar ! souffla-t-il d’un ton de reproche. Allez-vous rester là-bas toute cette fichue nuit ! » Il se hâta vers la porte du fond – à barreaux comme l’autre mais plus petite – sans attendre de réponse et en franchit le seuil.

Le couloir au-delà était jalonné de portes en bois brut et éclairé par les mêmes torches de jonc que la salle qu’il venait de quitter. À tout au plus vingt pas de lui, une femme était assise sur un banc à côté d’une des portes, adossée au mur dans une posture curieusement raide. Elle tourna lentement la tête vers lui au bruit de ses bottes crissant sur le sol en pierre. Une jolie jeune femme. Il se demanda pourquoi elle ne bougeait que la tête et pourquoi même celle-ci se déplaçait comme si la jeune femme était à moitié endormie.

Était-ce une prisonnière ? Dehors, dans le couloir ? Pourtant personne avec un visage pareil ne pouvait être de ces gens qui se servent des choses accrochées à ces murs. Elle avait l’air presque endormie, avec les yeux seulement en partie ouverts. Et la souffrance peinte sur ce ravissant visage faisait sûrement d’elle une des suppliciés, pas une tortionnaire.

« Arrêtez ! cria Sandar derrière lui. C’est une Aes Sedai ! Elle est une de celles qui ont capturé les femmes que vous cherchez ! »

Mat se figea un pied en l’air, les yeux fixés sur la jeune femme. Il se rappelait Moiraine lançant des boules de feu. Il se demanda s’il réussirait à détourner une boule de feu avec son bâton. Il se demanda si sa chance le servirait au point de courir plus vite qu’une Aes Sedai.

« Au secours », dit-elle d’une voix faible. Ses yeux semblaient encore presque endormis, mais la supplication dans sa voix était bien nette. « Aidez-moi. Je vous en prie ! »

Mat cligna des paupières. Elle n’avait toujours pas remué un muscle au-dessous de son cou. Avec précaution, il se rapprocha, intimant du geste à Sandar de cesser de gémir qu’elle était une Aes Sedai. Elle tourna la tête pour le suivre. Pas plus que cela.

Une grande clef de fer pendait à sa ceinture. Pendant une minute, il hésita. Une Aes Sedai, disait Sandar. Pourquoi ne fait-elle pas un mouvement ? Ravalant sa salive, il dégagea la clef avec autant de circonspection que s’il tentait de retirer un morceau de viande d’entre les mâchoires d’un loup. Elle roula les yeux vers la porte à côté d’elle et émit le même son qu’un chat qui vient de voir arriver dans la pièce un énorme chien tout grondant et qui sait qu’il n’a aucune issue pour se sauver.

Il ne comprit pas mais, pour autant qu’elle n’essayait pas de l’empêcher d’ouvrir cette porte, peu lui importait pourquoi elle restait assise là comme un mannequin bourré de paille destiné à épouvanter les corbeaux. D’autre part, il se dit que peut-être se trouvait derrière la porte quelque chose valant la peine d’avoir peur. Si elle est une de celles qui ont pris Egwene et ses amies, cela tombe sous le sens qu’elle les garde. Des larmes coulèrent des yeux de la jeune femme. Seulement elle donne l’impression qu’il y a un Demi-Homme là-dedans. Mais il n’y avait qu’un moyen de le découvrir. Accotant son bâton de combat contre le mur, il tourna la clef dans la serrure et ouvrit brusquement la porte, prêt à fuir en cas de besoin.

Nynaeve et Élayne étaient agenouillées sur le sol avec Egwene apparemment endormie entre elles. Il eut le souffle coupé à la vue du visage bouffi d’Egwene et changea sa conclusion concernant son sommeil. Les deux autres jeunes femmes se tournèrent vers lui quand il repoussa le battant – elles étaient presque aussi meurtries qu’Egwene. Que je brûle ! Que je brûle ! – et le regardèrent, stupéfaites.

« Matrim Cauthon, s’écria Nynaeve d’un ton scandalisé, par la Lumière, qu’est-ce que tu fabriques ici ?

— Bon sang, je suis là pour vous délivrer, répliqua-t-il. Que je brûle si je m’attendais à être accueilli comme si j’étais venu voler une tarte. Racontez-moi si vous voulez pourquoi vous avez l’air de vous être battues contre des ours dernièrement. Au cas où Egwene ne pourrait pas marcher, je la porterai sur mon dos. Il y a des Aiels du haut en bas de la Pierre, ou peu s’en faut, et soit ils sont en train de tuer ces bons sang de Défenseurs soit ces bon sang de Défenseurs les tuent mais, quoi qu’il arrive, mieux vaut filer d’ici pendant que nous en avons la fichue possibilité. Si nous l’avons !

— Surveille ta façon de parler », rétorqua Nynaeve, et Élayne lui adressa un de ces regards réprobateurs que les femmes savent si bien décocher. Toutefois, ni l’une ni l’autre ne paraissait y mettre beaucoup de cœur. Elles commencèrent à secouer Egwene comme si elle n’était pas couverte de plus de bleus qu’il n’en avait jamais vu dans sa vie.

Les paupières d’Egwene battirent et s’ouvrirent, et elle gémit. « Pourquoi m’avez-vous réveillée ? Il faut que je comprenne. Si je relâche les liens que j’ai sur elle, elle s’éveillera et je ne la rattraperai jamais. Dans le cas contraire, elle ne peut pas s’endormir complètement et… » Ses yeux se posèrent sur lui et s’écarquillèrent. « Matrim Cauthon, par la Lumière, qu’est-ce que tu fabriques ici ?

— Expliquez-lui, dit-il à Nynaeve. Je suis trop occupé à tenter de vous délivrer pour surveiller ma façon de par… » Elles avaient toutes les trois le regard fixé derrière lui, un regard fulminant comme si elles regrettaient de ne pas avoir un poignard sous la main.

Il se retourna d’un bond, mais il ne vit que Juilin Sandar, avec la mine de qui a avalé tout entière une prune pourrie.

« Elles ont de bonnes raisons, expliqua-t-il à Mat. Je… je les ai trahies. Mais j’y ai été obligé. » Ceci était adressé par-dessus la tête de Mat aux jeunes femmes. « Celle qui avait des quantités de nattes couleur de miel m’a parlé et je… j’ai dû m’exécuter. » Pendant un long moment, les trois continuèrent à le dévisager.

« Liandrin a des procédés détestables, Maître Sandar, finit par dire Nynaeve. Peut-être n’êtes-vous pas entièrement fautif. Nous verrons plus tard comment répartir la culpabilité.

— Si le malentendu est éclairci, dit Mat, pouvons-nous partir maintenant ? » Tout cela était clair comme de l’eau boueuse pour lui, mais il tenait davantage à s’en aller tout de suite.

Les trois amies le suivirent en boitillant dans le couloir, mais elles s’arrêtèrent autour de la jeune femme sur le banc. Elle roula les yeux de l’une à l’autre et geignit. « Je vous en prie. Je veux revenir à la Lumière. Je jurerai de vous obéir. Avec la Masse du Serment dans les mains je jurerai. Je vous en prie, ne… »

Mat sursauta comme Nynaeve se cabrait en balançant son poing en arrière et projetait la jeune femme à bas du banc. Elle gisait par terre, les yeux enfin complètement clos mais, bien que couchée sur le côté, elle avait gardé exactement la même position que lorsqu’elle était sur le banc.

« Ça a disparu », dit Élayne d’une voix joyeuse.

Egwene se pencha pour fouiller dans l’escarcelle de la jeune femme inanimée, transférant dans la sienne quelque chose que Mat ne parvint pas à distinguer. « Oui. C’est une impression merveilleuse. Quelque chose a changé chez elle quand vous l’avez frappée, Nynaeve. Je ne sais pas ce que c’est, mais je l’ai senti. »

Élayne hocha la tête. « Je l’ai senti aussi.

— J’aimerais changer jusqu’à la moindre des choses en elle », dit farouchement Nynaeve. Elle prit la tête d’Egwene dans ses mains ; Egwene se dressa sur la pointe des pieds, haletante. Quand Nynaeve ôta ses mains pour les mettre sur Élayne, les meurtrissures d’Egwene avaient disparu. Celles d’Élayne s’effacèrent aussi vite.

« Sang et sacrées cendres ! dit Mat avec humeur. Qu’est-ce qui vous prend de frapper une femme qui était juste assise là ? Je crois qu’elle ne pouvait même pas bouger ! » Elles se retournèrent toutes les trois pour le regarder et il émit un son étranglé comme l’air autour de lui semblait se transformer en épaisse gelée.

Il s’éleva jusqu’à ce que ses bottes pendillent à plus d’une demi-toise du sol. Oh, que je brûle, le Pouvoir ! Voilà que j’avais peur que des Aes Sedai se servent contre moi de ce sacré Pouvoir et maintenant ces sacrées femmes à qui je porte secours le font ! Que je brûle !

« Tu ne comprends rien, Matrim Cauthon, dit Egwene d’une voix impatientée.

— Jusqu’à ce que tu comprennes, dit à son tour Nynaeve d’une voix encore plus agacée, je suggère que tu gardes tes opinions pour toi. »

Élayne se borna à lui lancer un regard irrité qui lui rappela sa mère quand elle sortait couper une badine.

Sans trop savoir pourquoi, il se surprit à leur adresser le sourire qui avait si souvent poussé sa mère à aller chercher cette badine. Que je brûle, si elles sont capables de ça, je ne vois pas comment on a jamais pu les enfermer sous clef dans cette cellule pour commencer ! « Ce que je comprends, c’est que je vous ai sorties d’un mauvais pas dont vous n’arriviez pas à vous tirer vous-mêmes et vous en avez toutes autant de gratitude qu’un bon sang de citoyen de Taren-au-Bac qui a mal aux dents !

— Tu as raison », répliqua Nynaeve, et ses bottes heurtèrent subitement le sol si fort qu’il en eut les dents ébranlées. Mais il pouvait de nouveau bouger. « Quoi qu’il m’en coûte de le dire, Mat, tu as raison. »

Il fut tenté de lancer quelque réplique sarcastique, mais le ton de Nynaeve n’exprimait déjà qu’assez peu d’excuse. « Est-ce que nous pouvons partir maintenant ? Comme la bataille continue, Sandar pense que lui et moi pourrons vous faire sortir par une petite poterne près du fleuve.

— Je ne m’en vais pas tout de suite, Mat, dit Nynaeve.

— J’ai l’intention de trouver Liandrin et de l’écorcher vive, déclara Egwene, presque comme si elle y songeait pour de bon.

— Tout ce que je désire, ajouta Élayne, c’est bourrer Joiya Byir de coups de poing jusqu’à ce qu’elle crie comme un porc qu’on égorge, mais je me contenterai de n’importe quelle autre.

— Êtes-vous sourdes ? s’exclama-t-il avec humeur. Il y a une bataille en cours là-bas ! Je suis venu ici pour vous délivrer et j’entends bien y réussir ! » Egwene lui tapota la joue en passant à côté de lui et Élayne l’imita. Nynaeve n’eut qu’une petite aspiration dédaigneuse. Bouche bée, il les regarda s’éloigner. « Pourquoi n’avez-vous rien dit ? lança-t-il d’un ton mécontent au preneur-de-larrons.

— J’ai vu ce que parler vous avait valu, répliqua simplement Sandar. Je ne suis pas fou.

— Eh bien, je ne reste pas au beau milieu d’une bataille ! » cria-t-il à l’adresse des jeunes femmes. Elles étaient justement en train de franchir la petite porte fermée par une grille. « Je pars, vous entendez ? » Elles ne se retournèrent même pas. Probable qu’elles se feront tuer là-bas ! Quelqu’un les embrochera sur son épée pendant qu’elles regarderont ailleurs ! Ronchonnant, il cala son bâton de combat en travers de son épaule et se mit à les suivre. « Est-ce que vous allez demeurer planté là ? appela-t-il à l’intention du preneur-de-larrons. Je ne suis pas venu jusque-là pour les laisser mourir maintenant ! »

Sandar le rattrapa dans la salle aux fouets. Les trois jeunes femmes en étaient déjà sorties, mais Mat avait le sentiment qu’elles ne seraient pas trop difficiles à retrouver. Suffit de repérer les sacrés bonshommes suspendus en l’air ! Sacrées donzelles ! Pressant l’allure, il prit le pas gymnastique.


Perrin arpentait avec une résolution farouche les couloirs de la Pierre, à la recherche d’une trace de Faile. Il l’avait libérée à deux autres reprises, maintenant, une fois la sortant en brisant une cage de fer, ressemblant beaucoup à celle où était enfermé l’Aiel à Remen, et une seconde fois en forçant un coffre d’acier qui avait un faucon gravé sur le côté. Les deux fois, elle s’était dissoute dans l’air après avoir prononcé son nom. Sauteur trottait à côté de lui, flairant l’air. Si fin que fut le nez de Perrin, l’odorat du loup avait encore plus d’acuité ; c’est Sauteur qui les avait conduits au coffre.

Perrin se demanda s’il parviendrait jamais à la délivrer pour de bon. Il n’y avait eu aucun signe d’elle depuis longtemps, semblait-il. Les couloirs de la Pierre étaient déserts, avec des lampes allumées, des tapisseries et des armes suspendues aux murs, mais rien ne bougeait excepté lui et Sauteur. Excepté ce qui, je pense, était Rand. Cela n’avait été qu’une vision fugitive, un homme courant comme s’il pourchassait quelqu’un. Ce ne pouvait pas être lui. Impossible, mais je crois que c’était lui quand même.

Sauteur se mit soudain à avancer plus vite, en direction d’une autre porte à deux battants, revêtus de bronze. Perrin essaya de rester à sa hauteur, trébucha et tomba à genoux, lançant une main en avant pour éviter de justesse de tomber la face contre le sol. La faiblesse le submergea comme si tous ses muscles s’étaient fondus en eau. Même après que la sensation avait disparu, elle avait emporté avec elle une partie de sa vigueur. Ce fut un effort de se remettre péniblement debout. Sauteur s’était retourné pour le regarder.

Tu es présent ici trop ardemment, Jeune Taureau. La chair faiblit. Tu ne t’y cramponnes pas assez. Bientôt la chair et le rêve mourront ensemble.

« Trouve-la, dit Perrin. C’est tout ce que je demande. Trouve Faile. »

Les yeux dorés rencontrèrent les yeux dorés. Le loup se détourna et trotta jusqu’à la porte. Au-delà de ça. Jeune Taureau.

Perrin atteignit la porte et poussa les battants. Ils ne cédèrent pas. Il n’y avait apparemment aucun moyen de les ouvrir, pas de poignées, rien à saisir. Un minuscule dessin était gravé dans le métal, si fin que ses yeux faillirent ne pas le voir. Des faucons. Des milliers de petits faucons.

Elle doit être ici. Je ne crois pas que je pourrai tenir encore bien longtemps. Poussant un cri, il abattit son marteau contre le bronze. Qui résonna comme un grand gong. Perrin frappa de nouveau, et le coup résonna plus fort. Un troisième coup, et les battants de bronze se brisèrent comme du verre.

À l’intérieur, à une centaine de pas de la porte rompue, un cercle de lumière entourait un faucon enchaîné à un perchoir. L’obscurité régnait dans tout le reste de cette vaste salle, l’obscurité et de légers bruissements comme de centaines d’ailes.

Il avança d’un pas dans la salle et un faucon jailli des ténèbres s’abattit, ses serres éraflant sa figure au passage. Il jeta un bras devant ses yeux – des serres lui déchirèrent l’avant-bras – et il se dirigea en chancelant vers le perchoir. Les oiseaux revenaient sans arrêt à la charge, les faucons plongeant, le frappant, le déchirant, mais il continuait à avancer d’un pas lourd avec du sang qui coulait le long de ses bras et de ses épaules, ce bras protégeant les yeux qu’il fixait sur le faucon perché. Il avait perdu le marteau ; il ne savait pas où mais ce qu’il savait c’est que s’il allait à sa recherche il mourrait avant de l’avoir trouvé.

Quand il atteignit le perchoir, les serres tranchantes le précipitèrent à genoux. Il regarda par-dessous son bras le faucon perché, qui lui rendit son regard de ses yeux sombres qui ne cillaient pas. La chaîne qui retenait la patte de ce faucon femelle était fixée au perchoir par un petit cadenas en forme de hérisson. Perrin saisit la chaîne à deux mains, sans se soucier des autres faucons qui étaient maintenant devenus un tourbillon de serres coupantes autour de lui, et avec ses dernières forces la brisa. La douleur et les faucons l’enveloppèrent d’obscurité.

Il ouvrit les yeux dans un paroxysme de souffrance cuisante, comme si son visage, ses bras et ses épaules avaient été tailladés par des milliers de couteaux. Peu importait. Faile agenouillée était penchée sur lui, ses yeux noirs en amande emplis d’inquiétude, et lui essuyait la figure avec un linge déjà trempé par son sang.

« Mon pauvre Perrin, dit-elle doucement. Mon pauvre forgeron. Tu es si gravement blessé. »

Avec un effort qui lui coûta une souffrance supplémentaire, il tourna la tête. Cette pièce était le salon particulier de l’auberge de l’Étoile et, près d’un pied de la table, gisait un morceau de bois sculpté en forme de hérisson, cassé en deux. « Faile, chuchota-t-il pour elle. Mon faucon. »

Rand se trouvait toujours dans le Cœur de la Pierre, mais c’était différent. Ici, il n’y avait pas d’hommes qui se battaient, pas de cadavres, personne à part lui. Subitement, le son d’un grand gong retentit à travers la Pierre, puis retentit de nouveau, et les dalles mêmes vibrèrent sous ses pieds. Une troisième fois, le « boum » résonna mais s’interrompit net, comme si le gong avait été brisé. Tout fut silencieux.

Où se trouve cet endroit ? se demanda-t-il. Plus important, où se trouve Ba’alzamon ?

Comme pour lui répondre, un trait flamboyant comme celui créé par Moiraine jaillit des ombres entre les colonnes, droit vers sa poitrine. Son poignet tourna instinctivement l’épée ; c’est l’instinct autant qu’autre chose qui l’incita à envoyer des flux de saidin dans Callandor, une coulée du Pouvoir qui fit flamboyer l’épée encore plus brillamment que cette barre fonçant sur lui comme un éclair. Son équilibre aléatoire entre l’existence et la destruction oscilla. Ce torrent allait sûrement le consumer.

Le trait de lumière heurta la lame de Callandor… et se sépara sur son fil, bifurquant pour poursuivre sa course de chaque côté. Rand sentit sa tunique roussir à son proche passage, perçut l’odeur de la laine commençant à brûler. Derrière lui, les deux dents de feu gelé, de lumière liquide, frappèrent d’énormes colonnes de grès rouge ; où elles frappèrent, la pierre cessa d’exister et les barres ardentes traversèrent jusqu’à d’autres colonnes, anéantissant celles-là aussi instantanément. Le Cœur de la Pierre gronda tandis que les colonnes tombaient et se fracassaient dans des nuages de poussière, des éclaboussures de fragments de pierre. Toutefois, ce qui s’abattait dans la lumière n’était simplement… plus.

Un cri de rage sortit de l’ombre et le trait flambant de pure chaleur blanche disparut.

Rand brandit Callandor comme s’il attaquait quelque chose devant lui. La lumière blanche enveloppant sa lame s’allongea, darda son flamboiement droit devant et trancha la colonne de grès rouge qui avait caché le cri rageur. La pierre polie se coupa comme de la soie. La colonne fendue trembla ; une partie se détacha et tomba de la voûte, s’écrasant sur le sol en énormes tronçons déchiquetés. Comme ce grondement d’avalanche s’éteignait, Rand entendit par-dessous le bruit de bottes sur la pierre. Un bruit de course.

Callandor au poing, Rand se précipita à la poursuite de Ba’alzamon.

La haute arcade par laquelle on sortait du Cœur de la Pierre s’écroula quand il l’atteignit, le mur entier s’éboulant en nuages de poussière et de blocs de roche comme pour l’ensevelir, mais il lança le Pouvoir contre lui et tout devint poussière flottant dans l’air. Il continua à courir. Il n’aurait pas su dire ce qu’il avait fait, ni comment, mais il n’avait pas le temps d’y réfléchir. Il courait à la suite des pas de Ba’alzamon qui s’éloignaient, leur écho se propageant dans les couloirs de la Pierre.

Des Myrddraals et des Trollocs se matérialisèrent subitement, colossales formes bestiales et faces sans yeux convulsées par la rage de tuer, par centaines, de sorte qu’ils bloquaient le couloir devant et derrière lui, leurs épées courbes comme des faux et leurs lames d’un mortel acier noir avides de plonger dans son sang. Sans savoir comment, il les transforma en vapeur qui s’ouvrit devant lui – et disparut. L’air qui l’entourait devint soudain de la suie étouffante, obstruant ses narines, lui coupant le souffle, mais il le rendit de nouveau de l’air respirable, une brume fraîche. Des flammes jaillirent du sol sous ses pieds, giclant des murs, du plafond, furieux dards de feu qui réduisaient tentures et tapis, tables et coffres en traînées de cendres, précipitaient devant eux ornements et lampes métamorphosées en gouttes brûlantes d’or en fusion ; il abattit les feux, les durcit en émail rouge sur le roc.

Les pierres autour de lui se changèrent presque en brouillard ; la Pierre changea. La réalité trembla ; il la sentait se disloquer, se sentait lui-même se disloquer. Il était poussé hors du « ici » dans un autre endroit où rien du tout n’existait. Callandor flamboyait dans ses mains comme le soleil au point qu’il crut qu’elle allait fondre. Il crut que lui-même serait fondu par l’afflux du Pouvoir à travers lui, le torrent qu’il dirigea il ne savait trop comment pour refermer le trou qui s’était creusé autour de lui, pour se maintenir du côté de l’existence. La Pierre reprit sa solidité.

Il était bien loin d’imaginer ce qu’il avait fait. Le Pouvoir Unique se déchaînait en lui au point qu’il se reconnaissait à peine, au point qu’il était à peine lui-même, au point que ce qui était lui-même n’existait presque plus. Sa stabilité précaire chancela. De chaque côté, c’était la chute sans fin, l’oblitération par le Pouvoir qui courait à travers lui jusqu’à l’épée. C’est seulement dans la danse sur le fil tranchant du rasoir qu’il y avait de la sécurité et encore incertaine. Callandor rayonnait dans son poing à croire qu’il portait le soleil. Vaguement au fond de lui, vacillante comme la flamme d’une chandelle dans une tempête, il y avait la certitude qu’en tenant en main Callandor il pouvait réussir n’importe quoi. N’importe quoi.

Le long de couloirs interminables il courait donc, dansant sur le fil du rasoir, pourchassant celui qui voulait le tuer, celui qu’il devait tuer. Il ne pouvait pas y avoir d’autre fin, cette fois-ci. Cette fois, l’un d’eux devait mourir ! Que Ba’alzamon en fût conscient également était évident. Toujours il fuyait, toujours se maintenait hors de vue, de sorte que seuls les bruits de sa fuite entraînaient Rand à continuer mais, même en fuyant, il transformait cette Pierre de Tear qui n’était pas la Pierre de Tear en adversaire de Rand, et Rand le contrait grâce à son instinct, au jugé et à la chance, il le contrait et courait sur ce fil affilé en parfait équilibre avec le Pouvoir, l’outil et l’arme qui le consumeraient totalement s’il trébuchait.

De l’eau remplit les couloirs du sol au plafond, épaisse et noire comme le fond de la mer, noyant la respiration. Il la transforma de nouveau en air, inconsciemment, et continua sa course – et soudain l’air devint pesant de sorte que chaque pouce de sa peau semblait supporter une montagne, le comprimant de toutes parts. Juste avant d’être broyé et réduit à rien, il choisit des flux dans le torrent de Pouvoir qui fonçait à travers lui – il ne savait pas comment ou lesquels ou pourquoi – et la pression disparut. Il poursuivit Ba’alzamon et l’air fut subitement de la roche compacte comme une gaine autour de lui, puis de la pierre fondue, puis rien du tout pour emplir ses poumons. Le sol sous ses bottes l’attirait comme si chaque livre en pesait un millier, puis toute pesanteur s’estompa de sorte qu’un pas l’envoya tournoyer en l’air. Des gueules invisibles s’ouvrirent pour arracher son esprit de son corps, pour extirper brutalement son âme. Il déjoua chaque piège et continua sa course ; ce que Ba’alzamon détournait de sa destination première pour l’anéantir, il le remettait en ordre sans se rendre compte comment. Il avait vaguement conscience que d’une certaine manière il ramenait les choses dans leur équilibre naturel, les forçait à s’accorder avec sa propre danse le long de cette ligne de partage d’une incroyable minceur entre l’être et le néant, mais cette intuition était lointaine. Toute la vigilance de son esprit s’attachait à la poursuite, la chasse, la mort qui devait y mettre fin.

Et voilà qu’il était de nouveau dans le Cœur de la Pierre avançant à pas mesurés dans la trouée pleine de décombres de ce qui avait été un mur. Quelques-unes des colonnes pendaient à présent comme des dents brisées. Et Ba’alzamon reculait devant lui, les yeux ardents, enveloppé d’ombre. Des lignes noires comme des fils d’acier semblaient aller de Ba’alzamon à l’obscurité qui s’amoncelait autour de lui, disparaissant à d’inimaginables distances et hauteurs à l’intérieur de ces ténèbres.

« Je ne veux pas être perdu ! » s’écria Ba’alzamon. Sa bouche était du feu ; sa voix stridente se répercuta parmi les colonnes. « Je ne peux pas être vaincu ! Aidez-moi ! » Une partie de la pénombre qui l’enveloppait dériva jusqu’à ses mains, se forma en une boule si noire qu’elle parut même absorber la brillance de Callandor. Une subite expression de triomphe resplendit dans les flammes de ses yeux.

« Vous êtes fini ! » proclama Rand. Callandor tournoya dans sa main. Son éclat bouscula l’obscurité, trancha les fils d’acier noir autour de Ba’alzamon, et celui-ci se convulsa. Comme s’il avait été deux en un, il donna l’impression de s’amenuiser et de grandir en même temps. « Vous êtes perdu ! » Rand plongea la lame étincelante dans la poitrine de Ba’alzamon.

Ba’alzamon hurla et les feux de sa face lancèrent des flammes irrégulières dans tous les sens. « Imbécile ! dit-il d’une voix retentissante. On ne peut jamais vaincre le Grand Seigneur des Ténèbres ! »

Rand libéra la lame de Callandor au moment où le corps de Ba’alzamon s’affaissa et commença à tomber, tandis que l’ombre qui l’avait entouré disparaissait.

Et soudain Rand se retrouva dans un autre Cœur de la Pierre, entouré de colonnes toujours intactes, de combattants criant et mourant, hommes voilés et guerriers avec casque et cuirasse. Moiraine était encore recroquevillée à la base d’une colonne de grès rouge. Et aux pieds de Rand gisait le corps d’un homme, étendu sur le dos avec un trou brûlé dans la poitrine. Il aurait pu passer pour un bel homme d’âge mûr, si ce n’est qu’à la place où auraient dû être ses yeux et sa bouche se trouvaient des creux profonds d’où montaient des vrilles de fumée noire.

J’ai réussi, pensa-t-il. J’ai tué Ba’alzamon, tué Shai’tan ! J’ai gagné la Dernière Bataille ! Ô Lumière, je suis bien le Dragon Réincarné ! Le destructeur de nations, le Destructeur du Monde. Non ! Je vais mettre un terme à la destruction, arrêter les tueries ! Je vais les faire cesser !

Il dressa Callandor au-dessus de sa tête. Des éclairs d’argent jaillirent de la lame en crépitant, des éclairs fulminants qui s’élançaient en arc vers la vaste coupole au-dessus. « Arrêtez ! » cria-t-il. Le combat cessa ; les hommes le regardèrent avec étonnement, par-dessus des voiles noirs, par-dessous le bord de casques ronds. « Je suis Rand al’Thor ! proclama-t-il de sorte que sa voix résonne dans toute la salle. Je suis le Dragon Réincarné ! » Callandor rayonnait dans sa main.

L’un après l’autre, hommes voilés et casqués, ils s’agenouillèrent devant lui en criant : « Le Dragon est Réincarné ! Le Dragon est Réincarné ! »

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