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— Ne soyez pas stupide, dit Kerk en formant un numéro afin d’obtenir un second steak. Il existe d’autres manières de se suicider. Avez-vous pensé que vous êtes millionnaire maintenant ? Avec ce que vous avez en poche, vous pouvez vous reposer sur les planètes de villégiature pendant le reste de votre vie. Pyrrus est un monde de mort, pas un endroit pour touristes blasés. Je ne peux pas vous permettre de venir avec moi.

Les joueurs qui perdent leur sang-froid ne font pas long feu. Jason était furieux. Mais cela ne transparaissait qu’à travers le manque d’expression de son visage et le calme de sa voix.

— Vous ne m’imposerez pas ce que je peux ou ne peux pas faire, Kerk. Vous êtes un homme fort avec un gros pistolet, mais vous n’êtes pas mon ange gardien. Tout ce que vous pouvez faire est de m’empêcher de pénétrer dans votre vaisseau. Mais je peux facilement me rendre sur Pyrrus d’une autre manière. Et n’essayez pas de me dire que je peux y aller pour faire du tourisme alors que vous ignorez tout des motifs réels de ma décision.

Jason ne tenta même pas de définir ces motifs, il les concevait encore mal et ils étaient de toute façon d’ordre personnel. Plus il voyageait, plus les choses se ressemblaient à ses yeux. Les vieilles planètes civilisées sombraient dans une morne ressemblance. Les mondes frontaliers avaient tous la même rudesse, le même caractère hostile. Non pas que les mondes galactiques l’ennuyassent. Il avait simplement découvert leurs limites – alors qu’il n’avait pas trouvé les siennes propres.

Avant de rencontrer Kerk, il n’avait encore reconnu aucun homme comme son supérieur, ni même comme son égal. C’était plus que de la vanité. C’était de la lucidité. Maintenant, il était bien forcé de convenir qu’il existait ailleurs des êtres pouvant lui être supérieurs. Jason ne serait pas satisfait avant de s’en être rendu compte par lui-même. Dût-il y laisser la vie.

Il ne pouvait rien dire de tout cela à Kerk. Il y avait d’autres raisons qu’il comprendrait mieux.

— Vous raisonnez mal en m’empêchant d’aller sur Pyrrus. Je ne parlerai pas de la dette morale que vous pourriez avoir contractée envers moi qui ai gagné cet argent dont vous aviez besoin. Mais la prochaine fois ? S’il vous a fallu toutes ces marchandises cette fois-ci, pouvez-vous jurer qu’elles ne vous seront pas nécessaires une seconde fois ? Ne serait-il pas plus intelligent de m’avoir sous la main – entièrement dévoué à votre cause – plutôt que d’avoir à imaginer une nouvelle combine qui pourrait ne pas marcher ?

Kerk réfléchit en mâchant son second steak.

— Cela se tient. Et j’avoue ne pas y avoir pensé du tout. L’un des défauts des Pyrrusiens est un certain manque d’intérêt pour l’avenir. Rester vivant jour après jour est suffisamment difficile. Et nous avons tendance à faire face aux difficultés lorsqu’elles se présentent et à laisser l’avenir prendre soin de lui-même. Vous pouvez venir. J’espère que vous serez encore en vie lorsque nous aurons besoin de vous. En tant qu’ambassadeur de Pyrrus, je vous invite officiellement sur notre planète. À nos frais. À condition que vous obéissiez fidèlement à nos instructions concernant votre sécurité personnelle.

— J’accepte cette condition, dit Jason.

Et il se demanda pourquoi il était tellement heureux de signer son propre arrêt de mort.

Kerk était en train de finir son troisième dessert lorsque la sonnerie de sa montre fit entendre un léger bruit. Il lâcha immédiatement sa fourchette et se leva.

— C’est l’heure, dit-il. Maintenant, notre emploi du temps est chronométré.

Pendant que Jason se levait à son tour, il introduisit des pièces dans la machine jusqu’à ce que le voyant indiquât « payé » en lettres lumineuses. Puis ils sortirent d’un pas rapide.

Jason ne fut pas surpris lorsqu’ils arrivèrent à un escalier roulant situé derrière le restaurant. Il commençait à se rendre compte que, depuis leur départ du casino, tous leurs mouvements étaient soigneusement prévus et chronométrés. L’alarme devait être donnée et toute la planète était à leurs trousses. Il n’avait pourtant remarqué jusqu’ici aucun signe de poursuite. Ce n’était pas la première fois que Jason se déplaçait avec une longueur d’avance sur les autorités – mais c’était la première fois que quelqu’un lui tenait la main dans de semblables circonstances. Il sourit en pensant à son inconsciente reddition. Il était resté solitaire pendant tellement longtemps qu’il en éprouvait presque un certain plaisir.

— Dépêchez-vous, grogna Kerk après un regard à sa montre.

Il prit une allure régulière mais rapide pour gravir les marches de l’escalier roulant. Ils montèrent ainsi de cinq niveaux – sans apercevoir qui que ce fût – avant que Kerk ne ralentît, laissant l’escalier faire son travail.

Jason était fier de sa condition physique. Mais cette soudaine ascension après une nuit blanche le laissa pantelant et transpirant abondamment. Kerk, le front frais, respirait avec facilité et ne montrait aucun signe d’essoufflement.

Ils se trouvaient au second niveau de circulation lorsque Kerk quitta les marches qui s’élevaient lentement et fit signe à Jason de le suivre. Alors qu’ils franchissaient la porte de sortie donnant sur la rue, une voiture s’arrêta devant eux. Jason eut assez de bon sens pour ne pas dégainer. Au moment exact où ils atteignaient la voiture, le conducteur ouvrit la portière et descendit. Kerk lui passa une feuille de papier sans mot dire et se glissa derrière le volant. Jason eut juste le temps de sauter dans la voiture avant qu’elle ne démarre. Le tout n’avait pas pris trois secondes.

Jason n’avait pu qu’apercevoir le conducteur dans la faible lumière, mais il l’avait reconnu. Il n’avait jamais vu cet homme avant, mais la force ramassée du Pyrrusien était trop caractéristique pour qu’on pût s’y tromper.

— C’est le reçu d’Ellus ? dit Jason en montrant la feuille de papier.

— Naturellement. Cela sert de laissez-passer pour le vaisseau et la marchandise. Ils auront quitté la planète, et seront suffisamment loin avant qu’on aboutisse à Ellus grâce au chèque. Aussi allons-nous nous occuper de nous maintenant. Je vais vous expliquer le plan en détail afin que vous ne vous trompiez pas. Et si vous voulez poser dès questions, ne m’interrompez pas, attendez que j’aie terminé.

Le ton d’autorité était tellement évident que Jason se surprit à écouter avec soumission.

— On nous recherche dans la ville, mais nous les avons largement précédés. Je suis sûr que les Cassyliens ne tiennent pas à faire connaître leur mauvais esprit sportif, et il n’y a rien de plus visible qu’un barrage sur la route. Mais l’aire d’envol sera remplie de monde. Ils savent qu’une fois que l’argent aura quitté leur planète, ce sera pour toujours. Lorsque nous foncerons, ils seront convaincus que nous avons l’argent avec nous. Notre vaisseau de munitions n’aura ainsi aucun mal à partir.

Jason était un peu choqué.

— Vous voulez dire que nous allons servir d’appât afin de couvrir le départ de votre vaisseau ?

— On peut l’entendre de cette façon. Maintenant, fermez-la, ou je vous laisse en route.

Jason comprit qu’il le ferait. Il écouta attentivement et silencieusement pendant que Kerk continuait :

— Le portail d’entrée des officiels sera probablement ouvert avec le trafic qu’il y a. Et beaucoup d’agents seront en civil. Nous pouvons très bien arriver jusque sur le terrain sans être reconnus, mais j’en doute. Cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Nous passons le portail d’entrée et nous allons en voiture jusqu’à l’aire de départ. Le Bijou de Darkhan, pour lequel nous avons des billets, donnera un coup de sirène deux minutes avant le départ et ils commenceront à détacher l’escalier. Le temps que nous rejoignions nos sièges et le vaisseau aura décollé.

— Fort bien, mais que feront les gardes pendant ce temps-là ?

— Ils tireront dans toutes les directions. Nous profiterons de la confusion pour monter à bord.

Cette réponse ne satisfaisait pas Jason, mais il passa outre.

— D’accord, admettons que nous arrivions à bord. Pourquoi n’empêcheraient-ils pas le décollage jusqu’à ce que l’on nous traîne dehors jusqu’au poteau d’exécution ?

Kerk lui jeta un coup d’œil dédaigneux avant de reporter ses yeux sur la route.

— J’ai parlé du Bijou de Darkhan. Si vous connaissiez l’affaire un tant soit peu, vous sauriez ce que cela signifie. Cassylia et Darkhan sont des planètes sœurs et rivales. Il y a moins de deux cents ans, une guerre meurtrière les a presque détruites toutes les deux. Il s’est établi maintenant entre elles une sorte de neutralité armée que personne n’ose violer. Au moment où nous poserons le pied dans ce vaisseau, nous serons en territoire darkhanais. Il n’existe aucun accord d’extradition entre les deux planètes. Cassylia peut nous en vouloir, mais pas suffisamment pour déclencher une nouvelle guerre.

Il ne restait plus de temps pour d’autres explications. Kerk sortit de la file du trafic et dirigea la voiture vers un pont réservé aux Voitures officielles. Jason eut un sentiment de nudité lorsqu’ils roulèrent sous les lumières crues vers le portail gardé.

Il était fermé.

Une voiture s’approcha des grilles de l’autre côté et Kerk ralentit jusqu’à rouler au pas. L’un des gardes parla au conducteur de l’autre véhicule et fit signe d’ouvrir la barrière. Lorsque le battant commença à tourner sur ses gonds, Kerk enfonça l’accélérateur.

Tout se passa en un instant. La turbine hurla, les pneus patinèrent sur la route et la voiture finit d’ouvrir la barrière. Jason eut la vision rapide des gardes, puis ils dérapèrent en tournant au coin d’un bâtiment. Quelques coups de feu furent tirés derrière eux, mais aucun ne les toucha.

Conduisant d’une main, Kerk tâtonna sous le tableau de bord et sortit un pistolet, jumeau du monstre attaché sur son bras.

— Servez-vous de celui-ci. Balles explosives. Ça fait beaucoup de bruit. Ne vous occupez pas de viser, je m’en charge. Remuez beaucoup d’air et tenez-les à distance. Comme ceci.

Il tira un seul coup de feu à la volée par la fenêtre ouverte et passa le pistolet à Jason. Un camion vide explosa avec bruit, répandant pièces et morceaux sur les voitures voisines et faisant fuir les conducteurs affolés.

Après, ce fut comme une cavalcade de cauchemar dans une maison de fous. Kerk conduisait avec un dédain apparent de la mort. D’autres voitures se lancèrent à leur poursuite et se perdirent dans des virages sur les chapeaux de roue. Ils traversèrent presque toute la longueur du terrain, laissant derrière eux un sillage chaotique.

Puis tous les poursuivants furent distancés et il ne resta en face d’eux que la fine silhouette du Bijou de Darkhan.

Il était entouré d’un fort grillage en vertu des soupçons que lui valait son origine. La barrière était fermée et gardée par des soldats, fusil levé, prêt à tirer sur la voiture. Kerk n’essaya pas de s’approcher d’eux. Il fit donner le moteur à plein régime et visa le grillage.

— Cachez-vous le visage, cria-t-il.

Jason leva le bras au moment du choc.

Le grillage plia, s’enroula autour de la voiture, mais ne se brisa pas. Jason fit un vol plané jusqu’au tableau de bord rembourré. Le temps que Kerk eût ouvert la portière coincée par le grillage, il se rendit compte que la « promenade » était terminée. Kerk aperçut son visage et, sans un mot, tira son compagnon hors de la voiture et le déposa sur le capot.

— Escaladez le grillage et courez vers le vaisseau, cria-t-il.

Afin de ne laisser planer aucun doute sur la signification de ces mots, il donna l’exemple. Il était inconcevable qu’un homme de son poids pût courir aussi vite. On eût dit un blindé en train de charger. Jason tenta de dissiper le brouillard qui l’entourait et se mit à courir. Il était à peine à mi-chemin lorsque Kerk arriva à l’échelle. Elle était déjà détachée, mais les hommes surpris s’étaient arrêtés quand cet homme trapu avait bondi sur les marches.

Arrivé en haut de l’escalier, il se retourna et tira vers les soldats qui chargeaient par la barrière ouverte. Ils se couchèrent et firent feu, mais sans toucher personne.

Jason voyait la scène se dérouler pour lui au ralenti. Kerk debout au sommet de l’escalier, tirant avec calme pendant que les balles s’écrasaient autour de lui. Il aurait pu s’abriter en se jetant par l’ouverture qui se trouvait derrière lui. Il ne restait là que pour Jason.

— Merci, murmura celui-ci en sautant à l’intérieur du vaisseau où il s’écroula.

— C’était normal, répondit Kerk en le rejoignant et en agitant son pistolet pour le refroidir.

Le chef de cabine au menton agressif se tenait hors de portée des balles ; il inspecta les deux hommes de haut en bas.

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Grogna-t-il.

— Nous sommes d’honnêtes citoyens appartenant à un système différent et nous n’avons commis aucun acte criminel. Les sauvages de Cassylia sont trop barbares pour nous. Nous allons donc à Darkhan – voici nos billets – sur le territoire souverain duquel je crois que nous nous trouvons en ce moment.

Ces derniers mots avaient été prononcés à l’intention de l’officier de Cassylia qui venait de sauter dans l’encadrement de la porte et levait son revolver.

On ne pouvait rien reprocher à ce militaire. Il voyait s’enfuir des criminels recherchés. À bord d’un vaisseau de Darkhan en plus. La colère le submergea et il les mit en joue.

— Sortez de là, salauds ! Vous n’allez pas vous échapper aussi facilement. Sortez lentement, les mains en l’air, ou je vous descends…

Un moment glacial s’écoula, de plus en plus long.

Le revolver couvrait Kerk et Jason. Ils ne cherchèrent pas à dégainer leur arme.

Le revolver tressaillit lorsque le chef de cabine se déplaça, mais revint fermement en ligne sur les deux hommes. L’homme de Darkhan n’était pas allé loin, juste de l’autre côté de la porte. C’était suffisant pour l’amener près du boîtier rouge placé là. D’un seul geste rapide, il en releva le couvercle et posa son pouce sur le bouton se trouvant à l’intérieur. Lorsqu’il sourit, ses lèvres découvrirent ses gencives. Il avait pris sa décision et l’arrogance de l’officier de Cassylia avait été le facteur déterminant.

— Tirez une seule fois en territoire darkhan et j’enfonce ce bouton, cria-t-il. Vous connaissez bien ses fonctions. Si vous commettez un acte hostile contre ce vaisseau, quelqu’un pressera un autre bouton. Toutes les barres de contrôle seront éjectées de ce vaisseau et votre sale ville disparaîtra à jamais dans l’explosion. Allez-y, tirez. Je crois que j’aurai plaisir à appuyer sur ce bouton.

La sirène de décollage se mit à retentir, la lumière de fermeture de la porte transmit le message impatient du poste de pilotage. Comme quatre acteurs dans un mauvais drame, ils se firent encore face pendant quelques instants.

Puis le Cassylien, grognant de colère contenue, se retourna et descendit les marches.

Le chef de cabine rabattit le couvercle de la boîte et verrouilla la porte. Ils eurent à peine le temps d’atteindre les couchettes d’accélération avant que le Bijou de Darkhan ne quitte le sol.

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