La cité des palais
À la lumière brumeuse de cette journée de mai chaude et humide, les contours des reliefs et des gargouilles du refuge secret de la Chowbar Society ressemblaient à des figures de cire taillées au couteau par des mains hâtives. Le soleil s'était caché derrière une épaisse couche de nuages couleur cendre. Du Hooghly montait un brouillard de chaleur asphyxiant qui se coagulait dans les rues de la ville noire, pareil aux vapeurs mortelles d'un marécage empoisonné.
Dans la salle centrale de la vieille demeure, Ben et Sheere discutaient derrière deux colonnes écroulées, pendant que les autres attendaient à une douzaine de mètres en leur jetant par instants des regards furtifs et méfiants.
- Je ne sais pas si j'ai bien fait de ne rien dire à mes camarades, avoua Ben à Sheere. Je sais que ça leur déplaira et que ça va contre les principes de la Chowbar Society, mais s'il existe vraiment la moindre possibilité qu'un assassin coure les rues avec l'intention de me tuer, chose dont je doute, je n'ai pas envie de les impliquer dans cette histoire. Je ne veux pas non plus t'y embarquer, Sheere. Je suis incapable d'imaginer quels liens ta grand-mère peut avoir avec tout ça et, jusqu'à ce que je le découvre, le mieux sera de garder le secret entre toi et moi.
Sheere acquiesça. Elle était désolée de comprendre que ce secret partagé avec Ben s'interposait entre lui et ses camarades, mais, consciente de ce que la gravité de la situation pouvait dépasser encore celle qu'ils envisageaient en ce moment, elle était heureuse que cela la rapproche de Ben.
- Je dois, moi aussi, te dire quelque chose, Ben. Ce matin, quand je suis venue vous faire mes adieux, j'ai pensé que ça n'avait pas d'importance, mais maintenant les choses ont changé. Cette nuit, pendant que nous rentrions à la maison où nous logeons, ma grand-mère m'a fait jurer de ne plus jamais te parler. Elle m'a dit que je devais t'oublier et que toute tentative de ma part de te revoir pourrait conduire à une tragédie.
Ben soupira devant la rapidité avec laquelle grossissait ce torrent de menaces voilées concernant sa personne qui fleurissait sur toutes les lèvres. Tous, sauf lui, paraissaient détenir quelque secret indicible qui faisait de lui comme une carte marquée et porte-malheur. Ce qui au départ avait été de l'incrédulité et, plus tard, de l'inquiétude commençait à devenir de l'irritation ouverte et de la colère devant le mystère qui se tramait dans son dos.
- Quelle raison a-t-elle donnée ? Elle ne m'a jamais vu avant cette nuit et je ne crois pas avoir rien fait pour justifier une telle méchanceté.
- Je ne crois pas que ce soit de la méchanceté. Elle avait peur. Il n'y avait pas de colère dans ses mots, seulement de la crainte.
- Eh bien, il nous faudra trouver autre chose que la peur si nous voulons éclaircir ce qui se passe, répliqua Ben. Allons la voir tout de suite.
Le garçon se dirigea vers l'endroit où se tenaient les autres membres de la Chowbar Society. Leurs visages montraient qu'ils avaient discuté entre eux et qu'ils avaient fini par prendre une résolution. Ben se demanda qui serait le porte-parole de l'inévitable protestation. Tous regardèrent Ian et celui-ci, en découvrant la conspiration, leva les yeux au ciel et soupira.
- Ian a quelque chose à te dire, précisa Isobel. Il s'exprimera en notre nom à tous.
Ben fit face à ses camarades et sourit.
- J'écoute.
- Eh bien, commença Ian, ce que nous voulons te dire essentiellement...
- Va au but, Ian ! le coupa Seth.
Ian se retourna, avec toute la fureur contenue que lui permettait son caractère flegmatique.
- Si c'est moi qui dois lui expliquer, je le ferai à ma guise. C'est clair ?
Nul n'osa objecter davantage, et il reprit son discours.
- Comme je le disais, l'essentiel est que nous croyons qu'il y a quelque chose qui ne colle pas. Tu nous as raconté que Mr Carter est persuadé qu'un criminel rôde dans l'orphelinat et l'a attaqué. Un criminel que personne n'a vu et dont, si nous nous en tenons à tes explications, nous ne comprenons pas les motifs. Pas plus que nous ne comprenons pourquoi c'est précisément à toi que Mr Carter a demandé à parler ni pourquoi tu ne nous as rien rapporté de ta discussion avec Bankim. Nous supposons que tu as tes raisons pour garder le secret et ne le partager qu'avec Sheere, ou plutôt que tu crois les avoir. Mais, par respect pour la vérité, si tu as encore un peu d'estime pour cette société et ses buts, tu devrais nous faire confiance et ne rien nous dissimuler.
Ben considéra les paroles de Ian et dévisagea un à un ses camarades, dont les visages manifestaient leur adhésion au discours de leur porte-parole.
- Si je vous ai caché quelque chose, c'est parce que j'ai pensé que, dans le cas contraire, je risquais de mettre vos vies en danger.
- Le principe sur lequel est fondée cette société est de nous aider les uns les autres jusqu'à la fin, et pas simplement d'écouter des histoires de fantômes et de disparaître dès que ça sent le roussi ! protesta Seth, courroucé.
- C'est une société, pas un orchestre de demoiselles, ajouta Siraj.
Isobel lui expédia un coup de poing sur la nuque.
- Toi, tu la fermes.
- D'accord, décida Ben. Un pour tous, tous pour un. C'est ce que vous voulez ? Les Trois Mousquetaires ?
Tous l'observèrent de haut en bas et, lentement, un à un, acquiescèrent.
- Très bien. Je vous dirai tout ce que je sais, ce qui n'est pas grand-chose.
Pendant les dix minutes qui suivirent, la Chowbar Society écouta le récit dans sa version intégrale, y compris la conversation avec Bankim et les craintes de la grand-mère de Sheere. L'exposé achevé, vint le tour des questions.
- Quelqu'un a-t-il déjà entendu parler de ce Jawahal ? s'enquit Seth. Siraj ?
La seule réponse de l'encyclopédie vivante de la société fut une négation absolue.
- Savons-nous si Mr Carter avait des relations avec un personnage de ce genre ? demanda Isobel. Nous pouvons peut-être trouver des indications dans ses dossiers.
- C'est à vérifier, acquiesça Ian. Mais, pour l'heure, ce qui passe avant tout, c'est de parler avec ta grand-mère, Sheere, et de voir clair dans cet embrouillamini.
- Je suis d'accord, approuva Roshan. Allons lui rendre visite. Nous déciderons ensuite d'un plan d'action.
- Y-a-t-il une objection à la proposition de Roshan ? demanda Ian.
Un non général retentit entre les murs en ruine du Palais de Minuit.
- Dans ce cas, en route.
- Un moment, intervint Michael.
Les jeunes gens se tournèrent pour écouter l'éternel et taciturne virtuose du crayon et chroniqueur graphique de l'histoire de la Chowbar Society.
- Ben, l'idée ne t'est pas venue que tout ça pouvait avoir une relation avec l'histoire que tu nous as racontée ce matin ?
Ben avala sa salive. Cela faisait une demi-heure qu'il se posait la même question, mais il était incapable de trouver quoi que ce soit qui permette de justifier un lien entre les deux événements.
- Je ne vois pas le rapport, Michael, dit Seth.
Les autres réfléchirent, mais tous semblaient enclins à partager le sentiment de Seth.
- Je ne crois pas que cette relation existe, confirma finalement Ben. Je suppose que j'ai rêvé.
Michael le regarda droit dans les yeux, ce qu'il ne faisait pratiquement jamais, et lui montra un petit dessin qu'il tenait à la main. Ben identifia la silhouette d'un train traversant un vaste terrain de masures et de baraques dévastées. Une locomotive majestueuse sous haute pression et couronnée de grosses cheminées crachant vapeur et fumée le traînait sous un ciel semé d'étoiles noires. Le train était entouré de flammes. À travers les fenêtres des wagons, on devinait des centaines de visages blafards qui tendaient les bras et hurlaient dans le feu. Michael avait transcrit ses paroles sur le papier avec une fidélité absolue. Ben sentit un frisson lui parcourir le dos et regarda à son tour son ami Michael.
- Je ne comprends pas, Michael, murmura-t-il. Où veux-tu en venir ?
Sheere s'approcha d'eux. Elle pâlit en contemplant le dessin de Michael et en devinant le trait d'union qu'il établissait entre la vision de Ben et les événements de St. Patrick's.
- Le feu, murmura-t-elle. Le feu.
La demeure d'Aryami Bosé était restée close pendant des années et le fantôme de milliers de souvenirs prisonniers entre ses murs imprégnait encore l'atmosphère de ces lieux où n'habitaient que des livres et des tableaux.
En chemin, ils avaient décidé à l'unanimité que la meilleure solution était de laisser Sheere entrer la première, pour mettre Aryami au courant des événements et lui faire part de la volonté des jeunes gens de la rencontrer. Une fois réglée cette première phase, les membres de la Chowbar Society, considérant que la vision de sept adolescents inconnus gênerait la vieille dame pour parler librement, avaient estimé opportun de limiter le nombre de leurs représentants. C'est pourquoi, en plus de Sheere et de Ben, ils avaient choisi Ian pour assister à la conversation. Celui-ci avait accepté de nouveau le rôle d'ambassadeur de la société, non sans soupçonner que la fréquence à laquelle on lui demandait de l'assumer était moins due à la confiance de ses camarades dans son intelligence et sa modération qu'à son aspect inoffensif et donc parfaitement susceptible de susciter l'approbation des adultes et des fonctionnaires publics. Quoi qu'il en soit, après avoir attendu quelques minutes dans la cour qui avait tout d'une jungle en miniature, Ian et Ben entrèrent dans la maison sur un appel de Sheere.
La jeune fille les conduisit dans un salon pauvrement éclairé par une douzaine de veilleuses qui brûlaient à l'intérieur de vases à demi remplis d'eau. Les gouttes de cire qui coulaient formaient des fleurs pétrifiées et ternissaient l'éclat des flammes. Les trois jeunes gens s'assirent en face de la vieille dame qui les observait silencieusement de son fauteuil. Ils scrutèrent la pénombre qui voilait les murs couverts de tableaux et de rayons ensevelis sous la poussière des ans.
Aryami attendit que les yeux des trois jeunes gens convergent sur les siens et se pencha vers eux, dans une attitude confidentielle.
- Ma petite-fille m'a rapporté ce qui s'est passé. Je ne peux prétendre être surprise. J'ai vécu pendant des années avec la crainte que se produise un événement de ce genre, mais je n'avais jamais pensé que ce serait ainsi, de cette manière. Avant tout, sachez que ce que vous avez vu aujourd'hui est seulement un début et que, après m'avoir écoutée, il vous reviendra de laisser les choses suivre leur cours ou de vous y opposer. Je suis vieille, à présent, et je n'ai plus le cœur et la santé qui me permettraient de combattre des forces qui me dépassent et me sont chaque jour plus difficiles à comprendre.
Sheere prit la main parcheminée de sa grand-mère et la caressa doucement. Ian remarqua que Ben se rongeait les ongles, et lui expédia un discret coup de coude.
- Il fut un temps où je croyais que rien n'était plus fort que l'amour. Il est vrai que cette force existe, mais elle est minuscule et bien faible face au feu de la haine. Je sais que ce genre de confidences n'est pas un cadeau convenable pour votre seizième anniversaire. Normalement, on permet aux adolescents de vivre encore un temps dans l'ignorance du véritable visage du monde, mais je crains que vous ne bénéficiiez pas de ce douteux privilège. Je sais aussi que, du seul fait que je sois vieille femme, vous douterez de mes paroles et de mes jugements. Au fil des années, j'ai appris à reconnaître ce regard dans les yeux de ma propre petite-fille. C'est que rien n'est plus difficile à croire que la vérité. Et, au contraire, rien n'est plus séduisant que la force du mensonge lorsque son poids l'emporte. C'est la loi de la vie, et vous devrez trouver le juste équilibre. Cela dit, permettez-moi de vous expliquer que, en plus des ans, la vieille dame qui est devant vous a collectionné bien des histoires, mais n'en a jamais connu de plus triste et de plus terrible que celle que je vais vous raconter et dont, sans le savoir, vous avez été les personnages par omission jusqu'aujourd'hui...
» Il fut un temps où moi aussi j'ai été jeune et où j'ai fait tout ce qu'on attend des jeunes gens : se marier, avoir des enfants, contracter des dettes, connaître des déceptions et renoncer aux rêves et aux principes qu'on s'était toujours juré de respecter. Vieillir, en un mot. Même ainsi, le sort a été généreux avec moi, du moins est-ce ce que j'ai cru au début, et il a uni ma vie à celle d'un homme dont le meilleur et le pire que l'on puisse dire est qu'il était bon. Il n'a jamais été beau garçon, pourquoi mentir. Je me rappelle que, quand il venait à la maison, mes sœurs riaient tout bas de lui. Il était un peu maladroit, timide, et semblait avoir passé les dix dernières années de son existence dans une bibliothèque : le rêve de toute jeune fille de ton âge, Sheere.
» Mon soupirant était instituteur dans une école publique du sud de Calcutta. Son salaire était misérable et sa mise ne démentait pas ce qu'il gagnait. Tous les samedis, il venait me chercher vêtu du même costume, le seul qu'il possédait et qu'il gardait pour aller aux réunions de l'école et me faire la cour. Il a mis six mois à économiser de quoi en acheter un autre, mais il n'a jamais réussi à être bien habillé : il y avait toujours quelque chose qui clochait.
» Mes deux sœurs se sont mariées à des hommes brillants et bien bâtis, qui traitaient ton grand-père de haut et qui, dans son dos, m'adressaient des regards torrides que j'étais supposée interpréter comme une invitation à profiter d'un vrai mâle, ne fût-ce que pour quelques minutes.
» Avec les années, ces oisifs allaient finir par dépendre de la charité et des faveurs de mon mari, mais cela est une autre histoire. Parce que, lui qui savait lire dans les pensées de ces sangsues et qui a toujours su discerner l'âme des personnes à qui il avait affaire, ne leur a pourtant jamais refusé son aide et a toujours feint d'avoir oublié les plaisanteries et le mépris avec lesquels ils l'avaient traité dans leur jeunesse. Je n'aurais pas fait de même, mais mon mari, je vous l'ai dit, a toujours été bon. Trop, peut-être.
» Sa santé, malheureusement, était fragile et il m'a quittée trop tôt, l'année de la naissance de ma fille unique, Kylian. J'ai dû l'élever seule et lui apprendre tout ce que son père aurait voulu lui enseigner. Kylian a été la lumière qui a éclairé ma vie après la mort de ton grand-père, Sheere. Elle avait hérité de lui sa bonté naturelle et son don instinctif de lire dans le cœur des autres. Mais, là où son père alliait maladresse et timidité, tout chez elle n'était que rayonnement et élégance. Sa beauté commençait dans ses expressions, dans sa voix, dans ses mouvements. Enfant, ses paroles, magiques comme un sortilège, charmaient les visiteurs et les gens dans la rue. Je me rappelle qu'en la voyant bavarder avec les commerçants des bazars, quand elle avait à peine dix ans, j'aimais imaginer cette petite fille comme le cygne sorti des eaux de la mémoire de mon mari, le vilain petit canard. Son esprit vivait en elle, dans ses gestes les plus insignifiants et dans la manière dont parfois, en silence, elle posait son regard sur les passants depuis le seuil de cette maison et se tournait vers moi pour me demander, très sérieuse, pourquoi il y avait tant de malheureux dans le monde.
» Bientôt, les habitants de la ville noire ont pris l'habitude de la désigner par le surnom dont un photographe de Bombay l'avait baptisée : la princesse de lumière. Et, pour une telle princesse, n'ont pas tardé à sortir de partout, jusque de sous les pavés, les candidats au titre de prince. Ce furent des temps merveilleux, où Kylian partageait avec moi les confidences ridicules que ses prétendants lui faisaient, les atroces poèmes qu'ils lui écrivaient et toute une collection d'anecdotes qui, si cela s'était prolongé, auraient fini par nous faire croire que tous les jeunes gens de cette ville n'étaient que de pauvres demeurés. Mais, comme toujours, est apparu sur la scène quelqu'un qui devait tout changer : ton père, l'homme le plus intelligent et le plus extraordinaire que j'aie rencontré.
» À cette époque, comme aujourd'hui, l'immense majorité des mariages découlait d'une entente entre familles, comme un simple accord commercial où la volonté des futurs époux n'avait aucune valeur. La plupart des traditions ne sont que les maladies d'une société. Je m'étais toujours juré que, le jour où Kylian se marierait, elle le ferait avec la personne qu'elle aurait librement choisie.
» Le jour où ton père a franchi cette porte, il incarnait tout le contraire des douzaines de faux-bourdons prétentieux qui entouraient constamment ta mère. Il parlait peu, mais quand il le faisait ses paroles étaient effilées comme la lame d'un couteau et nous invitaient à la réplique. Il était aimable et, quand il le voulait, doté d'un charme étonnant qui séduisait lentement mais inexorablement. Néanmoins, ton père restait froid et distant avec presque tout le monde. À l'exception de ta mère. En sa compagnie, il devenait quelqu'un d'autre, vulnérable et presque enfantin. Je n'ai jamais réussi à savoir lequel des deux personnages il était réellement, et je suppose que ta mère a emporté ce secret dans sa tombe.
» Ton père, dans les rares occasions où il daignait converser avec moi, donnait peu d'explications. Quand, enfin, il s'est décidé à me demander mon consentement pour épouser ta mère, je lui ai demandé comment il pensait l'entretenir et quelle était sa position. Mes années avec ton grand-père au seuil de la pauvreté m'avaient inculqué le désir de protéger ma fille d'une telle expérience et m'avait convaincue que rien ne valait un ventre vide pour réduire à zéro le mythe de la faim spirituelle.
» Ton père m'a dévisagée en conservant par devers lui ses vraies pensées, comme il le faisait toujours, et a répondu que sa profession était ingénieur et écrivain. Il a précisé qu'il était en train de faire des démarches pour obtenir une place dans une société britannique de construction et qu'un éditeur de Delhi lui avait réglé une avance pour un manuscrit qu'il lui avait remis. Pour moi, tout cela, dépouillé de la littérature dont ton père enrobait ses propos quand ça lui convenait, sentait la misère et les privations. Je le lui ai dit. Il a souri et, prenant doucement ma main dans les siennes, il a murmuré ces paroles que je n'oublierai jamais : "Mère, c'est la première et la dernière fois que je vous le dis. Mon avenir et celui de votre fille sont entre nos mains, comme l'est mon devoir de la rendre heureuse et de me tailler un chemin dans la vie. Personne, vivant ou mort, ne pourra s'y opposer. Dormez tranquille à cet égard et faites confiance à l'amour que j'éprouve pour votre fille. Mais si vos inquiétudes vous empêchent de trouver le sommeil, gardez-vous de gâcher, par un seul mot, geste ou action, le lien qui, avec ou sans votre consentement, nous unira elle et moi pour toujours, car il vous faudrait des années, sinon l'éternité, pour vous en repentir."
» Trois mois plus tard, ils se sont mariés, et je n'ai jamais plus eu de conversation seule à seul avec ton père. L'avenir lui a donné raison, car il s'est rapidement fait un nom comme ingénieur, sans abandonner sa passion pour la littérature. Ils se sont installés loin d'ici, dans une maison qui a été démolie il y a déjà longtemps, pendant qu'il dessinait ce qui devait être leur foyer de rêve, un véritable palais qu'il a conçu au millimètre près pour s'y retirer avec ta mère. Personne n'imaginait alors ce qui approchait.
» Je n'ai jamais réussi à connaître la vérité. Il ne m'en a jamais donné l'occasion et il n'a jamais semblé éprouver aucun intérêt à s'ouvrir à quelqu'un qui ne soit pas ta mère. Sa personnalité m'intimidait et, en sa présence, je me sentais incapable de l'aborder normalement ou de me concilier ses bonnes grâces. C'était impossible de savoir ce qu'il pensait. Je lisais ses livres, que ta mère m'apportait quand elle venait me rendre visite. Je les étudiais en détail en essayant d'y trouver les clefs cachées pour pénétrer dans le labyrinthe de son cerveau. Je n'y suis jamais parvenue.
» Ton père a été un homme mystérieux qui ne parlait jamais de sa famille ni de son passé. C'est peut-être pour cela que je n'ai jamais été capable de deviner la menace qui pesait sur lui et sur ma fille, une menace née de ce passé obscur et insondable. Il ne m'a jamais donné une occasion de l'aider et, à l'heure du malheur, il est resté seul, comme il l'avait été toute sa vie, dans sa forteresse de solitude librement choisie, dont une seule personne a possédé les clefs pendant les années qu'elle a partagées avec lui : Kylian.
» Mais ton père, comme nous tous, avait un passé, et de celui-ci émergea la créature qui devait plonger notre famille dans les ténèbres et la tragédie.
» Quand ton père était jeune et parcourait, affamé, les rues de Calcutta en rêvant de chiffres et de formules mathématiques, il avait connu un garçon, à peu près du même âge que lui, orphelin et seul. Ton père vivait alors dans le dénuement et, comme d'innombrables enfants de cette ville, il était la proie des fièvres qui tous les ans fauchaient des milliers d'existences. Durant la saison des pluies, la mousson déchargeait ses violentes tourmentes sur la péninsule du Bengale, et la crue du delta du Gange inondait tout le pays. Année après année, le lac salé, qui se trouve toujours à l'est de la ville, débordait ; au passage des pluies, les cadavres des poissons morts exposés au soleil après avoir été recouverts par les eaux produisaient une nuée de vapeurs empoisonnées qui, charriées par les vents des montagnes, balayaient les rues et semaient la maladie et la mort comme une plaie de l'enfer.
» Cette année-là, ton père a été victime des miasmes mortels. Il aurait péri s'il n'avait pas eu un camarade, Jawahal, qui l'a soigné pendant vingt jours dans une masure en torchis et en madriers à demi brûlés au bord du Hooghly. Ton père, en se remettant, a juré qu'il protégerait toujours Jawahal et qu'il partagerait avec lui tout ce que l'avenir lui apporterait, parce que sa vie, désormais, lui appartenait. C'était un serment d'enfants. Un pacte de sang et d'honneur. Cependant, il y avait quelque chose que ton père ignorait : Jawahal, cet ange du salut âgé d'à peine onze ans, portait dans ses veines une maladie beaucoup plus terrible que celle qui avait failli lui coûter la vie. Une maladie qui se manifesterait bien plus tard, d'abord d'une manière imperceptible, puis avec la fatalité d'une damnation : la folie.
» Des années plus tard, ton père a appris que la mère de Jawahal s'était donné la mort dans les flammes, sous les yeux de son fils, en sacrifice à la déesse Kali, et que la mère de sa mère avait fini ses jours dans une cellule misérable d'un asile de fous de Bombay. Elles n'étaient que les maillons d'une longue chaîne d'épisodes qui faisaient de l'histoire de cette famille un chemin d'horreur et de malheur. Mais ton père était un homme fort, même enfant, et il a assumé la responsabilité de protéger son ami, quelle que soit sa terrible hérédité.
» Tout s'est bien passé jusqu'au jour où, arrivé à l'âge de dix-huit ans, Jawahal a assassiné de sang-froid un commerçant du bazar qui avait refusé de lui vendre un médaillon en alléguant son aspect et en mettant sa solvabilité en doute. Ton père a caché Jawahal chez lui pendant des mois. Il a mis son existence et son avenir en danger pour le protéger de la justice qui le recherchait. Il y est parvenu, mais ce n'avait été que le premier pas. Une année plus tard, dans la nuit du nouvel an hindou, Jawahal a mis le feu à une maison où vivaient une douzaine de vieilles femmes et s'est assis dans la rue pour assister à l'incendie jusqu'à ce que les poutres embrasées s'écroulent. Cette fois, ton père n'a rien pu faire pour le soustraire à la justice.
» Il y a eu un procès, long et terrible, à l'issue duquel Jawahal a été condamné à la prison à perpétuité. Ton père a fait ce qu'il a pu pour l'aider : il a dépensé ses économies pour lui payer des avocats, lui envoyer du linge propre dans la prison où il était détenu et soudoyer ses gardiens pour qu'ils ne le tourmentent pas. Le seul remerciement qu'il a reçu de son ami a été des paroles de haine. Jawahal l'a accusé de l'avoir dénoncé, abandonné, et d'avoir voulu se débarrasser de lui. Il lui a reproché d'avoir rompu le serment qu'ils avaient fait tous les deux des années plus tôt. Il a juré de se venger parce que, comme il l'a crié rageusement à la lecture du verdict, la moitié de sa vie lui appartenait.
» Ton père a enterré ce secret au plus profond de son cœur et n'a jamais voulu que ta mère soit au courant. Les ans ont effacé les signes extérieurs de ce souvenir. Après le mariage et les premières années de succès de ton père, tout cela paraissait n'être plus qu'un épisode perdu dans un passé lointain.
» Je me souviens de l'époque où ta mère s'est retrouvée enceinte. Ton père était devenu une autre personne, un inconnu. Il a acheté un chiot de berger en affirmant qu'il en ferait la meilleure des nounous pour son futur enfant, et il ne cessait de parler de la maison qu'il allait construire, d'un nouveau livre...
» Un mois plus tard, le lieutenant Michael Peake, un des anciens soupirants de ta mère, a sonné à sa porte avec une nouvelle qui allait semer la terreur dans leur existence : Jawahal avait mis le feu au pavillon de la prison pour criminels dangereux où il était enfermé et s'était évadé, non sans avoir auparavant écrit sur le mur de sa cellule, avec le sang de son codétenu égorgé, le mot vengeance.
» Peake s'est engagé personnellement à chercher Jawahal et à les protéger de toute menace éventuelle. Deux mois ont passé sans que l'on ait de nouvelles ni de traces de la présence de Jawahal. Jusqu'au jour de l'anniversaire de ton père.
» Au matin, est arrivé un paquet à son nom livré par un mendiant. Il contenait un médaillon, le bijou pour lequel Jawahal avait commis son premier assassinat, et un billet. Dans celui-ci, il expliquait que, après les avoir secrètement surveillés pendant plusieurs semaines et avoir constaté qu'il était désormais un homme connu doté d'une épouse radieuse, il voulait leur présenter ses vœux et peut-être leur rendre prochainement visite afin, comme il disait, de partager en frères ce qui leur appartenait à tous deux.
» Les jours suivants ont été marqués par la panique. Une des sentinelles que Peake avait placées pour surveiller la maison pendant la nuit a été retrouvée morte. Le chien de ton père a péri dans le fond du puits de la cour. Et chaque matin, malgré la surveillance de Peake et de ses hommes, les murs de la maison portaient de nouvelles menaces tracées avec du sang.
» Ce furent des jours difficiles pour ton père. Il venait de terminer la construction de son chef-d'œuvre, la gare de Jheeter's Gate sur la rive est du Hooghly. C'était une architecture d'acier impressionnante et révolutionnaire. Elle marquait l'aboutissement de son projet, longuement mûri, d'établir dans tout le pays un réseau de chemins de fer qui, en brisant la suprématie britannique, permettrait de développer le commerce et de moderniser les provinces. C'était, depuis toujours, une de ses obsessions, dont il pouvait parler avec véhémence pendant des heures, comme s'il s'agissait d'une mission divine qui lui aurait été assignée.
» L'inauguration officielle de Jheeter's Gate a eu lieu à la fin de la semaine. Pour célébrer l'événement, il a été décidé d'affréter symboliquement un train qui transporterait trois cent soixante petits orphelins dans leur nouveau foyer à l'est du pays. Il s'agissait d'enfants des couches les plus pauvres, et le projet de ton père signifiait pour eux une existence nouvelle. C'était un engagement que ton père avait pris dès le premier jour et qui réalisait le rêve de sa vie.
» Ta mère a insisté jusqu'au désespoir pour être présente pendant quelques heures à la cérémonie et lui a assuré que la protection du lieutenant Peake et de ses hommes suffirait à garantir sa sécurité.
» Quand ton père est monté dans le train et a mis en marche la machine qui devait conduire les enfants à destination, il s'est produit quelque chose d'imprévu et pour lequel personne n'était préparé. Le feu. Un terrible incendie s'est propagé dans les différents niveaux de la gare et le long du train qui entrait dans le tunnel, transformant les wagons en véritable enfer roulant, une tombe d'acier brûlant pour les enfants qui étaient à l'intérieur. Ton père est mort cette nuit-là en tentant inutilement de sauver les enfants, tandis que ses rêves s'évanouissaient pour toujours dans les flammes.
» Lorsque ta mère a reçu la nouvelle, elle a été sur le point de te perdre, Sheere. Mais le sort, fatigué d'accabler la famille de malheurs, a consenti à te sauver. Trois jours plus tard, peu avant l'accouchement, Jawahal et ses hommes ont fait irruption dans la maison. Ils l'ont enlevée, non sans avoir proclamé auparavant que la tragédie de Jheeter's Gate avait été leur œuvre.
» Le lieutenant Peake, qui avait réussi à survivre, les a suivis jusque dans les profondeurs de la gare, un lieu abandonné et maudit où personne n'était plus entré depuis la nuit du drame. Jawahal a laissé dans la maison une lettre où il jurait de tuer ta mère et l'enfant qu'elle allait mettre au monde. Il n'y avait pas un enfant. Il y en avait deux. Des jumeaux. Un garçon et une fille. Vous deux, Ben et Sheere... »
Aryami relata le reste de l'histoire : comment Peake avait réussi à les sauver et à les transporter jusque chez elle, comment elle avait décidé de les séparer et de les cacher à l'assassin de leurs parents... Sheere et Ben ne l'écoutaient plus. Ian observait en silence les visages blêmes de son meilleur ami et de Sheere. Ils restaient figés sur place : les révélations qu'ils avaient entendues des lèvres de la vieille dame semblaient les avoir transformés en statues. Ian poussa un profond soupir et regretta d'avoir été choisi pour assister à cette étrange réunion familiale. Il se sentait atrocement mal à l'aise d'avoir à tenir le rôle de l'intrus dans le drame de ses amis.
Il n'en ravala pas moins sa consternation, et ses pensées se concentrèrent sur Ben. Il tentait d'imaginer la tempête intérieure que l'histoire d'Aryami devait avoir déchaînée en lui et maudissait la brusquerie avec laquelle, poussée à bout par la peur et la fatigue, la vieille dame avait dévoilé des événements dont l'importance était probablement encore plus dramatique qu'elle ne le paraissait. Il essaya d'écarter de son esprit pour le moment cette vision d'un train en flammes que Ben avait relatée le matin même. Les pièces de ce casse-tête se multipliaient à une vitesse effrayante.
Il ne pouvait oublier les dizaines de fois où Ben avait affirmé qu'eux, les membres de la Chowbar Society, étaient des personnages sans passé. Il craignait que la rencontre de Ben avec son histoire dans la pénombre de cette demeure ne le dévaste intérieurement, sans remède possible. Ils vivaient l'un près de l'autre depuis tout petits et Ian n'ignorait rien des longues et impénétrables mélancolies de Ben, au cours desquelles il valait mieux le soutenir sans poser de questions ou tenter de lire dans ses pensées. Connaissant son ami comme il le connaissait, il devinait que Ben, qui avait l'habitude de se dissimuler derrière une façade de fierté et de fougue, venait d'encaisser cette révélation comme un coup de poignard fatal, une blessure dont il n'accepterait jamais de parler.
Ian posa la main doucement sur l'épaule de son camarade, mais celui-ci ne parut pas s'en apercevoir.
Ben et Sheere qui, à peine quelques heures plus tôt, s'étaient sentis unis par un lien de sympathie et d'affection croissant, paraissaient incapables, maintenant, de se regarder l'un l'autre, comme si les nouvelles cartes qui venaient d'être distribuées dans le jeu les avaient dotés d'une extrême pudeur ou d'une crainte élémentaire d'échanger ne fût-ce qu'un geste.
Aryami dévisagea Ian, inquiète. Le silence régnait dans le salon. Les yeux de la vieille dame imploraient le pardon pour la messagère porteuse de mauvaises nouvelles. Ian pencha légèrement la tête, indiquant à Aryami qu'ils devraient sortir. La vieille dame hésita quelques instants. Ian se leva et lui tendit la main. Elle accepta son aide et le suivit dans la pièce voisine, laissant Ben et Sheere seuls. Ian s'arrêta sur le seuil et se retourna pour regarder son ami.
- Nous serons dehors, murmura-t-il.
Ben, sans lever les yeux, acquiesça.
Les membres de la Chowbar Society, qui patientaient dans la cour sous la chaleur écrasante, virent apparaître Ian, accompagné de la vieille dame, à la porte de la demeure. Il échangea quelques mots avec elle. Aryami approuva faiblement et chercha la protection de l'ombre d'une antique marquise en pierre sculptée. Ian, avec un air pétrifié et sévère que ses camarades considérèrent comme de mauvais augure, s'approcha du groupe et accepta la place à l'ombre qu'on lui ménagea. Les regards se concentrèrent sur lui comme des mouches sur du miel. À quelques mètres de là, Aryami les observait, effondrée.
- Alors ? demanda Isobel, exprimant le sentiment général de l'assemblée.
- Je ne sais par où commencer, répondit Ian.
- Commence par le pire, suggéra Seth.
- Tout est le pire, répliqua Ian.
Les autres le contemplèrent en silence. Ian esquissa un faible sourire.
- Dix oreilles t'écoutent, dit Isobel.
Ian répéta fidèlement tout ce qu'Aryami venait de révéler à l'intérieur de la maison, sans omettre un détail et en terminant sur un épilogue spécialement consacré à Ben et à Sheere restés seuls dans le salon et à la terrible épée qu'ils venaient de découvrir suspendue au-dessus de leurs têtes.
Quand il eut terminé, l'assemblée de la Chowbar Society avait oublié la chaleur suffocante qui tombait du ciel comme un châtiment de l'enfer.
- Comment Ben a-t-il pris ça ? demanda Roshan.
Ian haussa les épaules et fronça les sourcils.
- Pas très bien, je suppose, risqua-t-il.
- Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ? questionna Siraj.
- Que pouvons-nous faire ? rétorqua Ian.
- Beaucoup de choses, trancha Isobel, sauf nous rôtir le derrière au soleil pendant qu'un assassin essaye de trucider Ben. Et Sheere avec lui.
- Personne n'est contre ? s'enquit Seth.
Tous confirmèrent à l'unisson.
- Bien, colonel, dit Ian en s'adressant directement à Isobel. Quels sont les ordres ?
- D'abord, quelqu'un devrait rassembler tout ce qu'il est possible de savoir sur l'histoire de cet accident de Jheeter's Gate et sur l'ingénieur.
- Je peux le faire, proposa Seth. Il y a sûrement des articles de la presse de l'époque à la bibliothèque du musée indien. Et probablement des livres.
- Seth a raison, dit Siraj. L'incendie de Jheeter's Gate a fait du bruit en son temps. Beaucoup de gens s'en souviennent encore. Il doit exister toute une documentation dessus. Le ciel sait où, mais elle doit exister.
- Il faudra donc la chercher, conclut Isobel. Ça peut être un point de départ.
- Je l'aiderai, ajouta Michael.
Isobel acquiesça fermement.
- Il nous faut tout connaître de cet homme et de cette maison merveilleuse qu'on suppose ne pas être loin d'ici. Peut-être que cette piste nous mettra sur celle de l'assassin.
- Nous chercherons la maison, suggéra Siraj en se désignant avec Roshan.
- Si elle existe, elle est à nous, ajouta Roshan.
- D'accord, mais pas question d'y entrer.
- Pas de problème, la rassura Roshan en montrant ses paumes ouvertes.
- Et moi ? Qu'est-ce que je suis supposé faire ? questionna Ian à qui on n'attribuait pas aussi facilement qu'à ses camarades de missions correspondant à ses compétences.
- Tu restes avec Ben et Sheere, décréta Isobel. Tel que nous connaissons Ben, et avant même que nous ayons le temps de nous en rendre compte, il aura toutes les dix minutes de nouvelles idées impossibles. Reste près de lui et veille à ce qu'il ne fasse pas de folies. Ce n'est pas du tout indiqué qu'il se balade dans les rues avec Sheere.
Ian approuva, conscient que sa mission était la plus difficile du lot distribué par Isobel.
- Nous nous retrouverons au Palais de Minuit avant la tombée de la nuit, conclut celle-ci. Quelqu'un a des hésitations ?
Les jeunes gens se regardèrent et hochèrent la tête négativement à plusieurs reprises.
- Dans ce cas, on y va.
Seth, Michael, Roshan et Siraj partirent sans plus attendre afin d'accomplir leurs missions respectives. Isobel resta près de Ian, observant leur départ en silence, dans le miroitement qui montait des rues poussiéreuses et brûlantes sous le soleil.
- Et toi, Isobel, que penses-tu faire ? demanda Ian.
Elle se tourna vers lui avec un sourire énigmatique.
- J'ai une intuition.
- J'ai peur de tes intuitions comme j'aurais peur d'un tremblement de terre. Qu'est-ce que tu prépares ?
- Tu as tort de t'inquiéter, Ian.
- C'est justement quand tu dis ça que je m'inquiète pour de bon.
- Je ne viendrai peut-être pas ce soir au Palais, expliqua Isobel. Si je ne suis pas là, fais ce que tu dois faire. Tu sais toujours ce qu'il faut faire, Ian.
Le garçon soupira, soucieux. Il n'aimait pas ces airs de mystère et l'éclat étrange qui brillait dans les yeux de son amie.
- Isobel, regarde-moi, ordonna-t-il.
La jeune fille lui obéit.
- Je ne sais pas de quoi il s'agit, mais je t'en prie, ôte-toi ça de la tête.
- Je sais me défendre, Ian, répliqua-t-elle, le sourire aux lèvres.
Les lèvres de Ian furent incapables d'imiter celles d'Isobel.
- Ne fais rien que je ne ferais moi-même, supplia-t-il.
Elle rit.
- Je ferai seulement une chose que jamais tu n'oserais faire, murmura-t-elle.
Il l'observa, perplexe et sans comprendre. Puis, sans effacer de son regard cette lueur énigmatique, Isobel s'approcha de Ian et l'embrassa doucement sur les lèvres, les effleurant à peine.
- Prends soin de toi, Ian, lui chuchota-t-elle à l'oreille. Et ne te fais pas d'illusions.
C'était la première fois qu'Isobel l'embrassait. En la voyant s'éloigner dans la jungle de la cour, Ian ne put chasser de son esprit une soudaine et inexplicable peur que ce soit peut-être aussi la dernière.
Presque une heure plus tard, Ben et Sheere émergèrent à la lumière du jour, le visage impénétrable et affichant un calme étonnant. Sheere alla vers Aryami qui était restée tout ce temps seule sous la marquise de la maison, indifférente aux tentatives de conversation de Ian, et s'assit près d'elle. Ben marcha directement sur Ian.
- Où sont les autres ? demanda-t-il.
- Nous avons pensé qu'il serait utile de faire quelques investigations à propos de cet individu, Jawahal.
- Et tu es resté pour nous servir de nounou ? plaisanta Ben, bien que son ton prétendument enjoué ne les trompe ni l'un ni l'autre.
- Si tu veux. Comment te sens-tu ? voulut savoir Ian en tournant la tête vers Sheere.
Son ami hocha la tête.
- Assommé, je suppose, concéda-t-il finalement. J'ai horreur des surprises.
- Isobel dit que ce n'est pas une bonne idée que vous restiez ici. Je crois qu'elle a raison.
- Isobel a toujours raison, sauf quand elle discute avec moi. Mais je suis d'accord, ce lieu n'est pas sûr. Même s'il est resté fermé plus de quinze ans, c'est toujours la maison familiale. Et St. Patrick's ne semble pas non plus recommandé.
- Je crois que le mieux serait d'aller au Palais et d'attendre les autres, suggéra Ian.
- C'est le plan d'Isobel ?
- Devine.
- Où est-elle allée ?
- Elle n'a pas voulu me le dire.
- Un de ses pressentiments ? s'enquit Ben, alarmé.
Ian confirma et Ben soupira, abattu.
- À la grâce de Dieu ! finit-il par lancer en donnant une tape dans le dos de son ami. Je vais aller parler aux dames.
Ian se tourna vers Sheere et Aryami Bosé. Elles discutaient avec animation. Il échangea un regard avec Ben.
- Je soupçonne la vieille dame de maintenir ses plans de partir demain matin pour Bombay, commenta ce dernier.
- Tu iras avec elle ?
- Je n'ai pas l'intention de jamais quitter cette ville. Et moins encore maintenant.
Les deux amis observèrent la conversation entre la grand-mère et la petite-fille pendant quelques minutes encore, puis Ben se dirigea vers elles.
- Attends-moi ici, dit-il calmement.
Aryami Bosé retourna dans la maison, laissant Ben et Sheere seuls sur le seuil. Sheere avait le visage rouge de colère. Ben attendit qu'elle décide elle-même le moment de parler. Quand elle le fit, sa voix tremblait de rage et ses mains s'entrelacèrent pour former un nœud de fer.
- Elle exige que nous partions demain et ne veut plus parler de rien, expliqua-t-elle. Elle aimerait que tu viennes avec nous, mais dit qu'elle ne peut pas t'y obliger.
- Je suppose qu'elle croit que c'est la meilleure solution pour toi.
- Tu ne le penses pas ?
- Je mentirais si je te disais que je l'approuve, admit Ben.
- J'ai passé toute ma vie à fuir de ville en ville, en train, en bateau et en voiture à cheval, sans avoir de vraie maison, d'amis ou un foyer dont je pourrais me souvenir comme du mien. Je suis fatiguée, Ben. Je ne peux pas continuer à fuir toute ma vie quelqu'un dont je ne sais même pas qui il est.
Le frère et la sœur se dévisagèrent en silence.
- C'est une vieille femme, Ben. Elle a peur, parce que sa vie s'achève et qu'elle se sent incapable de nous protéger plus longtemps. Elle y met tout son cœur, mais fuir ne sert plus à rien. Pourquoi prendre demain ce train pour Bombay ? Pour nous arrêter dans une gare prise au hasard, sous un autre nom ? Pour mendier un toit dans le premier village venu en sachant qu'il faudra repartir dès le lendemain ?
- Tu l'as dit à Aryami ?
- Elle n'a pas voulu m'écouter. Mais, cette fois, je n'ai pas l'intention de recommencer à fuir. Cette maison est la mienne, cette ville est celle de mon père. C'est ici que je veux rester. Et si cet homme vient me chercher, je lui ferai face. S'il veut me tuer, qu'il me tue. Et si je dois vivre, je ne suis pas disposée à rester une fugitive qui rend tous les jours grâce au ciel de voir encore une fois le soleil. Tu m'aideras, Ben ?
- Bien sûr.
Sheere le serra dans ses bras et s'essuya les yeux avec un coin de son manteau blanc.
- Tu sais, Ben, cette nuit, avec tes amis dans cette vieille maison abandonnée, votre Palais de Minuit, pendant que je vous racontais mon histoire, j'ai pensé que je n'ai jamais eu l'occasion d'être une enfant comme les autres. J'ai grandi avec pour unique compagnie des vieilles personnes, des peurs et des mensonges, des mendiants et des voyageurs anonymes. Je me suis rappelé comment je m'inventais des compagnons invisibles et comment je parlais avec eux pendant des heures dans les salles d'attente des gares, dans les voitures. Les adultes me souriaient. À leurs yeux, une petite fille qui parlait toute seule, c'était une vision adorable. Mais ça ne l'est pas, Ben. Ça n'a rien d'adorable d'être seule, dans son enfance ou dans sa vieillesse. Des années durant, je me suis demandé comment étaient les autres enfants, s'ils faisaient les mêmes cauchemars que moi, s'ils se sentaient aussi malheureux que moi. Celui qui prétend que l'enfance est le temps le plus heureux de la vie est un menteur ou un imbécile.
Ben observa sa sœur et sourit.
- Ou les deux à la fois. D'habitude, ça va de pair.
Sheere rougit.
- Excuse-moi. Tu trouves que je dis n'importe quoi ?
- Non. J'aime t'écouter. Et puis je crois que nous avons plus de choses en commun que tu ne le penses.
- Nous sommes frère et sœur ! s'écria Sheere en riant nerveusement. Tu te rends compte ! Jumeaux ! Ça paraît tellement incroyable !
- Bah, plaisanta Ben, comme on dit : tu ne peux choisir que tes amis. La famille, c'est par-dessus le marché.
- Alors, je préfère que tu sois mon ami.
Ian les rejoignit et constata avec soulagement que le frère et la sœur semblaient de bonne humeur et se permettaient même le luxe de blaguer, ce qui, au vu de la situation, n'était pas rien.
- Tu te rends compte, Ian, cette demoiselle veut être mon amie.
- Je ne te le conseillerais pas, Sheere. Je suis l'ami de Ben depuis des années, et tu vois où j'en suis. Vous avez pris une décision ?
Ben fit signe que oui.
- Est-ce bien celle que j'imagine ?
Ben hocha de nouveau la tête affirmativement. Sheere l'imita.
- Qu'est-ce que vous avez décidé ? demanda derrière eux la voix pleine d'amertume d'Aryami.
Les trois jeunes gens découvrirent la silhouette de la vieille dame, immobile dans l'ombre du seuil. Un silence tendu s'instaura entre eux.
- Nous ne prendrons pas le train demain, grand-mère, répondit Sheere calmement. Ni Ben ni moi.
Le regard brûlant de la vieille dame passa de l'un à l'autre.
- Les paroles de quelques morveux inconscients t'ont fait oublier en quelques minutes tout ce que j'ai mis des années à t'enseigner ? s'indigna Aryami.
- Non, grand-mère. J'ai pris ma décision seule. Et rien au monde ne m'en fera changer.
- Tu feras ce que j'attends de toi, trancha Aryami, mais on sentait l'odeur de la défaite dans chaque mot qu'elle prononçait.
- Madame..., commença poliment Ian.
- Toi, mon garçon, tu te tais, lança Aryami avec une froideur renouvelée.
Ian réprima son envie de répliquer et baissa les yeux.
- Grand-mère, dit Sheere, je ne prendrai pas ce train. Et tu le sais.
Aryami, de l'ombre où elle se tentait, contempla sa petite-fille en silence. Puis elle déclara finalement :
- Je t'attendrai demain matin à la première heure à la gare de Howrah.
Sheere soupira et Ben vit son visage s'enflammer de nouveau. Il lui prit le bras pour lui faire comprendre de ne pas poursuivre la discussion. Aryami fit lentement demi-tour et ses pas se perdirent à l'intérieur.
- Je ne peux pas la laisser ainsi, murmura Sheere.
Ben acquiesça. Sa sœur suivit Aryami dans le salon, où elle s'était assise face à la lueur des veilleuses. Ignorant la présence de sa petite-fille, elle ne se retourna pas et resta immobile. Sheere s'approcha d'elle et la prit doucement dans ses bras.
- Quoi qu'il arrive, grand-mère, je t'aime.
Aryami, toujours silencieuse, écouta les pas de Sheere s'éloigner de nouveau vers la cour, pendant que les larmes lui montaient aux yeux. Dehors, Ben et Ian attendaient le retour de Sheere et la reçurent en affichant l'expression la plus optimiste possible.
- Où allons-nous, maintenant ? demanda Sheere, les yeux baignés de larmes et les mains tremblantes.
- Au meilleur endroit de Calcutta, répondit Ben. Au Palais de Minuit.
Les dernières lumières de l'après-midi commençaient à pâlir, quand Isobel aperçut la structure fantomatique et anguleuse de l'ancienne gare de Jheeter's Gate qui émergeait des brumes du fleuve, comme le mirage d'une sinistre cathédrale qui aurait été dévorée par les flammes. La respiration coupée, la jeune fille s'arrêta pour contempler cet impressionnant enchevêtrement de centaines de poutrelles d'acier, d'arcs et de voûtes superposées, ce labyrinthe insondable de métal et de verre éclaté par le feu. Un ancien pont en ruine, totalement abandonné, traversait le fleuve. Il menait, sur l'autre rive, juste devant la façade de la gare, qui béait telle la gueule noire d'un dragon immobile et aux aguets dont les rangées infinies de dents longues et acérées disparaissaient dans les ténèbres de l'intérieur.
Isobel marcha jusqu'au pont qui conduisait à Jheether's Gate et zigzagua entre les anciens rails qui traçaient une voie morte vers ce mausolée sorti des enfers. Les poutrelles formant la charpente de la gare étaient désormais rouillées et noircies, et toutes sortes de plantes sauvages y poussaient. L'armature rouillée du pont grinçait sous ses pas. Elle ne tarda pas à apercevoir des écriteaux en interdisant l'entrée et avertissant du danger d'écroulement. Aucun train n'était plus jamais passé sur ce pont et, à en juger par son aspect désolé et dégradé, Isobel supposa que personne n'avait eu l'idée de le réparer ni même de le franchir à pied.
À mesure qu'elle laissait la rive est de Calcutta derrière elle et que le fantasmagorique puzzle d'acier et d'ombres de Jheeter's Gate se dressait devant elle sous le manteau écarlate du crépuscule, Isobel se demandait si l'idée de visiter ce lieu était aussi pertinente qu'elle l'avait pensé. S'imaginer dans le rôle d'une aventurière intrépide était une chose ; s'immerger dans ce scénario effrayant sans connaître une seule page du troisième acte en était une autre, très différente.
Un souffle de vapeurs imprégnées de cendre et de poussière de charbon qui sortaient des tunnels dissimulés dans les entrailles de la gare lui caressa la figure. C'était une puanteur acide et pénétrante, une odeur que, sans raison apparente, Isobel associait à celle d'une vieille usine enterrée sous des gaz mortels et des couches d'ordures et de rouille. Elle concentra son regard sur les premiers feux lointains des chalands qui suivaient le cours du Hooghly et tenta de penser à leurs mariniers anonymes, pendant qu'elle parcourait le tronçon de pont qui la séparait encore de l'entrée de la gare. Quand elle arriva à l'autre bout, elle s'arrêta entre les rails qui s'enfonçaient dans le noir et contempla la grande façade d'acier. Au-dessus, sous les taches infligées par les flammes, on pouvait encore lire les lettres gravées qui annonçaient le nom de la gare : JHEETER'S GATE. Il lui rappelait l'entrée d'un grand monument funéraire.
Isobel respira un bon coup et s'apprêta à commettre l'acte le plus pénible qu'elle ait jamais envisagé en seize ans de vie : pénétrer dans ce lieu.
Exhibant le sourire béat d'élèves modèles, Seth et Michael subirent pendant plusieurs secondes l'examen impitoyable des yeux inquisiteurs de Mr De Rozio, bibliothécaire en chef de la salle principale du musée indien.
- C'est la demande la plus absurde que j'ai entendue de toute ma vie, affirma ce dernier. Au moins depuis ton dernier passage, Seth.
- Écoutez, monsieur De Rozio, nous savons que vous n'êtes ouvert que le matin et que ce que nous demandons, mon ami et moi, peut paraître un peu extravagant...
- Venant de toi, rien n'est extravagant, jeune homme, le coupa Mr De Rozio.
Seth réprima un sourire. Chez Mr De Rozio, les remarques ironiques qui se voulaient cinglantes étaient un signe sans équivoque de faiblesse et d'intérêt. Son prénom était inconnu du monde entier, à l'exception possible de sa mère et de son épouse, si tant est qu'il existât en Inde une femme suffisamment courageuse pour épouser un tel phénomène, l'exemple même du plus extraordinaire mélange de races que puisse produire le genre humain. Sous son aspect de cerbère bibliophile, Mr De Rozio cachait un terrible talon d'Achille : une curiosité et une propension aux commérages qui reléguaient les bonnes femmes du bazar à la condition de simples amateurs.
Seth et Michael se regardèrent à la dérobée et décidèrent de faire donner la grosse artillerie.
- Monsieur De Rozio, commença Seth sur un ton mélodramatique, je ne devrais pas vous le dire, mais je me vois obligé de faire confiance à votre discrétion bien connue : plusieurs crimes sont liés à cette affaire, et nous avons très peur que d'autres se produisent si nous n'y mettons pas le holà.
Les yeux minuscules et pénétrants du bibliothécaire parurent s'agrandir en quelques secondes.
- Vous êtes sûrs que Mr Thomas Carter est au courant de votre démarche ? questionna-t-il avec sévérité.
- C'est lui qui nous envoie.
Mr De Rozio les dévisagea de nouveau, à la recherche de failles qui trahiraient de louches manigances.
- Et ton ami, s'étonna-t-il en désignant Michael, pourquoi ne parle-t-il jamais ?
- Il est très timide, monsieur.
Michael fit un léger geste d'assentiment, comme pour confirmer ces propos. Mr De Rozio toussota, dubitatif.
- Tu dis que ça concerne des crimes ? laissa-t-il tomber d'un air faussement indifférent.
- Des assassinats, monsieur, confirma Seth. Plusieurs.
Mr De Rozio regarda sa montre puis, après avoir réfléchi quelques secondes et jeté alternativement un coup d'œil au cadran et aux deux garçons, il haussa les épaules et capitula.
- C'est bon. Mais c'est la dernière fois. Comment s'appelle l'homme sur qui vous cherchez des informations ?
- Lahawaj Chandra Chatterghee, monsieur, s'empressa de répondre Seth.
- L'ingénieur ? N'est-il pas mort dans l'incendie de Jheeter's Gate ?
- Si, monsieur. Mais il y avait quelqu'un avec lui au moment de sa mort. Quelqu'un qui est resté vivant. Quelqu'un de très dangereux. Celui qui a provoqué l'incendie. Il est toujours là, prêt à commettre de nouveaux crimes...
Mr De Rozio eut un sourire ravi.
- Très intéressant, murmura-t-il.
Soudain, un soupçon assaillit le bibliothécaire. Il pencha sa masse considérable vers les deux garçons en agitant un doigt accusateur.
- Tout ça ne serait-il pas une invention de votre ami ? Comment s'appelle-t-il, déjà ?
- Ben ne sait rien de tout ça, monsieur De Rozio, le rassura Seth. Ça fait des mois qu'on ne se voit plus.
- Je préfère ça. Suivez-moi.
Isobel avança d'un pas mal assuré à l'intérieur de la gare et laissa ses pupilles s'adapter aux ténèbres qui y régnaient. Au-dessus d'elle, à des dizaines de mètres, s'étalait la voûte principale, formée de longues arcades d'acier et de verre. La plupart des verrières avaient fondu sous les flammes ou simplement explosé, pulvérisant une pluie d'éclats brûlants sur toute la gare. La lumière du soir filtrait entre les fissures du métal noirci et les morceaux de vitres qui avaient survécu à la tragédie. Les quais, qui se perdaient dans l'obscurité, dessinaient une courbe tout en douceur sous la grande voûte. Ils étaient couverts des restes de bancs brûlés et de poutrelles détachées de la toiture.
La grande horloge, qui avait jadis trôné sur le quai central tel un phare à l'entrée d'un port, se dressait maintenant comme une sentinelle sombre et muette. Isobel passa sous son cadran. Elle remarqua que les aiguilles s'étaient pliées comme de la gélatine vers le sol pour former des langues de chocolat fondu indiquant pour l'éternité l'heure de l'horreur qui avait dévoré la gare.
Rien dans ce lieu ne paraissait avoir changé, à part les traces laissées par des années de saleté accumulées et l'effet des pluies torrentielles de la mousson à travers les ouvertures latérales et les failles de la voûte.
Isobel s'arrêta pour contempler l'ensemble depuis son centre. Elle avait l'impression de se trouver dans un grand temple submergé, infini et insondable.
Une nouvelle bouffée d'air chaud et humide traversa la gare et agita ses cheveux, tout en faisant voleter des particules d'ordures sur les quais. Frissonnant, Isobel scruta les bouches noires des tunnels qui s'enfonçaient sous terre à l'extrémité de la gare. Elle aurait bien voulu être accompagnée des autres membres de la Chowbar Society, en ce moment où les événements prenaient une tournure peu réconfortante rappelant beaucoup trop les histoires que Ben se plaisait à inventer pour leurs veillées dans le Palais de Minuit. Elle fouilla dans sa poche et en sortit le dessin de Michael représentant les membres de la Chowbar Society posant devant le bassin où se reflétaient leurs visages. Elle sourit en se voyant reproduite par le crayon de Michael et se demanda si c'était vraiment ainsi qu'il la voyait. Ils lui manquaient terriblement.
Elle entendit alors pour la première fois le bruit, distant et mêlé au murmure des courants d'air qui parcouraient ces tunnels. C'étaient des voix lointaines, pareilles à celles qu'elle avait entendues dans le brouhaha de la foule quand elle s'était immergée dans le Hooghly, des années plus tôt, le jour où Ben lui avait appris à plonger. Mais, cette fois, Isobel eut la certitude que, sortant du plus profond des tunnels, ce n'étaient pas les voix des pèlerins qui se rapprochaient. C'étaient des voix d'enfants, de centaines d'enfants. Et ils hurlaient de terreur.
Mr De Rozio caressa avec précision les trois plis superposés de son royal menton et examina de nouveau la pile de documents, articles de presse et papiers en tout genre qu'il avait réunis après plusieurs expéditions dans l'appareil digestif de la bibliothèque du musée indien, digne de celle d'Alexandrie. Seth et Michael l'observaient, anxieux.
- Bien, commença le bibliothécaire. C'est plus compliqué qu'il n'y paraît. Il y a beaucoup d'informations sur ce Lahawaj Chandra Chatterghee, sous différentes entrées. La plus grande partie de la documentation que j'ai consultée était répétitive et peu significative, mais il faudrait au moins une semaine pour mettre un peu d'ordre dans les papiers le concernant.
- Qu'avez-vous trouvé, monsieur ? demanda Seth.
- Un peu de tout, en réalité. Mr Chandra était un brillant ingénieur, légèrement en avance sur son temps, idéaliste et obsédé par l'idée de laisser à ce pays un héritage qui soulagerait les pauvres de leurs malheurs, qu'il attribuait à la domination et à l'exploitation britanniques. Franchement, rien de très original. En résumé : un concentré de tout ce qui pouvait faire de lui un authentique persécuté. Pourtant, il a tout de même réussi à louvoyer au milieu des jalousies, des complots et des manœuvres destinées à lui saboter sa carrière, et à convaincre le gouvernement de financer son rêve doré : la construction de la ligne de chemin de fer qui relierait les principales capitales du Bengale au reste du continent. Chandra croyait que, de la sorte, le monopole commercial et politique, instauré à l'époque de Lord Clive et de la Compagnie grâce au trafic fluvial et maritime, verrait ses jours comptés. Ainsi, pensait-il, les habitants de l'Inde récupéreraient lentement le contrôle de la richesse de leur pays. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y avait pas besoin d'être ingénieur pour comprendre que ça ne se passerait pas comme ça.
- Y a-t-il quelque chose concernant un personnage du nom de Jawahal ? demanda Seth. C'était un ami de jeunesse de l'ingénieur. Il a eu plusieurs procès. Des affaires dont on a parlé, je crois.
- Ça doit se trouver quelque part, mon garçon, mais il y a un océan de documents à classer. Pourquoi ne revenez-vous pas dans une quinzaine de jours ? D'ici là, j'aurai eu la possibilité de mettre un peu d'ordre dans ce capharnaüm.
- Nous ne pouvons pas attendre deux semaines, monsieur, intervint Michael.
Surpris, Mr De Rozio observa le garçon.
- Une semaine ? proposa-t-il.
- Monsieur, c'est une affaire de vie ou de mort. La vie de deux personnes est menacée.
De Rozio contempla un instant le regard intense de Michael et acquiesça, vaguement impressionné. Seth ne laissa pas échapper une seconde.
- Nous vous aiderons à chercher et à classer, monsieur.
- Vous ? Je ne sais pas... Quand ?
- Tout de suite, répliqua Michael.
- Vous connaissez le code de classement des fiches de la bibliothèque ? interrogea Mr De Rozio.
- Par cœur, mentit Seth.
Le soleil plongea comme un grand globe sanglant derrière les verrières détruites de la façade est de Jheeter's Gate. En quelques secondes, Isobel assista au spectacle fascinant de centaines de lames de couteau d'une lumière écarlate déchirant horizontalement la pénombre de la gare. Le bruit des voix qui hurlaient alla crescendo. Elle entendit bientôt leur écho résonner sous la grande voûte. Le sol se mit à vibrer sous ses pieds, des éclats de verre se détachèrent de la toiture. Elle sentit comme une piqûre à l'avant-bras gauche et porta la main à l'endroit où un morceau de verre l'avait touchée. Le sang tiède coula entre ses doigts.
Elle courut à l'extrémité de la gare en se protégeant le visage.
Une fois à l'abri sous un escalier qui montait aux niveaux supérieurs, elle découvrit devant elle une immense salle d'attente dont les débris de bancs de bois brûlés jonchaient le sol. Les murs étaient couverts d'étranges peintures badigeonnées directement avec les mains, des figures représentant des formes humaines déformées et démoniaques, aux yeux exorbités et exhibant de longues griffes de loup. La vibration était maintenant plus intense. Isobel s'approcha de l'entrée du tunnel. Une violente bouffée d'air brûlant embrasa son visage et elle se frotta les yeux, incapable de croire à ce qu'elle voyait.
Une locomotive aveuglante de lumière et enveloppée de flammes surgissait des profondeurs du tunnel. Elle crachait avec fureur des cercles de feu qui filaient tels des obus de canon avant d'éclater en anneaux de gaz incandescent. Isobel se jeta à plat ventre. Le train de feu traversa la gare dans le fracas assourdissant du métal entrechoqué et des cris de terreur des centaines d'enfants prisonniers des flammes. Isobel resta étendue, les yeux fermés, jusqu'à ce que le bruit du train s'évanouisse dans l'air.
Elle leva la tête et regarda autour d'elle. La gare, déserte, était remplie d'un nuage de vapeur qui montait lentement en se teintant du rouge intense des dernières clartés du jour. À un pas à peine d'elle se répandait une flaque d'une substance sombre et visqueuse qui brillait dans la lueur du crépuscule. Un moment, elle crut y discerner le reflet d'une femme triste et nimbée de lumière qui l'appelait. Elle tendit la main vers elle et trempa le bout de ses doigts dans ce liquide épais et chaud. Du sang. Elle retira aussitôt la main et l'essuya sur sa robe, pendant que la vision de ce visage spectral disparaissait. Haletante, elle se traîna jusqu'au mur et s'y adossa pour reprendre son souffle.
Au bout d'une minute, elle se leva et examina la gare. La clarté du soir faiblissait et la nuit noire ne tarderait plus à tomber. En cet instant précis, elle n'avait qu'une idée claire en tête : ne pas attendre ce moment à l'intérieur de Jheeter's Gate. Elle marcha nerveusement vers la sortie. Alors seulement elle découvrit une silhouette fantomatique qui avançait vers elle dans la brume recouvrant les quais de la gare. La forme leva une main. Isobel vit ses doigts prendre feu, éclairant ses pas. À cet instant, elle comprit qu'elle ne sortirait pas de là aussi facilement qu'elle y était entrée.
À travers le toit crevé du Palais de Minuit, on pouvait contempler le ciel semé d'étoiles, une mer infinie de minuscules veilleuses blanches. La tombée du jour avait emporté une partie de la chaleur accablante qui avait frappé la ville depuis l'aube, mais la brise qui caressait timidement les rues de la ville noire était à peine un soupir tiède et chargé de l'humidité montant du Hooghly.
En attendant l'arrivée des autres membres de la Chowbar Society, Ian, Ben et Sheere, moroses, perdus dans leurs pensées, laissaient s'écouler les minutes dans les ruines de la vieille demeure.
Ben avait choisi de se hisser jusqu'à sa retraite de prédilection, une poutre dénudée qui traversait horizontalement la façade du Palais. Assis exactement au centre, les jambes pendantes, il avait l'habitude de s'installer sur ce poste d'observation isolé pour admirer les lumières de la ville et les formes des palais et des cimetières qui bordaient le cours sinueux du Hooghly dans sa traversée de Calcutta. Il pouvait passer des heures là-haut, sans parler ni se donner la peine, ne fût-ce qu'une seconde, d'abaisser son regard vers le sol. Les membres de la Chowbar Society respectaient cette habitude, une de plus parmi les innombrables singularités de Ben. Ils avaient appris à ne pas troubler les longues périodes de mélancolie qui suivaient inévitablement sa descente du ciel.
Depuis la cour du Palais, Ian observa son ami à la dérobée et décida de lui permettre de profiter d'une de ses dernières retraites spirituelles. Il revint à la tâche qui avait occupé son temps et celui de Sheere durant la dernière heure : tenter d'enseigner à la jeune fille les rudiments du jeu d'échecs grâce à l'échiquier que la Chowbar Society conservait à son siège central. Les pièces étaient réservées aux championnats annuels qui avaient lieu en décembre ; invariablement, ils étaient remportés par Isobel, qui faisait preuve d'une supériorité quasiment insultante.
- Il existe deux théories concernant la stratégie des échecs, expliqua Ian. En réalité, il y en a des milliers, mais seules ces deux-là comptent vraiment. D'après la première, la clef du jeu est la seconde rangée de pièces : roi, reine, fou, cavalier, tour... Selon cette théorie, les pions ne sont que des pièces destinées à être sacrifiées pour le bon déroulement de la tactique. La seconde, en revanche, soutient que les pions peuvent et doivent être les pièces d'attaque les plus dangereuses, et qu'un stratège intelligent doit les employer en tant que tels pour obtenir la victoire. Moi, je pense qu'aucune des deux n'est bonne, mais Isobel défend ardemment la seconde.
La mention de sa camarade fit renaître son inquiétude de ne pas savoir où elle était. Sheere découvrit son expression anxieuse et le tira de ses pensées par une nouvelle question sur le jeu :
- Quelle est la différence entre tactique et stratégie ? Est-ce que c'est un problème purement technique ?
Ian réfléchit à la question de Sheere et soupçonna qu'il ne possédait pas la réponse.
- C'est une différence littéraire, pas réelle, affirma la voix de Ben tombant des hauteurs. La tactique est l'ensemble des petits pas que l'on fait pour arriver quelque part. La stratégie, ce sont les pas que l'on fait quand il n'y a aucun endroit où arriver.
Sheere leva les yeux et sourit à Ben.
- Tu joues aux échecs, Ben ?
Il ne répondit pas.
- Ben méprise les échecs, expliqua Ian. D'après lui, c'est la deuxième façon la plus inutile de gaspiller l'intelligence humaine.
- Et quelle est la première ? demanda Sheere, amusée.
- La philosophie, répondit Ben de son perchoir.
- Ben dixit, conclut Ian. Pourquoi ne descends-tu pas, maintenant ? Les autres doivent être sur le point d'arriver.
- Je les attendrai, dit Ben en retournant dans ses nuages.
Il n'en descendit qu'une demi-heure plus tard, au moment où Ian s'était embarqué dans l'explication du gambit du cavalier et où Roshan et Siraj apparurent sur le seuil de la cour. Peu après, Seth et Michael firent de même, et tous se réunirent en cercle à la lueur d'un petit feu improvisé par Ian avec les derniers morceaux de bois sec qu'ils gardaient dans une remise couverte et protégée des pluies derrière le Palais. Les flammes firent courir des reflets cuivrés sur les visages des sept jeunes gens pendant que Ben faisait circuler une bouteille d'eau qui, si elle n'était pas fraîche, avait au moins l'avantage de ne pas être porteuse de fièvres mortelles.
- Nous n'attendons pas Isobel ? questionna Siraj, visiblement préoccupé par l'absence de l'objet de sa passion unilatérale.
- Il est possible qu'elle ne vienne pas, dit Ian.
Tous les regards convergèrent sur lui, perplexes. Il rapporta succinctement sa conversation de l'après-midi avec Isobel. Les visages de ses amis s'assombrirent. Quand il eut terminé, il rappela que la jeune fille avait dit que, avec ou sans elle, ils devaient mettre en commun le résultat de leurs démarches, et il laissa la parole à celui qui souhaitait s'exprimer le premier.
- D'accord, acquiesça Siraj, nerveux. Je vais vous raconter ce que nous avons trouvé. Après, je ne perdrai pas une seconde pour filer à la recherche d'Isobel. Il n'y a qu'une tête de mule comme elle pour décider de partir en expédition par une nuit pareille, seule et sans dire où elle allait. Comment as-tu pu la laisser faire, Ian ?
Roshan vint à l'aide de Ian et posa sa main sur l'épaule de Siraj.
- On ne discute pas avec Isobel, tu le sais bien. On l'écoute. Raconte-nous l'histoire du hiéroglyphe, après quoi nous partirons tous les deux pour la retrouver.
- Un hiéroglyphe ? questionna Sheere.
- Nous avons trouvé la maison, Sheere, expliqua Siraj. Ou, plutôt, nous savons où elle est.
Le visage de Sheere s'illumina subitement et son cœur battit très fort. Les jeunes gens se rapprochèrent du feu et Siraj sortit une feuille de papier sur laquelle, de son inimitable écriture d'enfant chétif, il avait copié des vers.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Seth.
- Un poème, répliqua Siraj.
- Lis-le, dit Roshan.
La ville que j'aime est une obscure et profonde
maison de misères, un foyer d'esprits maudits
à qui nul n'ouvre ses portes ni son cœur.
L'amour que je porte à ma ville vient de son crépuscule,
ombre du mal et de gloires oubliées,
de destinées vendues et d'âmes en peine.
La ville que j'aime n'aime personne et ne connaît pas de repos,
tour élevée à l'enfer incertain de notre sort ultime,
du châtiment que la malédiction a écrit en lettres de sang,
grand bal de tromperies et d'infamies, bazar de ma tristesse...
Après cette lecture, ils restèrent tous les sept silencieux. Pendant une seconde, seuls les craquements du feu et la rumeur lointaine de la ville chuchotèrent dans la brise.
- Je connais ces vers, murmura Sheere. Ils appartiennent à un des livres de mon père. Ils viennent à la fin de mon conte préféré, l'histoire des larmes de Shiva.
- Exact, confirma Siraj. Nous avons passé tout l'après-midi à l'Institut Bengali de l'Industrie. C'est un édifice incroyable, presque en ruine, qui accumule des étages et des étages d'archives et de salles noyées sous la poussière et la saleté. Il y avait des rats, et je suis sûr qu'en y retournant de nuit nous pourrions découvrir qu'il s'y passe secrètement des choses...
- Bornons-nous à l'essentiel, l'interrompit Ben. S'il te plaît.
- D'accord, convint Siraj en remettant à plus tard son enthousiasme pour les mystères du lieu. L'essentiel, c'est qu'après trois heures de recherches (dont, vu le climat, je vous passe les détails), nous sommes tombés sur une liasse de papiers qui ont appartenu à ton père et qui étaient sous la garde de l'Institut depuis 1916, date de la catastrophe de Jheeter's Gate. Parmi eux, il y avait un livre portant sa signature autographe. On ne nous a pas permis de l'emporter, mais nous avons pu l'examiner. Et nous avons eu de la chance.
- Je ne vois pas en quoi, objecta Ben.
- Tu devrais être le premier à comprendre. À côté du poème, quelqu'un, je suppose le père de Sheere, a dessiné à la plume une maison, poursuivit Siraj avec un sourire mystérieux, tout en lui tendant le papier où était copié le poème.
Ben examina les vers et haussa les épaules.
- Je ne vois que des mots.
- Tu perds tes facultés, Ben. Dommage qu'Isobel ne soit pas là pour voir ça, plaisanta Siraj. Lis de nouveau. Attentivement.
Ben suivit les instructions et fronça les sourcils.
- Je donne ma langue au chat. Ces vers n'ont ni rythme ni structure. C'est seulement de la prose coupée comme par caprice.
- Exact, confirma Siraj. Et quelle est la norme de ce caprice ? Ou, dit autrement : pourquoi couper les vers à un endroit précis si on peut choisir n'importe quel autre ?
- Pour séparer les mots ? suggéra Sheere.
- Ou pour les réunir..., murmura Ben pour lui-même.
- Prends le premier mot de chaque vers et fais-en une phrase, conseilla Roshan.
Ben observa de nouveau le poème et regarda ses camarades.
- Lis seulement le premier mot, lui indiqua Roshan.
- La maison à l'ombre de la tour du grand bazar, lut Ben.
- Il existe au moins six bazars rien que dans le nord de Calcutta, fit remarquer Ian.
- Et combien ont une tour capable de projeter une ombre jusque sur les maisons construites autour ? rétorqua Siraj.
- Je ne sais pas, avoua Ian.
- Moi si. Deux : le Syambazaar et le Machuabazaar, au nord de la ville noire.
- Même ainsi, dit Ben, l'ombre qu'une tour peut dessiner pendant une journée se déplacerait en suivant la courbe d'un éventail d'au moins 180 degrés, en changeant toutes les minutes. Cette maison pourrait être en n'importe quel point du nord de Calcutta, autant dire en n'importe quel point de l'Inde.
- Un moment ! l'interrompit Sheere. Le poème parle de crépuscule. Il dit textuellement : L'amour que je porte à ma ville vient de son crépuscule.
- Vous avez cherché à vérifier ? demanda Ben.
- Naturellement, répondit Roshan. Siraj est allé au Syambazaar et moi au Machuabazaar, quelques minutes avant le coucher du soleil.
- Et alors ? le pressèrent-ils tous en chœur.
- L'ombre de la tour du Machuabazaar se perd dans d'anciens entrepôts abandonnés, expliqua Siraj.
- Roshan ? demanda Ian.
Le garçon sourit, prit dans le feu un bout de bois à demi brûlé et traça la silhouette d'une tour dans la cendre.
- Comme l'aiguille d'une horloge, l'ombre du Syambazaar termine sa course aux portes d'une grande grille métallique derrière laquelle il y a une cour où pousse une épaisse végétation de palmiers et de broussailles. Au-dessus des palmiers, j'ai pu entrevoir le faîte d'une maison.
- C'est fantastique ! s'exclama Sheere.
Ben, cependant, ne manqua pas de remarquer une expression inquiète sur le visage de Roshan.
- Quel est le problème, Roshan ?
Roshan hocha lentement la tête.
- Je ne sais pas. Quelque chose dans cette maison ne m'a pas plu.
- Tu as vu quelque chose ? demanda Seth.
Roshan fit signe que non. Ian et Ben se regardèrent un moment en silence.
- Est-ce qu'il est venu à l'esprit de l'un d'entre vous que tout ça n'est peut-être qu'un piège ? demanda Roshan.
Ian et Ben échangèrent de nouveau un regard tacite et acquiescèrent. Ils pensaient la même chose.
- Nous prendrons le risque, dit Ben en mettant dans sa voix toute la conviction qu'il fut capable de feindre.
Aryami Bosé gratta une nouvelle allumette et la tendit vers la bougie blanche posée devant elle. Pendant que ses mains tremblantes l'approchaient de la mèche, la lumière vacillante de la flamme dessina les contours incertains du salon obscur. La bougie prit lentement feu et répandit un halo de clarté. La vieille dame souffla l'allumette. La petite tige de bois s'éteignit en dégageant une fumée bleutée qui monta lentement vers la pénombre. Le doux frôlement d'un courant d'air caressa ses cheveux et sa nuque. Elle se retourna. Une bouffée d'air froid, imprégné d'une puanteur acide et pénétrante, agita son châle et éteignit la flamme de la bougie. L'obscurité l'enveloppa de nouveau. La vieille dame entendit deux coups secs frappés à la porte de la maison. Elle serra les poings et observa qu'une mince clarté rougeâtre filtrait à travers les contours de la porte. Les coups se répétèrent, cette fois plus forts. Elle sentit une pellicule de sueur froide suinter des pores de son front.
- Sheere ? appela-t-elle faiblement.
L'écho de sa voix alla mourir dans les ténèbres de la maison. Il n'y eut pas de réponse. Quelques secondes plus tard, les deux coups retentirent de nouveau.
Aryami tendit la main en tâtonnant vers l'étagère au-dessus du foyer, où quelques braises agonisantes répandaient la seule clarté qui pouvait encore la guider. Elle fit tomber plusieurs objets, jusqu'à ce que ses doigts touchent la longue gaine métallique d'un poignard qu'elle rangeait là. Elle en retira l'arme et observa l'éclat doré qui serpentait sur la lame à la lueur des braises. Un rai de lumière apparut sous la porte de la maison. Aryami prit une profonde inspiration et se dirigea à petits pas vers elle. Elle s'arrêta devant et écouta le bruit du vent dans les feuilles des buissons de la cour.
- Sheere ? murmura-t-elle encore, sans plus obtenir de réponse.
Elle serra avec force le manche du poignard et, doucement, posa la main gauche sur la poignée de la porte en l'abaissant. Les grincements de la serrure rouillée se réveillèrent après des années de léthargie. La porte s'ouvrit lentement, et la clarté bleutée du ciel nocturne dessina un cône de lumière à l'intérieur. Il n'y avait personne dehors. Les buissons s'agitaient telle une mer de centaines de petites feuilles sèches, émettant un murmure hypnotique. Aryami s'avança d'un pas pour regarder au-delà de la porte. La cour était déserte. C'est alors que ses jambes heurtèrent un objet sur le seuil. Elle baissa les yeux et découvrit à ses pieds un petit panier. Couvert d'un voile opaque, il laissait néanmoins filtrer la clarté qui émanait de l'intérieur. Elle s'agenouilla à côté et écarta doucement le voile.
Dedans, elle trouva deux figurines de cire représentant les corps nus de deux bébés. De leur tête émergeait la pointe d'un filament de tissu allumé, et les deux effigies fondaient comme des cierges dans un temple. Un frisson lui parcourut le corps. Elle poussa le panier, qui roula au bas des marches de pierre brisée. Elle se releva et s'apprêtait à rentrer quand elle s'aperçut, au fond du long couloir conduisant à l'autre bout de la demeure, des pas invisibles enflammés qui s'approchaient d'elle. Le poignard lui échappa des doigts tandis qu'elle fermait la porte avec force.
La vieille dame descendit les marches avec précipitation, sans oser tourner le dos à la porte, et trébucha contre le panier qu'elle avait lancé quelques secondes plus tôt. Horrifiée, elle vit une langue de feu jaillir de sous la porte de sa maison et le bois vieilli s'enflammer comme un parchemin. Elle se traîna sur quelques mètres jusqu'aux buissons. Là, elle se releva douloureusement et observa, impuissante, les flammes qui sortaient des fenêtres et enveloppaient toute la maison d'un nœud mortel.
Elle courut vers la rue et ne se retourna pour regarder derrière elle que lorsqu'elle fut à une centaine de mètres de ce qui avait été sa demeure. Les flammes d'un bûcher ardent montaient dans le ciel, crachant avec furie braises et cendres brûlantes. Peu à peu, les habitants du quartier se mirent à leurs fenêtres et sortirent dans les rues, alarmés, pour contempler l'ampleur de l'incendie né en à peine quelques secondes. Aryami entendit le fracas du toit qui s'effondrait, donnant ainsi une nouvelle pâture au feu. Les visages de la foule rassemblée étaient balayés par une lumière aussi violente que celle d'un éclair d'orage pendant que tous se regardaient, atterrés, sans comprendre ce qui s'était passé.
Aryami Bosé versa des larmes d'amertume sur ce qui avait été le foyer de sa jeunesse, le foyer où elle avait donné naissance à sa fille. Puis, se perdant dans la confusion des rues de Calcutta, elle lui dit adieu pour toujours.
En suivant les indications que donnait le cryptogramme déchiffré par Siraj, déterminer la localisation exacte de la maison ne se révéla pas compliqué. Selon celles-ci, dûment confrontées aux observations relevées par Roshan sur place, la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee était située dans une rue tranquille reliant Jatindra Mohan Avenue et Acharya Profullya Road, à un mile, approximativement, au nord du Palais de Minuit.
Dès que Siraj eut constaté que le résultat de ses recherches avait été correctement assimilé par ses camarades, il manifesta son désir de ne pas perdre une minute de plus pour partir à la recherche d'Isobel. Toutes les tentatives pour le rassurer et le convaincre d'attendre le retour certain de la jeune fille n'eurent aucun effet. Finalement, fidèle à sa promesse, Roshan se proposa pour l'accompagner. Tous deux sortirent dans la nuit, après être convenus de retrouver les autres dans la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee dès qu'ils auraient des nouvelles d'Isobel.
- Et vous, demanda Ian en s'adressant à Seth et Michael, qu'est-ce que vous avez trouvé ?
- J'aimerais pouvoir apporter des résultats aussi spectaculaires que ceux de Siraj, mais nous nous sommes trouvés devant un océan de points d'interrogation, dit Seth en rendant compte de leur visite à Mr De Rozio, qu'ils avaient laissé en pleines recherches au musée avec la promesse de revenir dans les deux heures pour continuer à l'aider.
- Ce que nous avons trouvé jusqu'à maintenant confirme simplement l'histoire que nous a contée la grand-mère de Sheere, pardon, votre grand-mère, précisa Michael.
- Exact, déclara Seth. En fait, je crois que le plus intéressant n'est pas ce que nous avons trouvé, mais ce que nous n'avons pas pu trouver.
- Explique-toi, demanda Ben.
- Je m'explique, continua Seth en se frottant les mains devant le feu. L'histoire de l'ingénieur Chandra commence à figurer dans les archives avec son entrée à l'Institut de l'industrie. Des documents montrent qu'il a refusé plusieurs propositions du gouvernement britannique de travailler à la construction de ponts et d'une ligne de chemin de fer qui devait relier Bombay et Delhi, le tout à usage exclusivement militaire.
- Aryami a bien dit l'aversion qu'il éprouvait pour les Britanniques, commenta Ben. Il les rendait coupables de la plupart des maux qui désolaient le pays.
- C'est vrai, confirma Seth. Pourtant, ce qui est curieux, c'est que, malgré cette antipathie ouverte, dont nous avons beaucoup de manifestations publiques, Chandra Chatterghee a participé à un étrange projet du gouvernement britannique entre 1914 et 1915, un an avant de mourir dans la tragédie de Jheeter's Gate. Il s'agissait d'une affaire obscure qui répondait à un nom bizarre : l'Oiseau de Feu.
Sheere haussa les sourcils et se rapprocha de Seth avec une mine consternée.
- Et cet Oiseau de Feu, qu'est-ce que c'était ?
- Difficile à déterminer. Mr De Rozio pense qu'il pourrait s'agir d'une expérience militaire. Une partie de la correspondance officielle qui figure dans les papiers de l'ingénieur est signée par un certain colonel Llewelyn. Selon De Rozio, il se vantait d'avoir eu le douteux honneur d'être le chef des forces responsables de la répression des manifestations pacifiques pour l'indépendance entre 1905 et 1915.
- Se vantait ? s'étonna Ben.
- C'est ça le plus bizarre. Sir Arthur Llewelyn, boucher officiel de Sa Gracieuse Majesté, est mort dans l'incendie de Jheeter's Gate. Que faisait-il là, c'est un mystère.
Les cinq jeunes gens se regardèrent, pris dans un flot de confusion.
- Essayons de mettre un peu d'ordre là-dedans, suggéra Ben. Nous avons d'un côté un brillant ingénieur qui refuse avec obstination les généreuses propositions du gouvernement britannique de travailler à son service pour des chantiers publics, en raison de sa haine manifeste de la domination coloniale. Jusque-là, tout se tient. Puis, soudain, apparaît ce mystérieux colonel, lequel l'engage dans une opération qui, de toute évidence, aurait dû lui soulever le cœur : une arme secrète, une expérience destinées à mater les foules. Et il accepte. Ça ne colle pas. À moins...
- À moins que le dénommé Llewelyn n'ait été doté d'un pouvoir de persuasion hors du commun, compléta Ian.
Sheere leva les mains en signe de protestation.
- Il est impossible que mon père ait accepté de participer à un projet militaire de quelque sorte que ce soit. Ni au service des Britanniques ni au service des Bengalis. Mon père détestait les militaires et les considérait comme des tueurs à la solde de gouvernements corrompus. Il n'aurait jamais prêté son talent à quelque chose destiné à tuer son propre peuple.
Seth l'observa en silence et pesa soigneusement ses paroles.
- Pourtant, Sheere, des documents semblent bien prouver que, d'une manière ou d'une autre, il a collaboré.
- Il doit y avoir une autre explication. Mon père était un écrivain et un bâtisseur ; il n'était pas un assassin d'innocents.
- Idéalisme mis à part, il y a sûrement une autre explication, intervint Ben. Et c'est ce que nous essayons de trouver. Revenons au supposé pouvoir de persuasion de Llewelyn. Comment a-t-il pu obliger l'ingénieur à participer ?
- On peut penser, expliqua Seth, que ce pouvoir ne résidait pas dans ce qu'il pouvait faire, mais dans ce qu'il pouvait laisser faire.
- Je ne comprends pas, dit Ian.
- C'est ma théorie, exposa Seth. Dans tout le dossier de l'ingénieur, nous n'avons trouvé aucune mention de Jawahal, son ami de jeunesse, excepté dans une lettre du colonel Llewelyn adressée à l'ingénieur Chandra et datée de novembre 1911. Dans celle-ci, notre ami le colonel ajoute un post-scriptum où il suggère succinctement que, si Chandra décline l'invitation à participer au projet, il se verra dans l'obligation d'offrir le poste à son vieil ami Jawahal. Et donc voilà ce que je pense : l'ingénieur avait réussi à cacher sa relation de jeunesse avec Jawahal, à l'époque en prison, et à poursuivre sa carrière sans que personne soupçonne la protection qu'il lui avait accordée. Mais supposons que le dénommé Llewelyn ait rencontré Jawahal dans sa prison et que celui-ci lui ait révélé la vraie nature de leurs relations. Cela l'aurait mis dans une excellente situation pour faire chanter l'ingénieur et l'obliger à collaborer.
- Comment pouvons-nous savoir que Llewelyn et Jawahal se connaissaient ? questionna Ian.
- C'est seulement une supposition, mais elle n'est pas si hasardeuse que ça. Sir Arthur Llewelyn, colonel de l'armée britannique, décide de recruter un brillant Ingénieur. Celui-ci refuse. Llewelyn fouille dans son passé et découvre une trouble histoire de procès dans lequel il est impliqué. Il décide de rendre visite à Jawahal dans sa prison, et celui-ci lui raconte ce qu'il souhaitait entendre. C'est simple.
- Je ne peux pas le croire, objecta Sheere.
- Parfois la vérité est ce qu'il y a de plus difficile à croire. Rappelle-toi ce qu'a dit Aryami, observa Ben. Mais ne nous précipitons pas. Est-ce que De Rozio continue ses recherches ?
- Oui, et en ce moment même, répliqua Seth. La quantité de papiers est telle qu'il faudrait une armée de rats de bibliothèque pour tout mettre au clair.
- Vous vous êtes plutôt bien défendus, concéda Ian.
- Nous n'en attendions pas moins de vous, affirma Ben. Retournez auprès du bibliothécaire et ne le perdez pas une seconde de vue. Il y a dans tout ça une chose qui nous échappe.
- Et vous, qu'est-ce que vous allez faire ? demanda Michael, qui connaissait déjà la réponse.
- Nous rendre à la maison de l'ingénieur, répliqua Ben. Peut-être que ce que nous cherchons est dedans.
- Et peut-être aussi autre chose..., suggéra Michael.
Ben sourit.
- Comme je l'ai dit, nous prenons le risque.
Sheere, Ian et Ben arrivèrent devant la grille qui protégeait la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee peu avant minuit. À l'est, la silhouette anguleuse de l'étroite tour du Syambazaar se découpait sur la sphère de la lune et projetait son ombre en dessinant une mince aiguille noire vers l'insondable jardin de palmiers et d'arbustes sauvages qui masquaient l'énigmatique construction.
Ben s'appuya contre les barreaux métalliques qui formaient la grille et se terminaient par des pointes de lance effilées et menaçantes.
- Il va falloir grimper, constata-t-il. Et ça ne paraît pas facile.
- Ça ne sera pas nécessaire, dit Sheere, près de lui. Notre père a décrit chaque millimètre de cette maison dans son livre avant de la construire. J'ai passé des années à en mémoriser tous les détails. Si ce qu'il a écrit est juste, et je n'ai aucun doute là-dessus, derrière ces arbustes il y a un petit lac et, au-delà, se dresse la maison.
- Et ces barreaux, il en parlait aussi ? Je n'ai pas envie de terminer la nuit avec des accrocs partout.
- Il y a un autre moyen d'entrer dans la maison sans qu'il soit besoin de passer par-dessus cette grille, dit Sheere.
- Alors, qu'est-ce qu'on attend ? demandèrent Ian et Ben d'une seule voix.
Sheere les conduisit à travers une étroite ruelle, tout juste une brèche entre la grille et les murs contigus d'une construction de style arabe. Ils s'arrêtèrent devant une ouverture circulaire qui servait d'écoulement ou de collecteur principal des eaux de la maison. Une odeur âcre et mordante en sortait.
- C'est ici ? demanda Ben, incrédule.
- Qu'est-ce que tu espérais ? répliqua Sheere. Des tapis persans ?
Ben inspecta l'intérieur du tunnel et en respira de nouveau l'odeur.
- Superbe ! conclut-il, en guise de réponse à Sheere. À toi l'honneur.