L'Oiseau de Feu

Le tunnel débouchait à l'air libre sous l'arc d'un petit pont en bois, tendu au-dessus d'une nappe d'eau qui formait comme un obscur manteau de velours devant la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee. Sheere conduisit les deux garçons jusqu'à l'extrémité du bassin, le long d'un bord étroit et argileux qui cédait sous les pas, et s'arrêta pour contempler la construction dont elle avait rêvé toute son existence. Cette nuit, pour la première fois, elle pouvait la voir de ses propres yeux sous la voûte d'étoiles et de nuages en transit qui dessinaient comme une fuite infinie. Ian et Ben la rejoignirent en silence.

Il s'agissait d'une construction comportant un étage, avec une tour à chaque extrémité. Sa physionomie mêlait les traits de nombreux styles architecturaux : des profils edwardiens aux extravagances de palais princiers, en passant par des formes empruntées à un château perdu dans les montagnes de Bavière. L'ensemble, néanmoins, conservait une élégance sereine qui défiait le regard critique de l'observateur. La maison dégageait un charme, une séduction qui, passée la première impression de perplexité, suggéraient que cette impossible disparité de styles et de dessins avait été conçue pour coexister harmonieusement. Cachée au milieu de la jungle inextricable qui la camouflait au cœur de la ville noire, la résidence de l'ingénieur présentait l'aspect solide d'un palais et se dressait fièrement derrière le petit lac, tel un grand cygne noir contemplant son reflet dans un bassin d'obsidienne.

- Est-ce qu'elle correspond à la description de ton père ? demanda Ian.

Sheere confirma, émerveillée, et se dirigea vers les marches qui montaient vers la porte de la maison. Ben et Ian l'observèrent, dubitatifs, en se demandant comment elle pensait entrer dans cette forteresse. Sheere, elle, évoluait dans ce décor énigmatique comme si elle y avait habité depuis l'enfance. Le naturel avec lequel elle contournait des obstacles voilés par le manteau de la nuit inspirait aux deux garçons l'étrange sensation d'être des intrus, des invités accidentels, dans la rencontre entre Sheere et le rêve dont elle s'était nourrie au cours de ses années nomades. En la voyant gravir ces marches, ils comprirent que ce lieu désert et nimbé d'un halo fantomatique était le seul et véritable foyer qu'ait jamais eu la jeune fille.

- Vous allez rester plantés là toute la nuit ? lança-t-elle du haut des marches.

- On était en train de se demander par où on allait entrer, répliqua Ben, et Ian confirma l'interrogation de son ami.

- J'ai la clef, dit la jeune fille.

- La clef ? s'étonna Ben. Où ça ?

- Ici, répondit Sheere en portant son index à sa tête. Les serrures de cette maison ne s'ouvrent pas avec une clef conventionnelle. Il existe un code.

Ben et Ian approchèrent, intrigués. Arrivés devant la porte, ils constatèrent qu'au milieu de celle-ci, autour d'un axe, étaient superposées quatre roues, dont le diamètre diminuait à mesure qu'elles s'éloignaient vers l'extérieur. Sur le périmètre de ces roues, on distinguait différents signes, gravés dans le métal comme sur le cadran d'une horloge.

- Qu'est-ce que signifient ces symboles ? demanda Ian en tentant de les déchiffrer dans la pénombre.

Ben prit une allumette dans la boîte qu'il portait toujours sur lui par mesure de précaution et l'enflamma devant les roues dentées du mécanisme de fermeture. Le métal brilla sous les yeux des jeunes gens.

- Des alphabets ! s'exclama Ben. Sur chaque roue est gravé un alphabet. Grec, latin, arabe et sanscrit.

- Fabuleux, soupira Ian. Un jeu d'enfant...

- Ne vous découragez pas, intervint Sheere. Le code est simple. Il suffit de composer un mot de quatre lettres avec les différents alphabets.

Ben l'observa attentivement.

- Quel est ce mot ?

- Dido, répondit la jeune fille.

- Dido ? s'étonna Ian. Qu'est-ce que ça veut dire ?

- C'est le nom latin de Didon, une reine de la mythologie phénicienne, expliqua Ben.

Sheere confirma. Ian se sentit jaloux de l'éclat qui semblait ne faire qu'un dans les regards croisés du frère et de la sœur.

- Je continue à ne pas comprendre, objecta-t-il. Que viennent faire les Phéniciens à Calcutta ?

- La reine Didon s'est jetée dans un bûcher funéraire pour apaiser la colère des dieux, à Carthage, précisa Sheere. C'est le pouvoir purificateur du feu... Les Égyptiens, eux aussi, avaient un mythe, celui du phénix.

- Le mythe de l'oiseau de feu, compléta Ben.

- Ce n'est pas le nom du projet militaire dont parlait Seth ? demanda Ian.

Son ami confirma.

- Cette histoire commence à me donner la chair de poule, se plaignit Ian. Vous ne pensez pas entrer tout de suite ? Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?

Ben et Sheere échangèrent un coup d'œil décidé.

- Très simple, répondit Ben. On ouvre cette porte.


Les paupières du gros bibliothécaire, Mr De Rozio, commençaient à prendre la consistance de dalles de marbre devant les centaines de documents qui l'entouraient. La marée de mots et de chiffres qu'il avait extraits des archives de l'ingénieur Chandra Chatterghee menait une danse ondoyante et capricieuse qui lui faisait l'effet d'une irrésistible berceuse.

- Les garçons, je crois que je vais laisser tout ça pour demain matin, commença-t-il.

Seth, qui sentait venir cette annonce depuis un bon bout de temps, surgit illico de derrière l'océan de dossiers et exhiba le sourire qu'il réservait pour les grandes occasions.

- Abandonner maintenant, monsieur De Rozio ? Impossible ! Nous ne pouvons pas faire ça.

- Encore quelques secondes, et je m'écroule sous la table, répliqua Mr De Rozio. Et Shiva, dans son infinie bonté, m'a octroyé un poids qui, la dernière fois que je me suis pesé, en février, oscillait entre 250 et 260 livres. Vous savez ce que ça représente ?

Le sourire de Seth se fit encore plus jovial.

- Environ 120 kilogrammes, calcula-t-il.

- Exact. As-tu essayé un jour de relever un adulte de 120 kilos, mon garçon ?

Seth médita la question.

- Là, tout de suite, je ne me souviens pas, mais...

- Un moment ! s'exclama Michael d'un point invisible de la salle, que l'on pouvait repérer grâce aux amas de cartons et aux piles de papiers jaunis. J'ai trouvé quelque chose !

- J'espère que c'est un oreiller, protesta Mr De Rozio en soulevant, épuisé, sa masse imposante.

Michael, portant un carton plein de papiers timbrés que le temps avait impitoyablement décolorés, sortit de derrière une colonne d'étagères poussiéreuses. Seth haussa les sourcils et pria pour que la trouvaille soit importante.

- Je crois que ce sont les actes d'un procès pour une série d'assassinats, dit Michael. Il était sous une citation à comparaître au nom de l'ingénieur Chandra Chatterghee.

- Le procès de Jawahal ? bondit Seth, visiblement excité.

- Laisse-moi voir, ordonna Mr De Rozio.

Michael posa le carton sur le bureau du bibliothécaire. Un nuage de poussière jaunâtre se répandit sous le cône doré que projetait l'ampoule électrique. Les doigts boudinés du bibliothécaire feuilletèrent délicatement les documents, pendant que ses petits yeux scrutaient leur contenu. Seth guetta son visage, cœur battant, dans l'attente d'un mot ou d'un signe révélateur. Mr De Rozio s'arrêta sur une feuille qui portait plusieurs sceaux et la mit en pleine lumière.

- Ça, alors ! murmura-t-il pour lui-même.

- Qu'est-ce que c'est, monsieur ? implora Seth. Qu'avez-vous trouvé ?

Mr De Rozio leva les yeux et arbora un large sourire félin.

- J'ai dans les mains un document signé par le colonel Sir Arthur Llewelyn. Alléguant des raisons supérieures et le secret militaire, il ordonne de surseoir à la procédure judiciaire no089861/A de la quatrième chambre du tribunal du Palais de Justice de Calcutta devant laquelle doit comparaître le nommé Lahawaj Chandra Chatterghee, ingénieur, inculpé de recel et/ou de dissimulation de preuves dans une affaire d'assassinat, et exige le transfert de ladite procédure à la Cour suprême de justice militaire de l'armée de Sa Majesté, en annulant toutes les dispositions antérieures, de même que les preuves apportées tant par la défense que par le ministère public au cours de l'instruction. Daté du 14 septembre 1911.

Interdits, Michael et Seth dévisagèrent Mr De Rozio sans prononcer un mot.

- Eh bien, les garçons, conclut le bibliothécaire : lequel de vous saura nous faire du café ? La nuit risque d'être très longue...


La serrure aux quatre roues de l'alphabet émit un faible cliquetis et, après quelques secondes, la masse métallique de la porte s'ouvrit lentement à deux battants, laissant échapper l'air qui était resté prisonnier à l'intérieur pendant des années. Ian pâlit dans l'ombre.

- Elle s'est ouverte, murmura-t-il d'une voix tremblante.

- Tu as toujours été un excellent observateur, commenta Ben.

- Ce n'est pas le moment de plaisanter. Nous ne savons pas ce qu'il y a là-dedans.

Ben sortit sa boîte d'allumettes et l'agita en l'air en la faisant tinter.

- C'est juste une question de temps. Tu veux être le premier à entrer ?

Ian lui adressa un sourire plein de réticences.

- Je te cède cet honneur.

- J'irai la première, trancha Sheere en pénétrant dans la maison sans attendre la réponse des deux amis.

Ben se dépêcha de gratter une autre allumette et de lui emboîter le pas. Ian jeta un dernier regard au ciel nocturne, comme s'il craignait de ne plus jamais avoir l'occasion de le contempler puis, après avoir pris une profonde inspiration, s'enfonça à l'intérieur de la maison de l'ingénieur. Un instant plus tard, la porte se referma dans son dos avec la même lenteur et la même précision qu'elle avait mise à s'ouvrir.

Les trois jeunes gens s'arrêtèrent l'un près de l'autre et Ben leva l'allumette. Sous leurs yeux s'étendait un spectacle impressionnant qui dépassait leurs rêves les plus fous concernant ce lieu.

Ils se trouvaient dans une salle couronnée d'une voûte concave soutenue par d'épaisses colonnes byzantines et couverte d'une fresque monumentale. Des centaines de figures de la mythologie hindoue constituaient une interminable chronique en images qui se déroulait en cercles concentriques autour d'une figure centrale sculptée en relief sur la peinture : la déesse Kali.

Les murs étaient formés par des rayons remplis de livres qui dessinaient des demi-cercles de plus de trois mètres de haut. Le sol était une mosaïque d'émaux noirs et de pointes de cristal de roche qui donnait l'illusion d'un firmament de constellations et d'étoiles. Ian observa attentivement le tracé devant ses pieds et reconnut la configuration des différentes figures célestes dont Bankim leur avait parlé à St. Patrick's.

- Il faudrait que Seth voie ça..., murmura Ben.

Au fond de la salle, au-delà de ce tapis d'étoiles qui représentait l'univers connu, un escalier en spirale conduisait à l'étage.

Tout à coup, la flamme de l'allumette se consuma entre les doigts de Ben. Les trois jeunes gens se retrouvèrent dans l'obscurité totale. À leurs pieds, cependant, les sentiers de constellations continuaient de briller comme le firmament nocturne.

- C'est incroyable, murmura Ian.

- Attends de voir l'étage, répliqua la voix de Sheere.

Ben gratta une nouvelle allumette et les deux amis aperçurent la jeune fille qui les attendait au pied de l'escalier en spirale. En silence, ils la rejoignirent.

L'escalier s'élevait dans une sorte de lanterne qui ressemblait à celles qu'ils avaient étudiées sur des gravures représentant certains châteaux français du bord de la Loire. En levant les yeux, les jeunes gens avaient l'impression de se trouver à l'intérieur d'un grand kaléidoscope couronné par une rosace digne d'une cathédrale, dont les vitraux multicolores transformaient la clarté de la lune et la décomposaient en centaines de rais bleus, écarlates, jaunes, verts et ambre.

Arrivés à l'étage, ils constatèrent que les flèches lumineuses qui sortaient du couronnement de la lanterne projetaient des motifs changeants qui parcouraient lentement les murs de la salle telles les images d'un primitif cinématographe fantôme.

- Regardez, dit Ben en désignant une surface qui s'étendait à un mètre au-dessus du sol et occupait un rectangle de quelque quarante mètres carrés.

Ils s'en approchèrent et découvrirent ce qui était apparemment une immense maquette de Calcutta, reproduite avec tant de réalisme qu'en l'observant de près elle donnait l'illusion de survoler la véritable ville. Ils reconnurent le cours du Hooghly, le Maidan, Fort William, la ville blanche, le temple de Kali au sud, la ville noire et même les bazars. Sheere, Ian et Ben, fascinés par la beauté et le charme envoûtant qui s'en dégageaient, détaillèrent avec émerveillement cette extraordinaire miniature pendant un long moment.

- Voilà la maison, indiqua Ben.

L'un contre l'autre, ils virent en effet qu'au cœur de la ville noire s'élevait une fidèle reproduction de la demeure où ils se trouvaient. Les lumières multicolores de la lanterne balayaient les rues de cette maquette comme des rayons tombés du ciel, révélant à leur passage les secrets cachés de Calcutta.

- Qu'y a-t-il derrière la maison ? demanda Sheere.

- On dirait une voie de chemin de fer, dit Ian.

- C'en est une, confirma Ben, en suivant son tracé jusqu'à la silhouette anguleuse et majestueuse de Jheeter's Gate, au bout d'un pont métallique qui traversait le Hooghly. Cette voie mène à la gare de l'incendie, reprit-il. C'est une voie désaffectée.

- Il y a un train arrêté sur le pont, observa Sheere.

Ben fit le tour de la maquette pour se rapprocher de la reproduction du chemin de fer. Un désagréable picotement lui parcourut le dos. Il reconnaissait ce train. Il l'avait vu la nuit précédente, avant de se convaincre qu'il avait fait un cauchemar. Sheere le rejoignit en silence et Ben aperçut des larmes dans ses yeux.

- C'est la maison de notre père, Ben, murmura-t-elle. Il l'a construite pour nous, pour qu'elle soit nôtre.

Ben l'entoura de ses bras et la serra contre lui. Ian, qui les observait depuis l'autre bout de la salle, détourna le regard. Ben caressa le visage de Sheere et l'embrassa sur le front.

- À partir de maintenant, ce sera toujours notre maison.

À cet instant, les lumières du petit train arrêté sur le pont s'allumèrent et, lentement, ses roues se mirent en mouvement sur les rails.


Pendant que, dans un silence sépulcral, Mr De Rozio consacrait toutes ses capacités d'analyse et son astuce de renard documentaliste aux actes du procès que le colonel Llewelyn avait mis tant de soin à enterrer, Seth et Michael faisaient la même chose avec un étrange dossier qui contenait des plans et de nombreuses notes de Chandra lui-même. Seth l'avait trouvé au fond d'un des cartons qui abritaient les papiers personnels de l'ingénieur. Après sa disparition, comme aucun membre de sa famille ni aucune institution ne les avait réclamés, et compte tenu de l'importance du personnage, ils étaient allés se perdre dans les limbes des archives du musée, qui partageait sa bibliothèque avec diverses institutions scientifiques et universitaires de Calcutta, parmi lesquelles l'Institut supérieur des travaux publics, dont Chandra Chatterghee avait été l'un des membres les plus illustres et les plus actifs. Le dossier était simplement cartonné et portait pour seule légende ces mots écrits à l'encre bleue : L'Oiseau de Feu.

Seth et Michael avaient tu leur découverte pour ne pas distraire le gros bibliothécaire de la tâche qui mobilisait ses talents et pour laquelle ses compétences de vieux diable archiviste étaient irremplaçables. C'est pourquoi ils s'étaient retirés à l'autre bout de la salle pour se livrer en silence à l'analyse des documents.

- Ces dessins sont formidables, murmura Michael en admirant la sûreté du trait de l'ingénieur sur diverses gravures représentant des objets mécaniques dont la fonction concrète lui paraissait mystérieuse et inexplicable.

- Restons-en à la raison pour laquelle nous sommes là, rectifia Seth. Qu'est-ce que ça dit de l'Oiseau de Feu ?

- Les sciences ne sont pas mon fort, commença Michael, mais je donnerais ma main à couper qu'il s'agit du détail d'un énorme engin incendiaire.

Seth observa les plans sans rien comprendre à leur signification. Michael alla au-devant de ses questions.

- Ça, c'est un réservoir de pétrole ou d'un autre type de combustible, indiqua-t-il sur les plans. Il est relié à un mécanisme d'extraction. C'est simplement une pompe d'alimentation, comme celle d'un puits. La pompe distribue le combustible pour entretenir ce cercle de flammes. Une sorte de pilote du feu.

- Mais ces flammes ne doivent pas mesurer plus de quelques centimètres, objecta Seth. Je ne vois nulle part qu'elles puissent déclencher un incendie.

- Observe ce conduit.

Seth vit ce dont parlait son ami : une sorte de tube pareil au canon d'un fusil.

- Les flammes affleurent dans le périmètre de la bouche du canon.

- Et alors ?

- Regarde de l'autre côté. C'est un réservoir : un réservoir d'oxygène.

- Chimie élémentaire, murmura Seth, commençant à comprendre.

- Imagine ce qui se passerait si cet oxygène sortait sous pression par le conduit et traversait le cercle de feu.

- Un torrent de flammes.

Michael referma le dossier et regarda son ami.

- Quel genre de secret cachait Chandra, qui l'obligeait à dessiner un jouet pareil pour un boucher comme Llewelyn ? Ça revenait à faire cadeau d'une charge de poudre à l'empereur Néron...

- C'est ce que nous devons découvrir, dit Seth. Et vite.


Sheere, Ben et Ian observèrent en silence le parcours du train à travers la maquette, jusqu'au moment où la petite locomotive s'arrêta juste derrière la maison en miniature de l'ingénieur. Les lumières s'éteignirent lentement et les trois amis demeurèrent immobiles, dans l'attente.

- Comment diable se déplace ce train ? demanda Ben. Il doit bien tirer de l'énergie de quelque part. Est-ce qu'il existe un générateur électrique dans cette maison, Sheere ?

- Pas que je sache, répondit sa sœur.

- Il faut qu'il y en ait un, affirma Ian. Cherchons-le.

Ben hocha la tête négativement.

- Ce n'est pas ça qui m'inquiète. À supposer qu'il y en ait un, je ne connais aucun générateur qui se mette en marche tout seul. Encore moins après des années d'inactivité.

- Cette maquette fonctionne peut-être avec un autre type de mécanisme, suggéra Sheere sans trop de conviction.

- Ou il y a quelqu'un d'autre dans la maison, répondit Ben.

Ian jura intérieurement.

- Je le savais..., murmura-t-il, abattu.

- Attends ! s'exclama Ben.

Ian vit que son ami montrait de nouveau la maquette. Le train s'était remis en mouvement et refaisait le trajet dans l'autre sens.

- Il revient à la gare, observa Sheere.

Ben s'approcha lentement et tendit le bras vers la voie, tandis que la locomotive s'approchait peu à peu. Quand le train passa devant lui, il saisit la locomotive et la souleva en la décrochant des wagons. Le reste du convoi perdit lentement de la vitesse et finit par s'arrêter. Ben s'approcha de la clarté de l'escalier et examina la petite locomotive. Ses roues tournaient de moins en moins vite.

- Ce quelqu'un a un sens de l'humour plutôt étrange, commenta-t-il.

- Pourquoi ? demanda Sheere.

- Il y a trois figurines en plomb à l'intérieur de la locomotive, et elles nous ressemblent au-delà de toute coïncidence possible.

Sheere rejoignit Ben et prit la petite locomotive dans ses mains. Les lignes dansantes de la lumière dessinèrent un arc-en-ciel ondoyant sur son visage, et ses lèvres esquissèrent un sourire serein et résigné.

- Il sait que nous sommes ici. Ça n'a aucun sens de continuer à nous cacher.

- De qui parles-tu ? demanda Ian.

- De Jawahal, répondit Ben. Il attend. Ce que je ne sais pas, c'est quoi.


Siraj et Roshan s'arrêtèrent devant la silhouette spectrale du pont métallique qui se perdait dans la brume montant du Hooghly. Ils se laissèrent tomber contre un mur, épuisés, après avoir parcouru en vain la ville à la recherche de traces d'Isobel. Le sommet des tours de Jheeter's Gate perçait la brume en dessinant la crête d'un dragon sommeillant dans la vapeur de sa propre haleine.

- Le jour va bientôt se lever, dit Roshan. Nous devrions rentrer. Isobel nous attend peut-être déjà depuis des heures.

- Je ne crois pas, répondit Siraj.

Les effets de la course nocturne étaient perceptibles dans la voix du garçon mais, pour la première fois depuis des années, Roshan ne l'avait pas entendu un instant se plaindre de son asthme.

- Nous avons fouillé partout, insista Roshan. On ne peut pas faire plus. Allons au moins chercher du renfort.

- Il nous reste un endroit à visiter...

Roshan contempla la masse sinistre de Jheeter's Gate dans la brume et soupira.

- Isobel ne commettrait pas la folie d'entrer là-dedans. Et moi non plus.

- Dans ce cas, j'irai seul, trancha Siraj en se relevant.

Roshan l'entendit haleter et ferma les yeux, abattu.

- Viens te rasseoir ! lui cria-t-il tandis que les pas de Siraj s'éloignaient vers le pont.

Quand il ouvrit les yeux, la mince silhouette de Siraj s'enfonçait dans la brume.

- Je te maudis, murmura-t-il en se levant pour suivre son ami.

Siraj s'arrêta au bout du pont et contempla la façade de Jheeter's Gate qui se dressait devant lui. Roshan rejoignit son camarade et tous deux examinèrent le lieu. Un courant d'air froid sortait des tunnels de la gare. La puanteur du bois carbonisé et des ordures était de plus en plus forte. Les deux garçons essayèrent de distinguer quelque chose dans ce puits de noirceur qui s'ouvrait derrière le seuil de la grande voûte de la gare. L'écho lointain d'une pluie fine se répercutait sur les panneaux tombés à terre.

- On dirait la bouche de l'enfer, dit Roshan. Partons quand nous le pouvons encore.

- C'est juste dans ta tête. Rappelle-toi que c'est simplement une gare abandonnée. Il n'y a personne à l'intérieur. Rien que nous deux.

- S'il n'y a personne, pourquoi vouloir entrer ?

- Tu n'as pas besoin d'entrer si tu ne le veux pas, répondit Siraj sans la moindre nuance de reproche.

- C'est ça. Et tu iras seul, hein ? Laisse tomber. On y va.

Les deux membres de la Chowbar Society pénétrèrent dans la gare en suivant le tracé des rails qui passaient sur le pont et dessinaient la voie vers le quai central. L'obscurité sous la voûte était beaucoup plus dense qu'à l'extérieur et l'on peinait à discerner les contours des objets entre les taches de clarté grisâtre et aqueuse. Roshan et Siraj marchèrent lentement, à un mètre l'un de l'autre. L'écho de leurs pas formait une litanie monotone qui se joignait au chuchotement des courants d'air, dont le rugissement étouffé paraissait provenir de l'intérieur des tunnels comme la voix d'une mer lointaine et furieuse.

- Il vaudrait mieux monter sur le quai, suggéra Roshan.

- Il y a des années que des trains ne passent pas ici. Quelle importance ?

- Moi, je préfère, d'accord ? répliqua Roshan qui ne pouvait écarter de son esprit l'image d'un train débouchant du tunnel sur les rails et les écrasant sous ses roues.

Siraj murmura quelque chose d'inintelligible mais qui semblait marquer une acceptation. Il s'apprêtait à gagner le quai quand quelque chose surgit du tunnel, flottant dans l'air, et se dirigea vers eux.

- Qu'est-ce que c'est ? murmura Roshan, alarmé.

- Un morceau de papier, parvint à dire Siraj. Le vent charrie un tas de cochonneries, c'est tout.

La feuille blanche roula jusqu'à leurs pieds et s'arrêta juste devant Roshan. Il se baissa et la ramassa. Siraj vit son visage se décomposer.

- Qu'est-ce qu'il y a, encore ? questionna-t-il en sentant que la peur de Roshan commençait à devenir contagieuse.

Son ami lui tendit la feuille en silence. Siraj la reconnut tout de suite. C'était le dessin que Michael avait fait d'eux devant le bassin et qu'Isobel s'était approprié. Siraj le rendit à son camarade et, pour la première fois depuis le début de leurs recherches, envisagea la possibilité qu'Isobel soit réellement en danger.

- Isobel ? cria-t-il en direction des tunnels.

L'écho de sa voix se perdit dans les profondeurs et lui glaça le sang. Il essaya de se concentrer pour ne pas perdre le contrôle de sa respiration, qui devenait de plus en plus malaisée. Il laissa le reflet de sa voix s'évanouir et, faisant un effort pour dompter ses nerfs, appela de nouveau :

- Isobel ?

Un puissant choc métallique résonna quelque part dans la gare. Roshan fit un bond et inspecta les alentours. Le vent des tunnels lui fouetta le visage, et les deux garçons reculèrent de quelques pas.

- Il y a quelque chose là-bas au fond, murmura Siraj en montrant le tunnel, avec un calme incompréhensible pour son camarade.

Roshan concentra sa vision sur la gueule noire du tunnel et finit par voir, lui aussi. Les feux lointains d'un train s'approchaient. Il sentit les rails vibrer sous ses pieds et regarda Siraj, épouvanté. Siraj avait un sourire étrange.

- Je ne pourrai pas courir aussi vite que toi, Roshan, déclara-t-il, impassible. Nous le savons tous les deux. Ne m'attends pas et va vite chercher de l'aide.

- De quoi parles-tu, bon sang ? s'exclama Roshan, parfaitement conscient de ce que son ami suggérait.

Les lumières du train pénétrèrent sous la voûte comme un éclair au cœur de l'orage.

- Cours ! ordonna Siraj. Tout de suite !

Le regard de Roshan plongea dans celui de son ami. Le fracas de la locomotive se rapprochait. Il comprit la décision de Siraj et se lança dans une course désespérée vers l'extrémité du quai, en quête d'un endroit où sauter hors de la trajectoire du train. Il y mit toutes ses forces, sans prendre le temps de regarder derrière lui, sûr qu'il était, s'il le faisait, de se retrouver face à l'avant de la locomotive. Les quinze mètres qui le séparaient du bout du quai en devinrent cent cinquante et, dans sa panique, il crut voir les rails s'allonger sous ses yeux dans une fuite vertigineuse. Lorsqu'il se jeta à terre et roula parmi les décombres, le train passa en rugissant à quelques centimètres de l'endroit où il était tombé. Il entendit les hurlements assourdissants des enfants et perçut sur sa peau la morsure des flammes pendant dix terribles secondes durant lesquelles il imagina que toute la gare s'écroulait sur lui.

Puis, d'un coup, ce fut le silence. Il se releva et ouvrit les yeux pour la première fois depuis qu'il avait sauté. La gare était de nouveau déserte. Il ne restait d'autre trace du passage du train que deux rangées de flammes qui s'éteignaient le long des rails. Il sentit comme une eau glacée se répandre dans ses entrailles et revint en courant vers le point où il avait vu Siraj pour la dernière fois. Maudissant sa lâcheté, il pleura de rage et constata qu'il était seul.

Le jour naissant au loin lui montrait le chemin de la sortie.


Les prémices de l'aube s'insinuaient timidement à travers les volets fermés de la bibliothèque du musée indien. Seth et Michael, épuisés, somnolaient, les coudes sur la table, au bord de l'inconscience. Mr De Rozio poussa un profond soupir et écarta sa chaise de son bureau en se frottant les yeux. Cela faisait des heures qu'il se débattait au milieu de l'océan de documents en essayant de débrouiller les fils de ce monstrueux dossier judiciaire ; son estomac exigeait qu'on s'occupe de lui en marquant une pause dans l'ingestion répétée de café, si l'on voulait qu'il continue d'accomplir ses fonctions sans perdre toute dignité.

- Je capitule, mes beaux endormis, tonna-t-il.

Seth et Michael levèrent la tête et constatèrent que le jour s'était réveillé avant eux.

- Qu'avez-vous trouvé, monsieur ? demanda Seth en réprimant un bâillement.

Son ventre grognait et sa tête lui donnait l'impression d'être remplie d'une soupe aux pommes de terre.

- Tu plaisantes, mon garçon ? dit le bibliothécaire. Je crois que vous vous êtes moqués de moi.

- Je ne comprends pas, monsieur, s'étonna Michael.

De Rozio bâilla à son tour longuement en laissant voir un gosier caverneux et en émettant un son qui évoqua chez les garçons l'image mentale d'un hippopotame éternuant dans un fleuve.

- C'est très simple. Vous êtes venus ici avec une histoire d'assassinats et de crimes et avec cette absurde intrigue autour d'un dénommé Jawahal.

- Mais tout ça est vrai. Nous avons des informations de première main.

De Rozio eut un rire sarcastique.

- Après tout, c'est peut-être vous qu'on a pris pour des idiots. Dans tout ce tas de papiers, je n'ai pas trouvé une seule mention de votre ami Jawahal. Rien. Zéro.

Seth sentit son estomac vide descendre jusque dans ses pieds par les jambes de son pantalon.

- Mais c'est impossible, monsieur. Jawahal a été condamné et envoyé en prison, avant de s'évader des années plus tard. Nous pourrions peut-être reprendre les choses par là. Par l'évasion. Elle doit bien figurer quelque part...

De Rozio le scruta avec scepticisme de ses yeux porcins et pénétrants. Son expression signifiait nettement qu'il ne leur laisserait pas de seconde chance.

- Si j'étais vous, mes enfants, je retournerais là où on vous a servi cette histoire et je m'assurerais que, cette fois, on me la raconte en entier. Quant à ce Jawahal qui, d'après votre mystérieux informateur, était en prison, je crois que c'est le genre de courant d'air que ni vous ni moi ne pourrons jamais rattraper.

Il examina les deux garçons. Ils étaient d'une pâleur de marbre. Le gros érudit leur adressa un sourire de commisération.

- Mes condoléances, murmura-t-il. Vous n'avez pas fureté dans le bon terrier...

Peu de temps après, Seth et Michael contemplaient le lever du jour assis sur les marches de la façade du musée indien. Une légère bruine avait imprégné les rues d'une couche brillante qui formait une plaque d'or liquide sous les rayons du soleil montant au milieu des brumes de l'est. Seth regarda son camarade et lui montra une pièce.

- Face, je vais voir Aryami et tu vas à la prison. Pile, c'est le contraire.

Michael acquiesça, les yeux mi-clos. Seth lança la pièce en l'air. Le disque de bronze décrivit une trajectoire en lançant des éclats intermittents pour finir par retomber dans sa main. Michael se pencha pour voir le résultat.

- Mon bon souvenir à Aryami, murmura Seth.


La lumière du jour finit par atteindre la demeure de l'ingénieur Chandra après une nuit qui semblait ne jamais devoir s'achever. Ian bénit pour la première fois de sa vie le soleil de Calcutta quand ses rayons se répandirent sur le manteau de ténèbres qui les avait enveloppés durant des heures.

Le jour emporta avec lui l'aspect menaçant de la maison. Ben et Sheere accueillirent eux aussi la venue de la clarté avec une expression sincère de soulagement et de fatigue. Ils avaient du mal à se rappeler la dernière fois qu'ils avaient dormi, quand bien même cela n'aurait remonté qu'à quelques heures. Malgré le poids du manque de sommeil et l'épuisement que la succession des événements leur avaient infligé, ils pouvaient maintenant affronter plus sereinement ce que, dans l'obscurité de la nuit, ils n'auraient pas osé considérer.

- Bien, dit Ben. Si une chose est claire, c'est que cette maison est sûre. Si notre ami Jawahal avait pu entrer ici, il l'aurait déjà fait. Notre père avait des goûts excentriques, mais il savait protéger son foyer. Je propose d'essayer de dormir un peu. Telles que les choses se présentent, je préfère dormir à la lumière du jour et être en forme pour la tombée de la nuit.

- Je ne peux qu'approuver, convint Ian. Mais où pourrions-nous dormir ?

- Il y a des chambres dans les tours, expliqua Sheere, nous avons l'embarras du choix.

- Je suggère de prendre des chambres voisines, ajouta Ben.

- D'accord, dit Ian. Et ça ne serait pas non plus de trop si on mangeait quelque chose.

- Pour ça, il faudra attendre. Nous sortirons plus tard chercher de quoi manger.

- Comment pouvez-vous avoir faim ? s'étonna Sheere.

Ben et Ian haussèrent les épaules.

- Physiologie élémentaire, répliqua Ben. Demande à Ian. C'est lui le médecin.

- Comme me l'a dit une fois une institutrice qui donnait des cours de lecture dans une école de Bombay, déclara Sheere, la principale différence entre un homme et une femme, c'est que l'homme fait toujours passer son ventre avant son cœur. La femme, c'est le contraire.

Ben soupesa cette théorie et n'hésita pas à contre-attaquer.

- Je citerai textuellement notre misogyne préféré, Mr Thomas Carter, célibataire de profession et par vocation : « La véritable différence, c'est que les hommes ont le ventre beaucoup plus gros que le cerveau et le cœur, et que les femmes ont le cœur si petit qu'il s'échappe toujours par leur bouche. »

Ian assistait à cet échange de citations illustres avec le plus total ahurissement.

- Philosophie de pacotille, déclara Sheere.

- C'est la seule philosophie qui tienne la route, ma chère.

Ian leva main pour demander une trêve.

- Bonne nuit à tous les deux, dit-il en prenant sans plus tarder le chemin de la tour.

Dix minutes plus tard, tous trois étaient plongés dans un profond sommeil dont personne n'aurait pu les réveiller. La fatigue avait été plus forte que la peur.


En quittant les marches du musée indien, Seth descendit Chowringhee Road vers le sud sur un demi-mile et tourna dans Park Street vers l'est en direction de la zone du Beniapukur, où les ruines de l'ancien pénitencier de Curzon Fort se dressaient près du cimetière écossais. Ce cimetière, aujourd'hui en mauvais état, avait été construit sur ce que l'on considérait autrefois comme les limites officielles de la ville. À cette époque, le taux élevé de mortalité et la rapidité avec laquelle les cadavres se décomposaient avaient obligé les autorités à transférer tous les espaces funéraires en dehors de Calcutta pour des raisons de santé publique. Ironie du sort, les Écossais, qui avaient pourtant contrôlé d'une main ferme durant des décennies l'activité commerciale de la ville, avaient découvert qu'ils ne pouvaient se payer un enterrement au milieu des tombes de leurs voisins britanniques et s'étaient vus forcés de construire leur propre cimetière. À Calcutta, les riches refusaient de céder leur terrain à plus pauvres qu'eux, même après leur mort.

En arrivant près de ce qui restait du pénitencier de Curzon Fort, Seth comprit pourquoi il n'avait pas encore été victime des impitoyables démolitions habituelles de la ville. L'édifice paraissait accroché à un fil invisible, prêt à s'écrouler sur les passants à la moindre tentative de modifier son équilibre. Ouvrant des brèches et mettant en pièces poutres et piliers avec une férocité peu fréquente, un incendie avait dévoré la prison comme s'il s'agissait d'une maquette en carton. On pouvait voir les toitures carbonisées à travers les fenêtres comme les gencives malades d'un vieil animal.

Seth s'approcha du seuil en se demandant comment il allait trouver quelque chose dans ce tas de briques et de madriers brûlés. Il était évident qu'il ne pouvait rester ici d'autre souvenir du passé que les barreaux de métal et les cellules qui s'étaient, en leur temps, transformés en foyers mortels et sans échappatoire.

- Tu viens visiter, mon garçon ? murmura une voix rauque dans son dos.

Seth se retourna et vit que la question sortait des lèvres d'un vieillard en haillons, dont les pieds et les mains portaient des plaies dans un état d'infection avancé. Ses yeux sombres l'observaient nerveusement dans un visage masqué par la crasse et une barbe grise et clairsemée que l'on eût crue taillée au couteau.

- C'est bien le pénitencier de Curzon Fort, monsieur ? demanda Seth.

Le mendiant écarquilla les yeux en entendant la manière insolite dont le garçon s'adressait à lui. Un sourire édenté se dessina sur ses lèvres parcheminées.

- Ce qu'il en reste. Tu cherches quelque chose, fiston ?

- Je cherche des informations, répondit Seth qui tenta de rendre la pareille au mendiant en lui adressant un sourire aimable et poli.

- Dans ce monde d'ignorants, tu es bien le seul à chercher des informations. Et qu'est-ce que tu veux savoir, mon garçon ?

- Vous connaissez cet endroit ?

- J'y vis. Autrefois il a été ma prison, aujourd'hui il est ma maison. La providence a été généreuse avec moi.

- Vous avez été prisonnier à Curzon Fort ? demanda Seth sans cacher son étonnement.

- Il y a eu une époque où j'ai commis de grosses erreurs... et j'ai dû payer pour elles.

- Jusqu'à quand y avez-vous été détenu, monsieur ?

- Jusqu'à la fin.

- Vous étiez là, la nuit de l'incendie ?

Le mendiant écarta ses haillons. Seth, horrifié, découvrit la cicatrice pourpre d'une large brûlure qui lui couvrait le torse et le cou.

- Dans ce cas, vous pouvez peut-être m'aider. Deux de mes amis courent un grave danger. Est-ce que vous vous souvenez d'avoir connu un détenu du nom de Jawahal ?

Le mendiant ferma les yeux et fit lentement non de la tête.

- Ici, aucun de nous ne portait son véritable nom, fiston. Le nom, comme la liberté, c'était quelque chose que nous laissions à la porte en entrant. Nous pensions qu'en le tenant loin de l'horreur de ce lieu, nous pourrions peut-être le récupérer à la sortie, propre et sans souvenirs. Naturellement, ça ne se passait jamais comme ça...

- L'homme dont je parle a été condamné pour assassinat, précisa Seth. Il était jeune. C'est lui qui a provoqué l'incendie qui a détruit la prison, et il s'est évadé.

Le mendiant l'observa, mi-surpris, mi-amusé.

- Qui a provoqué l'incendie ! s'exclama-t-il, incrédule. L'incendie a pris dans les chaudières. C'est une valve d'huile qui a explosé. Je n'étais pas dans ma cellule, c'était mon jour de corvée. C'est ce qui m'a sauvé.

- Cet homme a préparé l'incendie, insista Seth. Et maintenant il veut tuer mes amis.

Le mendiant hocha la tête, sceptique, mais acquiesça.

- C'est possible, fiston, mais quelle importance aujourd'hui ? En tout cas, moi, je ne me ferais pas trop de souci pour tes amis. Cet homme, ton Jawahal, ne peut plus leur faire grand mal.

Seth fronça les sourcils, confondu.

- Pourquoi dites-vous ça, monsieur ?

Le mendiant rit.

- Fiston, la nuit de l'incendie, je n'avais même pas ton âge. J'étais le plus jeune de la prison. Cet homme, même s'il a existé, doit avoir aujourd'hui plus de cent ans.

Seth porta les mains à ses tempes, totalement perdu.

- Un moment ! C'est bien en 1916 que la prison a brûlé ?

- 1916 ?

Le mendiant rit de nouveau.

- Fiston, d'où sors-tu ? Curzon Fort a brûlé le matin du 26 avril 1857. Ça fait exactement soixante-quinze ans.

Bouche bée, Seth dévisagea le mendiant, qui l'observait avec curiosité et une certaine considération pour la consternation qu'il exprimait.

- Comment t'appelles-tu, fiston ?

- Seth, monsieur.

- Je suis désolé ne pas avoir pu t'aider, Seth.

- Vous l'avez fait. Et moi, est-ce que je peux vous aider en quelque chose, monsieur ?

Les yeux du mendiant brillèrent au soleil et un sourire amer affleura sur ses lèvres.

- Est-ce que tu connais un moyen de remonter le temps, Seth ? demanda-t-il en regardant ses paumes.

Seth fit lentement non de la tête.

- Alors, tu ne peux pas m'aider. Retourne maintenant avec tes amis, Seth. Mais ne m'oublie jamais.

- Soyez-en sûr, monsieur.

Le mendiant sourit une dernière fois et, levant la main en signe d'adieu, il fit demi-tour et rentra dans les ruines de la prison détruite. Seth le vit disparaître dans l'ombre et reprit sa route sous le soleil ardent de la matinée. Un voile de nuage noir approchait en serpentant à l'horizon, telle une tache de sang se répandant lentement dans un bassin.


Michael s'arrêta au pied de la rue qui conduisait à la maison d'Aryami Bosé et contempla, interdit, les restes fumants de ce qui avait été la demeure de la vieille dame. Depuis la cour, les curieux observaient silencieusement la police en train de fouiller dans les décombres et d'interroger les voisins. Il s'approcha rapidement et s'ouvrit un chemin dans le cercle de badauds et d'habitants consternés par l'incendie. Un officier de la police lui barra le passage.

- Désolé, mon garçon. On ne passe pas, l'informa-t-il sur un ton qui n'admettait pas de réplique.

Michael regarda, par-dessus les épaules de l'homme, deux de ses collègues soulever une poutre effondrée sur laquelle des petites flammes couraient encore.

- Et la femme qui vit ici ? demanda-t-il.

Le policier lui adressa un regard à mi-chemin entre le soupçon et l'ennui.

- Tu la connaissais ?

- C'est la grand-mère de mes amis. Où est-elle ? Elle est morte ?

L'officier l'observa pendant quelques secondes sans modifier son attitude. Finalement, il hocha la tête négativement.

- Il n'y a pas de trace d'elle. Un voisin prétend avoir vu quelqu'un descendre la rue en courant, peu après que les flammes eurent jailli du toit. Maintenant, fiche le camp. Je t'en ai déjà raconté plus que je ne devrais.

- Merci, monsieur, dit Michael en s'extrayant de la masse humaine qui se pressait, dans l'attente d'éventuelles découvertes macabres.

Une fois libéré de la foule des curieux et des voisins, Michael examina les maisons contiguës en quête de possibles indices susceptibles de lui suggérer où la vieille dame avait pu fuir, emportant avec elle le secret dont Seth et lui venaient tout juste de comprendre l'existence. Les deux extrémités de la rue se perdaient dans l'entassement de maisons, de bazars et de palais de la ville noire. Aryami Bosé pouvait être n'importe où.

Pendant quelques instants, le garçon considéra diverses possibilités, puis il décida d'aller vers l'ouest, en direction des rives du Hooghly. Là, des milliers de pèlerins entraient dans les eaux sacrées du delta du Gange pour obtenir la purification du ciel et n'y gagner, la plupart du temps, que des fièvres et des maladies.

Sans se retourner vers les ruines de la maison dévorée par les flammes, Michael marcha en plein soleil, se faufilant dans la foule qui peuplait les rues et les submergeait dans un brouhaha d'appels de marchands, de discussions agitées et de prières que personne n'écoutait. La voix de Calcutta. Derrière lui, à une vingtaine de mètres, une forme enveloppée dans une cape noire sortit des méandres d'une ruelle et lui emboîta le pas dans la multitude.


Ian ouvrit les yeux dans la lumière de midi avec la claire certitude que son insomnie chronique n'était pas prête à lui concéder davantage que ces quelques heures de répit pour répondre à la fatigue éprouvée après les derniers événements. À en juger par la consistance de la lumière qui baignait la chambre de la tour ouest de la maison de l'ingénieur Chandra, il calcula qu'on devait croiser le méridien de la mi-journée. L'appétit tenace qui l'avait assailli à l'aube revint se manifester impitoyablement et le fit grincer des dents. Comme plaisantait parfois Ben en parodiant les propos du maître Tagore, dont le château se trouvait à peu de mètres de là, quand le ventre parle, l'homme sage écoute.

Il sortit silencieusement de la chambre et vérifia que Sheere et Ben continuaient de jouir d'un enviable repos dans les bras de Morphée. Il soupçonnait qu'à leur réveil, même Sheere ne serait pas mécontente de régler son compte à la première denrée comestible qu'elle trouverait à portée de main. En ce qui concernait Ben, aucun doute n'était permis. En ce moment, son ami devait rêver d'un plateau couvert de délices culinaires et d'un somptueux gâteau de Chhana, ainsi que du mélange de jus de citron vert et de lait brûlant dont les gosiers bengalis étaient fous.

Conscient que le sommeil avait déjà été plus charitable avec lui qu'il ne l'espérait, Ian décida de s'aventurer au-dehors, à la recherche de provisions capables de satisfaire son appétit et celui de ses compagnons. Il songea qu'avec un peu de chance il serait de retour avant même qu'ils aient eu tous les deux le temps de bâiller.

Il traversa la salle de la grande maquette et se dirigea vers l'escalier en spirale, constatant avec satisfaction qu'à la lumière du jour la maison était considérablement moins inquiétante. Le rez-de-chaussée n'avait pas changé et les murs l'isolaient de la température extérieure avec une prodigieuse efficacité. Il n'avait pas de mal à imaginer la chaleur suffocante qui devait imposer sa loi au-dehors, pourtant, on avait l'impression que la demeure de l'ingénieur se trouvait au pays de l'éternel printemps. Il traversa sur la mosaïque plusieurs galaxies d'un pas léger et ouvrit la porte, sûr de ne pas oublier la combinaison de la serrure originale qui scellait le sanctuaire privé de Chandra Chatterghee.

Le soleil frappait impitoyablement l'épais jardin, et le petit lac qui, dans la nuit, lui était apparu comme une plaque d'ébène poli renvoyait à présent un éclat intense sur la façade de la maison. Il se dirigea vers la sortie du tunnel secret sous le pont de bois et, un moment, se laissa bercer par l'illusion que, à la lumière d'une journée resplendissante et brûlante comme celle-là, les menaces qui l'avaient tourmenté pendant la nuit pouvaient s'évanouir avec la même facilité qu'une statue de glace dans le désert.

Profitant de cette parenthèse de tranquillité, il s'introduisit dans le passage et, avant que l'âcre puanteur qui y régnait n'envahisse ses poumons, il ressortit par la brèche menant à la rue. Une fois là, il lança mentalement une pièce en l'air et décida d'entreprendre ses recherches alimentaires côté ouest.

Pendant qu'il s'éloignait en chantonnant dans la rue déserte, il ne pouvait guère imaginer que les quatre cercles concentriques de la serrure avaient recommencé à tourner avec une lenteur infinie. Cette fois, le mot de quatre lettres destinées à s'arrêter à la verticale n'était plus le nom de Didon, mais celui d'une autre déesse, beaucoup plus proche : Kali.


Ben crut entendre en rêve un grand fracas et se réveilla dans l'obscurité totale de la chambre où il avait dormi. Sa première impression, dans les secondes d'hébétude qui suivent un réveil en sursaut, fut la perplexité en constatant que la nuit était tombée. Ils devaient avoir dormi plus de douze heures. Un instant plus tard, en entendant de nouveau le choc violent qu'il croyait avoir rêvé, il comprit que ce n'était pas la nuit qui empêchait la lumière d'entrer dans la chambre. Quelque chose était en train de se passer dans la maison. Les volets se fermaient avec force, hermétiquement, comme les vannes d'une écluse. Il sauta du lit et courut à la porte, à la recherche de ses amis.

- Ben ! entendit-il Sheere crier.

Il ouvrit la porte de la chambre de sa sœur et la découvrit de l'autre côté, immobile, tremblante. Il la prit dans ses bras et la sortit de la pièce, atterré, tandis que les volets se fermaient les uns après les autres telles des paupières de pierre.

- Ben, gémit Sheere. Quelque chose est entré dans ma chambre pendant que je dormais et m'a touchée.

Ben sentit un frisson lui parcourir le corps et conduisit Sheere jusqu'au centre de la salle de la grande maquette. En une seconde, l'obscurité totale les entoura. Il garda Sheere serrée dans ses bras et lui chuchota de rester silencieuse pendant qu'il tentait de percevoir un mouvement quelconque dans le noir. Ses yeux ne parvinrent pas à distinguer la moindre forme, néanmoins tous deux purent entendre la rumeur qui envahissait les pièces et faisait penser à des centaines de petits animaux courant sous le sol et entre les murs.

- Qu'est-ce que c'est, Ben ?

Son frère essayait de trouver une réponse, quand un nouvel événement vint lui ôter la parole. Les lumières de la maquette de la ville s'étaient lentement allumées, et les deux jeunes gens assistèrent à la naissance d'une Calcutta nocturne. Ben avala sa salive et Sheere se cramponna étroitement à lui. Au milieu de la maquette, le petit train alluma ses feux, et ses roues commencèrent à tourner.

- Sortons d'ici, murmura Ben en conduisant à tâtons sa sœur vers l'escalier qui menait au rez-de-chaussée. Tout de suite.

Avant qu'ils aient pu faire quelques pas, un cercle de feu ouvrit un orifice dans la porte de la chambre qu'avait occupée le jeune fille. En moins d'une seconde, il la consumait comme une braise qui traverserait une feuille de papier. Sentant que ses pieds se rivaient au sol, Ben aperçut des empreintes de pas enflammées qui s'approchaient, provenant du seuil de la chambre.

- Cours en bas ! cria-t-il en poussant sa sœur vers l'escalier. Cours !

Prise de panique, Sheere se précipita dans l'escalier. Ben demeura immobile sur la trajectoire de ces marques flamboyantes qui avançaient vers lui à toute vitesse. Une bouffée d'air chaud imprégné d'une odeur de kérosène brûlé le frappa au visage, en même temps qu'une empreinte enflammée s'arrêtait à un pas de ses pieds. Deux pupilles rouges comme du fer incandescent s'allumèrent dans l'obscurité. Des griffes de feu enserrèrent son bras droit. Cette tenaille pulvérisa le tissu de sa chemise et lui brûla la peau.

- L'heure de notre rencontre n'est pas encore venue, murmura une voix métallique et caverneuse devant lui. Écarte-toi.

Avant qu'il n'ait pu réagir, la main de fer le projeta violemment sur le côté et l'expédia au sol. Il tomba sur le flanc et tâta son bras blessé. Il parvint alors à voir un spectre de feu qui descendait l'escalier en spirale en le détruisant sous ses pas.

Les hurlements de terreur de Sheere au rez-de-chaussée lui rendirent assez de forces pour se relever. Il courut vers l'escalier. Celui-ci n'était plus qu'un squelette de barres de métal enveloppées de flammes et les marches avaient disparu. Ben se jeta dans le trou béant. Son corps atterrit sur la mosaïque du rez-de-chaussée et la douleur de son bras lacéré par le feu se fit insupportable.

- Ben ! cria Sheere. Je t'en supplie !

Le garçon leva les yeux. Sheere, enveloppée dans un voile de flammes translucides comme la chrysalide d'un papillon sorti de l'enfer, était entraînée sur le sol d'étoiles brillantes. Il se releva et courut vers elle, en suivant la trace laissée par son ravisseur, qui se dirigeait vers la porte de derrière, et en tentant d'esquiver la chute démente des centaines de livres de la bibliothèque circulaire, qui dégringolaient en flammes des rayons et se décomposaient en une pluie de pages en pleine combustion. Quelque chose le frappa. Il tomba de tout son long, et sa tête alla cogner contre le sol.

Sa vision se voila lentement pendant qu'il apercevait le visiteur de feu qui s'arrêtait et se retournait pour le regarder. Sheere hurlait de peur, mais ses cris n'étaient déjà plus audibles. Luttant pour ne pas céder à l'évanouissement et ne pas abandonner toute résistance, Ben se déplaça de quelques centimètres sur le sol jonché de braises. Un sourire cruel, comme celui d'un loup, se dessina devant lui. Dans la masse confuse que devenait son champ de vision, où tout se diluait comme une aquarelle encore humide, il reconnut l'homme qu'il avait vu dans la locomotive du train fantôme qui traversait la nuit. Jawahal.

- Quand tu seras prêt, viens à moi, lui murmura l'esprit de feu. Tu sais où me trouver...

Un instant plus tard, Jawahal ressaisit Sheere et traversa avec elle le mur de derrière de la maison comme s'il s'agissait d'un rideau de fumée. Avant de perdre connaissance, Ben entendit l'écho du train qui s'éloignait.


- Il revient à lui, murmura une voix à des centaines de kilomètres.

Ben essaya de distinguer les taches imprécises qui s'agitaient devant lui et reconnut bientôt quelques traits familiers. Des mains le saisirent doucement et glissèrent un objet confortable sous sa tête. Le garçon battit des paupières. Les yeux de Ian, rougis et désespérés, l'observaient avec anxiété. Près de lui se tenaient Seth et Roshan.

- Ben, tu nous entends ? demanda Seth, dont le visage suggérait qu'il n'avait pas dormi depuis une semaine.

Soudain, Ben se souvint et voulut se lever brusquement. Les mains des trois garçons le rendirent à sa position allongée.

- Où est Sheere ? parvint-il à articuler.

Ian, Seth et Roshan échangèrent un regard sombre.

- Elle n'est pas là, Ben, répondit finalement Ian.

Ben sentit que le ciel se détachait par morceaux pour s'écrouler sur lui et ferma les yeux.

- Que s'est-il passé ? demanda-t-il ensuite, plus calme.

- Je me suis réveillé avant vous, expliqua Ian, et j'ai décidé de sortir chercher quelque chose à manger. En chemin, j'ai rencontré Seth qui se rendait à la maison. Au retour, nous avons vu que tous les volets étaient fermés et que de la fumée sortait de l'intérieur. Nous avons couru et nous t'avons trouvé évanoui. Sheere n'était pas là.

- Jawahal l'a enlevée.

Une expression indéchiffrable s'inscrivit sur les visages de Ian et de Seth.

- Que se passe-t-il ? Qu'est-ce que vous avez découvert ? s'exclama Ben.

Seth porta les mains à son épaisse tignasse et l'écarta de son front. Ses yeux le trahissaient.

- Je ne suis pas sûr que ce Jawahal existe, Ben, déclara le robuste garçon. Je crois qu'Aryami nous a menti.

- De quoi parlez-vous ? s'exclama Ben. Pourquoi nous aurait-elle menti ?

Seth résuma leurs recherches au musée avec Mr De Rozio et expliqua qu'il n'existait aucune mention de Jawahal dans tout le dossier du procès, à part une lettre personnelle adressée à l'ingénieur par le colonel Llewelyn, qui avait enterré l'affaire pour d'obscures raisons. Ben écouta ces révélations, incrédule.

- Ça ne prouve rien, objecta-t-il. Jawahal a été condamné et emprisonné. Il s'est enfui il y a seize ans et, à partir de ce moment, ses crimes ont commencé.

Seth soupira, en hochant la tête négativement.

- Je suis allé à la prison de Curzon Fort, Ben. Aucune évasion ni aucun incendie n'ont eu lieu il y a seize ans. Le pénitencier a brûlé en 1857. Jawahal n'a jamais pu y être incarcéré, comme il n'a pu s'évader d'une prison qui n'existait déjà plus des décennies avant son procès. Un procès qui ne figure nulle part. Rien ne colle.

Ben le dévisagea, interloqué.

- Elle nous a menti, Ben. Ta grand-mère nous a menti.

- Où est-elle en ce moment ?

- Michael la cherche, précisa Ian. Dès qu'il la trouvera, il l'amènera ici.

- Et où sont les autres ? voulut encore savoir Ben.

Roshan regarda Ian d'un air indécis. Celui-ci acquiesça gravement.

- Dis-le, toi, demanda-t-il.


Michael s'arrêta pour contempler la brume crépusculaire qui couvrait la rive ouest du Hooghly. Des dizaines de silhouettes partiellement enveloppées dans des voiles blancs et usés se baignaient dans les eaux du fleuve, et le concert de leurs voix se perdait dans le bruissement du courant. Les battements d'ailes des pigeons qui s'élevaient dans le vent au-dessus de la jungle de palais et de coupoles décolorées et alignées face au ruban lumineux du Hooghly évoquaient une Venise des ténèbres.

- Est-ce que c'est toi, le garçon qui me cherche ? lança une vieille accroupie à quelques mètres de lui, le visage masqué par un voile.

Elle souleva son voile. Les yeux tristes et profonds d'Aryami pâlirent dans le crépuscule.

- Il faut nous hâter, madame, dit Michael. Nous n'avons plus beaucoup de temps.

Aryami acquiesça et se releva lentement. Michael lui offrit son bras et ils partirent en direction de la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee dans les derniers rayons du soleil couchant.


En silence, les cinq garçons firent cercle autour d'Aryami Bosé. Ils attendirent patiemment qu'elle soit confortablement installée pour pouvoir solder la dette qu'elle avait contractée envers eux en leur cachant la vérité. Aucun n'osa prononcer un mot avant elle. L'urgence angoissante qui les consumait intérieurement se transforma pour un moment en un calme où la tension était perceptible, avec la crainte que le secret si jalousement gardé par la vieille dame ne les place devant un défi insurmontable.

Aryami observa leurs visages avec une profonde tristesse et esquissa un début de sourire qui affleura à peine sur ses lèvres. Enfin, baissant les yeux, elle poussa un faible soupir et, fixant les paumes de ses mains petites et nerveuses, elle parla. Cette fois, cependant, sa voix leur parut dépourvue de l'autorité et de la détermination qu'ils avaient appris à attendre d'elle. Au bout du chemin, la peur avait effacé la force d'âme qui émanait de sa personne, et ils comprirent que celle qui leur parlait n'était plus qu'une vieille femme faible et mortellement effrayée, une petite fille qui avait vécu trop longtemps.


- Avant de commencer, permettez-moi de vous dire que, s'il m'est arrivé dans ma vie de mentir - je m'y suis vue obligée en de nombreuses occasions -, c'était toujours pour protéger quelqu'un. Et si, cette fois, je vous ai menti, c'était avec la certitude que, ce faisant, je vous protégerais, toi, Ben, et Sheere, ta sœur, de quelque chose qui pourrait vous faire peut-être encore plus de mal que les stratagèmes d'un criminel devenu fou. Personne ne peut imaginer combien j'ai souffert d'avoir à porter ce poids en solitaire depuis votre naissance. Tout ce que je vais vous dire maintenant sera la vérité, ou du moins tout ce que j'en connais. Écoutez-moi bien, et acceptez cette fois pour véridique ce qui sortira de mes lèvres, même si rien n'est plus terrible et difficile à croire que la réalité pure et nue des faits...

» J'ai l'impression que des années se sont déjà écoulées depuis que je vous ai raconté l'histoire de ma fille Kylian. Je vous ai parlé d'elle, de sa luminosité merveilleuse et de la manière dont, parmi tous ceux qui lui faisaient la cour, elle a choisi pour mari un homme d'origine simple et de grand talent, un jeune ingénieur plein de promesses. Hélas, il portait depuis son enfance une lourde charge sur les épaules, un secret qui devait le mener à la mort en même temps que beaucoup d'autres. Et même si cela paraît paradoxal, permettez que, pour une fois, je commence mon récit par la fin, pour apporter une réponse aux faits que vous avez mis tant d'intelligence à découvrir.

» Chandra Chatterghee a toujours été un rêveur, un homme possédé par la vision d'un avenir meilleur et plus juste pour les siens, qu'il voyait mourir de misère dans les rues de cette ville. Pendant ce temps, derrière les murs de leurs opulentes demeures, ceux qu'il considérait comme des envahisseurs et des exploiteurs du patrimoine naturel de notre peuple s'enrichissaient et menaient une vie de luxe et de frivolité, payée par la misère de millions d'âmes condamnées à la pauvreté dans l'immense orphelinat sans toit qu'est ce pays.

» Son rêve était de doter d'un instrument de progrès et de richesse la nation dont il a toujours cru qu'elle parviendrait à briser le joug de l'oppression. Un instrument ouvrant de nouvelles routes entre les villes, de nouvelles enclaves et de nouvelles voies vers l'avenir pour les familles de l'Inde. Il a toujours rêvé de cette invention d'acier et de feu : le chemin de fer. Pour Chandra, les rails étaient les artères qui devaient charrier le sang neuf du progrès sur toute cette terre. C'est pour elles qu'il a projeté un cœur d'où partirait cette énergie : son œuvre majeure, la gare de Jheeter's Gate.

» Mais la ligne qui sépare les rêves des cauchemars a la minceur d'un fil et, très vite, les ombres du passé sont revenues réclamer leur prix. Un haut personnage de l'armée britannique, le colonel Llewelyn, avait fait carrière avec la rapidité d'un météore en édifiant celle-ci sur ses exploits et ses massacres d'innocents, vieillards et enfants, hommes désarmés et femmes terrorisées, dans des villages et des agglomérations de toute la péninsule du Bengale. Là où arrivait le message de paix et d'union de l'Inde nouvelle, accouraient ses fusils et ses baïonnettes. Un homme de grand talent et de grand avenir, comme le proclamaient fièrement ses supérieurs. Un assassin, avec à sa disposition le drapeau de la couronne et le pouvoir de son armée. Un parmi tant d'autres.

» Llewelyn n'a pas tardé à repérer les dons de Chandra, et il n'a pas rencontré trop de difficultés pour tracer autour de lui un cercle noir, bloquant tous ses projets. Au bout de quelques semaines, plus une porte de Calcutta ou de la province ne restait ouverte à l'ingénieur. Sauf, bien évidemment, celle de Llewelyn. Celui-ci lui a proposé des travaux pour l'armée, ponts, lignes de chemin de fer... Toutes ces offres ont été refusées par ton père, qui préférait vivre des misérables revenus que les éditeurs de Bombay daignaient lui verser comme une aumône en échange de ses manuscrits. Avec le temps, le cercle de Llewelyn s'est relâché, et Chandra a pu de nouveau travailler à son œuvre majeure.

» Les années passant, cependant, Llewelyn a recouvré sa rage première. Sa carrière était en danger et il avait un besoin urgent de frapper un grand coup, de provoquer un bain de sang frais qui réveillerait l'intérêt de sa hiérarchie de Londres pour ses exploits et rétablirait sa réputation de panthère du Bengale. Sa solution était claire : faire pression sur Chandra, mais cette fois avec d'autres armes.

» Durant des années, il avait enquêté. Ses sbires avaient fini par flairer la piste des crimes que l'on associait au nom de Jawahal. Llewelyn a fait en sorte que l'affaire risque de devenir publique et, au moment où ton père était plus engagé que jamais dans son projet de Jheeter's Gate, il est intervenu. Il a bloqué l'instruction et a menacé Chandra de révéler la vérité s'il ne créait pas pour lui une arme nouvelle, un instrument de répression porteur de mort et capable de mettre fin aux troubles que pacifistes et indépendantistes semaient sur le chemin du colonel. Chandra a dû céder, et ce fut la naissance de l'Oiseau de Feu, une machine qui pouvait transformer en quelques secondes une ville ou une agglomération en un océan de flammes.

» Chandra a développé parallèlement les projets du chemin de fer et de l'Oiseau de Feu, sous la pression constante de Llewelyn, dont la cupidité, alliée à la méfiance croissante avec laquelle le considéraient ses supérieurs, se manifestait avec de moins en moins de retenue. Celui que, dans le passé, l'on avait tenu pour un homme de devoir, calme et posé, se conduisait désormais comme un maniaque maladif dont, de jour en jour, le besoin de succès et de reconnaissance compromettait davantage la carrière.

» Chandra avait compris que la chute de Llewelyn était une simple question de temps, et il a voulu le berner. Il lui a fait croire qu'il lui livrerait le projet avant la date prévue. Mais cela n'a fait qu'exacerber l'impatience de Llewelyn et a pulvérisé le peu de bon sens qu'il conservait encore.

» En 1915, un an avant l'inauguration de Jheeter's Gate et de la ligne qui en partait, Llewelyn a ordonné un massacre de civils désarmés, sans justification possible. Il a été chassé de l'armée britannique après ce scandale, qui est arrivé jusqu'aux oreilles de la Chambre des Communes. Son étoile était définitivement éteinte.

» Ce fut le début de sa folie. Il a rassemblé une bande d'officiers fidèles qui, comme lui, avaient été déchus de leur grade et contraints d'abandonner les armes. Avec cette bande de tueurs, il a organisé un sinistre groupe paramilitaire qui opérait clandestinement. Tous portaient leurs vieux uniformes et leurs décorations de façon grotesque et se réunissaient dans l'ancienne résidence de Llewelyn en maintenant la fiction qu'ils formaient une unité secrète d'élite et que le jour était proche où ceux qui les avaient privés de leur rang seraient à leur tour exclus de l'armée.

» Bientôt, ton père a reçu des menaces de mort pour lui et sa femme enceinte s'il ne livrait pas l'Oiseau de Feu. S'agissant d'une opération clandestine, Chandra devait la mener avec d'extrêmes précautions. S'il demandait l'aide de l'armée, son passé sortirait au grand jour. Il ne lui restait pas d'autre solution que de composer avec Llewelyn et ses hommes.

» Dans ce climat de tension, deux jours avant la date prévue pour l'inauguration de la gare - et pas après celle-ci, comme je vous l'avais dit -, Kylian a mis au monde des jumeaux. Un garçon et une fille. Ta sœur Sheere et toi, Ben.

» Pour la soirée d'inauguration de Jheeter's Gate, on avait projeté d'organiser un voyage symbolique. Le premier train reliant Calcutta à Bombay transporterait trois cent soixante enfants sans famille, un pour chaque jour de l'année indienne, à destination des orphelinats de cette ville. Chandra a proposé à Llewelyn et à ses hommes la chose suivante : il chargerait l'Oiseau de Feu à bord du train, puis il simulerait un arrêt technique à cinquante kilomètres du point de départ, à la hauteur de Bishnupur, durant lequel les militaires pourraient s'en emparer. Chandra projetait de rendre l'engin inutilisable et de se débarrasser de Llewelyn et de ses hommes avant le premier coup de sifflet du train. Malheureusement, Llewelyn, secrètement, se méfiait de cet accord et a ordonné à ses hommes de prendre les devants.

» Ton père avait convoqué les militaires dans la gare, un véritable labyrinthe qu'il était seul à connaître et, sous prétexte de leur montrer l'Oiseau de Feu, il les a fait entrer dans les tunnels. Llewelyn, qui avait soupçonné quelque chose de ce genre, avait pris de son côté ses précautions : avant de se rendre au rendez-vous avec l'ingénieur, il a fait enlever votre mère, et vous avec elle. Au moment où Chandra s'apprêtait à anéantir ceux qui le faisaient chanter, Llewelyn lui a révélé que vous étiez tous les trois en son pouvoir. Il a menacé de vous tuer si votre père ne lui livrait pas sur-le-champ l'Oiseau de Feu. Chandra n'a eu d'autre choix que de capituler. Mais ça n'a pas suffi à Llewelyn.

Il a fait enchaîner Chandra à la locomotive pour qu'il se fasse déchiqueter au moment du départ et, là, sous ses yeux, il a enfoncé froidement un couteau dans la gorge de Kylian. Puis il l'a laissée saigner lentement en la pendant à une corde sous la voûte centrale de la gare. Pendant qu'il faisait cela, il lui a juré de vous abandonner dans les tunnels pour que vous soyez dévorés par les rats.

» Après avoir laissé Chandra enchaîné à la locomotive, il a donné l'ordre à ses hommes de mettre le train en marche et de s'emparer de l'Oiseau de Feu. Entretemps, il irait vous cacher dans les tunnels, où personne ne pourrait vous retrouver. Mais il s'est passé quelque chose qu'il n'avait pas prévu. Surestimant son intelligence, cet imbécile de Llewelyn avait supposé que Chandra Chatterghee remettrait entre les mains d'un assassin de son acabit, sans prendre la moindre précaution, un engin doté de la puissance de destruction de l'Oiseau de Feu. Chandra avait tout préparé dans le moindre détail : il avait adjoint à l'Oiseau de Feu un mécanisme secret d'horlogerie connu de lui seul. Un mécanisme qui libérerait le pouvoir destructeur de l'engin sur lui-même, et sur lui seul, dans les secondes qui suivraient toute tentative de l'actionner venue d'une autre main que la sienne.

» Après avoir pris place dans le train avec sa cohorte de tueurs, Llewelyn a décidé que, en manière d'adieu et de prélude à la vengeance qu'il comptait exercer sur la ville une fois qu'il aurait en main les clefs de cette invention mortelle, il laisserait le feu détruire l'œuvre de Chandra et exterminer tous ceux qui s'étaient rassemblés pour l'inauguration de ce prodige. Et c'est ainsi que, au moment où Llewelyn a allumé l'Oiseau de Feu, il a signé l'arrêt de mort de tous les passagers du train, y compris le sien. Cinq minutes plus tard, l'enfer dévorait la gare et emportait avec lui les corps et les âmes des innocents et des coupables, sans distinction.

» Vous me demanderez où sont les réponses et pourquoi je vous ai menti à propos de la prison où a été détenu Jawahal, ou pourquoi son nom n'est mentionné nulle part. Avant de poursuivre - et c'est là le plus important de tout ce que je vais vous dire -, je veux que vous compreniez que, quoi que vous entendiez, Chandra a été un grand homme. Un homme qui a aimé sa femme et qui aurait aimé ses enfants si on lui en avait laissé la chance, une chance qu'il n'a jamais eue. Maintenant que je vous ai dit cela, voici la vérité.

» Lorsque votre père était jeune et qu'il est tombé malade des fièvres, il n'a pas échoué dans une cabane au bord du fleuve où un garçon l'a soigné jusqu'à sa guérison, comme je vous l'ai raconté la première fois. Votre père a été élevé dans une institution qui existe toujours au sud de Calcutta et qui s'appelle Grant House. Vous êtes trop jeunes pour avoir entendu ce nom, mais il fut un temps où il était tristement célèbre. Grant House est le lieu où est arrivé votre père après avoir assisté à un terrible événement quand il avait à peine six ans. Sa mère, une femme malade qui vivait en vendant son corps pour quelques misérables roupies, s'est offerte en sacrifice à la déesse Kali en s'immolant par le feu sous ses yeux. Grant House, le foyer où a grandi Chandra, était une maison de santé, ce que vous appelleriez un asile de fous...

» Pendant des années, il est resté confiné dans les galeries de ce lieu, sans autres parents ni amis que des gens qui vivaient dans le délire et la souffrance. Des gens qui croyaient être des démons, des dieux ou des anges pour oublier leur nom le lendemain. Lorsque, comme vous aujourd'hui, il a atteint l'âge d'en sortir, Chandra n'avait pas eu d'autre enfance que l'horreur et la plus profonde misère que les yeux d'un homme ont jamais pu contempler dans la ville de Calcutta.

» Est-il encore nécessaire de vous préciser que cet ami sinistre et criminel n'a jamais existé, et qu'il n'y a jamais eu d'autre ombre dans la vie de votre père que ce parasite qui s'était infiltré dans son esprit ? C'est de ses propres mains qu'il a commis ces crimes. Le remords le poursuivait et la vengeance pesait sur lui comme une malédiction.

» Seules la bonté et la lumière qui rayonnaient de Kylian ont pu le guérir et lui permettre de reprendre son destin en main. C'est auprès d'elle qu'il a écrit les livres que vous connaissez, qu'il a projeté les œuvres qui l'ont rendu immortel et qu'il a chassé le spectre de sa double vie. Malheureusement, la cupidité des hommes ne lui a pas laissé une chance. Et au lieu de connaître une existence heureuse et prospère, il a été de nouveau précipité dans les ténèbres. Cette fois, pour toujours.

» La nuit où Lahawaj Chandra Chatterghee a vu assassiner sa femme sous ses yeux, les années de son enfance sont revenues se jeter sur lui comme des chiens à la curée et l'ont catapulté dans l'enfer d'où il était sorti. Il avait construit toute une vie sur ce socle qu'il voyait s'écrouler devant lui. Et tandis que les flammes le dévoraient, il est mort avec la conviction qu'il était le seul coupable de cette tragédie et qu'il méritait d'être châtié.

» Pour cette raison, quand Llewelyn a déclenché l'Oiseau de Feu et que les flammes ont envahi les tunnels et la gare, une ombre obscure dans l'âme de Chandra a juré de revenir de la mort. Revenir comme un ange de feu. Un ange destructeur et porteur de vengeance. Un ange qui incarnerait la face obscure de sa personnalité. Vous ne poursuivez pas un assassin. Ni un homme. Vous poursuivez un spectre. Un esprit. Ou, si vous préférez, un démon.

» Votre père a toujours été un fervent des dispositifs secrets. Vous m'avez parlé d'un dessin que votre ami Michael a fait de vous, où vos visages se reflètent dans le bassin. Leur image sur la surface de l'eau est inversée. Il semble que le crayon de Michael ait été prophétique. Si vous écrivez le prénom que sa mère lui a donné à sa naissance, Lahawaj, le reflet de celui-ci dans le bassin vous en renverra un autre : Jawahal.

» L'esprit tourmenté de Jawahal vit, depuis ce jour, uni à la machine infernale qu'il a lui-même créée et qui, à l'heure de la mort, lui a donné une vie éternelle comme un spectre dans l'obscurité. Lui et l'Oiseau de Feu ne font qu'un. Telle est sa malédiction : l'union d'un esprit enragé et d'une machine de destruction. Une âme de feu enfermée à l'intérieur des chaudières de ce train en flammes. Et, maintenant, cette âme est en quête d'un nouveau foyer.

» C'est pour cela qu'il vous cherche : parce que vous arrivez à l'âge adulte. L'esprit de Jawahal a besoin d'un de ses enfants pour continuer à vivre, pour habiter son corps et étendre ainsi son pouvoir jusqu'au monde des vivants. Un seul de vous deux peut survivre. L'autre, celui dont l'âme ne peut contenir l'esprit de Jawahal, doit mourir pour qu'il puisse continuer à exister. Cela fait seize ans qu'il a juré qu'il s'emparerait de vous. Et il a toujours tenu ses promesses. Quand il était en vie, et après. Soyez conscients que, pendant que je vous dévoile ces faits, Jawahal a déjà choisi l'un de ses deux enfants pour héberger son âme maudite. Lui seul sait lequel.

» La providence a voulu vous laisser une chance : il y a seize ans, le lieutenant Peake s'est introduit dans le labyrinthe des tunnels de Jheeter's Gate et a découvert le corps sans vie de Kylian pendant dans le vide au-dessus de la mare formée par son sang. Vos pleurs sont parvenus à ses oreilles. Ravalant sa douleur, il vous a cherchés et arrachés à l'esprit de votre père. Mais il n'a pas pu aller loin. Ses pas l'ont conduit jusqu'à ma porte, il vous a remis à moi et a repris sa fuite.

» Ben, quand, un jour, tu devras raconter cette histoire à ta sœur Sheere, n'oublie jamais, non, jamais, que l'esprit de vengeance qui est revenu des flammes de Jheeter's Gate cette nuit-là et qui a tué le lieutenant Peake au moment où il tentait de vous sauver tous les deux n'était pas ton père. Ton père est mort dans l'incendie, avec les âmes innocentes des orphelins. Celui qui est revenu de l'enfer pour se détruire lui-même, pour détruire les fruits de son mariage et son œuvre n'a été qu'un spectre. Un esprit consumé par le diable de la vengeance, de la haine et de l'horreur que les hommes ont semées dans son cœur. Telle est la vérité, et rien ni personne ne pourra la changer.

« Qu'il y ait un seul Dieu ou qu'ils soient des centaines, puissent-ils me pardonner le mal que j'ai pu vous infliger en vous racontant les faits tels qu'ils se sont réellement produits... »


Загрузка...