Je me souviens de cette journée de mai comme du premier signe de la tourmente qui allait s'abattre inexorablement sur nos destinées, s'amassant dans notre dos et grossissant à l'ombre de notre totale innocence, cette bienheureuse ignorance qui nous faisait croire que nous jouissions d'un état de grâce car, ne possédant pas de passé, nous n'avions rien à craindre de l'avenir.
Nous ne savions pas alors que les chacals du malheur ne couraient pas derrière ce pauvre Thomas Carter. Leurs crocs avaient soif d'un autre sang, plus jeune et marqué des stigmates d'une malédiction à laquelle il était impossible d'échapper, pas plus dans la foule qui se bousculait dans l'effervescence des marchés en plein air que dans les profondeurs d'un palais clos de Calcutta.
Nous avons suivi Ben au Palais de Minuit pour chercher un lieu secret où écouter ce qu'il avait à nous révéler. Ce jour-là, même après l'étrange accident et les paroles incompréhensibles sorties des lèvres brûlées de notre recteur, aucun de nous n'hébergeait dans son cœur la crainte que puisse planer sur nous d'autre menace que celle de la séparation et du vide vers lesquels les pages blanches de notre avenir paraissaient nous conduire. Nous devions encore apprendre que le Diable a créé la jeunesse pour que nous commettions des erreurs et que Dieu a instauré l'âge mûr et la vieillesse pour que nous puissions payer pour celles-ci.
Je me rappelle aussi que nous avons écouté le récit que Ben a fait de sa conversation avec Thomas Carter et que, tous sans exception, nous avons su qu'il nous cachait quelque chose de ce que le recteur blessé lui avait confié. Je me souviens de l'expression d'inquiétude que prenaient peu à peu les visages de mes amis et le mien en comprenant que, pour la première fois en tant d'années, notre camarade Ben avait choisi de nous tenir en marge de la vérité, quelles que soient ses raisons.
Quand, quelques minutes plus tard, Ben a demandé à parler seul à seul avec Sheere, j'ai pensé que mon meilleur ami venait de donner le coup de poignard final à la Chowbar Society. Les faits qui suivirent devaient démontrer qu'une fois de plus j'avais mal jugé Ben et sa fidélité aux serments de notre club.
Mais, à ce moment précis, il m'a suffi d'observer le visage de mon ami pendant qu'il parlait avec Sheere pour sentir que la roue de la fortune avait inversé son tour et qu'il y avait sur la table de jeu une main noire dont les mises nous engageaient dans une partie qui dépassait de loin nos possibilités.