V AFFAIRES D’ÉTAT

« L’artifice se dément toujours et ne produit pas longtemps les mêmes effets que la vérité. »

Louis XIV

Le cabinet du lieutenant criminel se trouvait dans une autre partie du Grand Châtelet. Nicolas fut aussitôt introduit ; d’évidence, on l’attendait. Un petit homme à perruque grise et au visage chafouin le reçut sans excès de politesse et lui assena un cours de procédure agrémenté d’une variante de jugements aigres-doux sur l’outrecuidance de certains subalternes de la basse police. Cette algarade fut reçue avec froideur, patience et humilité, ce que voyant le magistrat s’adoucit jusqu’à complimenter le commissaire de sa bonne réputation, parvenue jusqu’aux portes du haut lieu de justice où il régnait. Il convint peu à peu que, dans la précipitation d’une enquête, l’urgence ne laissait pas de l’emporter parfois sur le respect absolu des formes légales. Aussi, conclut-il, eu égard aux bonnes relations tissées avec M. de Sartine et dans l’assurance que M. Le Floch ne se livrait à aucune menée hostile à son ministère, il consentait, pour cette fois, à passer sur les impairs constatés et autorisait, à titre exceptionnel, la poursuite de la procédure et des interrogatoires. Désormais, il en était persuadé, le commissaire observerait la prudence nécessaire, le partage de l’information et la révérence obligée que tout pouvoir, toute puissance, toute... Nicolas interrompit l’exorde qui s’amplifiait par une humble révérence et s’enfuit à reculons en maîtrisant à peine un fou rire éclatant. Il dévala de sombres escaliers pour rejoindre la voûte où il se fit appeler une chaise par le gagne-denier de service.

L’été approchait et le beau temps revenu allégeait les pensées toujours en mouvement du policier. Un étal au coin d’une rue lui fit envie : une pyramide de cerises claires à chair jaune s’offrait à la gourmandise des chalands. Une commère lui en servit un quarteron dégusté aussitôt comme un don inattendu de la rue. D’un souffle, il expédiait les noyaux comme, enfant, il avait coutume de le faire ; le sentiment de la dignité de sa fonction l’arrêta bien vite. La saveur de ces « gorges de pigeon » lui parfumait agréablement la bouche. Son fruit achevé, il se retrouva rue Vieille-du-Temple où maître Vachon, son tailleur depuis dix ans — et, accessoirement, celui de M. de Sartine —, tenait boutique et veillait au respect rigide des règles de son métier, tout en épousant bon gré mal gré les modes impérieuses et successives.

Dans son repaire au fond de la cour ovale d’un hôtel décati que le jour éclairait pauvrement, maître Vachon demeurait égal à lui-même. Sa haute silhouette s’était un peu voûtée, mais son visage émacié, plus pâle qu’autrefois, dénonçait toujours la même ardeur à stigmatiser le temps présent et à morigéner ses aides accroupis sur les comptoirs de bois patiné que ses yeux fureteurs ne cessaient de surveiller. Peut-être s’appuyait-il désormais plus lourdement sur sa haute canne surannée.

— Comment va la pratique ? demanda Nicolas.

— Ah ! mon cher commissaire, il me faudrait plusieurs têtes pour parer à toutes ces innovations ! Tenez, voici la dernière.

Il agitait une pièce informe de dentelle.

— Considérez un peu ; la chaleur me monte. À l’élégance simple du fichu pour les femmes, on va devoir ajouter, surajouter, surcharger je dirais ! Beauté du fichu blanc en batiste ou en mousseline, plate ou tuyautée, adieu ! Voici le coqueluchon, qui se tient tout droit sur les épaules. Et comment, me direz-vous ? Au moyen compliqué d’une garniture d’apprêt en forme de cerceau. Vous n’imagineriez pas le nom de cette trouvaille ! On appelle ces fantaisies des monte-au-ciel. Plût à Dieu que nous y soyons ! Voilà pour les femmes. Pour nous, l’Allemagne nous inspire et surtout son économie. Pas de manches aux vestes. Voilà le veston et les gilets. La tête me tourneboule. Tout est nouveauté ! Tenez, vous qui êtes classique et aimez le vert, j’ai là un exemplaire indémodable, un habit à la Sanson, qui vous irait à ravir...

— À la Sanson ?

— Oui,à la Sanson. Ignorez-vous — mais vous me faites jaser, alors qu’il est de vos amis —, qu’il a longtemps lancé la mode ? Avant son mariage, c’était un poupard[45] fort évaporé et très appété[46] aux dames.

L’information surprit Nicolas.

— Charles Henri Sanson, l’exécuteur des hautes œuvres ?

— Soi-même ! s’écria maître Vachon, ravi de pouvoir apprendre quelque chose à un homme réputé et redouté du Grand Châtelet. Il courait le beau monde et se faisait appeler « chevalier de Longval », du nom d’une terre que possédait sa famille. Il nourrissait un goût effréné pour la chasse. Non content d’usurper un nom et un titre incertain, il portait l’épée et se vêtait d’un habit bleu, apanage de la noblesse. On raconte même qu’il aurait été rappelé à l’ordre par le procureur du roi qui lui aurait tympanisé sa condition très subalterne en tant que bourreau. Après cette algarade, Sanson aurait adopté le vert comme couleur et fait tailler ses habits selon une coupe particulière, si étrange qu’elle attira l’attention du marquis de Lestorières qui se panadait[47] d’être à Versailles l’arbitre des élégances. La mode se répandit de s’habiller « à la Sanson ». L’histoire n’est-elle pas plaisante ?

Il ploya son long corps en riant et s’approcha de Nicolas après avoir jeté un regard furibond sur les apprentis qui dressaient l’oreille.

— On dit même qu’il aurait eu un faible pour Jeanne Becu, l’actuelle sultane[48]. L’oncle de la belle, abbé de Picpus, était proche de la famille. Sanson soignait ses rhumatismes avec de la graisse de pendu ! Mais je vous entête avec mes radotages. Que puis-je pour vous ?

Il se précipita vers un de ses aides à qui il tordit une oreille.

— Heu ! Heu ! Je t’y prends, à travailler à grands points. Recommence et tu verras. À l’amende ! À l’amende !

Nicolas sortit un petit objet brillant de sa poche et le tendit à maître Vachon.

— Que vous semble de cet objet ?

L’autre ajusta ses besicles, retourna la chose, l’approcha d’une chandelle et la fit miroiter plusieurs fois.

— Peuh ! dit-il. Un ferret de cuivre destiné à terminer une torsade. Objet de fantaisie pour uniforme du même acabit. D’ailleurs, je parierais...

Il se dirigea vers un meuble composé de tiroirs juxtaposés et fouilla dans l’un d’eux. Il ne fut pas long à en tirer une poignée d’objets semblables.

— J’étais sûr les avoir vus quelque part. Vous êtes bien placé pour savoir que j’ai des pratiques, et des plus huppées, à la cour et à la ville. Eh bien, ce petit article de laiton appartient à une babiole de fantaisie ajoutée, je dirais surajoutée, au nouvel uniforme des gardes de la Ville, si malheureusement porté pour la première fois lors de la fête que le prévôt offrit aux Parisiens, place Louis-XV.

— Voilà qui me satisfait. Pousseriez-vous la complaisance jusqu’à me confier le nom de vos clients pour cet article ?

— Je ne peux rien vous refuser. Voyons, il y avait Barboteux, Rabourdin...

Il consulta un registre écorné.

— Tirart et... Langlumé. Lui, c’était le major, le plus exigeant et le plus... arrogant, je dois le dire.

Nicolas dut encore palper quelques tissus qui venaient d’entrer en boutique et recevoir les offres du maître artisan avant de prendre congé. Puis il marcha, pensif, dans ce quartier qu’il connaissait bien pour y avoir vécu lors de son arrivée à Paris. Il passa devant la maison des Blancs-Manteaux, théâtre de ses premiers exploits. Dieu que cela était loin ! Mais le présent multipliait les surprises. Maître Vachon venait de lui dévoiler un pan ignoré de la vie de Sanson. La police de M. de Sartine ignorait-elle ces choses ou lui-même n’avait-il pas cherché à les connaître ? Les êtres étaient si divers dans l’image qu’ils offraient aux autres. Ils ouvraient des tiroirs différents selon leurs interlocuteurs ; ou, comme des miroirs, reflétaient ce que l’on attendait d’eux. Ainsi, cet homme effacé, aux qualités prouvées, savant et même érudit, pieux, sinon dévot, sensible et pitoyable, cherchant toujours à tirer bénéfice des apports d’une science acquise dans la souffrance des torturés et des condamnés, pouvait aussi se montrer léger et soucieux de son apparence, à l’opposé de l’homme timide en habit puce qui officiait dans la pénombre de la Basse-Geôle. Après tout, chacun avait droit à sa liberté, et Sanson exorcisait peut-être ainsi l’horreur quotidienne de sa tâche. Nicolas s’en voulut soudain de son jugement. Il devait faire crédit à quelqu’un qu’il considérait comme un ami. Ceux qui bénéficiaient de ce qualificatif n’appelaient pas de jugement, il fallait les prendre comme ils étaient, avec leurs lumières et leurs ombres.


Nicolas monta dans un fiacre rue Saint-Antoine. Ainsi, il ne s’était pas trompé ; la petite pièce qui avait bloqué la porte menant aux terrasses de l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires provenait bien de l’uniforme d’un garde de la Ville. Or, qui d’autre que le major Langlumé pouvait avoir accès à ce bâtiment réservé aux invités de marque du prévôt des marchands ? Lui seul, pour des raisons à éclaircir, aurait pu nourrir le dessein d’enfermer un commissaire dans les combles. Ce n’était pas Nicolas personnellement qui était visé, même si un incident les avait opposés quelques heures plus tôt, mais bien l’envoyé de M. de Sartine, l’œil du lieutenant général de police sur la fête. Entraver le cours normal de la mission d’un magistrat, tel était, simplement énoncé, le résumé de l’acte du major. Il conviendrait d’en découvrir les mobiles, qui n’étaient pas sans rapports avec la suite de la catastrophe. Peut-être les choses auraient-elles tourné différemment si Nicolas, ayant perdu de longs moments à s’évader par la cheminée, n’avait pas été empêché d’agir.

Mais une autre curiosité titillait Nicolas, qui se promit de consulter les archives du Châtelet. Leur collection ne laissait pas de surprendre ses rares lecteurs par la variété de ses informations, les unes colportées par les mouches, les autres extraites des opérations du cabinet noir. Cette idée le tarauda jusqu’à son bureau. À peine arrivé, il alla consulter les vieux registres. Aidé par un antique greffier conservateur des lieux, il tomba rapidement sur une liasse imposante consacrée à la famille Sanson. Documents, extraits et fiches se superposaient en un amas informe et néanmoins chronologique. Il finit par trouver un papier récent qui paraissait résumer l’ensemble :

Charles Henri Sanson, né à Paris le 15 février 1739 de Charles Jean-Baptiste Sanson et de Madeleine Tronson, exécuteur des hautes œuvres. Courtise des femmes et voit des filles. Marque ses prétentions en portant l’épée sous le nom de chevalier de Longval. S’est rangé depuis son mariage. Passe pour sorcier et rebouteux. A rencontré sa femme, Marie-Jeanne Jugier, fille d’un maraîcher du faubourg Montmartre, en allant à la chasse, dont il raffole. Un de ses témoins est Martin Séguin, artificier chargé des fêtes du roi, rue Dauphine, paroisse Saint-Sulpice. Il possède une maison à l’angle de la rue Poissonnière et de la rue d’Enfer et une ferme à Brie-Comte-Robert. A connu J. B. G. D. D. L. d. B. qu’il aurait eue. Très introduit auprès du commissaire Le Floch qui lui réserve ses ouvertures clandestines au grand détriment des médecins en quartier (plaintes jointes au dossier).

Dans tout ce fatras, rien ne surprit Nicolas, qui sourit de s’y voir inclus. Quant aux initiales mystérieuses, elles désignaient à l’évidence Mme du Barry. Rien, non plus, qui fût de nature à déprécier Sanson à ses yeux. Nicolas réfléchit à la vie souterraine des archives qui sous-tendaient et armaient le bras de la police et de la justice. Il travailla tout l’après-midi, méditant et écrivant tout en recevant des émissaires qui lui étaient dépêchés par ses confrères des vingt quartiers de la capitale. Messages oraux et écrits convergeaient vers lui. Les heures passaient sans qu’il s’en rendît compte. La faim qui finit par le tenailler lui fit consulter sa montre. Il rassembla ses papiers et gagna à pied la rue Montmartre.


La nuit tombait sur une ville qui resplendissait. L’année précédente encore, des lanternes mal conçues, suspendues à tout vent au milieu des rues, procuraient aux passants un éclairage médiocre. De plus, les chandelles n’étaient allumées qu’au déclin du jour et jusqu’à deux heures du matin. Ayant beaucoup consulté, M. de Sartine avait consacré tous ses soins à établir des réverbères. On trouva les moyens de mieux fixer les lanternes et d’améliorer le délicat mélange des huiles afin d’en augmenter la combustion. Les artistes Argant et Quinquet, renommés pour l’invention et la fabrication de lampes servant à éclairer l’intérieur des maisons, avaient participé à l’entreprise. Non seulement l’éclairage durait toute la nuit, mais désormais la grand-route de Paris à Versailles était également illuminée, procurant sécurité et émerveillement aux occupants des carrosses qui circulaient la nuit entre la Ville et la Cour.

Parvenu à l’hôtel de Noblecourt, Nicolas gagna son appartement, agrandi par l’adjonction d’un petit bureau conquis sur une réserve de livres en vrac, qui décoraient maintenant de belles étagères en bois cérusé. D’agréables fumets laissaient présager un souper fin. Il supposa que le maître de maison recevait. En dehors de ces moments privilégiés, le vieux procureur était, plus souvent qu’à son tour, condamné à la portion congrue par Marion, sa vieille gouvernante, soucieuse d’éviter à son maître, si affriandé aux bonnes choses, le réveil de sa goutte. Nicolas soigna sa tenue et enroula autour du cou une fine cravate de dentelle. C’est un homme élégant, reflet du classicisme de maître Vachon, qui se dirigea vers l’étage de M. de Noblecourt.

Il demeura un moment à l’ombre d’une armoire-vitrine afin de se faire une idée des invités du soir, et nota que le vieux procureur s’adressait à l’un des hôtes présents sur un ton plus déférent qu’à l’accoutumée avec ses habituels commensaux.

— Je suis heureux, monseigneur, de vous retrouver en si parfaite condition. La dernière fois que j’eus l’honneur de vous recevoir dans mon humble demeure, vous souffriez d’une montée d’humeurs fort contrariante...

— Plus que cela, cher Noblecourt, beaucoup plus que cela. Une vraie peste, et votre rappel me fait songer que je ne vous demande pas assez souvent à souper. J’étais couvert de dartres. C’est le veau qui m’a sauvé. On m’appliquait cette viande tous les jours. J’y ai ajouté de mon cru des bains de lait d’amande et une bonne cure de tisane de vinache. On disait à Bordeaux que je prenais des bains de lait et que je me faisais tailler le cul pour restaurer mon visage ! Cette charogne m’a purgé pour le reste de mon temps comme un cautère universel que Dame Nature m’aurait fourni. Depuis, je n’ai eu que des indispositions.

— Les années passent sur vous comme l’eau sur l’ardoise. Il n’en est pas toujours de même des hommes de votre âge, reprit Noblecourt en soupirant. Je ne suis votre cadet que de quatre ans, et hélas...

— Mon cher, j’ai la faiblesse d’ajouter foi à une prédiction nourrie de l’examen des astres qui me fait mourir au mois de mars[49]. Comme César, je m’assombris à son approche mais, la limite franchie, je suis assuré d’avoir devant moi une année entière. C’est vous dire que je suis à l’apogée de mon cycle annuel !

Nicolas se décida à apparaître. Il reconnut dans le pétillant vieillard le maréchal duc de Richelieu. Il l’avait croisé bien des fois à Versailles où, premier gentilhomme de la chambre, il faisait partie du cercle intime du roi. Le vieux procureur fit les présentations. Nicolas s’inclina devant le petit grand homme en habit bleu, au visage couvert de céruse et de rouge et à la perruque si poudrée que le moindre mouvement l’environnait d’un léger nuage. Dans la chaleur du cabinet, l’odeur des parfums, dont il était inondé, mélangée aux vapeurs des plats et des vins, tournait à l’écœurement.

— Ah ! le petit Ranreuil, dont le roi est si entiché et qui occupe son temps à aider le Sartine. Ravi de vous voir, monsieur, ravi.

Noblecourt, sans doute inquiet d’une réaction de Nicolas, s’empressa de reprendre la parole.

— Oui, il nous procure la sûreté, preuve de l’excellence de la meilleure police de l’Europe.

Il se tourna vers l’autre convive, un homme vêtu de noir auquel Nicolas n’avait guère prêté attention.

— Monsieur Bonamy, historiographe et bibliothécaire de la Ville et mon compain à la fabrique de la paroisse Saint-Eustache.

Le maréchal ricana.

— Et un ami du prévôt des marchands, mon compain chez les Quarante de l’Académie française.

— Monseigneur, monsieur, je suis confus de l’honneur qui m’est fait, dit Nicolas, s’inclinant à nouveau.

— Foin de l’honneur ! s’exclama le maréchal. Prenez place, jeune homme, nous en sommes à la viande.

— Monseigneur, dit Noblecourt, m’a dépêché son cuisinier qui use d’une technique particulière pour traiter les viandes. Cela est très digeste.

— Faute d’être savoureux, ne craignez pas de le dire, ajouta le duc en riant.

— Monseigneur, reprit Noblecourt à l’intention de Nicolas, s’est fait confectionner une voiture qu’il appelle « sa dormeuse ». Il peut y reposer comme dans son lit, et comme il n’aime pas manger dans les auberges... non plus que chez ses amis... sa voiture est munie d’une cuisinière attachée sous elle, qui permet de faire cuire, au moyen de briques portées au rouge, fort doucettement les viandes. En vérité, monsieur le duc, on ne vit jamais homme qui a joui avec plus de recherche des commodités de la vie et s’est fait obéir plus ponctuellement que vous.

— Soit, soit, bougonna l’intéressé. Tout me réussit, tout m’obéit et chacun me cède. J’ai la faveur des petits appartements de Sa Majesté, mais moi qui fus page de son aïeul Louis le Grand, je n’ai jamais été admis au Conseil !

— Allons, vous, un héros, êtes au-dessus de ces vanités-là !

— Vanités, vanités, je voudrais vous y voir ! Vous n’y entendez rien, vous n’êtes qu’un robin.

Nicolas souffrit pour Noblecourt qu’il dût avaler cette couleuvre, lui l’homme du monde le plus courtois et le plus généreux. Il savait le maréchal d’un orgueil sans bornes, ne résistant jamais à un mot, fût-il cruel et déplaisant pour ses amis. Chacun connaissait sa secrète ambition d’« être plus Richelieu que le grand Cardinal » et d’ajouter à sa propre gloire militaire le prestige de l’homme d’État en devenant principal ministre. Il poursuivait Choiseul d’une haine implacable, et le disait. Il avait poussé, tout en s’en défendant, la nouvelle favorite et compté que la haine de Choiseul envers les Anglais conduirait le roi à ne pas le maintenir pour éviter une reprise des hostilités. Le vieux monarque était fatigué et encore sous le coup des désastres provoqués par la guerre de 1756. Autant d’éléments sur lesquels le maréchal ne cessait de tabler.

— Alors, reprit le duc, trop fin pour s’appesantir sur sa désagréable remarque et soucieux de changer de cible, Sartine a du plomb dans l’aile ? Belle réussite que celle de ce lieutenant de police qui laisse la moitié de Paris écraser l’autre. Impéritie, incompétence ! Sa Majesté est fâchée et Mme du Barry aime Bignon, le prévôt des marchands. Voilà une belle conjoncture pour l’effondrement d’une puissance.

— Puis-je me permettre, monseigneur, dit Nicolas de constater que le lieutenant général n’était en rien responsable de la sécurité de cette fête ?

M. de Noblecourt jeta des regards inquiets sur ses commensaux et remplit les verres d’un bourgogne bleu cerise sans appeler Poitevin, son laquais.

— C’est bien, approuva le maréchal, le jeune coq défend son chef. J’aime cela, chez un aussi charmant jeune homme.

Il considérait Nicolas avec attention. Le goût des femmes n’excluait pas chez lui celui que le sexe a tant de droits de blâmer et la rumeur rapportait qu’une de ses premières maîtresses, la duchesse de Charolais, lui reprochait de prêter trop d’attention à l’un de ses suisses, jeune et bien fait.

Une petite voix cassée s’éleva.

— Monseigneur, intervint M. Bonamy, je puis vous contredire, vous connaissant depuis plus de quarante ans. La responsabilité du maintien de l’ordre lors de la fête organisée place Louis-XV a été du seul ressort du prévôt. J’ai usé mes pauvres yeux à chercher des précédents que l’on a voulu considérer comme véridiques mais qui, à la vérité, étaient antérieurs à la création de la lieutenance générale de police par le grand roi dont vous eûtes l’honneur d’être le page. Il n’était point besoin pour savoir cela de remonter jusqu’à Charles V.

— Voilà Bonamy qui se mêle de me donner un démenti ! Il y a quarante ans, j’aurais ignoré les édits sur le duel, si tant est que vous eussiez été à même de tenir une épée.

— Il aurait été bien prétentieux de croiser le fer avec le premier homme de guerre de l’Europe, répondit calmement l’historiographe de la Ville.

— Point du tout, Bonamy. Je ne l’étais pas encore à l’époque, et vous oubliez le maréchal de Saxe.

— Seule la vraie gloire sait reconnaître sa sœur, déclara Noblecourt.

— Oh ! dit Richelieu, le jour de la bataille de Fontenoy, le maréchal était bouffi d’un grand remède destiné à purger une vérole opiniâtre et c’est bien le seul général d’armée que la gloire fit désenfler ; toute la maison du roi en fut témoin !

Ils trinquèrent en riant alors que surgissaient les desserts. Le maréchal trempa une cuillère parcimonieuse dans la redoute d’un blanc-manger qu’il arrosa d’une goutte de gelée.

— Je suis heureux de constater, mon cher Noblecourt, que vous en tenez fermement pour les vieilles traditions et que vous n’agacez pas vos fins de souper de ces salades à la crème ou de ces sultanes en sucre filé qui s’attachent aux dents ! Voyez ces insensés entichés de nouveautés qui me paraissent une bêtise amère et où toute chose est historiée au point qu’on n’y saurait démêler ce que l’on mange.

On entendit dans la rue le bruit d’un équipage.

— Mais il se fait tard et il n’est de bonne compagnie qui ne se rompe.

Il se frotta les mains d’un air gaillard.

— La nuit est encore jeune pour un Richelieu ! Mille grâces, Noblecourt, serviteur, monsieur Le Floch. Bonamy, voulez-vous profiter de mon carrosse, je vous déposerai ?

Bonamy s’inclina. Noblecourt saisit un flambeau à cinq branches que Nicolas lui prit aussitôt des mains, de crainte que son poids ne le fît trébucher. La procession raccompagna le maréchal duc jusqu’à la porte cochère où sa voiture avec un cocher et deux laquais attendait le vainqueur de Port-Mahon.

De retour dans ses appartements, Noblecourt s’affaissa dans une bergère. Il paraissait accablé. De longs gémissements se firent entendre ; ils ne dissipèrent pas sa morne méditation. Nicolas ouvrit la porte du cabinet de curiosités et, aussitôt, une pauvre forme hoquetante de reconnaissance se coula sur ses pieds.

— Mais que fait Cyrus enfermé ? dit Nicolas en prenant le chien dans ses bras.

— Le maréchal n’aime pas les chiens, ou plutôt il ne tolère pas les chiens des autres. Et quand je dis qu’il ne les tolère pas...

Noblecourt regarda Nicolas.

— Vous avez dû me trouver bien courtisan et je regrette le spectacle que je vous ai donné. Mais je suis d’une génération où l’amitié — que dis-je l’amitié : le regard jeté — d’un duc et pair faisait partie de l’héritage précieux d’une famille. Il n’est pas si mauvais qu’il veut s’en donner l’air, mais il ne pense qu’à lui. Ce soir, en esprit fort, il nous a imposé de la viande alors que nous sommes vendredi. Il a dédaigné des soles normandes apprêtées divinement par Marion et Catherine. Vous imaginez leur fureur !

— Je le trouve bien insolent.

— Que voulez-vous, il réussissait à faire rire Mme de Maintenon elle-même ! Vous le jugez ainsi parce qu’il a attaqué Sartine. Cependant ce n’est pas après le lieutenant de police qu’il en a, il en veut à l’ami, ou au prétendu ami, de Choiseul. Il ne juge les autres qu’à travers le prisme de ses intérêts et de sa gloire. Même dans sa vie privée, si scandaleuse, l’ostentation écrase le sentiment. Son amour des voluptés est une autre forme de son orgueil, et comme les femmes lui furent toujours d’une générosité sans bornes, elles l’ont toujours conforté dans son système.

Il sonna. Poitevin apparut.

— Qu’on serve les soles à Nicolas. Au moins serai-je assuré qu’elles seront appréciées.

M. de Noblecourt reprenait goût au moment présent.

— En pleine enquête, je suppose, Nicolas ? Tout en mangeant, contez-moi ce que le secret ne vous impose point de celer, cela me distraira.

Nicolas s’attaqua aux poissons qu’il arrosa de vin rouge, la goutte ayant fait proscrire le blanc dans l’hôtel de Noblecourt, en raison du peu de volonté du maître de maison. Il développa par le menu les péripéties des deux enquêtes dans lesquelles il était plongé. Noblecourt demeura pensif un moment.

— Vous voilà à nouveau engagé dans une très délicate affaire. Comprenez bien que vous êtes pris au piège entre des puissances qui s’affrontent. Nul ne peut soupçonner le prévôt des marchands d’avoir lui-même organisé la catastrophe de la place Louis-XV. Mais nul n’est assez sot pour ignorer qu’il fera tout pour charger un autre de la responsabilité du désastre.

— A-t-il vraiment ce pouvoir ?

— Ne vous y trompez pas, la nouvelle sultane, qui est d’autant plus dangereuse qu’elle a en permanence accès au roi et qu’elle se sent menacée par l’arrivée de la dauphine, sa rivale naturelle à la Cour, s’évertuera à accabler tous ceux qui sont censés appuyer Choiseul. Et, malheureusement, Sartine passe, à tort ou à raison, pour son ami.

— Vous savez le prix que j’attache à vos jugements, dont je me suis toujours bien trouvé. Quel est votre sentiment sur le crime de la rue Royale ?

— Votre Indien m’intéresse. Il me plaît que ce naturel des profondeurs sauvages du Nouveau Monde use ainsi de notre langue. Il me paraît de bon aloi, tout en vous cachant sans doute l’essentiel. Pour le reste, les familles sont fréquemment le théâtre de guerres domestiques dont la découverte éclaire soudain d’un jour nouveau le calme apparent des intérieurs. Je vous dirai aussi que les sœurs Galaine me paraissent bien finaudes sous leur excentricité. Voilà mes premières impressions. Sur ce, Nicolas, je vole me coucher ; cette soirée m’a éprouvé. En vous laissant en tête à tête avec les fruits de Neptune, je vous souhaite la bonne nuit.

Cyrus se laissa glisser des bras de son ami et suivit languissamment son maître. Nicolas, éreinté, ne prolongea pas la soirée et, après avoir dépêché les deux soles et vidé la bouteille à la grande satisfaction de Poitevin qui courut apporter la nouvelle aux deux cuisinières, il monta se coucher. Il se retourna longtemps, mêlant les éléments des deux affaires, essayant de se remémorer certains détails qui lui échappaient. Le sommeil le gagnant, tout se confondait dans sa tête, et sa dernière vision fut celle de trois dés roulant et s’entrechoquant sans jamais s’arrêter.

Samedi 2 juin 1770

Après avoir soigné sa toilette et revêtu un sobre mais élégant habit gris foncé, Nicolas coiffa perruque. Il détestait en porter, surtout par ces premières chaleurs. Il déjeuna de pains mollets et d’une bavaroise[50] et s’enquit de la santé de M. de Noblecourt dont l’amertume la veille au soir l’avait frappé. Celui-ci, au dire de Catherine, s’était levé de bon matin et, après une légère collation, avait décidé de suivre les conseils de son médecin. Le fameux Tronchin de Genève, dont Voltaire était le patient le plus connu, avait été consulté par l’intermédiaire du grand homme sur l’état du vieux procureur. Il avait recommandé de venir consulter, mais dans cette attente avait prescrit un régime et une marche quotidienne. M. de Noblecourt avait donc décidé de débuter cet exercice par une déambulation rue Montorgueil, accompagné de Cyrus, pour bayer comme un vrai Parisien aux étals et aux mille scènes de la ville. Marion ne craignait qu’une chose, c’est qu’il ne se laissât tenter par les Ah Babas, délicates pâtisseries parfumées au safran, de Stohrer, pâtissier de la reine. Nicolas prenait plaisir à ces conversations du matin. Il était assis dans l’office quand le marteau de la porte résonna. Bientôt un des laquais de M. de Sartine fut introduit par Poitevin et lui signifia que le carrosse du lieutenant général de police était à la porte, qu’on l’attendait et qu’on partait sur-le-champ pour Versailles. Nicolas eut juste la présence d’esprit de remonter prendre son tricorne et courut rejoindre son chef.

— J’ai failli attendre, monsieur le commissaire, jeta Sartine en guise de bonjour. Apprenez que nous devons gagner Versailles en grand erre[51]. Que le roi a avancé au samedi matin l’audience qu’il m’accorde habituellement le dimanche soir. Que je n’augure rien de bon dans ce changement d’habitudes chez un homme si attaché à les maintenir. Qu’outre cela, Sa Majesté ayant appris, je ne sais par qui...

Son visage se fit encore plus sévère.

— ... qu’un petit commissaire était sur place, il veut vous entendre lui décrire la soirée que vous passâtes, Dieu me damne, une bonne partie au triple fond d’une cheminée ! C’est vous dire que ma patience est mise à rude épreuve, surtout quand je lis libelles et chansons tissus[52] de contrevérités dont on m’accable sans mesure, ces brides-à-veaux[53] qui tentent de persuader les sots par des nouvelles fabriquées à plaisir pour tromper le peuple ! Et, de surcroît, je dois vous attendre rue Montmartre !

Nicolas contemplait et écoutait en souriant le spectacle d’un homme agacé et qui tentait de purger son angoisse par un flot de paroles.

— Monsieur...

— Du tout ! Dois-je vous rappeler, monsieur le commissaire au Châtelet, secrétaire du roi en ses conseils, que vos fonctions imposent goût, aptitude au travail et précision, droiture de l’esprit, équité de l’âme, égalité de caractère, décence dans la conduite... De qui, croyez-vous, que je suis en train de dresser le portrait, monsieur ?

— Mais.. de vous-même, monsieur.

Sartine se tourna vers Nicolas et une légère crispation des lèvres dissimula, seule, le rire prêt à sourdre.

— Et en plus, il se paie ma tête ! Mais après tout, Nicolas, vous n’avez pas tort. C’est le portrait des bons policiers, dont je suis, étant leur chef, le modèle.

À la porte de la Conférence, le long du jardin des Tuileries, un rassemblement vociférant de peuple les arrêta. Un charroi avait versé, bloquant le passage.

— Voyez ces gens, les plus aimables de l’univers mais aussi les plus vifs à s’enflammer, dit Sartine pensif. Il nous faut, et vous le faites à merveille, connaître notre territoire afin de mieux contenir les désordres dans lesquels il serait si facile de les entraîner. Il convient surtout de ne pas montrer sa faiblesse là où il est nécessaire de déployer de l’énergie. Mais toujours avec doigté et prudence, sans trop heurter l’opinion générale, en sachant désarmer et maîtriser les passions humaines, si nuisibles à l’ensemble de la société.

Sur ces fortes paroles, le lieutenant général de police présenta sa tabatière à Nicolas, qui remercia. Il n’usait du tabac à priser qu’à l’occasion des ouvertures à la Basse-Geôle, comme d’un expédient. Semacgus, chirurgien de marine, riait de cette habitude reprise des officiers des galères qui, du haut de leur « carrosse[54] », s’écœuraient des lourdes puanteurs montant des bancs de rame. D’un coup d’œil, Nicolas avait noté que la tabatière était un bijou enchâssant le portrait du roi jeune dans un cercle de brillants. Une série d’éternuements suivit, qui parurent procurer la plus grande jouissance à l’intéressé. Un long silence s’établit jusqu’à Sèvres. Ces pauses étaient aussi des marques de confiance et Nicolas les prenait comme telles. En franchissant la Seine et sous la colline du château de Bellevue, le souvenir de Mme de Pompadour s’imposa à lui, comme toujours à cet endroit. La même pensée avait traversé Sartine.

— On a dit de bien vilaines choses à la mort de notre belle amie... S’il vous arrive d’en entendre, ne laissez pas dire. Le roi est un bon maître, nous le devons défendre.

— Je suppose, monsieur, que vous faites allusion à ces accusations d’indifférence lors du transfert du corps de la marquise à l’église des Capucins de Paris. Son cortège passa en vue du château...

— Vous supposez bien. Mais retenez cela : j’ai vu le roi très affligé de cette mort. Il se contraignait avec tout le monde pour dissimuler sa peine. Mais ce soir-là, alors que votre ami La Borde voulait fermer les volets, le roi était déjà avec son autre valet de chambre, Champlost, qui me l’a conté. Il regarda le convoi et demeura là sous la pluie jusqu’à ce que la dernière voiture ait disparu. Il rentra dans la pièce, le visage couvert de larmes — de larmes, pas de pluie —, et murmura : « Voilà les seuls devoirs que j’ai pu lui rendre !... Une amie de vingt ans ! »

Sur cette confidence, Sartine se détourna et ne rompit plus le silence jusqu’à Versailles. Nicolas songea qu’il ne ferait jamais le tour de cet homme.


À peine leur carrosse était-il entré dans la première cour qu’un garçon bleu se précipita pour remettre un pli cacheté au lieutenant général de police. Il devait sans attendre s’entretenir avec M. de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi. Il s’empressa vers l’aile des Ministres, enjoignant à Nicolas de l’attendre à l’entrée des appartements. Celui-ci faisait les cent pas, musant et observant les détails curieux d’architecture de la façade quand il fut tiré par un pan de son habit. Il eut la surprise de découvrir Rabouine, sa mouche, l’épée au côté, et dont le visage maigre grimaçait pour attirer son attention.

— Mais, que fais-tu là, Rabouine ? Et l’épée au côté, de surcroît !

— Ne m’en parlez pas, il a bien fallu que j’en loue une ; on ne me laissait point entrer sans cette lardoire qui, paraît-il, dans ce pays-ci, donne noble mine ! J’enrageais de parlementer, ayant grande crainte de vous manquer, quand je vous vis passer avec M. de Sartine. M. Bourdeau m’envoie avec un message urgent. J’ai galopé à franc étrier avec une came qui a bien failli me jeter bas vingt fois !

Nicolas ouvrit le pli de son adjoint, qui disait seulement : « Rabouine vous éclairera les faits. » Il interrogea l’intéressé d’un regard.

— Il s’en est passé de belles Aux Deux Castors, là où vous enquêtez pour l’heure, commença Rabouine. Des bruits terribles ont réveillé la maisonnée sur le coup de trois heures du matin. Tout le voisinage en a été alerté et s’est rassemblé autour de la maison des Galaine. On a même sonné le tocsin d’une chapelle voisine. La porte du magasin forcée, ceux qui sont entrés ont trouvé la famille à genoux qui priait, alors que la servante dans sa natureté dansait la gigue et bondissait jusqu’aux solives, le corps tout enveloppé d’étranges lueurs. Effarés, les curieux se sont enfuis. Finalement, le curé est venu, a calmé la famille qui criait au miracle, comme jadis avec les convulsionnaires de Saint-Médard[55]. Le guet a dispersé la multitude. Votre collègue du quartier a fait mettre des gardes françaises en faction devant la boutique. Voilà !

Nicolas réfléchit un instant, puis s’assit sur une borne pour écrire un court billet qu’il scella de sa chevalière aux armes des Ranreuil sommées d’une couronne de marquis.

— Rabouine, tu retrouves Bourdeau et tu lui remettras ceci. Mais après t’être restauré.

Il lui lança une pièce, que l’autre saisit au vol.

— Je reste ici avec M. de Sartine, reprit le commissaire. Je devrais rentrer dans la soirée. Autrement, je serai chez M. de La Borde, premier valet de chambre du roi.

Il achevait à peine de noter ces surprenantes nouvelles sur son carnet noir qu’il fut entraîné par un Sartine empourpré vers le « Louvre » et l’entrée des appartements. Il essaya bien d’ouvrir la bouche, mais les yeux de son chef lui intimèrent le silence. Il renonça donc et le suivit dans les dédales du palais. Après avoir gravi un escalier à demi-vis, ils finirent par déboucher dans un vestibule. Sartine, toujours soucieux de montrer une connaissance des lieux dont il tirait quelque vanité, mais aussi conscient de ses responsabilités de mentor, expliquait et commentait avec volubilité :

— Nous montons dans les cabinets du roi, qui étaient naguère les appartements de Madame Adélaïde[56].

Il baissa le ton.

— Quand la nouvelle amie s’est imposée, le roi a transféré sa fille au rez-de-chaussée et a pris cet appartement pour lui-même.

Ils empruntèrent d’étroits couloirs. Parfois, des lucarnes procuraient des aperçus vertigineux sur de grands salons ou sur de petites cours ombreuses. Ils pénétrèrent dans une salle nue à banquettes, que le lieutenant général de police lui indiqua comme celle des baigneurs, sans autres précisions. Sur la gauche, quelques degrés conduisaient vers une pièce d’où venaient des bruits d’eau agitée et la rumeur d’une conversation. Ils s’arrêtèrent et attendirent en silence. Un garçon bleu surgit, qui les considéra d’un air-moqueur et disparut sans voir un signe discret de Sartine. Quelques instants après, M. de La Borde apparut, le sourire aux lèvres. Un doigt sur la bouche, il leur enjoignit d’un hochement de tête de le suivre. Passé le degré, une vapeur parfumée les environna. Dans une salle rectangulaire à bout ovale, deux baignoires parallèles occupaient l’alcôve. Des étuveurs tout vêtus de blanc piqué s’activaient autour d’une des cuves de métal dans laquelle un homme, la tête couronnée d’un madras noué, se faisait laver. Un des aides s’approcha avec d’immenses serviettes[57]. M. de La Borde prit un air solennel et s’écria :

— Messieurs, le roi sort du bain !

Sartine et Nicolas baissèrent la tête. Louis XV fut prestement enveloppé et quasiment entraîné vers la seconde baignoire.

La Borde à mi-voix expliqua qu’il s’agissait de rincer Sa Majesté dans une eau propre. Le roi qui, jusque-là, n’avait pas prêté attention à ses visiteurs leva la tête et reconnut Sartine.

— Désolé, Sartine, de vous avoir mandé de si bon matin, mais j’étais impatient de vous voir. Avez-vous suivi mes instructions ? Je ne vois pas le petit Ranreuil ?

— Sire, il est là, derrière moi. Aux ordres de Votre Majesté.

Les yeux noirs du roi cherchaient à travers la buée à reconnaître Nicolas.

— Bien, bien. La Borde, conduisez-les où je vous ai dit.

Nicolas éprouvait toujours la même émotion à se trouver en présence du roi. L’étrangeté du lieu, la rapidité de la scène et la tenue inhabituelle du monarque n’autorisaient pas un examen prolongé. On disait le roi vieilli ; il se promit de le mieux regarder. Ils suivirent M. de La Borde, empruntant d’abord un long corridor puis, après un tournant à angle droit, entrèrent dans un cabinet doré, signalé comme l’ancien salon de musique de Madame Adélaïde. Ils longèrent ensuite un escalier et pénétrèrent dans une pièce étroite éclairée par une seule fenêtre. Elle s’ouvrait sur une garde-robe, après une esquisse de couloir. Ce cabinet, de dimension réduite, procurait une impression d’intimité qui frappa Nicolas. Son manque de clarté était compensé par la blancheur des boiseries rehaussées d’or, décorées de trumeaux peints et éclairés par une grande glace Un secrétaire, une bergère, une paire de chaises et autant de tabourets, ainsi qu’une vitrine remplie de chinoiseries, meublaient l’ensemble. Dans des placards discrètement intégrés au décor et sur des étagères s’alignaient des layettes[58]. Ils attendirent en silence. En face d’eux, une porte dérobée s’ouvrit et le roi parut sortir de la muraille. En habit gris clair et coiffé, il sembla à Nicolas bien voûté. Il avait perdu cette altière prestance qui le faisait reconnaître à cent pas et ressemblait à présent aux gravures de son vieil adversaire, Frédéric de Prusse, le dos arrondi. Le visage toujours régulier était menacé par les ombres et les dévastations de la vieillesse, et marqué durement sous les yeux. Il se laissa tomber dans la bergère et, après un temps, s’adressa à La Borde :

— Veillez à ce que nul ne nous dérange. Personne, même...

La phrase demeura en suspens. Qui pouvait déranger le roi ? Le dauphin, si timide et si paralysé devant son grand-père ? La mutine Marie-Antoinette, si enfant encore ? Mesdames ? Elles étaient bien trop respectueuses de leur père pour se permettre cette incongruité. Restait la favorite, et si cette hypothèse était la bonne, il y avait là une indication précieuse. En dépit de son influence sur le vieux roi, elle n’avait pas accès à certaines affaires. Sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, cela réconforta Nicolas. À sa stupeur, le roi s’adressa à lui.

— Ranreuil, savez-vous « jarreter » un lapin sans couteau ?

Nicolas s’inclina.

— Oui, Sire, en lui déchirant seulement les ergots.

— Sartine, il est aussi fort que Lasmatartes, mon premier piqueux.

Le roi parut réfléchir un moment.

— Enfant, j’ai voulu un matin visiter l’Infante. On ne trouvait point la clef de la grande galerie. J’en fis des représentations à M. le maréchal[59], qui la fit enfoncer. On en murmura fort. Qu’en dites-vous ?

— Que nous sommes aux ordres de Votre Majesté.

Le roi semblait rentrer en lui-même, la tête comme affaissée. Sa main droite torturait un bouton de sa manche gauche.

— Qu’on en vienne à prendre mes silences pour des ordres ! Comment va la Ville, monsieur mon lieutenant général de police ?

De sa voix toujours un peu enrouée, le roi avait insisté sur le possessif.

— La Ville, dit Sartine, digère son malheur. Elle a beaucoup pleuré ; elle a un peu conspué votre serviteur, et...

— Le vent a tourné, comme toujours.

— Oui, Sire, et plus vite qu’on pouvait s’y attendre. La présence de M. Bignon dans sa loge de l’Opéra, hier soir, a fait scandale. Il a été sifflé. Ses propos rapportés l’ont condamné dans le public.

— Qu’a-t-il dit ?

— Que s’il y avait eu beaucoup de victimes, c’est qu’il y avait beaucoup de spectateurs, et donc que la fête était réussie.

— Il n’en fera jamais d’autres, son oncle avait raison ! Mais, sur les causes de ce désastre, j’aimerais entendre notre petit Ranreuil.

Dans l’exiguïté du cabinet, Sartine dut s’effacer pour laisser Nicolas face au roi.

Il prit la parole sans émoi particulier. Il avait commencé sa carrière de courtisan par un récit ; il se sentait un homme du roi, qui toujours lui avait manifesté sa bienveillance. Coups d’œil du souverain dans les cérémonies de la Cour, marquant qu’il était reconnu, invitations à courre régulières où son expérience de la chasse et sa prestance à cheval étaient admirées, enfin aujourd’hui participation au secret du roi, dont le symbole était l’accès à ce cabinet si retiré. À cela s’ajoutait l’amitié sourcilleuse de M. de La Borde. Tout concourait à le faire apprécier d’un homme qui, dans son particulier, n’aimait rien tant que la discrétion, la fidélité, une bonne mine et la capacité de distraire. Il mit sans exagérer la verve et le mouvement nécessaires au récit d’un événement tragique. Il entra dans le détail des faits sans insister sur les responsabilités. Le roi, à la fois fasciné et effrayé de la description du désastre, voulut cependant en savoir plus sur les causes réelles. En savoir plus, songeait Nicolas, ou confirmer ses certitudes et la part que lui-même, par sa décision de donner champ libre au prévôt des marchands, pouvait avoir dans les causes de ce désordre.

— Sire, reprit-il, il m’apparaît, nonobstant ma qualité et de toute bonne foi, que la négligence doit être imputée à M. Bignon et aux échevins qui avaient prétendu qu’à eux seuls revenait le droit de police dans tous les lieux adjacents au centre de la fête et des réjouissances.

— Et pourquoi cette prétention ?

Nicolas évita le piège. Sartine lui avait jeté un coup d’œil, inquiet.

— L’argument était que le festoiement du peuple était payé sur la caisse de la Ville.

Cette explication parut rassurer le roi.

— Or, ajouta Nicolas, outre l’incendie de la redoute des artifices et l’encombrement de la rue Royale, la garde bourgeoise aurait dû être plus nombreuse et mieux commandée. Ses chefs jouaient au vingt-et-un dans un tripot voisin plutôt que de remplir leur devoir dans une circonstance aussi intéressante pour la sûreté publique. Mille cinq cents livres, refusées au colonel du régiment des gardes françaises pour la mise en place de mille deux cents hommes aguerris à ce genre de rassemblement, auraient pu faire la différence. Enfin, la faute majeure est d’avoir laisser entrer dans la rue Royale les équipages des invités de l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires.

— Tout cela est d’évidence, monsieur. Quel est le bilan de ce triste jour ?

Le roi s’était tourné vers Sartine, qui fit signe à Nicolas de reprendre.

— Ainsi que me l’avait ordonné M. de Sartine, j’ai procédé à un dénombrement précis des victimes. Officiellement, cent trente-deux morts. M. le procureur général a procédé parallèlement. Nous avons confronté nos chiffres, attentifs à recueillir les avis de décès des personnes disparues à la suite des funestes événements du 30 mai. La liste se monte à mille deux cents.

— Tant que cela ? dit le roi, accablé.

— Sur cette masse, le décompte a pu déterminer cinq moines, deux abbés, vingt-deux personnes distinguées, cent cinquante-cinq bourgeois, quatre cent cinquante-quatre du menu peuple, quatre-vingts noyés, non compris ceux qui ont été emmenés chez eux ou à l’hôpital.

Le roi, toujours porté aux détails macabres, s’intéressa à l’état des corps retrouvés. Nicolas répondit courtement et Sartine, soucieux comme lui de ne point assombrir le monarque, s’empressa de détourner la conversation. Il rappela le projet soutenu par ses bureaux, qui portait en substance que les pierres dures ne seraient plus taillées ni travaillées dans les rues et places de Paris, mais auprès des carrières, afin d’éviter des encombrements si dangereux. Il ajouta :

— Le roi sait sans doute que Mgr le dauphin m’a fait tenir six mille livres sur la somme que Votre Majesté lui alloue pour ses menus plaisirs. Touché du malheur survenu, il me demande d’en disposer pour les plus malheureux.

— J’aime qu’il soit touché de compassion du sort de mes sujets. Et je sais qu’il vous assure de son estime, ce dont il est d’ordinaire ménager à l’extrême.

Il parut à Nicolas que Sartine rougissait.

— Qu’avez-vous à m’apprendre de moins triste, Sartine ?

— Sire, l’évêque de Tarbes ayant accroché un fiacre, le prélat, jeune et galant, a reconduit l’occupante à son domicile après s’être mille fois excusé. On n’a pu ensuite lui dissimuler que la personne en question était la Gourdan, la première maquerelle de Paris.

— Oh ! fit le roi en riant, je ne parierais pas que certains de ses confrères n’auraient pas reconnu cette entremetteuse ! C’est tout, Sartine ?

— Rien d’autre qui puisse intéresser ou distraire Votre Majesté.

Le roi étendit les jambes. Il se frotta les mains, l’air guilleret.

— Point du tout, Sartine, il y a autre chose dans votre bonne ville. J’apprends qu’on s’agite, que le peuple s’assemble, que l’émotion gagne. Après Saint-Médard, c’est la rue Saint-Honoré.

Il regardait Sartine avec attention. Nicolas, qui se trouvait à nouveau derrière son chef, prit son petit carnet, l’ouvrit et le plaça avec délicatesse dans la main du lieutenant général de police. Ce mouvement n’échappa point au roi.

— Vous avez oublié quelque chose ?

— Non, Sire, dit froidement Sartine. Je vérifiais mes notes au cas où un événement pouvant intéresser Votre Majesté aurait pu m’échapper.

Nicolas, sur le coup, ne comprit pas.

— Ha, ha ! fit le roi. Je vous y prends. Dois-je vous apprendre que des manifestations étranges émeuvent une famille de boutiquiers près de l’Opéra ? Que l’on croit revenus les désastreux scandales qui se multiplièrent autour de la tombe du diacre Pâris. Vous savez comment cela commence... Je vois déjà l’archevêque venir mettre le nez dans l’administration et la police de cette ville, comme il y a peu, quand il sut m’extorquer une lettre de cachet qu’avec raison vous me signalâtes être un empiétement extraordinaire et peu acceptable. Sartine, il nous faut prendre garde à cela. Voici mes ordres. Le petit Ranreuil, qui a encore prouvé sa valeur et son sang-froid, ira loger dans cette maison pour enquêter sur cette prétendue possession. Il m’en fera rapport exact et circonstancié lorsqu’il en aura percé le mystère. Et cela sur-le-champ.

— Il en sera fait selon les ordres de Votre Majesté.

Le roi se leva. Il paraissait rajeuni.

— Cet entretien restera entre nous trois. Vous, Sartine, viendrez à votre audience demain, jour de Pentecôte, et me ferez plaisir de rester à mon souper dans les petits appartements. Quant à vous, Ranreuil, à cheval, taïaut ! taïaut ! Bonne chasse !

Ils s’inclinèrent. Le roi, avec un geste charmant, les salua et disparut vers ses appartements. M. de La

Borde les reconduisit jusqu’à l’escalier des Ambassadeurs, un étage plus bas. Le soleil de la cour d’honneur les éblouit. Nicolas ouvrit la bouche, mais Sartine prévint sa question.

— Je sais ce que vous m’allez dire, Nicolas. Merci d’avoir voulu me tirer de ce mauvais pas. Mais le roi était si content de m’apprendre quelque chose, ou de le croire, que je n’ai pas voulu gâcher son plaisir.

Sur cette leçon de courtisan et de serviteur fidèle, Sartine, rayonnant, quitta Nicolas afin d’aller conter à son compère Saint-Florentin que sa disgrâce n’était pas pour demain.

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