La lutte était terminée. Elle avait pris fin si rapidement que les gens n’y croyaient pas encore tout à fait. Jason était physiquement épuisé, mais il ne devait pas le laisser voir. Il ouvrit la pharmacie du pilote, prit trois pilules dorées de stimulant qui balayèrent la fatigue de son corps. Ses pensées étaient de nouveau nettes.
— Écoutez-moi, cria-t-il. Tout n’est pas encore terminé. Ils essaieront par tous les moyens de reprendre ce vaisseau et nous devons être prêts. Que l’un des techniciens examine le tableau de commandes et trouve celle des portes. Vérifiez que toutes les portes et tous les hublots étanches sont fermés. Envoyez des hommes s’en assurer. Allumez tous les écrans de surveillance, que personne ne puisse s’approcher du vaisseau. Placez des gardes dans le compartiment des machines. Et il vaudrait mieux visiter tout le vaisseau pièce par pièce au cas où il resterait quelqu’un d’autre que nous.
Les hommes furent soulagés d’avoir quelque chose à faire après que Rhes eut réparti les tâches. Jason resta près du tableau, la main sur le levier de la pompe.
— Un camion arrive lentement, cria un garde.
— Je le fais exploser ? demanda un mitrailleur.
— Attendez, dit Jason. Laissez-les approcher, ce sont peut-être les gens que j’ai appelés.
Le mitrailleur garda le camion dans son viseur, mais Jason reconnut les trois occupants.
— Ce sont eux, dit-il. Arrêtez-les à la porte, Rhes, faites-les entrer un par un. Prenez leurs pistolets et tout leur équipement. Il est impossible de deviner ce qui pourrait être une arme. Faites particulièrement attention à Brucco – le plus mince, celui qui a un visage en lame de couteau – c’est le spécialiste des armes et de la survie. Et amenez donc le chauffeur aussi.
Il y eut des bruits de pas et des jurons dans le couloir et les prisonniers entrèrent. Jason se tourna vers Rhes.
— Mettez-les contre le mur et surveillez-les bien. Archers, pointez vos armes sur eux.
Il regarda les gens qui avaient été ses amis et qui lui jetaient maintenant des regards de haine. Le conducteur, Skop, son ex-gardien, était sur le point d’exploser.
— Faites bien attention, vos vies en dépendent. Restez le dos au mur et n’essayez pas de vous approcher de moi, vous seriez tués instantanément. Ne tentez pas votre chance, ce serait un suicide, les archers sont aussi rapides que vous. Je vous dis cela afin que nous puissions parler sans que l’un de vous perde son sang-froid et se fasse tuer. Vous allez être forcés de m’écouter, vous ne pouvez ni vous échapper ni me tuer. La guerre est terminée.
— Et nous l’avons perdue par votre faute, espèce de traître, lui lança Méta.
— Vous avez tort sur les deux points, répondit Jason. Je ne suis pas un traître car je me dois à tous les habitants de cette planète, aussi bien à l’intérieur du périmètre qu’à l’extérieur. Je n’ai jamais prétendu le contraire. Et vous n’avez rien perdu du tout. En fait, vous avez gagné votre guerre contre la planète, si vous voulez bien m’écouter. (Il se tourna vers Rhes.) Vous aussi vous avez gagné, bien sûr. Plus de guerre avec la cité ; vous aurez des soins médicaux, des liaisons hors planète, tout ce que vous voulez.
— Excusez-moi si je suis cynique, dit Rhes, mais vous promettez à tous le meilleur des mondes. Ce sera quelque peu difficile à réaliser en raison de nos divergences fondamentales.
— Cette situation sera résolue lorsque les intérêts de chacun ne seront plus opposés. Mais il faut commencer par mettre fin à la guerre entre l’humanité et les formes de vie de Pyrrus – car c’est la raison de tous vos ennuis.
— Il est fou, dit Kerk.
— Peut-être, mais écoutez-moi. Je vais vous raconter l’histoire de votre planète, qui pose et résout le problème. Lorsque les colons sont arrivés sur Pyrrus, ils ne se sont pas rendu compte du facteur le plus important de cette planète qui la rend différente des autres. La vie animale était une source d’ennuis constante, très différente des quelques espèces inoffensives qu’ils avaient connues. Ils ne se sont pas rendu compte que la vie sur Pyrrus était aussi télépathique…
— Encore ! L’interrompit Brucco. Votre fiasco ne vous a donc pas convaincu ?
— Si, répondit Jason. Je me trompais en pensant qu’une organisation extérieure dirigeait l’attaque contre la cité en utilisant un rayonnement télépathique. Mais n’oubliez pas que l’attaque de la caverne était l’inverse de ce que je voulais faire. Si j’étais allé dans la caverne, j’aurais certainement découvert que les plantes n’étaient que des créatures particulièrement réceptives aux ondes qu’elles renvoyaient ensuite. Mais leur mort nous a au moins appris à trouver les vrais coupables, ceux qui conduisent, dirigent et inspirent la guerre.
— Qui est-ce ? Souffla Kerk.
— Mais vous, bien sûr, répondit Jason. Tout le peuple de la cité. Vous n’aimez peut-être pas cette guerre, mais vous en êtes responsables, ainsi que de sa durée.
Jason se dépêcha avant que ses alliés ne le prissent pour un fou.
— J’ai dit que la vie sur Pyrrus était télépathique et cela englobe toutes les formes de vie. Les animaux, les insectes et les plantes. Et je suis certain qu’elles ont coopéré à un moment donné pour éliminer toute autre forme de vie. Le mot clé ici est coopération. Car tout en luttant les unes contre les autres, ces formes de vie coopèrent contre tout ce qui les menace en bloc. Et c’est vrai, car je l’ai expérimenté moi-même en fuyant le tremblement de terre.
— D’accord, cria Brucco, admettons, mais quel est le rapport avec nous ? Que tous ces animaux fuient ensemble, qu’est-ce que cela change pour nous ?
— Non seulement ils s’enfuient ensemble, mais ils travaillent ensemble contre tout ce qui les menace. Mais la réaction qui nous intéresse est qu’ils considèrent les gens de la cité comme une catastrophe naturelle.
» Nous ne saurons jamais exactement comment cela s’est produit, bien que j’aie trouvé une indication dans le livre de bord qui mentionne un incendie de forêt. Si les colons se trouvaient sur le chemin des animaux en fuite, ceux-ci ont dû traverser le camp. Et la réaction de ces gens civilisés a été de tirer sur tout ce qui passait.
» Ce faisant, ils se sont classés dans la catégorie des ennemis naturels. Ceux-ci peuvent revêtir n’importe quelle forme. Des bipèdes armés de pistolets par exemple. Les survivants continuèrent à attaquer et informèrent toutes les autres formes de vie. Au fur et à mesure des mutations, l’hostilité envers l’homme augmenta. Naturellement, les colons se défendirent et aggravèrent la situation. D’année en année, ils ont amélioré leurs méthodes de défense et les citadins, vous, qui êtes leurs descendants, avez hérité ce capital de haine. Vous vous battez et vous régressez petit à petit. Comment pouvez-vous gagner face aux réserves biologiques d’une planète qui se transforme continuellement pour lutter contre des armes nouvelles ?
Un silence profond suivit ces paroles, Kerk et Méta avaient pâli en écoutant ces révélations, et Brucco vérifiait la théorie point par point, murmurant et hochant la tête. Skop, lui, ignorait tous ces mots idiots qu’il ne voulait pas comprendre – et cherchait l’occasion de tuer Jason.
Ce fut Rhes qui prit la parole. Son esprit avait fini d’explorer les données fournies.
— Il y a une chose qui ne colle pas. Et nous, pourquoi ne sommes-nous pas attaqués aussi ?
— Parce que vous n’êtes pas classés comme catastrophe naturelle, répondit Jason. Dans la cité tout le monde rayonne de haine ou de mort. Ils aiment tuer, et cherchent à tuer. C’est aussi un aspect de la sélection naturelle, une caractéristique qui permet de survivre dans la cité. À l’extérieur de la ville, les hommes pensent différemment. Ils se battent lorsqu’ils sont attaqués, individuellement, comme toutes les autres créatures, mais respectent les règles de coopération lorsqu’ils sont menacés de façon plus générale.
— Comment s’est produit, selon vous, cette scission entre les deux groupes ? demanda Rhes.
— À l’origine, votre peuple devait être agricole et sensible à la télépathie, et il eut sans doute la chance de se trouver à l’écart lors du désastre naturel. Il semble évident que deux communautés distinctes ont été établies assez tôt et qu’elles se sont séparées, ne conservant que des liens d’échange.
— Je ne peux toujours pas vous croire, grommela Kerk. Il doit y avoir une autre explication.
Jason hocha lentement la tête.
— Aucune. Nous avons éliminé toutes les autres, vous vous souvenez. Évidemment, cette vérité est diamétralement opposée à ce que vous avez cru jusqu’ici. C’est comme si je vous donnais la preuve que la pesanteur n’existe pas. Il vous faudrait une preuve autre que de simples mots. Vous voudriez probablement voir quelqu’un marcher en l’air. Ce n’est d’ailleurs pas une mauvaise idée, ajouta-t-il en se tournant vers Naxa. Entendez-vous des animaux autour du vaisseau ? Non pas ceux auxquels vous êtes habitués, mais ceux qui ne vivent que pour attaquer la cité.
— C’en est plein, répondit Naxa. Ils cherchent uniquement quelque chose à tuer.
— Pouvez-vous en capturer un ? Sans vous faire tuer, naturellement.
— L’animal qui me fera mal n’est pas encore né, grogna Naxa en s’éloignant.
Ils attendirent le retour de Naxa en silence. Jason n’avait plus rien à dire et il ne lui restait que cette preuve à leur fournir ; ce serait ensuite à eux de tirer leurs propres conclusions.
Naxa revint bientôt avec un oiseau-poison attaché par une patte à l’aide d’un lacet de cuir. Il criait et battait des ailes.
— Au milieu de la pièce, loin de tout le monde, demanda Jason. Pouvez-vous le poser quelque part et le faire tenir tranquille ?
— Ma main, ça vous va ? demanda Naxa. C’est comme ça que je l’ai attrapé.
— Quelqu’un doute-t-il que ce soit un véritable oiseau-poison ? demanda Jason. Je veux être sûr que vous êtes tous persuadés qu’il n’y a aucun truc.
— C’est bien un vrai, répondit Brucco. Je peux sentir d’ici le poison des ergots de ses ailes… (Il montra les marques sombres sur le cuir à l’endroit où le liquide avait coulé.) Si ça traverse le cuir, cet homme est un homme mort.
— Nous sommes donc tous d’accord. La seule preuve définitive de l’exactitude de ma théorie serait que vous, les citadins, l’approchiez comme Naxa le fait.
Ils se jetèrent automatiquement en arrière. Un oiseau-poison était pour eux synonyme de mort. Méta parla pour ses compagnons.
— Nous ne pouvons pas. Ce sauvage vit dans la jungle comme un animal. Il a dû apprendre à les approcher. Mais vous ne pouvez pas nous demander la même chose.
Jason répondit rapidement, avant que le parleur ait pu répondre à l’insulte.
— Bien sûr que si. C’est même le but de la démonstration. Si vous ne haïssez pas cette bête, si vous ne pensez pas qu’elle va vous attaquer et si vous ne cherchez pas à la tuer, elle ne fera rien. Pensez que c’est une créature d’une autre planète, inoffensive.
— Mais je ne peux pas. C’est un oiseau-poison.
Pendant qu’ils parlaient, Brucco s’était avancé, les yeux fixés sur la bête. Il s’arrêta à une distance suffisante et continua de regarder l’oiseau. Celui-ci fit bruire les ailes en se balançant et siffla. Une goutte de poison apparut au bout de chaque ergot.
Dans un silence complet, il leva la main et l’avançant lentement, il caressa la tête de l’animal une fois. Puis il fit un pas de côté. L’oiseau-poison ne fit rien d’autre que de bouger la tête sous ce contact.
Il y eut un soupir général lorsque tous ceux qui avaient retenu leur respiration se décontractèrent.
— Comment avez-vous fait ? demanda Méta doucement.
— Hein, quoi ? demanda Brucco comme s’il sortait d’un rêve. Ah, pour le toucher ? C’est très simple, j’ai simplement imaginé que c’était l’une des bêtes empaillées dont je me sers pour l’école. Je n’ai pensé qu’à ça et ça a marché.
Il regarda sa main, puis l’oiseau et dit d’une voix calme.
— Ce n’est pas une bête empaillée, vous savez ? C’est un oiseau des plus dangereux. L’étranger a raison. Pour tout ce qu’il a dit.
Alors, Kerk s’approcha à son tour. Il était raide comme un piquet, mais il y croyait aussi et il réussit à toucher l’animal sans dommage.
Méta essaya, mais elle ne put oublier l’horreur que provoquait en elle l’oiseau.
— J’essaie vraiment, dit-elle, et je vous crois maintenant, mais je ne peux vraiment pas.
Skop cria lorsqu’ils le regardèrent et les archers durent l’assommer lorsqu’il se jeta sur eux. C’en était trop pour lui, il n’arrivait manifestement pas à se mettre au diapason des autres.