« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »
Rattrapé par M. de La Borde qui souhaitait l’inviter à souper, Nicolas apprit que le roi n’avait pas tari d’éloges sur ses visiteurs, tant sur Sartine que sur « le petit Ranreuil » qui « chassait de race dans tous les domaines, en bon serviteur », selon ses propres mots. Il déclina l’invitation et informa son ami de la tournure des événements et des ordres reçus. Il demanda de l’aide afin de rejoindre la capitale au plus vite. Le premier valet de chambre l’entraîna aussitôt vers la place d’Armes et, de là, vers la grande écurie où, après quelques conciliabules, un cheval gris pommelé leur fut présenté. Il serait confié à l’hôtel de police et un coursier le ramènerait à Versailles.
Midi approchait. En voiture, deux heures bien comptées s’avéraient raisonnables pour gagner Paris. À franc étrier et avec une bonne monture, la durée du trajet pouvait être réduite. Le hongre se mit de lui-même au trot allongé. Nicolas rêva à la scène qu’il venait de vivre. Les rencontres avec le roi le laissaient toujours ému. L’anecdote de la porte enfoncée de la grande galerie offrait un apologue transparent des regrets d’une autre décision arrachée dont le souverain mesurait l’imprudence. L’exprimer ouvertement n’appartenait pas à ses habitudes, mais l’essentiel suggéré dissipait les doutes à ce sujet. Le roi n’était pas dupe, sauf à vouloir l’être. Il apprenait beaucoup de choses par ses propres canaux, et ces informations affermissaient un jugement équilibré. Cette constatation emplissait Nicolas de joie et renforçait sa fidélité au profil de la monnaie d’or de son enfance. Le roi pouvait descendre de son piédestal sans apparaître en rien diminué, bien au contraire. Il supposa que les événements de la rue Saint-Honoré n’avaient pu être portés à la connaissance de Louis XV que par un de ses proches. L’Opéra n’était pas loin, presque en face de la boutique des Galaine, et il y avait justement bal ce soir-là. Perdu dans ses pensées, il faillit renverser une petite fille qui, au bord du chemin, lui offrait des bouquets de fleurs sauvages cueillis dans les bois environnants. C’est le cheval qui sauva l’enfant en se cabrant après un écart qui manqua désarçonner Nicolas, pourtant bon cavalier. Pour se faire pardonner et calmer l’enfant effrayée, il lui acheta dix fois trop cher toute sa récolte, et c’est chargé de fleurs qu’il franchit, peu avant deux heures, la porte de la Conférence et entra dans Paris.
Rue Montmartre, Marion et Catherine ébahies, couvertes de leur moisson, M. de Noblecourt, mis au fait de la situation, la maisonnée fut dûment avertie de ne se point inquiéter, l’absence de Nicolas ne devant durer que quelques jours au plus. Il rassembla dans un porte manteau quelques rechanges et objets de toilette, un falot et un pistolet miniatures, chefs-d’œuvre de précision offerts jadis par Bourdeau. Puis il conduisit son cheval rue Neuve-Saint-Augustin, et, à pied, il emprunta la rue d’Antin et la rue Neuve-Saint-Roch pour gagner la rue Saint-Honoré.
Le sanctuaire lui remémora une enquête récente sur une situation intrigante, mais de peu d’importance. Un quidam avait trouvé un singulier expédient pour être de noce tous les jours de sa vie. Une bonne mine, un visage avenant et un habit noir de cérémonie lui permettaient d’être assidu aux mariages dans les grandes paroisses où il se mêlait à la foule. À l’issue de la messe, il suivait les invités chez le traiteur. Les invités des deux familles se rencontrant souvent pour la première fois, il passait inaperçu. Dans ce rôle équivoque, il faisait grande chère, distribuant de part et d’autre compliments et souhaits. Un notaire, ami de M. de Sartine, l’ayant remarqué pour la quatrième fois, signala le fait. Nicolas l’accompagna lors d’un grand mariage à Saint-Roch. « L’habit noir » fut repéré et le notaire s’avisa de lui demander « de quel côté il était ». « Du côté de la porte », répondit l’homme en prenant la poudre d’escampette. Le commissaire l’intercepta. Sévèrement tancé, il dut promettre de s’amender et finit par devenir mouche au service de la police. Sa mine distinguée et son usage du monde firent merveille, en particulier au bal de l’Opéra.
Chez les Galaine, Nicolas trouva porte close. Deux gardes françaises montaient la garde en somnolant. Sept heures était un moment décent pour souper en famille chez un bourgeois de Paris. Il dut heurter le marteau de la porte cochère. Après quelques instants, il entendit un pas traînant, et une vieille servante apparut en tablier. Elle redressait la tête comme les tortues du Jardin du roi. Des mèches de cheveux jaunasses s’échappaient de sa coiffe. Des rides profondes qu’encrassaient les ombres de la vieillesse sculptaient un visage affaissé aux yeux pâles. La poitrine tombait en débordant sur l’enflure du ventre. Aux taches qui souillaient le tablier, Nicolas supposa qu’il se trouvait devant Marie Chaffoureau, la cuisinière du logis. Miette n’était sans doute pas assez rétablie pour venir ouvrir aux visiteurs.
— Que nous veut-on à c’t’heure ? Si c’est la charité on a déjà donné et il n’y a plus de regrat dans cette maison, hélas !
Il nota la remarque.
— Pouvez-vous avertir votre maître que le commissaire Le Floch souhaite l’entretenir ?
Le vieux visage se chiffonna en une manière de sourire.
— Fallait le dire primement, mon bon monsieur ! Donnez-vous la peine d’entrer. Je vas prévenir not’maître.
Ils pénétrèrent dans une cour contiguë et parallèle au bâtiment principal. Elle avait connu de meilleurs jours ; l’herbe poussait entre les pavés inégaux. De vieilles caisses moisies finissaient de pourrir. La cuisinière surprit son regard.
— Ça n’est plus comme avant. Je veux dire, du temps du père de Monsieur. Alors, on avait un équipage, et tant et tant...
Marie Chaffoureau se dirigea vers une porte ouverte qui donnait dans un petit couloir et lui désigna le bureau où s’était tenue la première rencontre avec le marchand pelletier. Elle disparut en marmonnant quelques mots incompréhensibles. L’attente ne fut pas longue, agrémentée par le murmure sourd et les éclats d’une querelle proche. Il y eut un claquement de porte ; et Charles Galaine entra dans la pièce. Il avait l’air de fort méchante humeur.
— Non seulement, monsieur le commissaire, vous ne respectez pas notre deuil, mais vous vous présentez à une heure où toute famille honorable est rassemblée pour...
— Vous prêchez un convaincu, monsieur. Mais si je suis ici ce n’est ni sur ordre de la police ni sur décision de justice...
— Mais alors...
— Je suis ici par ordre personnel du roi pour y poursuivre mon enquête et pour faire rapport à Sa Majesté...
Nicolas ne croyait pas outrepasser ses instructions en liant son enquête criminelle aux événements de la nuit dernière.
— Le roi ! murmura Galaine, éberlué. Mais comment le roi connaîtrait-il... Et puis, ce n’était rien qu’une crise de nerfs.
— Le roi sait tout ce qui s’est passé cette nuit dans cette maison. Cela, et aussi le scandale et le tumulte que la folie de votre servante a suscités. Sachez qu’il est hors de question d’autoriser dans la capitale de tels désordres, sources d’émotions et d’agitations chez un peuple toujours prompt à s’enflammer pour des prétextes ou de mauvaises causes. Et était-ce pour rien que vous et les vôtres étiez tombés en prières ?
— Monsieur, que prétendez-vous faire ?
— Toujours selon mes ordres, vous demander l’hospitalité quelques jours.
Galaine fit un mouvement.
— Oh ! rassurez-vous, il est hors de question que vous me nourrissiez gratis. Je paierai ma pension. Croyez-vous le roi si pauvre qu’il ne puisse défrayer ses serviteurs ? Vous voulez en parler, allons-y. Un bon hôtel, c’est quatre à cinq livres par jour.
— Je ne dispose que d’un méchant réduit où nos pauvres servantes installent une couchette...
— Cela va. Donc, le logis quatre livres, plus deux livres pour la table, cela fait six livres. Monterons-nous jusqu’à huit ? Cela vous convient-il ?
Un peu de rouge était venu aux joues de Galaine.
— Serviteur, monsieur. Voulez-vous partager notre souper ? Nous allions commencer.
Nicolas s’inclina et suivit le marchand pelletier.
La partie privée de la maison se trouvait derrière la boutique en façade et à gauche des bureaux de Charles Galaine. La mode avait peu à peu gagné, dans la bourgeoisie marchande parisienne, de consacrer une pièce aux repas. Ils pénétrèrent dans une salle à manger sans fenêtre. Un œil-de-bœuf donnant sur l’office devait, en plein jour, diffuser une médiocre lumière. Ce lieu renfermé, éclairé de mauvaises chandelles, jeta aussitôt Nicolas dans le malaise. Il fut présenté sans excès d’amabilité à la famille et six paires d’yeux se fixèrent sur lui. Le maître de maison prit place au haut de la table entre Camille et Charlotte, ses sœurs. À l’autre bout se tenait Mme Galaine avec, à sa droite, Jean, son beau-fils, et à sa gauche un blondin qu’on présenta comme Louis Dorsacq, commis de boutique. À droite de son demi-frère, une petite fille de sept à huit ans, à la figure anguleuse, se penchait sur son assiette et paraissait bouder. On apporta un couvert supplémentaire et Nicolas fut sèchement invité à prendre place en face de l’enfant.
Après une soupe claire, trempée de pain sec, un plat de pigeons aux fèves fut apporté. Les chétifs volatiles paraissaient avoir rétréci à la cuisson. À la visible irritation des époux Galaine, l’aînée des sœurs, Charlotte, appuyée par le pépiement excité de sa cadette, entreprit de vitupérer le train de la maison en général et le plat présenté en particulier. Jamais, disait-elle, on n’aurait vu pareille chose du vivant de leur père. Il avait accru le pré carré de la famille et n’avait pas livré son négoce aux aventureuses spéculations et à la fortune de mer. Ah ! c’était une honte de devoir, devant un étranger, rappeler tant de préceptes utiles. Elle jeta un regard vipérin sur le commis et, changeant de chapitre, rappela les devoirs des garçons de boutique, tant en gros qu’en détail, et comment ils se devaient comporter. Il fallait pour cet office un garçon consciencieux, sage, fidèle et qui ne s’amusait pas tant à friponner, car ceux qui le font sont cause de la perte et de la ruine des marchands. Enfin, en toutes choses le commis devait s’appliquer à bien faire son devoir et à ne donner que de la satisfaction à son maître. Le coup de grâce fut porté par sa cadette, qui émit l’idée que, pour cette place, un godelureau blondin était le contraire du bon serviteur.
Nicolas considérait avec inquiétude le pigeon qui se trouvait dans son assiette, qui résistait en glissant dans sa pauvre sauce aux tentatives de désarticulation. Les deux sœurs l’observaient en se gaussant. Charlotte reprit la parole sans que son frère daignât lever la tête. Quant à sa femme, elle poursuivait avec le commis une de ces conversations de bas-bleu. Il était question de comparer la nouvelle salle de l’Opéra et celle de Versailles, où on faisait manœuvrer les chevaux à la petite écurie. La voix grinçante de Camille domina à nouveau le souper. Qu’étaient-ce que ces ombres de pigeon ? À n’en pas douter, des exemplaires de ces oiseaux urbains qui entêtaient le Parisien par leurs envols et leurs ordures. Pris au filet, ils étaient engavés par des hommes qui leur soufflent avec la bouche de la vesce[60]dans le jabot. Quand on leur coupe le col, on reprend cette même vesce à demi digérée et la même bouche la resouffle aux pigeons qui ne seront tués que le surlendemain. La police étant chargée de la surveillance des approvisionnements, Nicolas n’était que trop informé de cette pratique. Charlotte, sans raison, se mit à réclamer du perroquet. La petite Geneviève se leva, la main sur la bouche, repoussa sa chaise qui tomba, et disparut en courant. Charles Galaine releva la tête, assena un formidable coup de poing sur la table. Deux verres tombèrent, imbibant de vin la nappe qui, dégouttant sur le parquet, forma une sinistre tache rouge, semblable à du sang.
— Cela suffît, mes sœurs, c’en est trop ! Regagnez vos chambres !
Il était formidable d’autorité dans sa colère de timide. Chacun se leva. Camille et Charlotte d’abord, l’air offensé, puis Jean Galaine, le regard perdu. Charles Galaine salua le commissaire, le pria d’excuser ses sœurs ; la cuisinière lui indiquerait sa chambre. Mme Galaine échangea quelques mots avec le commis et disparut sans un regard ni un mot au commissaire. Le commis ne dormant pas à la maison, mais dans un garni voisin, allait se retirer quand Nicolas le retint.
— Monsieur, je souhaite avoir un entretien avec vous.
La bouche se fronça en une vilaine moue.
— Demain si vous le voulez, monsieur. Ce soir je suis attendu.
Nicolas le prit fermement par le bras, ouvrit la porte donnant sur la boutique et l’entraîna à sa suite.
— Il y a le temps : nous en étions au début du repas. Vous paraissiez fort disert sur les loges du nouvel Opéra. Oh ! je suis de votre avis, la salle a essuyé beaucoup de critiques. Orchestre sourd, voix affaiblies, décorations mesquines, mal coloriées et peu proportionnées aux dimensions du théâtre. Et ces fameuses loges. Ah !... ces loges !
Nicolas ponctuait ses propos de bourrades de plus en plus fortes qui finirent par faire tomber le jeune homme sur une chaise de la boutique.
— Les premières sont peu élevées, reprit Nicolas, Et, notons-le, peu avantageuses pour les femmes. Quant au vestibule... Ah ! le vestibule : tout à fait indigne de la majesté du lieu. Vous ne trouvez pas ? Avec ses escaliers roides et étroits. Aucun espace. Au fait, contez-moi donc par le menu votre emploi du temps du 30 au 31 mai, plus précisément du 30 à quatre heures au 31 à six heures du matin. C’est tout simple. Ne regimbez pas. Plus vite nous en aurons fini, plus vite vous serez autorisé à nous abandonner.
— Qu’en sais-je, monsieur, et que vous importe ?
— Il m’importe beaucoup. Allons, je vous écoute, ou devrais-je vous conduire au Grand Châtelet ? Puis-je vous aider ? Dites-moi simplement à quelle heure vous avez quitté votre travail le 30 mai, jour de la fête place Louis-XV.
— À six heures, cela je puis bien vous le dire.
— Dois-je comprendre que vous me dissimulez d’autres choses ?
Il n’obtint qu’une moue pour toute réponse.
— Était-ce là l’heure habituelle ?
— Non pas. Mais M. Galaine m’avait autorisé à quitter plus tôt la boutique pour pouvoir assister à la fête.
— Et alors ?
— Alors, j’ai quitté la boutique pour me mêler à la foule.
— Que s’est-il passé ?
— Rien, la presse était si grande que je me suis éloigné de la place pour rejoindre les Boulevards par les Feuillants.
— Donc avant la catastrophe ?
— Sans doute, je ne sais.
Le commis paraissait soudain hésitant.
— Naturellement, reprit Nicolas, vous auriez pu gagner les Tuileries par le pont tournant, qui était ouvert.
Le piège était grossier, mais l’enjeu valait le risque.
— Oui, je crois, en effet que j’ai emprunté le pont tournant pour ressortir aux Feuillants.
— Et ensuite ? poursuivit Nicolas avec suavité. Vous avez bénéficié des distributions de victuailles offertes par notre bon prévôt ?
— Certes, mais il était difficile d’approcher.
— On m’a rapporté que le vin se goûtait fort, gouleyant à souhait. M. Bignon ne s’est pas moqué des Parisiens !
Ces détails matériels et la conversation qui dérivait autour conduisaient à faire baisser les armes du commis. Nicolas décida de pousser une pointe
— Et là, vous êtes parti à votre rendez-vous ? N’est-ce pas ?
Le visage du blondin s’empourpra.
— Je n’en dirai pas davantage.
Il hésita.
— Il y va de l’honneur d’une dame.
— Ah ! certes, dit Nicolas, l’honneur des femmes a bon dos quand un homme peut se réfugier derrière...
Il choisit de jouer la provocation.
— L’attitude est d’autant plus facile que personne ne s’est trouvé là à l’heure dite.
Dorsacq le regarda, l’air égaré. Il fit demi-tour, claqua la porte et sortit de la boutique. Nicolas renonça à le rattraper. Leur entretien lui avait permis de désarçonner un adversaire au demeurant peu habile et sans défense. Mais il savait que cette apparence pouvait n’être qu’un leurre. Des deux jeunes hommes de la maison, celui-ci mentait avec effronterie et le fils Galaine continuait à envelopper de flou son emploi du temps, la nuit du drame. Quant à Naganda... Nicolas regagna la salle à manger où la vieille cuisinière débarrassait la table. Machinalement, il empila des assiettes sales et la suivit dans la cuisine. La corbeille de pain le tenta, il prit un quignon qu’il dévora. La vieille femme le regardait.
— Quel appétit ! Je vous dis pas d’en revenir aux pigeons. Pour moi, c’est la honte d’apprêter ces volatiles. C’est pas du temps du père de Monsieur, qu’on aurait traité un invité comme cela, diable non !
Elle se déplaça en se massant les reins vers la porte du couloir, prêta l’oreille aux bruits de la maison, la referma et tira le verrou.
— Voilà, serons plus tranquilles. Je m’en vas vous faire une omelette, mais auparavant, je bois ma bière. La chaleur des potagers vous assèche et vous assoiffe. C’te boisson amère coupée d’eau est souveraine contre la pépie.
Elle remplit un pot de grès à un petit tonnelet placé sur la paillasse. Nicolas s’assit et la regarda. Le saindoux grésillait dans la poêle où elle jeta quelques morceaux de lard et de petits morceaux de pain. Elle battit les œufs avec deux fourchettes en aérant l’ensemble jaune paille de plus en plus haut. Elle le versa dans la graisse, fit tournoyer la poêle tout en dégageant les bords avec une cuillère en bois. Quelques secondes après, elle déposait devant Nicolas une omelette odorante. Il se jeta sur le tout, qui fut dévoré de belle façon.
— Quelle bonne chose ! dit-il, la bouche pleine.
Le visage épais se plissa dans un sourire de satisfaction.
—Vrai, vous faites plaisir à voir !
— Je suppose qu’il y a longtemps que vous cuisinez chez les Galaine.
— Oh ! mon bon monsieur, plus de quarante ans ! Et j’ai quasiment élevé les enfants. Enfin, M. Claude et M. Charles. Charlotte et Camille avaient perdu leur mère, vous comprenez, ça n’était pas tous les jours facile.
— Des caractères différents, sans doute ?
— Ben, oui ! L’aîné, Claude, était du vif-argent, trop peut-être. Son père l’adorait. Il avait sa préférence en dépit de mes cris d’alarme. Quand on veut unir ses fils, on les traite sur le même plan, autrement...
— Autrement ?
— Autrement, le trop donné à l’un est du moins ressenti par l’autre et le lait tourne !
— Voilà qui est sagesse.
Elle sirotait sa bière, les yeux dans le vague. Nicolas eut des doutes sur le coupage de la boisson.
— C’est pour cela qu’il est parti en Nouvelle-France ?
Elle sursauta.
— Ce jour-là, le malheur est entré dans cette maison. Not’ Claude, il a voulu voler de ses propres ailes. Ce faisant, il a tué son père. L’aîné parti, il se mit à dépérir, se désintéressant de son négoce, n’ayant plus goût à rien. Charles, le cadet, a pris les rênes de la maison. Mais que voulez-vous, il a toujours été dominé par ses femmes. C’est un monde ! La première, dépensière et légère, est morte en couches à la naissance de Jean. La deuxième...
Elle posa son pot de grès si brutalement sur la table qu’il se brisa, laissant échapper un flot de liquide ambré.
— Celle-là... C’est du pareil au même. Elle méprise la boutique. Elle en voudrait plus. Elle considère son mari comme un pantin qu’elle agite à sa convenance. C’est elle qui a ruiné son négoce en le poussant à des affaires avec les sauvages du Nord où il a perdu son pécule.
— Les sauvages du Nord ?
— Oui, les Moscovites. Les peaux n’arrivaient plus de Nouvelle-France ; il a cherché d’autres fournisseurs. Mais il s’est fait gruger par un beau parleur qui, pour toute quittance, lui a laissé un échantillon de zibeline avec lequel on ferait pas même un mouchoir !
— Et les sœurs ?
— Elles n’ont pas le sens commun. Surtout la cadette, Camille.
Nicolas tressaillit. Son sentiment premier l’aurait plutôt incité à douter de la raison de l’aînée.
— Elle idolâtre son frère et tyrannise sa sœur. Personne ne trouve grâce auprès d’elle. Inutile de vous dire qu’elle déteste sa belle-sœur, autant que la première d’ailleurs. Quant à l’aînée, la pauvre se réfugie dans ses rêves pour échapper à cette perpétuelle obsession.
Décidément, songea Nicolas, il avait eu raison de garder la cuisinière pour la bonne bouche. Chaque élément prenait place dans un tableau construit. Il se rappela toutefois que des témoins plaident pour leur clocher dans le sens de leurs préjugés, dont la route ne croise pas forcément celle de la vérité.
— Et Jean Galaine, il m’apparaît bien mélancolique ?
— Il tient de son oncle. Il aime son père, mais s’opposera tôt ou tard à lui. Hélas, sa mélancolie s’explique : il était affolé par sa cousine ! Elle jouait avec eux comme une chatte avec une pelote. Et que de coups de griffes !
— Elle était comme cela ?
Il réfléchissait soudain que personne ne lui avait parlé encore de la victime.
Elle parut se murer dans un silence bougon et marmonna :
— Non. On ne dit pas du mal des morts. Surtout pas en ce moment.
— Pourquoi spécialement en ce moment ?
Elle poussa son tabouret près de lui.
— Parce qu’il s’en passe de drôles, ici. Et vous me faites parler comme une vieille bête. Mais, je sais bien, moi, que vous êtes ici pour cela. On ne couche pas un commissaire, même pour un crime. Faudrait ben quelque chose de plus grave. C’est vraiment vrai, le malheur est sur cette maison ; j’en ai la chair de poule. C’est pas rien de voir la Miette en crise : elle a le diable au corps. J’en tremble d’avoir à remonter me coucher dans une chambre voisine de la sienne.
Elle se signa.
— Qu’arrive-t-il à cette pauvre fille, selon vous ?
— Oh ! Elle broyait du noir depuis quelque temps. Je sais pas ce qu’elle nous couve. C’est moi qui l’ai formée au métier et c’est une lamentation de la voir ainsi. Je vous dis, moi, c’est pas une mauvaise, mais il y a quelque chose dans tout ça que je démêle point. Elle a du courage, en dépit que Madame la désespère. C’est sa tête de Turc ; elle se passe ses humeurs dessus. Après la mort de Mlle Élodie, la Miette n’avait plus sa tête. Il est vrai qu’elles s’entendaient toutes les deux comme larrons en foire. C’était des niches et des fous rires à ne pas savoir qu’en faire. Leur âge les rapprochait... J’ai le cœur serré de penser à tout cela.
Elle mit la main droite le long de sa joue comme si la vie venait de la gifler.
— Je sens venir des choses terribles, monsieur le commissaire ! J’en ai le frisson. Fallait voir la Miette au plafond, au milieu du feu du ciel !
Son menton s’effondra sur les replis de son cou. Une mèche grise s’échappa de sa charlotte. Elle se mit à geindre doucement, puis à ronfler. Nicolas toussa, elle s’éveilla l’air hagard.
— Ne m’en veuillez pas, dit-il, mais le commis dans tout cela ?
— Le Dorsacq ? Un mauvais drôle qui tire la langue après le premier cotillon venu.
— Ce jeune homme au visage innocent ?
— Innocent, çui-là, qui n’arrête pas de fricoter et ne pense qu’à godelurer ? M’est avis, monsieur le commissaire, qu’on le voyait bien trop souvent autour de Mlle Élodie.
— Et avec Madame ?
— Peuh ! De la parlote, du grain pour la poulaille. De la poudre aux yeux pour tromper son monde. Il ne s’intéresse qu’aux friponnes.
— Avant que nous n’allions dormir, pouvez-vous me donner votre emploi du temps détaillé le soir du feu d’artifice ?
— Rien de plus simple. L’après-midi j’ai préparé le souper pour ceux qui restaient à la maison.
— C’est-à-dire ?
— Charlotte et Camille, la petite Geneviève souffrante, qui devait rester sous la garde de ses tantes, et le... sauvage.
— Naganda ?
— Oui. Oh ! il n’est pas méchant, mais son visage m’effraie. Monsieur l’enferme dans sa soupente depuis qu’il est revenu. On le nourrit deux fois par jour.
— Et ce souper consistait en quoi ?
— Un peu de bouilli avec des légumes et du pain au lait sucré.
— Et ensuite ?
— Vers six heures, je suis partie pour passer la soirée avec mes commères à quelques maisons de là. On est trop vieilles pour ces marées de gens. Ah ! j’ai eu du nez, vu ce qui s’est passé. On a joué à la bouillotte en buvant du café au lait froid et en mangeant des oublies[61]. Je suis rentrée vers dix heures, et au lit aussitôt. Je ne suis plus si vaillante et les journées sont longues.
— Rien de particulier n’a frappé votre attention ?
— Non... Ou plutôt si, une chose sans importance. J’avais préparé des assiettes creuses. Y en a rien qu’une qu’on a touché. Cela m’a semblé curieux.
— C’est tout ?
— C’est bien suffisant. Le lendemain matin c’était l’affolement général.
— Vous n’avez pas vu Naganda quand vous êtes rentrée la nuit ?
— Il marchait de long en large dans sa chambre.
— Vous êtes allée écouter ?
— Que non ! répondit la cuisinière avec un regard scandalisé. Ma chambre est sous le réduit où il dort. Les lattes du parquet craquaient.
— Êtes-vous sûre qu’il ne s’agissait pas d’un hibou ?
Nicolas songeait au grand-duc qui, à Guérande, avait hanté ses nuits d’été par ses pas solennels et ses appels sinistres.
— Monsieur le commissaire, dit Marie Chaffoureau indignée, je sais encore reconnaître le pas d’un homme de celui d’un oiseau.
— Bref, ce jour-là vous n’avez pas vu Élodie ?
— Pas plus ce jour-là que les jours précédents. On la disait souffrante. Les deux sœurs veillaient sur elle.
— Merci grandement de vos remarques qui m’ont prodigieusement intéressé, dit Nicolas. Auriez-vous l’extrême obligeance de me montrer ma chambre ?
— Elle jouxte celle de notre pauvre Élodie. Parfois, Miette y couchait.
Elle lui tendit un bougeoir qu’elle venait d’allumer. Nicolas nota que la chandelle était si petite qu’elle ne lui permettrait pas de lire bien longtemps. Il faudrait se pourvoir de bougies. Il la suivit. Elle gravit l’escalier, marche à marche, en soufflant, ouvrit une porte qui donnait sur un étroit cabinet et lui donna le bonsoir après s’être à nouveau signée.
La pièce était moins sinistre que prévu, même s’il ne s’agissait que d’un petit boyau avec une fenêtre pareille à une meurtrière. À droite, une couchette garnie de sa paillasse et d’un matelas de laine recouvert de toile à carreaux était surmontée d’un traversin et d’une couverture marron. L’ensemble prenait la moitié de l’espace. Les autres meubles consistaient en une petite table sur laquelle étaient posées deux girandoles de cuivre, un miroir de toilette bordé du même métal, un pot à eau et une cuvette de faïence. Un fauteuil de commodité tapissé de drap rouge et muni de son pot de chambre occupait la place restante près de la fenêtre. Deux draps de lin épais gisaient sur la couverture. Il posa son bougeoir sur la table et remarqua une porte dérobée dans les boiseries que seul son bouton révélait.
Après s’être déshabillé, il s’enveloppa dans un drap comme un ancien Romain ou une momie égyptienne. Des expériences cuisantes l’avaient mis en garde contre la vermine qui élisait domicile dans la plupart des bois de ht d’occasion : à peine l’obscurité faite, les punaises sortaient de leurs repaires et se jetaient sur les proies allongées. Ne pas laisser la moindre part de peau libre était la parade de Nicolas contre cette engeance. Il souffla la chandelle qui répandit une odeur infecte.
Ne pouvant trouver le sommeil, il réfléchissait aux désordres de la maison Galaine. Charles Galaine était un faible, dominé par les femmes et malheureux en ménage. Ses sœurs avaient les travers des vieilles filles et tout ce qui les concernait était trouble et incertain. Chacun mentait sans vergogne : l’épouse, le fils, le commis et Naganda. Il songea qu’il devrait parler à la petite fille. Sans le vouloir, les enfants dévoilaient parfois des vérités dissimulées. Quel dommage de ne pouvoir interroger Miette, plongée dans l’abrutissement de sa folie ! Proche d’Élodie, elle était peut-être détentrice de secrets ouvrant d’autres perspectives.
Sur cette pensée, il s’endormit.
... Le condamné s’était longtemps débattu avant que le bourreau en habit bleu ne réussisse à le fixer sur la roue, secondé par ses aides. Pourquoi, diantre, pensait Nicolas, cet habit bleu si peu conforme aux règles et usages de son état ? L’habit rouge sang était de rigueur pour les exécutions. Sanson paraissait changé, sa bouche se tordait en un rictus atroce ; il leva sa barre. Nicolas ferma les yeux, attendant le bruit infâme, assourdi par les chairs, du craquement des os. Ce fut une sorte de roulement sourd qui lui parvint, suivi par trois coups secs comme au théâtre... Il ouvrit les yeux, mais au lieu de la place de Grève noire de peuple, il reconnut la chambrette obscure de la maison Galaine. Il était mouillé de sueur, enveloppé dans son grossier drap protecteur. Il mit quelques minutes à recouvrer ses esprits. Ce rêve ressemblait si exactement à la réalité qu’il ne parvenait pas à déterminer si ce réveil ne participait encore du songe. Plusieurs piqûres de punaises à la cheville le convainquirent qu’il était bien revenu à la réalité. Il appréhendait de bouger et de battre le briquet pour allumer la chandelle, tant il craignait d’avoir le spectacle de la vermine grouillant dans la paillasse, quand à nouveau trois coups distincts se firent entendre, frappés d’évidence à la porte dérobée.
Qui, à cette heure, pouvait se trouver là et chercher à le réveiller ? Il se leva, prit un briquet dans son portemanteau et alluma la chandelle qui se mit à filer en exhalant son âcre remugle. Il s’approcha de la porte et tenta de tourner le bouton qui résista ; elle était bel et bien fermée. Il décida de se recoucher. Sans doute son rêve avait-il été à l’origine de cette hallucination sonore. Ces vieilles demeures craquaient toujours, en particulier aux changements de saison. Le bois des charpentes continuait longtemps à vivre, se resserrant et se dilatant au gré des températures, de l’humidité ou de la sécheresse. À moins qu’il ne s’agît d’un de ces rats qui pullulaient dans la ville. Leur nombre surpassait ce que la raison pouvait imaginer. Des armées entières vivaient dans les profondeurs du sous-sol et remontaient le soir dans les maisons. La domesticité était contrainte de mettre les aliments et les réserves de chandelles à l’abri de leur insatiable voracité. La mort-aux-rats arsenicale répandue dans les logis occasionnait mille drames. Parfois, au cimetière des Innocents, où cinquante mille crânes étaient rangés en amphithéâtre, une tête de mort se mettait à rouler toute seule. C’était un rat, logé dans ce crâne, qui, incapable d’en ressortir, déclenchait ce prodige. Amusé par cette image, Nicolas allait sombrer dans l’inconscience quand trois nouveaux coups résonnèrent, cette fois à la porte donnant sur le palier.
Il bloqua sa respiration pour mieux guetter les bruits de la nuit, mais il n’y avait pas de bruit. Son cœur lui faisait mal. Il se glissa hors de la couchette, puis se jeta sur la porte qu’il ouvrit avec brutalité. Personne ! Pour le coup, il était pourtant sûr de n’avoir pas rêvé. Il fit quelques pas sur le palier, tâtonnant le long des murs, regagna la chambre, alluma la chandelle, ressortit et examina la porte voisine, celle de la chambre d’Élodie. Il l’ouvrit. La lumière vacillante éclaira une chambre de jeune fille tapissée d’une toile à motifs fleuris. Il repéra aussitôt la porte qui donnait sur son réduit. Au moment où il s’en approchait, celle-ci fut ébranlée par trois nouveaux coups. Il repartit en courant dans l’autre pièce, assuré de surprendre le mauvais plaisant qui se moquait de lui, mais le heu était vide. Aucun bruit ne troublait le repos de la maison Galaine. Le marchand pelletier et sa femme n’étaient, à l’évidence, aucunement troublés par les coups, et pourtant leur chambre se trouvait à quelques pas de là.
Que se passait-il donc ? Par quel étrange phénomène ces bruits entêtants le poursuivaient-ils ? Nicolas en venait à douter de ses propres sens. Son esprit fatigué lui créait-il des apparences favorisées par les événements étranges déjà survenus ici ? Pour la première fois de sa vie, Nicolas, toujours guidé par la raison, la mettait en question. Il réfléchit longuement à ce qui lui arrivait, sans parvenir à trouver une explication acceptable ou simplement plausible. En désespoir de cause, il finit par se recoucher, les muscles noués comme dans l’attente d’un coup. Ce qu’il venait d’éprouver entachait de doute tout ce à quoi il croyait. Il cherchait avec une sorte de désespoir maniaque à trouver des explications, des causes cachées, des hypothèses auxquelles il n’aurait pas songé. Revenaient à sa mémoire les histoires de son enfance, glanées lors des veillées, quand Fine, en faisant griller les châtaignes, égrenait à voix basse les contes de la vieille contrée celtique. Il écoutait avec une horreur mêlée de plaisir la description méticuleuse des supplices et le dernier voyage des âmes des revenants, emprisonnées dans des corps de chiens noirs et précipitées dans le youdic, le Styx breton. Les hurlements du vent et le craquement du feu accompagnaient ces récits au bout desquels sa vieille nourrice prenait plaisir à rassurer l’enfant. Ce souvenir l’apaisa et il s’endormit. Il songea que seules les enfances heureuses resurgissaient ainsi, avec les visages aimés des êtres disparus.
Vers quatre heures, la lueur de l’aube l’éveilla. Il avait la bouche sèche et les yeux douloureux. Heureusement, dans son linceul de lin, il avait échappé à la vermine. Aucun bruit n’arrivait jusqu’à lui de la rue Saint-Honoré, la chambrette donnant sur la cour. Il s’étira comme un chat. La fatigue disparaissait au fur et à mesure qu’il reprenait conscience du monde extérieur. Il lui sembla percevoir dans le lointain un battement sourd, accompagné d’une mélopée répétitive. Il trouva un peu d’eau dans le pot, qu’il but avidement. Elle n’avait pas très bon goût, mais elle le rafraîchit. Il chantonna en riant :
L’hypocrite, en fraudes fertiles,
Dès l’enfance est pétri de fard
Il sait colorer avec art
Le fiel que sa bouche distille.
Il s’habilla en fredonnant, décidé à s’asperger à grande eau à la pompe de la cour. L’angoisse de la nuit l’avait abandonné, laissant la place à une volonté déterminée de débrouiller les énigmes de cette affaire, même celles qui dépassaient l’humain entendement. Il sortit sur le palier sans faire de bruit, de crainte d’éveiller les Galaine. Là, il perçut plus distinctement la mélodie dont le lointain écho l’avait alerté. Elle provenait du haut de la maison. Il gravit l’escalier, et plus il montait plus elle se faisait distincte. Mais ce qui le frappa dès l’abord fut l’odeur d’un parfum suave qui embrumait le grenier comme un nuage d’encens dans un sanctuaire. Cette odeur étrange l’intrigua. La clé était sur la porte de la soupente de Naganda ; il la tourna.
À même le sol, accroupi en tailleur sur une natte, le Micmac, vêtu de son seul pagne effrangé, oscillait d’avant en arrière, ses mains frappant alternativement une sorte de tambourin. Il paraissait adorer la statue d’une idole dont les traits grossiers avaient frappé Nicolas lors de sa première perquisition. Devant elle rougeoyait une cassolette emplie de charbons ardents sur lesquels se consumaient des herbes sèches. C’était un spectacle à la fois sauvage et serein. Les lueurs de l’aube qui entraient dans la mansarde incendiaient peu à peu le dos de l’Indien dont la peau passait du rouge sombre à l’ambre éclatant. Nicolas se décida à avancer et à porter la main sur l’épaule gauche de l’homme. Naganda ne frémit même pas. Nicolas le contourna. Le visage impassible paraissait concentré sur une idée lointaine, les yeux ouverts poursuivaient un inaccessible rêve.
Ces phénomènes n’étaient pas inconnus à Nicolas. Sartine lui avait raconté le cas étrange d’un homme endormi qui s’était levé, avait pris son épée et traversé la Seine à la nage en pleine crise de somnambulisme. Il s’était rendu me du Bac pour tuer un homme qu’il avait menacé et promis d’assassiner la veille. Son crime consommé, il était revenu au logis où il s’était mis au lit sans s’éveiller. Il fut convaincu de ce meurtre, car il répéta la même action la nuit suivante et fut surpris par la famille en deuil qui veillait sa victime.
Nicolas hésita à secouer l’Indien, ayant entendu parler du danger de réveiller ceux que la transe saisit. Il allait pourtant s’y résoudre quand un cri strident se fit entendre dans toute la demeure. Ce cri n’avait rien d’humain et se prolongeait sur un registre si aigu qu’il perçait les tympans. Naganda n’avait pas cillé, et continuait à psalmodier des mots incompréhensibles dans lesquels Nicolas remarqua la répétition du terme gluskabe. Il rebroussa chemin, referma la porte à clé et descendit en hâte l’échelle du grenier. Il tomba presque dans les bras de Charles Galaine et de son fils qui, en robe de nuit, arrivaient effarés sur le palier. Marie Chaffoureau, à genoux, pressait ses vieilles joues dans ses mains en marmonnant des oraisons. Le cri provenait de la pièce où Miette reposait. Ils enfoncèrent la porte.
La scène qui se déroulait là dépassait tout ce que Nicolas avait pu voir jusqu’alors. Sur sa paillasse lacérée dont la paille s’échappait, Miette dépoitraillée, la chemise relevée, demi-nue, maintenait son corps arc-bouté sur ses mains et sur ses jambes. L’ensemble offrait l’image d’une tension extrême. Les veines et les tendons ressortaient comme sur une pièce anatomique. Ce corps au paroxysme rappela à Nicolas les cires atroces des « théâtres de la corruption » du cabinet de curiosités de M. de Noblecourt[62]. Miette hurlait à la mort, comme un loup au clair de lune. Mais ce qui frappa les témoins d’effroi, c’était de voir le châlit qui tremblait et se soulevait à quelques pouces du sol, comme porté par une houle et agité par d’invisibles mains. Nicolas dut prendre sur lui-même pour agir. Il ordonna aux Galaine de l’aider à maintenir le lit sur le sol. Ils eurent l’impression de pousser le bois d’une barque à la surface de l’eau. Brutalement, le lit retomba avec un claquement sec, mais leur stupeur fut encore accrue d’observer le corps tendu de Miette s’élevant insensiblement au-dessus de sa couche. Nicolas s’empara des deux pieds et les Galaine des mains ; la chair de la jeune fille était brûlante et dure sous leurs doigts. Ils pesèrent sur elle de tout leur poids. Cette grappe humaine mue par la servante ondulait, malgré tous leurs efforts, comme une vague. Au bout d’un long moment, elle finit toutefois par retomber lourdement, cessa de hurler, son corps s’amollit, sa respiration se calma. Ils s’attendaient à voir le phénomène recommencer, mais rien ne vint. Nicolas demanda alors à la vieille Marie Chaffoureau de demeurer près de la Miette et de les avertir au moindre accès nouveau de celle qu’il continuait à nommer « la malade », malgré les doutes qui commençaient à le saisir devant la multiplication des manifestations incompréhensibles de cette demeure. Le père et le fils ne pipaient mot, et il dut les pousser, hébétés, dans l’escalier ; il lui restait encore une chose à faire.
Il remonta au grenier et rejoignit Naganda. L’étrange cérémonie avait cessé. L’Indien était assis, ses bras entourant ses jambes, le menton posé sur ses genoux. Il considéra Nicolas avec un sourire ironique.
— Monsieur le commissaire, je vous devine errant sur le rivage de la vérité sans parvenir à la trouver. Me tromperais-je ?
— J’ai encore quelques questions à vous poser.
— Ce n’est pas de questions dont vous avez besoin, mais plutôt de réponses.
Nicolas ne se sentait pas d’humeur à entrer dans ce jeu.
— Justement, vous pouvez peut-être m’aider dans ce domaine. D’abord, que faisiez-vous il y a quelques instants ?
Il désigna la cassolette où les charbons finissaient de se consumer.
— Ainsi, vous m’avez espionné ? Peu importe. J’implorais les esprits de mon peuple pour qu’ils accueillent Élodie dans les grands territoires des trépassés.
— Vous paraissiez endormi.
— C’est la vertu de simples dont l’inhalation prolongée plonge le sujet dans un monde intermédiaire. Son esprit s’envole et entre en contact avec les dieux. Mon père n’était pas seulement chef, mais chaman, c’est-à-dire prêtre et guérisseur. Un sorcier, comme vous dites.
— Ce gluskabe dont je vous ai entendu citer le nom à plusieurs reprises, qui est-il ?
— Kluskabe est un grand guerrier du monde des dieux, notre héros tutélaire.
— C’est une statue hideuse.
— Ce n’est pas lui qu’elle représente, elle figure le monstre-grenouille qui avait arrêté l’écoulement des eaux sur la terre. Vaincu, l’esprit du héros est passé dans sa représentation. Elle facilite la divination.
Ce fut au tour de Nicolas de marquer son ironie.
— Et ainsi, vous avez eu des révélations ?
— La grenouille sacrée m’a annoncé ma mort. Seul le fils de la pierre pourra me sauver.
Il avait dit cela sur un ton égal, avec une mimique mélancolique.
— Sauriez-vous par hasard de quelle pierre il s’agit ?
— Hélas, non ! J’aurais pourtant quelque intérêt à élucider cette prophétie. Mon pouvoir m’autorise à recevoir des avertissements, mais non à les déchiffrer ! C’est la situation habituelle des Cassandre !
— Rassurez-vous, la justice protège celui dont la voie est honnête. À ce propos, que diriez-vous si je vous apprenais que, la nuit durant laquelle vous prétendez avoir été plongé dans un sommeil profond, un témoin a entendu marcher dans votre grenier ?
— Je dirais, monsieur le commissaire, que la forme de votre question appelle naturellement ma réponse. Cela n’a rien d’improbable, il a bien fallu qu’on vole mes effets à un moment ou à un autre.
La réponse était venue tout de suite, et elle parut recevable à Nicolas. Naganda soutenait son regard avec fermeté, sans le moindre signe d’embarras ou de confusion. Une statue de bronze.
— Je vous laisse à vos réflexions, dit Nicolas. Et je vous enferme, non que je me défie de vous, mais par mesure de protection. Soyez patient, la vérité finira par éclater. Si vous êtes innocent elle ne doit pas vous faire peur.
En descendant l’escalier, Nicolas se heurta à une grande masse sombre qui le gravissait comme à l’assaut. C’était le docteur Semacgus qu’il n’avait pas reconnu, ne distinguant dans l’ombre que le triangle gris de son chapeau.
— Eh bien, Guillaume, où courez-vous si vite ? On vous croirait à l’abordage !
— Diantre, répondit Semacgus, lorsqu’un ami fait appel à moi, j’accours aussitôt. Bourdeau m’a fait passer votre message. J’ai quitté Vaugirard avant l’aube. Point de commissaire rue Montmartre, où j’ai réveillé et effrayé toute la maisonnée, mais ils m’ont renseigné et me voici.
— Entrez là, dit Nicolas en poussant son ami dans la chambrette.
Ils se partagèrent le tabouret et la couchette. Le commissaire rendit compte de la tournure que prenait son enquête, ne dissimulant pas que les plus hautes autorités du royaume s’intéressaient désormais de près à la chronique de la maison Galaine. Il décrivit les événements étranges de la nuit, la léthargie de Naganda, et surtout la terrible crise de la Miette.
— Si je ne vous connaissais pas aussi bien, dit Semacgus, et ne vous savais ami de la raison et des lumières, je craindrais que les sortilèges romanesques de votre Bretagne natale ne vous soient montés au cerveau.
Il hocha la tête avec un soupir.
— Encore que... Ce que vous me racontez me fait penser à des phénomènes que j’ai pu observer au cours de mon temps de service sur les vaisseaux du roi. Je fus témoin, dans nos comptoirs des Indes, mais également en Afrique, de scènes bien intrigantes. Rappelez-vous la bonne Awa, vaticinant en crise — vous me l’avez vingt fois conté — sur la mort de mon fidèle Saint-Louis[63]. Que vous dire ? Il faudrait tout d’abord que j’examine cette servante. Cela pourrait nous en apprendre sur cette prétendue diablerie !
— Vous y êtes autorisé. Elle repose dans la pièce au dessus, veillée par la cuisinière.
Ils se rendirent dans la mansarde. Serrée contre le mur, Marie Chaffoureau égrenait un chapelet dont elle baisait la croix après chaque oraison. Nicolas la fit sortir. Semacgus s’approcha du corps étendu et le considéra longuement. Il prit le pouls, souleva une paupière, écarta les jambes. Nicolas le vit soulever la chemise. Le chirurgien demeura immobile, tête baissée, avant d’entraîner Nicolas à l’extérieur et d’inviter la cuisinière à reprendre sa veille. Le grand visage sanguin de Semacgus se redressa, les yeux pétillaient d’ironie et l’air moqueur.
— Vous me la baillez belle avec vos pucelles ! Nicolas, savez-vous ce qu’a cette pauvrette ? Elle est en mal d’enfant.
Semacgus se frappa l’intérieur de la main avec son poing. Et, comme Nicolas ne paraissait pas comprendre, il cria presque :
— Enceinte, oui, enceinte, d’au moins cinq mois déjà !