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Ils restèrent continuellement ensemble à partir de ce moment. Lorsqu’elle était de service, il lui apportait ses repas sur le pont et ils bavardaient. Jason n’apprit pas grand-chose de nouveau sur la planète, car, d’un accord tacite, ils s’abstinrent d’en parler. Il décrivit les nombreuses planètes qu’il avait visitées et les gens qu’il avait connus. Elle écoutait avec plaisir et le temps passa rapidement.

Puis ce fut la fin du voyage.

Il y avait quatorze personnes à bord du vaisseau, mais Jason n’en avait jamais vu plus de deux ou trois à la fois. Ils suivaient un tour de service fixe. En dehors du service, les Pyrrusiens s’occupaient de leurs propres affaires sans se soucier d’autrui. Ils ne se rassemblèrent que lorsque le vaisseau sortit de sa trajectoire et que l’interphone aboya « rassemblement ».

Kerk donnait les ordres nécessaires à l’atterrissage. Jason suivit avec intérêt le déroulement des opérations. Ce fut surtout l’attitude des Pyrrusiens qui attira son attention. Leur conversation tendait à être plus rapide maintenant, de même que leurs mouvements. Ils étaient comme des soldats se préparant à la bataille.

Cette attitude commune frappa Jason pour la première fois. Non qu’ils fussent semblables ou eussent les mêmes occupations. C’est la façon dont ils se déplaçaient et réagissaient qui créait cette frappante ressemblance. On aurait dit de grands chats sur la défensive. Marchant vite, tendus et prêts à bondir à chaque instant ; leurs yeux n’étaient pas un instant en repos. Jason essaya de parler à Méta après la réunion, mais elle se comporta presque comme une étrangère. Elle répondait par monosyllabes et ses yeux ne rencontrèrent jamais les siens, l’effleurant puis se portant ailleurs. Il voulut tendre la main pour l’arrêter, puis pensa qu’il valait mieux s’abstenir. Il y aurait d’autres moments pour bavarder.

Kerk fut le seul à remarquer sa présence, uniquement pour lui donner l’ordre d’aller sur sa couchette.

Les atterrissages de Méta étaient encore pires que ses décollages. Il y eut des poussées d’accélération dans tous les sens, une chute libre qui sembla sans fin, des chocs sonores contre la coque qui firent vibrer la charpente du vaisseau. C’était plus une bataille qu’un atterrissage et Jason se demanda ce qu’il en était réellement.

Il ne se rendit même pas compte du moment exact où ils atterrirent. La double gravité constante était ressentie comme une accélération. Seuls les bruits décroissants des moteurs lui donnèrent la conviction qu’ils étaient arrivés. Il dut fournir un gros effort pour déboucler sa ceinture et se relever. La double gravité ne semblait pas au fond tellement pénible. Du moins au début. La marche imposait les mêmes efforts que pour transporter un homme de son propre poids sur ses épaules. Lorsque Jason leva le bras pour déverrouiller la porte, ce bras lui parut deux fois plus lourd que d’habitude. Il traîna lentement les pieds en se dirigeant vers le sas principal.

Tout le monde était déjà là et deux hommes roulaient des cylindres transparents d’une pièce voisine. En raison de leur poids évident et du bruit qu’ils faisaient lorsqu’ils se heurtaient, Jason comprit qu’ils étaient faits d’un métal transparent. Il ne put imaginer leur utilité. Des cylindres vides de un mètre de diamètre, plus longs qu’un homme… Une extrémité fixe, l’autre pivotante et étanche. Ce ne fut que lorsque Kerk eut desserré le volant de fermeture et ouvert l’un de ces cylindres que Jason comprit.

— Entrez, dit Kerk. Lorsque vous serez enfermé là-dedans, vous serez transporté hors du vaisseau.

— Non, merci. Je ne souhaite pas faire une entrée spectaculaire sur votre planète, comme une saucisse sous vide.

— Ne soyez pas idiot, aboya Kerk. Nous sortons tous dans ces tubes. Nous avons été absents trop longtemps pour nous risquer à la surface sans réorientation.

Jason se sentit honteux en voyant les autres entrer dans les tubes. Il choisit le plus proche, s’y glissa et referma le couvercle. Celui-ci écrasa un joint souple lorsqu’il serra le volant central. En quelques instants, le C02 contenu dans le cylindre fermé s’échappa et un régénérateur d’air situé dans le fond se fit entendre.

Kerk fut le dernier à s’installer. Il vérifia les joints de tous les autres tubes, puis actionna le déverrouillage du sas. Pendant que celui-ci se mettait à fonctionner, il s’enferma rapidement dans le cylindre restant. Les portes intérieures et extérieures jouèrent lentement et une faible lumière filtra à travers des nappes de pluie.

Pour Jason, toute l’opération fut une immense frustration. De longues et impatientes minutes s’écoulèrent avant qu’apparût un engin de levage conduit par un Pyrrusien. Celui-ci chargea les cylindres dans un camion comme autant de marchandises inertes. Jason eut la mauvaise fortune d’être enseveli sous la pile et ne put absolument rien voir pendant le trajet.

Ce n’est que lorsque les cylindres porteurs d’hommes furent déchargés dans une pièce aux murs métalliques que Jason assista aux premières manifestations d’une vie pyrrusienne.

Le conducteur du camion était en train de refermer une épaisse porte extérieure lorsque quelque chose la traversa en volant et heurta le mur opposé. Le mouvement attira l’œil de Jason : il cherchait à voir ce que c’était lorsque la chose se laissa tomber directement vers son visage.

Oubliant la paroi du cylindre métallique, il se tassa pour se protéger. La créature heurta le métal transparent et s’y accrocha. Jason eut l’occasion de l’observer en détail.

C’était presque trop affreux pour y croire. Un porteur de mort ramené à ses fonctions essentielles.

Une bouche qui coupait la tête en deux, des rangées de dents, aiguisées et pointues. Des ailes comme du cuir, griffues, et des ergots sur les membres qui s’acharnaient contre la paroi de métal.

La terreur s’empara de Jason lorsqu’il s’aperçut que les ergots arrachaient des copeaux du métal transparent. Le métal fumait partout où la salive de la créature le touchait et il s’écaillait sous l’assaut de ses dents.

Ce n’étaient en fait que des égratignures sans importance vu l’épaisseur du tube. Mais une peur aveugle et irrationnelle incita Jason à se recroqueviller aussi loin que possible. Se rétrécissant à l’intérieur de lui-même, cherchant à s’échapper.

Ce n’est que lorsque la créature commença à se dissoudre qu’il prit conscience de la nature de la pièce qui l’entourait. Des jets de liquide fumant arrivaient de tous côtés, se répandant jusqu’à ce que les cylindres en fussent couverts. Après un dernier mouvement de mâchoires, l’animal pyrrusien fut balayé et emporté. Le liquide s’écoula par le plancher et une deuxième puis une troisième douche suivirent.

Pendant que les solutions étaient éliminées, Jason luttait pour reprendre le contrôle de ses émotions. Il se surprenait lui-même. Quelque horrible que fût la créature, il ne comprenait pas la terreur qui s’était emparée de lui d’autant qu’il était protégé par la paroi du tube étanche. Sa réaction était hors de proportion avec la cause. Bien que la créature ait été détruite et emmenée hors de vue, il eut besoin de toute sa volonté pour calmer ses nerfs et retrouver sa respiration normale.

Il vit Méta marcher dans la pièce et se rendit compte que le processus de stérilisation était terminé. Il ouvrit son propre tube et sortit avec difficulté. Méta et les autres avaient disparu à ce moment et seul restait un étranger au visage d’épervier ; il l’attendait.

— Je suis Brucco, chargé de la clinique d’adaptation. Kerk m’a dit qui vous êtes, je regrette que vous soyez ici. Maintenant venez avec moi, je dois prendre des échantillons de votre sang.

— Ah ! Je me sens tout à fait à l’aise ! dit Jason. La vieille hospitalité pyrrusienne.

Brucco ne fit que grogner et sortit. Jason le suivit le long d’un couloir nu jusqu’au laboratoire.

La double pesanteur était fatigante, un boulet constant pour ses muscles douloureux. Jason se reposa pendant que Brucco effectuait des essais sur les échantillons de sang. Il était presque plongé dans un pénible sommeil lorsque Brucco revint avec un plateau chargé de flacons et d’aiguilles hypodermiques.

— Étonnant, ânonna-t-il. Votre sérum ne contient aucun anticorps qui soit de quelque utilité sur cette planète. J’ai ici une série d’antigènes qui vont vous rendre malade comme une bête pendant au moins une journée. Enlevez votre chemise.

— Avez-vous fait cela souvent ? Je veux dire vacciner un étranger afin qu’il puisse profiter des plaisirs de votre monde ?

Brucco enfonça une aiguille qui donna à Jason l’impression de toucher l’os.

— La dernière fois remonte à plusieurs années. Une demi-douzaine de chercheurs d’un institut, prêts à bien payer pour pouvoir étudier les formes de vie locales. Nous n’avons pas dit non. On a toujours besoin de moyens de paiement de la galaxie.

La tête de Jason commençait déjà à se faire légère en raison des piqûres.

— Combien ont survécu ? Murmura-t-il avec hésitation.

— Un seul. Nous l’avons fait partir à temps. Ils avaient payé d’avance, naturellement.

Jason pensa tout d’abord que le Pyrrusien plaisantait. Puis il se souvint que cette race manifestait peu d’intérêt pour quelque forme d’humour que ce fût.

Il y avait un lit dans la pièce voisine et Brucco aida Jason à s’y allonger.

Jason se sentait drogué et l’était probablement. Il tomba dans un sommeil profond et rêva.

La peur et la haine. Mélangées à parts égales et versées, chauffées au rouge, sur lui. Si c’était un rêve, il refuserait désormais de dormir. Si ce n’était pas un rêve, il préférait mourir. Il essaya de chasser le rêve, mais ne fit que s’y enfoncer plus profondément. Il n’y avait ni commencement ni fin à cette peur et aucun moyen d’y échapper.

Lorsqu’il reprit conscience, Jason avait totalement oublié son cauchemar. Il n’en restait que la peur. Il était trempé de sueur et tous ses muscles lui faisaient mal. Il décida finalement que ce malaise était dû aux piqûres et à la double pesanteur. Pourtant, cela n’enlevait pas le goût de peur dans sa bouche.

Brucco passa la tête par la porte et l’examina de haut en bas.

— Je pensais que vous étiez mort, dit-il. Vous avez fait le tour du cadran. Ne bougez pas, je vais chercher quelque chose pour vous doper.

Le dopage prit la forme d’une autre aiguille et d’un verre plein de liquide à l’aspect diabolique. Cela étancha sa soif, mais lui révéla une faim abominable.

— Vous voulez manger ? Je parie que oui. J’ai accéléré votre métabolisme afin que vous fassiez du muscle plus rapidement. La seule façon pour que vous surmontiez la pesanteur un jour. Cela vous donne bon appétit pendant un certain temps.

Brucco mangea avec lui et Jason eut l’occasion de lui poser une question :

— Quand aurai-je la chance de visiter votre fascinante planète ? Ce voyage jusqu’ici a été à peu près aussi intéressant que la visite d’une prison.

— Détendez-vous et profitez de la bonne nourriture. Il se passera certainement des mois avant que vous ne puissiez sortir. Si ça arrive un jour.

Jason sentit sa mâchoire tomber et la referma d’un coup sec.

— Auriez-vous l’amabilité de me dire pourquoi ?

— Bien sûr. Vous aurez à suivre les mêmes cours d’entraînement que nos enfants. Cela leur prend six ans. Naturellement, ce sont les six premières années de leur vie. Et vous pourriez penser que vous, un adulte, apprendrez plus vite. Mais ils ont l’avantage de l’hérédité. Tout ce que je peux dire, c’est que vous sortirez de ces bâtiments étanches lorsque vous serez prêt.

Tout en parlant, Brucco avait fini de manger et fixait ses yeux sur les bras nus de Jason avec un dégoût croissant.

— La première chose à faire est de vous trouver un pistolet. Ça me rend malade de voir quelqu’un ainsi démuni.

Évidemment, Brucco portait le sien continuellement, même à l’intérieur des bâtiments étanches.

— Chaque pistolet est adapté à son propriétaire et serait sans utilité sur quelqu’un d’autre, dit Brucco. Je vais vous montrer pourquoi.

Il emmena Jason dans une armurerie bourrée d’armes.

— Mettez votre bras là-dedans pendant que je prends les mesures.

C’était une machine ressemblant à une boîte et comportant une crosse de pistolet sur le côté. Jason serra la crosse et reposa le coude sur un anneau de métal. Brucco fixa les pointes qui vinrent toucher son bras, puis nota les résultats des indicateurs. En lisant les chiffres de sa liste, il choisit divers composants dans les boîtes et assembla rapidement un pistolet dans sa main. Jason remarqua pour la première fois que l’étui et l’arme étaient reliés par un câble flexible. Le pistolet lui tombait parfaitement dans la main.

— Voici le secret de l’étui, dit Brucco en tapotant le câble. Il est parfaitement détendu pendant que vous utilisez l’arme. Mais il se raidit lorsque vous voulez qu’elle retourne dans l’étui.

Brucco effectua un réglage et le câble devint une tige rigide qui enleva le pistolet de la main de Jason et le suspendit en l’air.

— Le retour ensuite. (Le câble bruissa et fit claquer le pistolet dans son étui.) C’est naturellement l’inverse pour le sortir.

— C’est un beau gadget, dit Jason. Mais comment dégaine-t-on réellement ? Il faut que je siffle pour qu’il sorte ?

— Non, ce n’est pas une commande sonique. C’est beaucoup plus précis que cela. Tenez, prenez votre main gauche et serrez une crosse imaginaire de pistolet. Tendez votre doigt pour la détente.

» Vous remarquez la forme de l’ensemble des tendons de votre poignet ? Des dispositifs, sensibles touchent les tendons de votre poignet droit. Ils ignorent toutes les positions sauf celle qui indique que votre main est prête à recevoir le pistolet. Au bout d’un moment, les mécanismes deviennent complètement automatiques. Lorsque vous voulez le pistolet, il est dans votre main. Sinon, il est dans sa gaine.

Jason effectua des mouvements de serrage avec la main droite, recourba l’index. Il ressentit une pression soudaine contre sa main. La moitié de ses doigts lui faisaient mal et de la fumée s’échappait du canon.

— Naturellement, il n’y aura que des balles à blanc dans le pistolet tant que vous n’aurez pas appris à le maîtriser. Les pistolets sont toujours chargés. Il n’y a pas de cran de sûreté. Vous remarquez qu’il n’y a pas de pontet à la détente. Cela vous permet de plier votre index un tout petit peu plus en dégainant et le pistolet fait feu à l’instant où il touche votre main.

C’était sans aucun doute l’arme la plus meurtrière que Jason eût jamais maniée, mais aussi la plus difficile à utiliser. Luttant contre la gravité double qui lui brûlait les muscles, il batailla pour contrôler le dispositif diabolique. Le pistolet avait une façon énervante de disparaître dans la gaine juste au moment où il allait appuyer sur la détente. Pis encore, il avait tendance à lui sauter dans la main avant qu’il ne fût tout à fait prêt. Il allait à l’endroit où sa main aurait dû être. Si les doigts n’étaient pas placés correctement, ils étaient brutalement repoussés. Jason n’arrêta l’entraînement que lorsque sa main fut devenue un hématome livide.

Une maîtrise complète viendrait avec le temps ; mais il pouvait déjà comprendre pourquoi les Pyrrusiens ne se séparaient jamais de leur pistolet. C’eût été s’arracher une partie de leur propre corps. Le déplacement du pistolet de l’étui à la main était trop rapide pour qu’on pût le détecter. Il était certainement plus rapide que le courant neuronique qui mettait la main en position de tir. C’était comme un éclair de foudre au bout des doigts. Pointez un doigt et blamm, c’est l’explosion.

Brucco avait laissé Jason s’entraîner seul. Lorsque sa main douloureuse ne put en supporter davantage, il s’arrêta et retourna dans sa chambre. Au moment de bifurquer dans un couloir, il entr’aperçut une silhouette familière qui s’éloignait de lui.

— Méta ! Attendez-moi une seconde ! Je voudrais vous parler.

Elle se retourna impatiemment pendant qu’il traînait les pieds vers elle, allant aussi vite qu’il le pouvait malgré la pesanteur. Elle était entièrement différente de la jeune fille qu’il avait rencontrée sur le vaisseau. De lourdes bottes lui montaient jusqu’aux genoux, son corps était perdu dans une épaisse combinaison qui semblait faite d’un tissu métallique. La taille fine disparaissait sous une ceinture de boîtes. Même son expression était froide et distante.

— Vous m’avez manqué, dit-il. Je ne savais pas que vous étiez dans ce bâtiment.

Il tendit la main vers elle, mais elle s’en éloigna.

— Que voulez-vous ?

— Ce que je veux ? Répéta-t-il avec une colère mal dissimulée. Je suis Jason, vous vous souvenez ? Nous sommes amis. Il est permis à des amis de bavarder sans « vouloir » quelque chose.

— Ce qui s’est passé dans le vaisseau n’a rien à voir avec ce qui se passe sur Pyrrus. (Elle recommença à marcher impatiemment tout en parlant.) J’ai terminé mon reconditionnement et dois reprendre mon travail. Vous allez rester dans ce bâtiment étanche et je ne vous verrai plus. Restez donc avec les autres enfants. Et n’essayez pas de sortir, nous avons un certain nombre de choses à régler.

Il commit l’erreur d’avancer la main pour l’arrêter. Il ne sut jamais vraiment ce qui se passa ensuite. L’instant d’avant il était debout et il se retrouva étalé sur le sol. Son épaule lui faisait mal, et Méta avait disparu dans le couloir.

Retournant en boitillant dans sa chambre, il grommela des jurons à voix basse. Il se laissa tomber sur son lit dur comme la pierre et essaya de se souvenir des raisons qui l’avaient amené ici. Il pensa à la torture perpétuelle de la double pesanteur, aux rêves angoissés, au mépris automatique de ces gens pour tous ceux qui venaient de l’extérieur. Il décida qu’il s’était suffisamment penché sur son triste sort. Selon les normes de Pyrrus, il était effectivement faible et sans soutien. S’il voulait qu’ils aient une meilleure opinion de lui, il lui faudrait changer beaucoup.

Il sombra dans un sommeil de drogué interrompu seulement par la hantise d’un cauchemar.

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