46 Un message émanant de l’Ombre

Tandis qu’il retournait à pied vers la Cité Intérieure, Mat était loin d’avoir la certitude que ce qu’il avait l’intention de tenter réussirait. Oui, si ce qui lui avait été raconté était vrai ; seulement, voilà, il n’était pas sûr que ce soit exact. Il évita la Place ovale devant le Palais, mais longea les flancs de l’énorme édifice et de son domaine, par des rues qui épousaient les contours des collines. Les dômes dorés du Palais étincelaient, ironiquement hors d’atteinte. Il en avait à peu près accompli le tour, étant revenu presque à la Place, quand il le vit. Une pente raide couverte de fleurs basses, se dressant de la rue jusqu’à un mur blanc en pierre brute. Plusieurs branches d’arbres couvertes de feuilles dépassaient par-dessus le mur et il apercevait la cime d’autres arbres plus loin, dans un jardin du Palais Royal.

Un mur aménagé de façon à ressembler à une falaise, pensa-t-il, et un Jardin de l’autre côté. Peut-être bien que Rand disait la vérité.

Un coup d’œil discret à droite et à gauche lui indiqua qu’il avait cette courbe de la rue à lui seul pour le moment. Il devrait se hâter ; les tournants ne lui permettaient pas de voir très loin, quelqu’un pouvait survenir à tout instant. Il escalada la pente à quatre pattes, sans se soucier des trous que ses bottes creusaient dans les massifs de fleurs rouges et blanches. La pierre brute du mur offrait de nombreuses prises pour les doigts, et les arêtes et protubérances fournissaient des points d’appui même pour quelqu’un chaussé de bottes.

Rendre cela aussi facile, quelle négligence de leur part, songea-t-il en grimpant. Pendant un instant, cette ascension le ramena en esprit au pays natal avec Rand et Perrin, à une expédition qu’ils avaient faite au-delà des Collines de Sable, dans les contreforts des Montagnes de la Brume. À leur retour au Champ d’Emond, ils avaient tous subi la colère fulminante de quiconque avait pu mettre la main sur eux – lui encore plus que les autres ; chacun avait présumé que c’était son idée – mais pendant trois jours ils avaient gravi les falaises, dormi à la belle étoile et mangé les œufs subtilisés dans les nids de crêtes-rouges, ainsi que les gelinottes aux ailes grises bien grasses abattues d’une flèche ou d’une pierre lancée par une fronde, et les lapins pris au collet, riant à la pensée qu’ils n’avaient pas peur de la malédiction des montagnes et qu’ils pourraient trouver un trésor. De cette excursion il avait rapporté à la maison un drôle de caillou avec le crâne d’un poisson de belle taille en quelque sorte imprimé dedans, une longue plume blanche – une penne rectrice – perdue par un aigle des neiges et un morceau de pierre blanche grand comme sa main qui avait presque l’air sculpté en forme d’oreille humaine. Il trouvait qu’il ressemblait à une oreille, même si Rand et Perrin affirmaient que non, et Tam al’Thor avait dit que c’était possible.

Ses doigts glissèrent hors d’un creux peu profond, son équilibre fut déstabilisé et il perdit la prise où s’était calé son pied gauche. Avec un « ah » de surprise, il réussit à attraper de justesse le haut du mur et s’y hissa à la force des bras. Il y resta étendu un moment, la respiration haletante. La chute n’aurait pas été tellement longue mais assez pour lui rompre le cou. Quel idiot de laisser vagabonder mon esprit comme ça. Failli me tuer de cette façon sur ces falaises. C’était il y a bien longtemps. De toute façon, sa mère avait déjà dû jeter ces choses-là. Avec un dernier coup d’œil à droite et à gauche pour s’assurer que personne ne l’avait vu – la portion de rue en courbe au-dessous de lui était toujours déserte – il sauta à l’intérieur du domaine royal.

C’était un grand jardin, avec des allées dallées à travers des tapis de gazon au milieu des arbres, et des ceps de vigne enveloppant des treilles au-dessus des allées. Et, partout, des fleurs. Des corolles blanches couvrant les poiriers, des pétales roses et blancs émaillant les pommiers. Des roses de toutes les couleurs, en forme de soleil d’or étincelant, des « Gloire d’Emond » pourpres et bon nombre qu’il ne sut pas identifier. Certaines ne lui paraissaient pas réelles. Il y en avait une aux pétales bizarres écarlate et or dont on aurait presque dit des oiseaux, et une autre ne différait guère des tournesols à part que ses fleurs avaient plus de deux pieds de large et une tige aussi haute qu’un Ogier.

Des bottes crissèrent sur les dalles et il s’accroupit contre le mur derrière un buisson comme deux gardes passaient, leurs longs cols blancs tombant sur leurs cuirasses. Ils ne jetèrent pas le moindre coup d’œil dans sa direction et il sourit intérieurement. La chance. Avec juste un peu de chance, ils ne me verront pas avant que j’aie remis ce sacré machin à Morgase.

Il se faufila dans le jardin telle une ombre, comme s’il traquait des lapins, se figeant près d’un arbuste ou s’aplatissant contre un tronc d’arbre quand il entendait des bottes. Deux autres paires de soldats passèrent, arpentant les allées, la seconde assez près pour pouvoir, en deux pas, leur pointer un doigt dans le dos. Tandis qu’ils disparaissaient parmi les arbres et les fleurs, il cueillit une corolle de flamboyant rouge intense et piqua la fleur aux pétales onduleux dans ses cheveux avec un sourire. C’était aussi amusant que de faucher des tartes aux pommes le dimanche, et plus facile. Les femmes surveillaient toujours de près leurs pâtisseries ; ces abrutis de soldats ne quittaient pas des yeux les dalles de l’allée.

Il ne tarda pas à se trouver contre un mur blanc du Palais et commença à le longer en se dissimulant derrière une rangée de rosiers blancs en fleur grimpant sur des cadres à lattes, en quête d’une porte. Il y avait des quantités de hautes fenêtres cintrées juste au-dessus de sa tête, mais il jugea peut-être plus difficile de s’expliquer s’il était découvert entrant par une fenêtre plutôt qu’arpentant un couloir. Deux autres soldats survinrent et il s’immobilisa ; ils allaient passer à trois pas de lui. Il entendait des voix provenant de la fenêtre au-dessus de lui, deux voix d’hommes, juste assez fortes pour qu’il distingue leurs paroles.

« … en route pour Tear, Grand Maître. » L’homme paraissait effrayé et obséquieux.

« Qu’elles ruinent ses projets, si elles le peuvent. » Cette voix-là était plus grave et plus ferme, un homme habitué à commander. « Il n’aura que ce qu’il mérite si trois jeunes femmes sans formation peuvent l’emporter sur lui. Il a toujours été un imbécile et il l’est encore. Y a-t-il des nouvelles du garçon ? C’est lui qui peut nous anéantir tous.

— Non, Grand Maître. Il a disparu. Mais, Grand Maître, une des jeunes femmes est la rejetonne de Morgase. »

Mat se retourna à demi, se reprit. Les soldats se rapprochaient, ils ne semblaient pas avoir remarqué son sursaut à travers l’épais réseau des tiges de rosier. Avancez, espèce d’abrutis ! Passez que je puisse voir qui est ce sacré bonhomme ! Il avait perdu une partie de la conversation.

« … a toujours été beaucoup trop impatient depuis qu’il a reconquis sa liberté, disait la voix grave. Il n’a jamais compris que les meilleurs plans prennent du temps pour mûrir. Il veut le monde en un jour et Callandor par-dessus le marché. Que le Puissant Seigneur l’emporte ! Il est capable de capturer la jeune fille et de tenter de l’utiliser. Et cela risquerait de compromettre mes projets.

— Comme vous le dites, Grand Maître. Donnerai-je instruction d’enlever la jeune fille à Tear ?

— Non. Cet imbécile le prendrait comme une action contre lui s’il était au courant. Et qui sait ce qu’il choisit de surveiller en dehors de l’épée ? Veillez à ce qu’elle meure discrètement, Comar. Que sa mort n’attire pas l’attention. » Son rire résonna comme un ample roulement de tonnerre. « Ces souillons ignorantes dans leur Tour auront du mal à la présenter après cette disparition. Ce serait aussi bien. Que ce soit vite exécuté. Promptement, avant qu’il ait le temps de s’emparer d’elle lui-même. »

Les deux soldats arrivaient presque à la hauteur de Mat ; il s’efforça par suggestion de forcer leurs pieds à presser le mouvement.

« Grand Maître, dit l’autre d’une voix hésitante, cela risque d’être difficile. Nous savons qu’elle est en route pour Tear, mais le navire sur lequel elle a voyagé a été découvert à Aringill et toutes les trois en avaient débarqué auparavant. Nous ne savons pas si elle est montée sur un autre bateau ou si elle est partie à cheval vers le sud. Et ce ne sera peut-être pas facile de la découvrir une fois qu’elle aura atteint Tear, Grand Maître. Peut-être que si vous…

— N’y a-t-il plus que des sots dans le monde, à présent ? riposta durement la voix grave. Croyez-vous que je puisse me déplacer dans Tear sans qu’il soit au courant ? Je n’ai pas l’intention d’entrer en lutte avec lui, pas maintenant, pas encore. Apportez-moi la tête de cette fille, Comar. Apportez-moi les trois têtes ou vous m’implorerez de prendre la vôtre !

— Oui, Grand Maître. Il en sera comme vous l’ordonnez. Oui. Oui. »

Les soldats passèrent dans un crissement de bottes, sans regarder à droite ni à gauche. Mat attendit seulement de voir leur dos avant de sauter pour agripper le large appui de fenêtre en pierre et se hisser assez haut pour regarder par la fenêtre.

Il remarqua à peine le tapis à franges du Tarabon étalé sur le sol, qui valait une grosse bourse d’argent. Une des larges portes sculptées se refermait. Un homme de haute taille, à la large carrure et à la poitrine puissante tendant la soie verte de sa tunique brodée d’argent, regardait la porte de ses yeux bleu foncé. Sa barbe noire était tondue court, avec une bande blanche sur le menton. L’un dans l’autre, il avait l’air d’un homme dur, et un homme habitué à commander.

« Oui, Grand Maître », dit-il soudain, et Mat faillit lâcher sa prise sur le rebord de la fenêtre. Il avait cru que ce devait être l’homme à la voix grave, mais c’était la voix obséquieuse qu’il entendait. Qui n’avait plus un accent servile, mais était bien la même. « Il en sera fait comme vous l’ordonnez, Grand Maître, reprit l’homme d’un ton amer. Je couperai moi-même la tête de ces trois jeunesses. Dès que j’aurai pu les trouver ! » Il franchit la porte à grands pas et Mat se laissa retomber sur le sol.

Il resta pendant un moment blotti derrière les treillages de roses. Quelqu’un dans le Palais voulait la mort d’Élayne, et avait voué au même sort Egwene et Nynaeve après coup. Au nom de la Lumière, quel besoin ont-elles d’aller à Tear ? Ce devait être elles.

Il retira de la doublure de son bliaud la lettre de la Fille-Héritière et la regarda en fronçant les sourcils. Peut-être que Morgase le croirait s’il se présentait avec cette lettre à la main. Il pouvait décrire un des hommes. Seulement ce n’était plus le moment de lambiner ; le grand gaillard pouvait partir pour Tear avant même que lui arrive jusqu’à Morgase et quoi qu’elle décide alors rien ne garantissait que cela mettrait un terme aux activités de cet homme.

Respirant à fond, Mat se faufila entre deux treillages de rosiers au prix seulement de quelques piqûres et accrocs dus aux épines et s’engagea sur l’allée dallée à la suite des soldats. Il tenait la lettre d’Élayne devant lui de façon que le sceau au lis d’or soit nettement visible, et mit mentalement au point ce qu’il avait exactement l’intention de dire. Quand il s’était déplacé furtivement, les gardes n’avaient cessé de surgir comme des champignons après la pluie mais, maintenant, il parcourut presque la longueur du Jardin sans en apercevoir un seul. Il dépassa plusieurs portes. Entrer dans le Palais sans permission ne serait pas une bonne idée – les Gardes pourraient faire d’abord des choses désagréables et écouter ensuite – mais il commençait à songer à franchir une porte quand elle s’ouvrit et un jeune officier non casqué, avec un unique nœud doré sur l’épaule, sortit à grands pas.

Sa main se porta aussitôt à la garde de son épée et il avait tiré au clair douze pouces d’acier avant que Mat ait eu le temps de lui tendre la lettre. « Élayne, la Fille-Héritière, envoie cette lettre à sa mère, la Reine Morgase, Capitaine. » Il tenait la lettre de façon que le sceau au lis soit bien en évidence.

Les yeux sombres de l’officier allèrent vivement d’un côté à l’autre, comme à la recherche d’autres gens, sans réellement cesser d’observer Mat. « Comment êtes-vous entré dans ce jardin ? » Il ne tira pas son épée plus avant, mais ne la remit pas non plus au fourreau. « Elber est posté aux grilles principales. C’est un imbécile, mais il ne laisserait jamais personne se promener à loisir dans le Palais.

— Un gros homme avec des yeux de rat ? » Mat maudit sa langue, toutefois l’officier acquiesça d’un sec hochement de tête ; il sourit à demi, aussi, sans que cela semble diminuer sa vigilance ou sa suspicion. « Il a piqué une colère quand il a appris que je venais de Tar Valon et il ne m’a même pas laissé une chance de montrer la lettre ou de mentionner le nom de la Fille-Héritière. Il a dit qu’il m’arrêterait si je ne partais pas, alors j’ai escaladé le mur. J’avais promis de remettre ceci à la Reine Morgase en personne, vous comprenez, Capitaine. Je l’avais promis et je tiens toujours mes promesses. Vous voyez le sceau ?

— Encore ce sacré mur de jardin, murmura l’officier. Il devrait être trois fois plus haut. » Il examina Mat. « Lieutenant des Gardes, pas capitaine. Je suis le lieutenant de la Garde Tallanvor. Je reconnais le sceau de la Fille-Héritière. » Son épée rentra finalement entièrement au fourreau. Il allongea la main ; pas celle qui devait manier l’épée. « Donnez-moi la lettre et je la porterai à la Reine. Après vous avoir reconduit au-dehors. Il y en a qui ne se montreraient pas aussi conciliants en vous trouvant qui vous déplacez seul.

— J’ai promis de la remettre moi-même entre ses mains », dit Mat. Par la Lumière, je n’avais pas pensé un instant qu’on pourrait m’empêcher de la lui donner. « J’ai promis. À la Fille-Héritière. »

Mat se rendit à peine compte que la main de Tallanvor bougeait avant que l’épée de l’officier se pose contre son cou. « Je vous conduirai à la Reine, campagnard, dit à mi-voix Tallanvor, mais sachez que je peux vous couper la tête avant que vous ayez le temps de cligner des paupières si vous songez seulement à l’attaquer. »

Mat arbora son plus beau sourire. Il sentait sur le côté de son cou le tranchant de cette lame légèrement incurvée. « Je suis un loyal sujet d’Andor, dit-il, et un sujet fidèle de la Reine, que la Lumière l’illumine. Tenez, si j’avais été ici au cours de l’hiver, j’aurais suivi le Seigneur Gaebril, c’est certain. »

Tallanvor, bouche serrée, le dévisagea, puis finit par écarter son épée. Mat avala sa salive et s’empêcha de toucher sa gorge pour vérifier s’il avait été entaillé.

« Enlevez cette fleur de vos cheveux, dit Tallanvor en renfonçant son épée au fourreau. Est-ce que vous vous imaginez que vous êtes venu pour jouer les jolis cœurs ? »

Mat arracha de ses cheveux la fleur de flamboyant et suivit l’officier. Quel imbécile de m’être planté une fleur dans les cheveux. Il faut que je cesse de me conduire de façon stupide, à présent.

Suivre n’était pas exactement le mot juste, car Tallanvor gardait un œil sur lui tout en montrant le chemin. Le résultat était une drôle de procession, avec l’officier d’un côté de Mat et le précédant mais à demi tourné vers lui pour le cas où Mat tenterait quelque chose. Pour sa part, Mat s’efforça de prendre l’air aussi innocent qu’un enfançon s’ébattant dans son bain.

Les tapisseries éclatantes de couleurs sur les murs avaient valu de l’argent à ceux qui les avaient tissées, ainsi que les tapis étendus sur les dalles blanches du sol, même ici dans les couloirs. Il y avait partout de l’or et de l’argent – assiettes et plats, coupes et hanaps, sur des coffres et des meubles bas en bois ciré, d’aussi grande beauté que ce qu’il avait vu dans la Tour. Des serviteurs s’affairaient partout, en livrée rouge avec col blanc, manchettes blanches et le Lion Blanc d’Andor sur la poitrine. Il se surprit à se demander si Morgase jouait aux dés. Quelle idée ridicule. Les reines ne secouent pas les cornets à dés. Par contre, quand je lui présenterai cette lettre et la préviendrai que quelqu’un dans son Palais a l’intention de tuer Élayne, je suis prêt à parier qu’elle me gratifiera d’une bourse bien remplie. Il se laissa aller à imaginer un instant qu’il serait nommé seigneur ; assurément, l’homme qui révélait un complot pour assassiner la Fille-Héritière était en droit d’espérer une récompense de ce genre.

Tallanvor l’emmena par tant de couloirs et de cours qu’il commençait à se demander s’il réussirait sans aide à trouver son chemin pour repartir quand soudain une des cours se révéla occupée par davantage que des serviteurs. Une galerie à colonnes entourait cette cour qui avait en son centre un bassin rond où des poissons blancs et jaunes évoluaient sous des feuilles de nénuphar et des corolles de lis d’eau. Des hommes en bliauds éclatants brodés d’or ou d’argent, des femmes aux amples robes encore plus travaillées tenaient compagnie à une femme à la chevelure d’or roux qui était assise sur le rebord surélevé du bassin, laissant traîner ses doigts dans l’eau et contemplant avec mélancolie les poissons qui montaient vers la surface dans l’espoir d’avoir de la nourriture. Un anneau au Grand Serpent encerclait le troisième doigt de sa main gauche. Un homme basané de haute taille se tenait près d’elle, la soie rouge de son vêtement presque invisible sous les arabesques et les feuilles dessinées au fil d’or dessus, mais c’est la femme qui retint l’œil de Mat.

Il n’avait pas besoin de la couronne de délicates roses en or sur ses cheveux, ni de l’étole pendant par-dessus sa robe blanche à crevés rouges, le pan d’étoffe rouge de l’étole brodé des Lions d’Andor, pour savoir qu’il regardait Morgase, par la Grâce de la Lumière Reine d’Andor, Défenseur du Royaume, Protectrice du Peuple, Haut Siège de la Maison de Trakand. Elle avait les traits et la beauté d’Élayne, mais c’est ce qui serait le lot d’Élayne quand elle aurait mûri. Toutes les autres femmes présentes dans la cour étaient éclipsées par sa présence.

Je danserais bien une gigue avec elle et lui volerais aussi un baiser au clair de lune, en dépit de son âge. Il se secoua. Rappelle-toi donc pour de bon qui elle est !

Tallanvor ploya un genou, le poing appuyé sur la pierre blanche de la cour. « Ma Reine, j’amène un messager qui apporte une lettre de la Damoiselle Élayne. »

Mat observa la posture de son accompagnateur, puis se contenta d’un profond salut. « De la part de la Fille-Héritière… heu… ma Reine. » Il montra la lettre en s’inclinant, de sorte que la cire jaune d’or du sceau était visible. Une fois qu’elle l’aura lue et saura qu’Élayne se porte bien, je l’avertirai. Morgase posa sur lui ses yeux bleu foncé. Lumière ! Dès qu’elle sera de bonne humeur.

« Vous apportez une lettre de ma vaurienne d’enfant ? » Sa voix était froide mais avec une tension laissant prévoir qu’elle était prête à s’embraser. « Cela doit signifier au moins qu’elle est en vie ! Où se trouve-t-elle ?

— À Tar Valon, ma Reine », parvint-il à sortir de sa gorge serrée. Lumière, ce que j’aimerais les voir, elle et l’Amyrlin, s’affronter à laquelle des deux fera baisser les yeux à l’autre. À la réflexion, il décida qu’il n’y tenait pas. « Du moins, elle y était quand je suis parti. »

Morgase eut un geste impatient de la main et Tallanvor se redressa pour prendre la lettre à Mat et la lui tendre. Elle examina pendant un instant le sceau au lis, les sourcils froncés, puis le rompit d’une brusque torsion des poignets. Elle murmura pour elle-même en lisant, secouant la tête toutes les deux lignes. « Elle ne peut pas en dire plus, vraiment ? marmotta-t-elle. Nous verrons si elle restera ferme sur ce point-là… » Brusquement, son visage s’éclaira. « Gaebril, elle a été élevée au rang d’Acceptée. Moins d’une année à la Tour et déjà promue. » Le sourire disparut aussi vite qu’il s’était épanoui et ses lèvres se pincèrent. « Quand j’aurai cette petite misérable sous la main, elle regrettera de ne plus être encore novice. »

Par la Lumière, se dit Mat, rien ne la mettra donc de bonne humeur ? Il conclut qu’il allait devoir annoncer sa nouvelle de but en blanc, mais il aurait aimé qu’elle n’ait pas l’air d’avoir l’intention de couper le cou à quelqu’un. « Ma Reine, le hasard a voulu que j’entende…

— Taisez-vous, mon garçon », dit calmement l’homme au teint sombre et à l’habit incrusté d’or. C’était un bel homme, presque aussi séduisant que Galad et pratiquement aussi jeune d’allure en dépit des fils blancs sur ses tempes, mais bâti sur une plus grande échelle, d’une stature plus haute que celle de Rand et d’une carrure approchant celle de Perrin. « Nous écouterons ce que vous avez à dire dans un moment. » Il se pencha par-dessus l’épaule de Morgase et lui ôta la lettre de la main. Le regard irrité de Morgase se tourna vers lui – Mat voyait s’échauffer son humeur – mais l’homme brun posa une main puissante sur son épaule, sans quitter des yeux ce qu’il lisait, et la colère de Morgase se dissipa. « Apparemment, elle a de nouveau quitté la Tour, dit-il. Pour le service du Trône d’Amyrlin. Cette femme outrepasse une fois de plus les bornes, Morgase. »

Mat n’eut aucun mal à tenir sa langue. La chance. Elle était collée à la voûte de son palais. Parfois, je ne sais pas si la chance me sert ou non. L’homme était le possesseur de la voix grave, le « Grand Maître » qui voulait la tête d’Élayne. Elle l’a appelé Gaebril. Son conseiller veut assassiner Élayne ? Ô Lumière ! Et Morgase le contemplait comme un chien rempli d’adoration, la main de son maître sur son épaule.

Gaebril reporta sur Mat des yeux presque noirs. L’homme avait un regard dominateur et un air de profonde intelligence. « Que pouvez-vous nous dire à ce propos, mon garçon ?

— Rien… heu… mon Seigneur. » Mat s’éclaircit la gorge ; le regard de cet homme était pire à soutenir que celui de l’Amyrlin. « J’étais allé à Tar Valon voir ma sœur. Elle est novice. Else Grinwell. Je suis Thom Grinwell, mon Seigneur. La Damoiselle Élayne a appris que j’avais l’intention de visiter Caemlyn en revenant chez moi – je suis de Comfrey, mon Seigneur, un petit village au nord de Baerlon ; je n’avais jamais rien vu de plus grand que Baerlon avant de me rendre à Tar Valon – et elle – la Damoiselle Élayne, je veux dire, m’a donné cette lettre à apporter. » Il eut l’impression que Morgase lui avait jeté un coup d’œil quand il avait prétendu être du nord de Baerlon, cependant il savait qu’il y avait là-bas un village appelé Comfrey ; il se rappelait l’avoir entendu mentionner.

Gaebril hocha la tête, mais il ajouta : « Savez-vous où Élayne allait, mon garçon ? Ou pour quelle mission ? Dites la vérité et vous n’aurez rien à craindre. Mentez et vous subirez la question. »

Mat n’eut pas à feindre une mine anxieuse. « Mon Seigneur, je n’ai vu la Fille-Héritière que cette fois-là. Elle m’a donné la lettre – et un marc d’or ! – et m’a dit de l’apporter à la Reine. Je n’en connais pas plus que ce que j’ai entendu ici. » Gaebril parut réfléchir à cette réponse, sans rien qui dénote sur ce visage basané s’il en croyait ou non un seul mot.

« Non, Gaebril, s’écria soudain Morgase. On en a déjà soumis trop à la question. J’en comprends la nécessité, vous me l’avez expliquée, mais pas pour ceci. Pas un garçon qui se contente d’apporter une lettre dont il ignore le contenu.

— Puisque ma Reine l’ordonne, ainsi en sera-t-il », dit l’homme au teint de More. Le ton était respectueux, mais il effleura sa joue d’une façon qui fit s’empourprer son visage et s’écarter ses lèvres comme si elle s’attendait à un baiser.

Morgase aspira un souffle frémissant. « Racontez-moi, Thom Grinwell, ma fille avait-elle bonne mine quand vous l’avez vue ?

— Oui, ma Reine. Elle souriait, elle riait et elle n’avait pas sa langue dans sa poche… je veux dire… »

Morgase eut un rire léger devant l’expression de Mat. « N’ayez pas peur, jeune homme, Élayne a effectivement la langue acérée, beaucoup trop souvent pour son bien. Je suis heureuse qu’elle se porte au mieux. » Ses yeux bleus sondèrent Mat. « Un jeune homme qui a quitté son petit village trouve difficile d’y revenir. Je pense que vous voyagerez loin avant de revoir Comfrey. Peut-être même retournerez-vous à Tar Valon. Dans ce cas, si vous voyez ma fille, rappelez-lui que ce qui est proféré dans la colère est souvent l’objet de regret. Je ne la retirerai pas de la Tour Blanche avant l’heure. Rappelez-lui que je pense souvent au temps que moi-même j’ai passé là-bas et que les conversations tranquilles avec Sheriam dans son bureau me manquent. Expliquez-lui que j’ai dit cela, Thom Grinwell. »

Mat eut un haussement d’épaules gêné. « Oui, ma Reine, mais… heu… je n’ai pas l’intention de me rendre de nouveau à Tar Valon. Une fois dans une vie suffit. Mon p’pa a besoin de moi pour l’aider à exploiter la ferme. Mes sœurs vont être de corvée de traire, avec moi parti. »

Gaebril rit, un profond grondement d’amusement. « Êtes-vous impatient de traire des vaches, mon garçon ? Peut-être devriez-vous voir un peu le monde avant qu’il change. Tenez ! » Il sortit une bourse et la lança ; Mat sentit des pièces de monnaie à travers la peau de chamois quand il l’attrapa. « Si Élayne peut vous donner un marc d’or pour emporter sa lettre, je veux vous en accorder dix pour l’avoir délivrée ici sans dommage. Visitez le monde avant de retourner à vos vaches.

— Oui, mon Seigneur. » Mat souleva la bourse et réussit à esquisser un faible sourire. « Merci, mon Seigneur. »

Mais l’homme basané l’avait déjà chassé de son esprit et s’était tourné vers Morgase, les poings sur les hanches. « Je crois le moment venu, Morgase, de crever cet abcès à la frontière de l’Andor. Par votre mariage avec Taringail Damodred, vous avez droit au Trône du Soleil. Les Gardes de la Reine sont en mesure de soutenir cette revendication avec autant de force que nécessaire. Peut-être puis-je les aider, selon mes modestes moyens. Écoutez donc. »

Tallanvor effleura le bras de Mat et ils sortirent à reculons en s’inclinant. Mat eut l’impression que personne n’y prêta attention. Gaebril parlait toujours et seigneurs et dames semblaient tous suspendus à ses lèvres. Morgase fronçait les sourcils en l’écoutant, cependant elle acquiesçait d’un mouvement de tête aussi souvent que les autres.

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