Les lieux qui abritent la tristesse et la misère sont le foyer de prédilection des histoires de fantômes et d'apparitions. Calcutta recèle dans sa face obscure des centaines de ces histoires, des histoires auxquelles personne n'admet croire et qui, pourtant, continuent de vivre dans la mémoire des générations comme l'unique chronique du passé. On dirait qu'éclairés par une étrange sagesse les gens qui peuplent ses rues comprennent que la véritable histoire de cette ville a toujours été écrite dans les pages invisibles de ses esprits et de ses malédictions tues et cachées.

Peut-être est-ce cette même sagesse qui, dans ses dernières minutes, a éclairé le chemin de Lahawaj Chandra Chatterghee et lui a permis de saisir qu'il était tombé sans espoir de retour dans le labyrinthe de sa propre malédiction. Peut-être a-t-il compris, dans la solitude de son âme condamnée à ressasser sans fin les blessures de son passé, la véritable valeur des vies qu'il avait détruites et de celles qu'il pouvait encore sauver. Il est difficile de savoir ce qu'il a vu sur le visage de son fils Ben quelques secondes avant de permettre à celui-ci d'éteindre à jamais les flammes de la haine qui brûlaient dans les chaudières de l'Oiseau de Feu. Peut-être, dans sa folie, a-t-il été capable, pour une seconde, de retrouver la tendresse que tous ses bourreaux lui avaient confisquée depuis les jours de Grant House.

Toutes les réponses à ces questions, de même que ses secrets, ses découvertes, ses rêves et ses regrets ont disparu pour toujours dans la terrible explosion qui a déchiré le ciel de Calcutta à l'aube de ce 30 mai 1932, comme ces flocons de neige qui ont fondu en baisant le sol.

Quelle que soit la vérité, il me suffira de rappeler que, peu après la chute du train en flammes dans les eaux du Hooghly, la flaque de sang frais où s'était réfugié l'esprit tourmenté de la femme qui avait donné le jour aux jumeaux a définitivement disparu. J'ai su alors que les âmes de Lahawaj Chandra Chatterghee et de celle qui avait été sa compagne reposeraient en paix pour l'éternité. Jamais plus je ne reverrai dans mes rêves le regard triste de la princesse de lumière en train de se pencher sur mon ami Ben.

Je n'ai pas revu mes camarades depuis le soir de ce même jour où j'ai pris le bateau qui devait me conduire en Angleterre. Je me souviens de leurs visages désolés, lors de leurs adieux sur les quais du fleuve Hooghly, pendant que le bateau levait l'ancre. Je me souviens des promesses que nous nous sommes faites de rester unis et de ne jamais oublier les événements que nous avions vécus ensemble. Je ne nierai pas qu'au moment même où nous les faisions, j'ai eu conscience que ces paroles étaient destinées à disparaître à jamais dans le sillage du bateau qui appareillerait sous le crépuscule enflammé du Bengale.

Ils étaient tous là, à l'exception de Ben. Mais aucun n'était plus présent que lui dans nos cœurs.

En me remémorant aujourd'hui ces journées, je sens que tous, ensemble et séparément, continuent de vivre dans un endroit de mon âme qui a clos hermétiquement ses portes à jamais en cette fin d'après-midi, à Calcutta. Un endroit où nous restons toujours des jeunes gens de seize ans à peine et où l'esprit de la Chowbar Society et du Palais de Minuit demeurera vivant tant que je le serai moi-même.

Quant à ce que le destin réservait à chacun d'entre nous, le temps a effacé beaucoup de traces de mes camarades. J'ai su que Seth, les années passant, a succédé au gros Mr De Rozio comme chef de la Bibliothèque et de la Documentation du musée hindou, ce qui a fait de lui l'homme le plus jeune qui ait jamais occupé ce poste dans l'histoire de cette institution.

J'ai eu également des nouvelles d'Isobel qui, quelque temps plus tard, s'est mariée à Michael. Leur union a duré cinq ans. Après leur séparation, Isobel est partie courir le monde avec une modeste compagnie de théâtre. Les années ne l'ont pas empêchée de garder ses rêves vivants. Michael, qui vit encore à Florence où il enseigne le dessin dans une institution, ne l'a jamais revue. Aujourd'hui, j'espère encore lire un jour son nom en gros caractères dans le journal.

Siraj est mort en 1946 après avoir passé les cinq dernières années de sa vie dans une prison de Bombay, accusé d'un vol que, jusqu'au dernier jour, il a juré ne pas avoir commis. Comme l'avait prédit Jawahal, il avait épuisé en une fois le peu de chance qui lui était échu.

Roshan est aujourd'hui un prospère et puissant commerçant, propriétaire d'une bonne partie des vieilles rues de la ville noire où il avait grandi comme un mendiant sans toit. Il est le seul qui, d'année en année, m'envoie rituellement une lettre pour me souhaiter un bon anniversaire. Par ses lettres, je sais qu'il s'est marié et que le nombre de ses petits-enfants qui jouent à cache-cache dans ses propriétés n'a d'égal que le chiffre de sa fortune.

En ce qui me concerne, la vie a été généreuse et m'a permis de parcourir en paix et sans privations cet étrange passage sur terre. Peu après la fin de mes études, la clinique du Dr Walter Hartley, à Whitechapel, m'a offert un poste, et c'est là que j'ai réellement appris le métier dont j'avais toujours rêvé et dont je vis encore. Il y a vingt ans, à la mort de mon épouse Iris, je me suis installé dans une petite maison de Bournemouth où j'ai à la fois mon domicile et mon cabinet, et d'où l'on aperçoit la côte de Poole Bay. Ma seule compagnie, depuis qu'Iris est partie, est son souvenir et le secret que j'ai un jour partagé avec mes camarades de la Chowbar Society.

Une fois de plus, j'ai laissé Ben pour la fin. Même aujourd'hui, alors que je ne l'ai pas revu depuis cinquante ans, il m'est difficile de parler de celui qui a été et sera toujours mon meilleur ami. J'ai appris, grâce à Roshan, que Ben est allé vivre dans ce qui avait été la maison de son père, l'ingénieur Chandra Chatterghee, en compagnie de la vieille Aryami Bosé. La force d'âme de la vieille dame n'a pas résisté au choc de la mort de Sheere, et elle a plongé irrémédiablement dans une longue mélancolie avant de fermer les yeux pour toujours en octobre 1961. Dès lors, Ben a vécu et travaillé seul dans la maison que son père avait construite. C'est là qu'il a écrit tous ses livres jusqu'à l'année où il a disparu sans laisser de traces.

Un matin de décembre, alors que tous, y compris Roshan, le donnaient pour mort, je contemplais la baie depuis le quai qui se trouve devant ma maison, quand j'ai reçu un petit paquet. L'emballage portait le cachet de la poste de Calcutta et mon adresse était libellée dans une écriture qu'il m'est impossible d'oublier, vivrais-je cent ans. Dedans, enveloppée dans plusieurs couches de papier, j'ai trouvé la moitié de la médaille en forme de soleil qu'Aryami avait divisée en deux quand elle avait séparé Ben et Sheere dans cette nuit tragique de 1916.

Ce matin, pendant qu'aux premières lueurs de l'aube j'écrivais les dernières lignes de ces mémoires, la première neige de l'année a étendu son manteau blanc devant ma fenêtre et le souvenir de Ben est remonté en moi à travers toutes ces années comme l'écho d'un murmure. Je l'ai imaginé en train de parcourir les rues animées de Calcutta au milieu de la foule, au milieu de mille histoires inconnues comme la sienne et, pour la première fois, j'ai compris que, comme moi, mon camarade est désormais un vieil homme et que les aiguilles de son horloge sont sur le point d'avoir fait le tour du cadran. C'est une sensation si étrange, que de constater que la vie nous a filé ainsi entre les doigts...

Je ne sais pas si j'aurai d'autres nouvelles de mon ami Ben. Mais je sais que, quelque part dans la mystérieuse ville noire, le garçon à qui j'ai dit adieu pour toujours le matin où il a neigé sur Calcutta reste vivant et garde allumée la flamme du souvenir de Sheere, rêvant du moment où ils seront de nouveau réunis dans un monde où rien ni personne ne pourra plus jamais les séparer.

J'espère, ami, que tu la retrouveras.

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