22

Jason regardait les armes de mort que les Pyrrusiens chargeaient dans les soutes du vaisseau. Ils manifestaient une très bonne humeur en rangeant les fusils, les grenades et les bombes à gaz. Lorsque l’un d’entre eux monta à bord avec la bombe atomique portative, ils entamèrent un chant de triomphe. Ils étaient peut-être heureux, mais le proche carnage remplissait Jason d’une tristesse intense. D’une certaine façon, il se considérait comme traître envers la vie.

Les pompes de démarrage se firent entendre à l’intérieur du vaisseau et Kerk apparut à la porte de la tour de contrôle. Ils allaient partir dans quelques minutes. Jason se força à courir et intercepta Kerk à mi-chemin du vaisseau.

— Je viens avec vous, Kerk. Je les ai trouvés, vous me devez au moins ça.

Kerk hésita, cette idée ne lui plaisant pas beaucoup.

— C’est une mission opérationnelle. Il n’y a pas de place pour des observateurs et la charge utile du vaisseau ne le permet pas… Il est trop tard pour nous arrêter, Jason, vous le savez très bien.

— Vous êtes vraiment le plus fieffé menteur de tout l’univers, répondit Jason. Nous savons très bien tous les deux que ce vaisseau peut enlever dix fois le poids qu’il transporte aujourd’hui. Alors, me laissez-vous venir ou me l’interdisez-vous sans raisons ?

— Montez, dit Kerk. Mais ne vous trouvez pas sur notre chemin ou vous serez écrasé.

La destination étant connue, le vol fut beaucoup plus rapide cette fois-ci. Méta fit passer le vaisseau dans la stratosphère selon une trajectoire balistique qui les amena juste au-dessus des îles. Kerk se trouvait dans le siège du copilote, et Jason était assis derrière eux à un endroit d’où il pouvait surveiller les écrans. Les vingt-cinq volontaires qui formaient le groupe d’attaque se trouvaient dans la soute avec les armes. Tous les écrans du vaisseau étaient branchés sur le détecteur avant. Ils virent l’île verte apparaître et grossir, puis disparaître derrière les flammes des fusées de freinage. Méta posa le vaisseau en douceur sur un rocher plat, situé près de l’entrée de la caverne.

Jason se tint prêt à recevoir la vague de haine, mais ce fut encore plus douloureux que ce qu’il avait imaginé. Les mitrailleurs se mirent à tirer sur tous les animaux de l’île qui s’approchèrent du vaisseau. Ils furent des milliers à être abattus, mais ils continuèrent à attaquer.

— Est-ce absolument indispensable ? demanda Jason. C’est un meurtre, un carnage, une boucherie.

— C’est de l’autodéfense, répondit Kerk. Ils nous attaquent et nous nous défendons. Qu’y a-t-il de plus simple ? Maintenant fermez-la ou je vous jette dehors avec eux.

Une demi-heure s’écoula avant que le feu ne ralentît. Les animaux attaquaient toujours, mais les assauts massifs semblaient terminés. Kerk ouvrit un circuit de l’interphone.

— Le groupe d’attaque peut sortir, mais faites attention où vous mettez les pieds. Ils savent que nous sommes ici, et ils vont nous rendre la situation aussi intenable que possible. Emmenez la bombe dans la caverne et voyez jusqu’où va cette caverne. Nous pourrions faire exploser la bombe d’en haut, mais l’effet serait nul s’ils sont terrés dans le rocher. Laissez votre caméra en marche, lâchez la bombe et revenez immédiatement si je vous l’ordonne. Allez-y.

Ils se précipitèrent pour descendre les échelles et se disposèrent rapidement en formation d’attaque. Ils furent immédiatement encerclés, mais les bêtes étaient tuées avant même de pouvoir établir le contact. Il ne fallut pas longtemps à l’homme de pointe pour atteindre la caverne. Sa caméra était dirigée devant lui et les spectateurs du vaisseau purent suivre l’avance.

— Grande caverne, dit Kerk. Elle continue vers le fond et s’ouvre ensuite. C’est ce que je craignais. La bombe lâchée à cet endroit aurait seulement refermé l’ouverture. Nous devons attendre de voir jusqu’où ça va.

La chaleur de la cave était suffisante maintenant pour qu’on pût utiliser les filtres à infrarouge. Les parois rocheuses ressortaient crûment en noir et blanc alors qu’ils continuaient d’avancer.

— Aucun signe de vie depuis que nous sommes entrés, dit l’officier. Des os rongés à l’entrée, ainsi que quelques chauves-souris le long des parois. On dirait une caverne naturelle.

L’avance continua pas à pas, ralentissant progressivement. Bien qu’ils fussent insensibles au rayonnement psi, les Pyrrusiens eux-mêmes avaient conscience des vagues d’hostilité qui déferlaient sans cesse sur eux. Dans le vaisseau, Jason ressentait une violente migraine qui empirait au fur et à mesure de la progression.

— Attention ! Cria Kerk en fixant l’écran avec horreur.

La caverne était remplie d’une paroi à l’autre d’animaux blêmes et aveugles. Ils surgissaient de minuscules passages latéraux et semblaient littéralement émerger du sol. Leurs premiers rangs furent anéantis par les flammes, mais d’autres continuèrent de les remplacer. Sur l’écran les spectateurs du vaisseau virent la caverne tourbillonner lorsque le porteur de la caméra tomba. Des corps pâles s’amoncelèrent et recouvrirent les lentilles.

— Serrez les rangs ! Lance-flammes et bombes à gaz ! Hurla Kerk dans le micro.

Il ne restait que la moitié du groupe, après la première attaque. Les survivants, protégés par les lance-flammes, firent partir les grenades à gaz. Leurs armures de combat étanches les protégeaient et cette partie de la caverne se remplit de gaz. Quelqu’un fouilla parmi les corps des attaquants et trouva la caméra.

— Laissez la bombe à cet endroit et retirez-vous, commanda Kerk. Nous avons déjà subi assez de pertes.

Un autre homme apparut sur l’écran : l’officier était mort.

— Je regrette, monsieur, mais il sera tout aussi facile de continuer que de reculer tant que le gaz fait son effet. Nous sommes trop près maintenant pour reculer.

— C’est un ordre, cria Kerk.

L’homme avait déjà disparu de l’écran et la progression se poursuivit.

Jason s’était meurtri les doigts en serrant les bras de son fauteuil. Sur l’écran, la caverne noire et blanche s’avançait toujours régulièrement vers eux. Des dizaines de minutes s’écoulèrent ainsi. Quelques grenades à gaz supplémentaires arrêtèrent l’offensive des animaux.

— Quelque chose devant – forme indéterminée, crachota une voix essoufflée dans le haut-parleur.

La caverne étroite s’élargissait lentement en une salle gigantesque, tellement grande que le plafond et les murs opposés n’étaient plus visibles.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Kerk. Dirigez un projecteur sur la droite.

L’image sur l’écran était brouillée et difficile à saisir maintenant, affaiblie par les épaisseurs de rocher. On ne pouvait pas discerner clairement les détails, mais il était évident que la chose avait un caractère insolite et terrifiant.

— Jamais rien vu de semblable de ma vie, dit l’homme qui tenait le micro. On dirait une sorte de grande plante, haute d’au moins dix mètres – des branches bougent perpétuellement, on dirait des tentacules pointés vers nous. Je ressens une étrange torpeur dans ma tête…

— Tirez, vous verrez bien ce qui se passera, dit Kerk.

Le pistolet fit feu et au même instant une vague intense de haine enveloppa les hommes et les envoya au sol. Ils se roulèrent de douleur, puis s’évanouirent, incapables de faire face aux bêtes souterraines qui se ruaient sur eux en une nouvelle attaque.

Bien plus haut, dans le vaisseau, Jason ressentit le choc dans son cerveau et se demanda comment les hommes, en bas, avaient pu y survivre. Dans la salle des commandes, les autres aussi avaient été touchés. Kerk tapa du poing sur l’écran et cria aux hommes :

— Retirez-vous, revenez…

Il était trop tard. Les hommes ne bougèrent que légèrement lorsque les animaux victorieux les submergèrent, cherchant les défauts de leurs armures. Un seul d’entre eux remua et se mit debout, éloignant les créatures de ses mains nues. Il fit quelques pas en trébuchant et se pencha sur la masse confuse qui se trouvait à ses pieds. Il releva un autre homme qui était mort, mais qui portait toujours un gros paquet sur son dos. Des doigts ensanglantés triturèrent le paquet maladroitement, puis les deux hommes furent emportés par la vague de mort.

— C’est la bombe ! Cria Kerk à l’intention de Méta. S’il a déclenché la mise à feu, elle doit exploser dans dix secondes. Décollez vite !

Jason eut à peine le temps de retomber sur sa couchette avant que les fusées ne crachent leurs flammes. L’accélération le cloua en position horizontale. Mais il ne perdit pas totalement connaissance.

À l’instant où Méta coupait l’alimentation, une lumière blanche aveuglante éclata sur les écrans. Ceux-ci devinrent instantanément noirs, car les détecteurs extérieurs avaient brûlé. Méta abaissa un commutateur pour mettre les filtres en place, puis enfonça le bouton commandant les nouveaux détecteurs.

Tout en bas, dans la mer en ébullition, un nuage de flammes en forme de champignon s’élevait de l’île. Ils regardèrent tous les trois, silencieux et immobiles. Puis Kerk parla :

— Nous rentrons, Méta, faites passer la tour de contrôle sur l’écran. Vingt-cinq hommes sont morts, mais ils ont fait leur travail. Ils ont détruit ces bêtes – quelles qu’elles soient – et mis fin à la guerre. Un homme ne peut pas trouver de meilleure façon de mourir.

Méta régla la trajectoire et appela la tour de contrôle.

— J’ai du mal à les joindre, dit-elle. Je reçois un faisceau de réponse robot, mais personne ne répond.

Un homme apparut sur l’écran. Il était trempé de sueur et ses yeux avaient une expression poignante.

— C’est vous, Kerk ? Ramenez le vaisseau immédiatement. Nous avons besoin de sa puissance de feu au périmètre. L’enfer tout entier s’est déchaîné contre nous il y a une minute, une attaque générale venant de tous les côtés à la fois, la plus violente que nous ayons jamais connue.

— Comment ça ? Martela Kerk, incrédule. La guerre est finie. Nous les avons éliminés, nous avons détruit leur quartier général complètement.

— La guerre continue comme jamais auparavant, aboya son interlocuteur. Je ne sais pas ce que vous avez fait, mais ici, les démons de la planète se sont déchaînés. Ce n’est plus le moment de parler, ramenez le vaisseau.

Kerk se retourna lentement vers Jason, le visage torturé par une haine animale, incontrôlée.

— C’est vous. C’est votre faute. J’aurais dû vous tuer dès le premier jour. Je suis sûr maintenant que j’aurais dû le faire. Vous avez été un véritable cauchemar, répandant la mort dans toutes les directions. Je savais que vous aviez tort, mais j’ai laissé vos belles phrases me convaincre. Et voilà le résultat. Tout d’abord vous tuez Welf. Ensuite vous assassinez les hommes du groupe d’attaque. Et maintenant ce combat sur le périmètre – tous ceux qui mourront là-bas auront été tués par vous.

Kerk s’avança vers Jason, pas à pas, le visage déformé de haine. Jason recula jusqu’à ce qu’il se trouvât dans l’impossibilité d’aller plus loin, appuyé contre le placard à cartes. La main de Kerk jaillit, ouverte comme pour une claque. Bien que Jason se laissât porter au moment où il la reçut, la gifle le secoua et l’envoya valser de toute sa longueur sur le plancher. Le bras appuyé contre le placard à cartes, il saisit l’un des tubes lourds qui contenaient les guides de trajectoire.

Il le sortit de son logement et, le prenant à deux mains, l’envoya de toutes ses forces sur le visage de Kerk. Le front s’ouvrit et du sang coula de la blessure. Mais cela n’arrêta pas l’homme. Son sourire ne contenait aucune pitié lorsqu’il se pencha et remit Jason sur ses pieds.

— Défends-toi, dit-il. Je n’en aurai que plus de plaisir à te tuer.

Il leva son bras, brandissant un poing de granit qui allait arracher la tête de Jason de ses épaules.

— Allez-y, répondit Jason en s’immobilisant. Tuez-moi. Vous y arriveriez facilement, mais n’appelez pas cela justice. Welf est mort pour me sauver. Mais les hommes qui étaient sur l’île sont morts à cause de votre stupidité. Je voulais la paix et vous vouliez la guerre. Et vous l’avez eue. Tuez-moi pour calmer votre conscience car vous êtes incapable d’affronter la vérité.

Kerk envoya son poing en avant avec un cri de rage.

Méta lui attrapa le bras et s’y suspendit avant que le coup ait pu porter. Ils tombèrent tous les deux, étouffant à moitié Jason.

— Vous n’avez pas le droit, cria-t-elle. Jason ne voulait pas que ces hommes descendent dans la caverne. C’est vous qui les y avez envoyés. Vous ne pouvez pas le tuer pour ça.

Kerk, explosant de rage, n’entendait plus. Il porta son attention sur Méta, essayant de l’éloigner. C’était une femme et sa force souple ne pouvait inquiéter le colosse. Mais c’était une Pyrrusienne et elle fit ce qu’aucun étranger n’aurait pu faire. Elle le retint pendant un moment, endiguant la furie de son attaque jusqu’à ce qu’il pût se libérer et la jeter de côté. Il ne lui fallut pas longtemps mais ce fut suffisant pour que Jason atteignît la porte.

Il la franchit en trébuchant et la verrouilla derrière lui. À peine l’avait-il fait que Kerk se précipita dessus de tout son poids. Le métal grinça et plia, commençant à céder. L’un des gonds était arraché et l’autre ne tenait plus que par miracle. Il lâcherait à la seconde poussée.

Jason n’attendit pas. Aucune porte de ce vaisseau ne pouvait résister à la force du Pyrrusien. Aussi vite qu’il le put, Jason descendit le corridor. Il n’était en sécurité nulle part sur ce vaisseau, ce qui signifiait qu’il devait le quitter. Les engins de sauvetage se trouvaient un peu plus loin.

Il avait déjà pensé à ces engins, tout en n’ayant jamais envisagé une telle situation. C’était l’unique solution, bien que Méta lui eût affirmé qu’ils n’étaient pas alimentés en combustible.

Les Pyrrusiens n’avaient que ce vaisseau. Méta lui avait dit une fois qu’ils avaient toujours envisagé d’en acheter un autre, mais ne l’avaient jamais fait. Il y avait toujours eu au dernier moment des dépenses de guerre plus urgentes. Un seul vaisseau leur suffisait en pratique. La seule difficulté résidait dans le fait qu’ils devaient le garder opérationnel s’ils ne voulaient pas que la cité meure. Sans approvisionnements, ils auraient été liquidés en quelques mois. L’équipage du vaisseau ne pouvait donc pas concevoir de l’abandonner.

D’où l’inutilité de laisser en permanence du carburant dans les engins de sauvetage. Pas dans tous en tout cas. Car il était raisonnable de penser qu’au moins l’un d’entre eux avait suffisamment de carburant pour des vols courts en vue desquels il eût été vain de prendre le gros vaisseau. Mais si l’un des engins avait du carburant – lequel des six ? Jason n’avait pas le temps de les inspecter tous. Il devait tomber juste du premier coup.

Il supposa que l’engin le plus susceptible d’être employé devait être celui qui était le plus proche de la salle des commandes. Il s’y précipita. Sa vie dépendait d’une hypothèse.

Derrière lui, la porte s’ouvrit avec bruit. Kerk hurla et se lança en avant. Jason se jeta dans l’engin de sauvetage en courant aussi vite que lui permettait la pesanteur double. Il attrapa des deux mains la poignée de lancement de secours et la tira à lui.

Une sonnerie d’alarme se fit entendre et le hublot se referma brutalement, littéralement sous le nez de Kerk. Seuls ses réflexes de Pyrrusien lui épargnèrent d’être écrasé.

Les fusées de lancement éclatèrent et détachèrent l’engin du vaisseau porteur. Leur brève accélération envoya Jason au tapis, puis il se sentit flotter alors que l’engin entamait une chute libre.

À cet instant, Jason sut qu’il allait mourir. Sans carburant, l’engin allait tomber dans la jungle au-dessous de lui, éclater en mille morceaux au moment de l’impact. Il n’y avait plus d’espoir.

Puis soudain les fusées s’illuminèrent et il tomba tête en avant. Il se releva, se frottant le visage avec un soupir de soulagement. Il y avait bien du carburant dans les réservoirs – le retard de mise à feu faisait partie de la procédure de lancement. Il fallait maintenant piloter. Il s’assit dans le fauteuil, devant les instruments.

L’altimètre avait fait parvenir des informations au pilote automatique qui avait stabilisé l’engin en un vol parallèle au sol. Comme toutes les commandes de tous les engins de sauvetage, celles-ci étaient extrêmement simples afin que des novices pussent les utiliser. Le pilote automatique ne pouvait pas être débranché. Il agissait en même temps que les commandes manuelles, et assouplissait les manœuvres trop brutales. Jason tira le volant de commande afin de tourner vers la droite en virage serré et le pilote automatique le transforma en courbe régulière de grand rayon.

Il put voir par le hublot le vaisseau qui rectifiait sa trajectoire en un virage beaucoup plus serré. Jason ne savait pas qui était aux commandes ni quelles étaient les intentions du pilote, mais il ne voulut prendre aucun risque. Il poussa le volant en avant afin de piquer et jura lorsqu’il n’obtint qu’une descente molle. Le vaisseau pouvait manœuvrer à son gré. Il plongea brutalement vers l’engin. La tourelle avant fit feu et une explosion se produisit à la proue du petit appareil. Le dispositif de pilotage automatique s’enraya et la descente se transforma en piqué brutal. Jason vit la jungle se précipiter vers lui.

Il ramena le volant contre lui et n’eut plus que le temps de relever les bras devant son visage avant de toucher.

Le bruit des fusées et celui des branches cassées se termina par un grand fracas. Le silence se fit et la fumée se dissipa lentement. Au-dessus, le vaisseau tournait de façon hésitante, et il descendit légèrement, semblant vouloir venir voir de plus près. Puis il s’éleva de nouveau en recevant un nouveau message d’appel de la cité.

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