La dernière nuit de la Chowbar Society

Calcutta, 25 mai 1932


Durant toutes les années où Thomas Carter avait été à la tête de l'orphelinat St. Patrick's, il avait dispensé les cours de littérature, d'histoire et d'arithmétique avec l'aisance souveraine de l'homme qui, n'étant spécialiste de rien, connaît un peu tout. La seule matière qu'il n'avait jamais été capable d'enseigner à ses élèves était l'art de dire adieu. Année après année défilaient devant lui les visages mi-réjouis mi-effrayés de ceux que la loi allait soustraire à son influence et à la protection de l'institution qu'il dirigeait. En les voyant franchir le seuil de St. Patrick's, Thomas Carter comparait souvent ces jeunes gens à des livres en blanc dont il avait été chargé d'écrire les premiers chapitres d'une histoire qu'on ne lui permettait jamais d'achever.

Sous son aspect rigoureux et sévère, peu enclin aux effusions sentimentales et aux discours grandiloquents, nul n'appréhendait plus que Thomas Carter la date fatidique où ces livres s'échappaient pour toujours de la table où il les écrivait. Ils passeraient vite dans des mains inconnues et sous des plumes peu scrupuleuses quand il s'agirait de rédiger des épilogues sombres et bien éloignés des rêves et des attentes avec lesquels ses pupilles prenaient leur envol dans les rues de Calcutta.

L'expérience l'avait obligé à renoncer au désir de suivre les pas que ses élèves entreprenaient une fois qu'on ne permettait plus à sa main de les guider. Pour lui, les adieux allaient toujours de pair avec le goût amer de la déception : tôt ou tard, la vie qui avait privé ces enfants de passé paraissait leur voler également leur avenir.

Dans cette chaude nuit de mai, tandis qu'il entendait les voix des enfants dans la modeste fête organisée dans la cour du devant, Thomas Carter contemplait, depuis l'obscurité de son bureau, les lumières de la ville qui scintillaient sous la voûte étoilée et les bancs de nuages noirs qui fuyaient jusqu'à l'horizon, taches d'encre dans une coupe d'eau cristalline.

Une fois de plus, il avait décliné l'invitation de ses pupilles et était resté dans son fauteuil, silencieux, prostré, sans autre éclairage que les reflets des ampoules multicolores dont Vendela et les élèves avaient décoré les arbres et la façade de l'orphelinat, à la manière d'un bateau le jour de son lancement. Il aurait le temps de prononcer ses mots d'adieu au cours des jours qui le séparaient encore de l'exécution du règlement officiel l'obligeant à restituer les enfants à la rue dont il les avait sauvés.

Comme elle en avait pris l'habitude ces derniers temps, Vendela ne tarda pas à frapper à sa porte. Pour une fois, elle entra sans attendre la réponse et ferma derrière elle. Carter observa le visage exceptionnellement joyeux de l'infirmière en chef et sourit dans la pénombre.

- Nous nous faisons vieux, Vendela, dit le directeur de l'orphelinat.

- Vous vous faites vieux, corrigea Vendela. Moi, je n'en suis encore qu'à l'âge mûr. Vous n'avez pas l'intention de descendre à la fête ? Les enfants seraient heureux de vous voir. Je leur ai dit que vous n'aviez pas particulièrement le cœur à vous réjouir... Mais s'ils ne m'ont pas écoutée durant toutes ces années, ce n'est pas aujourd'hui qu'ils vont commencer.

Carter alluma la lampe de bureau et, d'un geste, invita Vendela à s'asseoir.

- Depuis combien de temps travaillons-nous ensemble, Vendela ?

- Vingt-deux ans, monsieur Carter. Plus longtemps que je n'ai supporté mon défunt mari - puisse-t-il reposer en paix.

La plaisanterie fit rire Carter.

- Comment avez-vous fait pour m'endurer toutes ces années ? Soyez franche. C'est jour de fête et je me sens plein d'indulgence.

Vendela haussa les épaules et joua avec un serpentin rouge qui s'était pris dans ses cheveux.

- Le salaire n'est pas mauvais et j'aime bien les enfants. Vous ne pensez vraiment pas descendre ?

Carter fit lentement non de la tête.

- Je ne veux pas gâcher leur fête. Et puis je ne serais pas capable de supporter une minute les extravagances de Ben.

- Ben est calme, ce soir. Triste, je suppose. Les pensionnaires ont donné son billet à Ian.

Le visage de Carter s'illumina. Depuis des mois, les membres de la Chowbar Society (dont, contre tout pronostic, il connaissait parfaitement l'existence clandestine) réunissaient de l'argent afin d'acheter le billet de bateau pour Southampton qu'ils voulaient offrir à leur ami Ian comme cadeau d'adieu. Ian avait manifesté son désir d'étudier la médecine dans les années à venir et Carter, sur la suggestion d'Isobel et de Ben, avait écrit à diverses écoles anglaises pour recommander le garçon et solliciter une bourse. La notification de la bourse était arrivée l'année précédente, mais le coût du voyage jusqu'à Londres dépassait les prévisions.

Devant ce problème, Roshan avait suggéré de faire un hold-up dans une compagnie de navigation à deux rues de l'orphelinat. Siraj avait proposé d'organiser un match de boxe. Carter avait soustrait une somme de sa modeste fortune personnelle et Vendela avait fait de même. Ce n'était pas encore suffisant.

C'est pourquoi Ben avait décidé d'écrire un drame en trois actes intitulé Les Spectres de Calcutta (un salmigondis fantasmagorique qui se terminait par la mort de tous les personnages, y compris les machinistes), lequel, avec Isobel en jeune première dans le rôle de Lady Windmar, les autres membres du groupe dans les rôles secondaires et une mise en scène haute en couleur de Ben lui-même, avait été joué dans diverses écoles de la ville, suscitant l'enthousiasme du public, à défaut de celui de la critique. Le résultat avait permis de compléter la somme nécessaire pour le voyage de Ian. Après quoi, Ben s'était livré à un panégyrique enflammé de l'art du commerce et de l'instinct infaillible du public quand il s'agissait de reconnaître un chef-d'œuvre.

- Il en avait les larmes aux yeux, expliqua Vendela.

- Ian est un garçon formidable, qui manque un peu d'assurance, mais formidable, affirma Carter avec fierté. Il fera bon usage de ce billet et de la bourse.

- Il vous a réclamé. Il voulait vous remercier de votre aide.

- Vous ne lui avez pas dit que j'y étais allé de ma poche ? questionna Carter, alarmé.

- Si, mais Ben m'a démentie en prétendant que vous aviez dépensé tout le budget de l'année pour payer vos dettes de jeu.

Le brouhaha de la fête continuait de monter de la cour. Carter fronça les sourcils.

- Ce garçon est le diable. S'il ne devait pas partir, je le chasserais moi-même.

- Vous adorez ce garçon, Thomas, riposta en riant Vendela, qui se leva. Et il le sait.

L'infirmière se dirigea vers la porte, mais, arrivée sur le seuil, elle se retourna. Elle ne capitulait pas facilement.

- Pourquoi ne descendez-vous pas ?

- Bonne nuit, Vendela, trancha Carter.

- Vous êtes un vieux grognon.

- Si vous faites encore allusion à mon âge, je me verrai dans l'obligation de ne plus me conduire en gentleman...

Vendela marmonna des paroles inintelligibles à propos de l'inutilité de son insistance et rendit Carter à sa solitude. Le directeur de St. Patrick's éteignit la lampe de bureau et retourna à la fenêtre pour observer la fête entre les fentes du volet, un jardin éclairé par les feux de Bengale et la lumière des ampoules qui teintait d'ocre des visages familiers et souriants sous la pleine lune. Il soupira. Même si aucun d'eux ne le savait, ils avaient tous un billet pour aller quelque part, mais Ian était le seul à connaître sa destination.


- Encore vingt minutes avant minuit, annonça Ben.

Ses yeux brillaient pendant qu'il observait les chapelets de feu doré que répandaient dans l'air une pluie de brins de paille enflammés.

- J'espère que Siraj a de bonnes histoires à nous raconter, dit Isobel en observant en transparence le fond du verre qu'elle tenait à la main comme si elle espérait y trouver quelque chose.

- Les meilleures, j'en suis sûr, assura Roshan. C'est notre dernière nuit. La fin de la Chowbar Society.

- Je me demande ce que va devenir le Palais.

Depuis des années, aucun d'eux ne parlait de la grande bâtisse abandonnée autrement qu'en l'appelant ainsi.

- Devine, suggéra Ben. Un commissariat ou une banque. Est-ce que ce n'est pas ce qui se construit chaque fois qu'on démolit quelque chose, dans toutes les villes du monde ?

Siraj les avait rejoints et soupesa les funestes prédictions de Ben.

- Peut-être qu'ils ouvriront un théâtre, dit le garçon souffreteux en regardant Isobel, son amour impossible.

Ben leva les yeux au ciel et hocha la tête. Dans son adoration pour Isobel, Siraj outrepassait toujours les limites de la dignité.

- Peut-être qu'ils n'y toucheront pas, dit Ian qui avait écouté ses amis en silence, dissimulant les coups d'œil furtifs qu'il jetait sur les dessins que Michael traçait sur un bout de papier.

- Qu'est-ce que tu dessines, Canaletto ? s'enquit Ben d'une voix où il n'avait mis aucune malice.

Michael leva pour la première fois les yeux de son dessin et regarda ses amis qui l'observaient comme s'il venait de tomber du ciel. Il sourit timidement et montra l'œuvre à son public.

- C'est nous, expliqua le portraitiste attitré du club des sept jeunes gens.

Les six autres membres de la Chowbar Society scrutèrent le dessin pendant cinq longues secondes dans un silence religieux. Le premier à écarter les yeux du papier fut Ben. Michael reconnut sur le visage de son ami l'expression impénétrable que l'on pouvait y observer quand il était pris de ses étranges crises de mélancolie.

- C'est mon nez, ça ? s'exclama Siraj. Je n'ai pas ce nez-là ! On dirait un crochet !

- C'est tout ce que tu as, précisa Ben en esquissant un sourire dont Michael ne fut pas dupe mais qui trompa les autres. Ne te plains pas : s'il t'avait croqué de profil, on verrait juste un trait, tout droit, et rien d'autre.

- Laisse-moi voir, dit Isobel, en s'emparant du dessin et en l'étudiant en détail à la lueur vacillante d'une ampoule. C'est comme ça que tu me vois ?

Michael confirma.

- Tu t'es représenté toi-même en train de regarder dans une autre direction que les autres, fit observer Ian.

- Michael regarde toujours ce que les autres ne voient pas, dit Roshan.

- Et qu'est-ce que tu as vu en nous que personne d'autre n'est capable d'observer, Michael ? demanda Ben.

Ben s'unit à Isobel pour analyser la composition. Les traits au crayon gras de Michael les avait placés devant un bassin dont l'eau reflétait leurs visages. Dans le ciel, une pleine lune et, au loin, un bois à perte de vue. Ben examina le reflet un peu brouillé des visages sur la surface du bassin, et les compara à ceux qui se tenaient devant. Pas un n'avait la même expression que son reflet. Près de lui, la voix d'Isobel le tira de ses réflexions.

- Je peux le garder, Michael ? demandait-elle.

- Pourquoi toi ? protesta Seth.

Ben posa sa main sur l'épaule du gros garçon bengali et lui adressa un coup d'œil bref et intense.

- Laisse-la le prendre, murmura-t-il.

Seth céda et Ben lui donna une tape affectueuse dans le dos, tout en observant discrètement une vieille dame élégamment mise qui franchissait le seuil de la cour de St. Patrick's et se dirigeait vers le bâtiment principal, accompagnée d'une jeune fille qui paraissait avoir le même âge que lui et ses amis.

- Il se passe quelque chose ? demanda Ian à voix basse près de lui.

Ben fit lentement non de la tête.

- Nous avons de la visite, se contenta-t-il de dire sans quitter des yeux la femme et la jeune fille. Ou alors, ça y ressemble.


Lorsque Bankim frappa à sa porte, Thomas Carter avait déjà repéré l'arrivée de cette femme et de son accompagnatrice par la fenêtre d'où il contemplait la fête dans la cour. Il alluma la lampe de bureau et signifia à son adjoint d'entrer.

Bankim était un jeune homme aux traits fortement bengalis et aux yeux vifs et pénétrants. Après avoir grandi à St. Patrick's, il était revenu à l'orphelinat comme maître de physique et de mathématiques après plusieurs années d'enseignement dans diverses écoles de la province. L'heureuse conclusion de l'histoire de Bankim était une des exceptions qui permettaient à Carter de garder le moral au fil des ans. Le voir là, adulte, formant d'autres jeunes dans les salles où il avait été jadis élève était la meilleure récompense qu'il pouvait imaginer pour tous ses efforts.

- Désolé de vous déranger, Thomas, commença Bankim. Il y a en bas une dame qui affirme devoir vous parler d'urgence. Je lui ai répondu que vous n'y étiez pas et que nous avions une fête, mais elle n'a pas voulu m'écouter et insiste énergiquement, et quand je dis ça, c'est un euphémisme.

Carter regarda son adjoint avec étonnement et consulta sa montre.

- Il est presque minuit. Qui est cette femme ?

Bankim haussa les épaules.

- Je ne sais pas, mais ce que je sais, c'est qu'elle ne partira pas avant que vous l'ayez reçue.

- Elle n'a pas précisé ce qu'elle voulait ?

- Seulement de vous remettre ceci, répondit Bankim en tendant une petite chaîne brillante. Elle a assuré que vous sauriez ce que c'est.

Carter prit la chaîne et l'examina sous la lampe. Elle portait une médaille, un cercle qui représentait une lune en or. L'image tarda quelques secondes à se préciser dans sa mémoire. Il ferma les yeux et sentit un nœud se former dans sa gorge et son estomac. Il détenait une médaille très semblable à celle-là, à l'intérieur du coffre qu'il gardait sous clef dans la vitrine de son bureau. Une médaille qu'il n'avait pas regardée depuis seize ans.

- Un problème, Thomas ? demanda Bankim, visiblement inquiet du changement d'expression qui se dessinait sur le visage de Carter.

- Aucun, répliqua ce dernier laconiquement. Fais-la monter. Je vais la recevoir.

Bankim l'observa avec étonnement et, l'espace d'un instant, Carter crut que son ancien pupille allait formuler la question qu'il ne voulait surtout pas entendre.


Ben observa longuement la jeune fille qui attendait patiemment sous l'arc de l'entrée principale de St. Patrick. Bankim était revenu et avait prié la vieille dame de bien vouloir le suivre. Celle-ci, d'un geste autoritaire sans équivoque, avait signifié à sa compagne d'attendre son retour près de la porte, comme une statue de pierre. Il était évident que la vieille dame venait visiter Carter et, sachant que la vie du directeur de l'orphelinat ne laissait guère de place aux frivolités, Ben considéra que les visites à minuit de belles mystérieuses, quel que soit leur âge, s'inscrivaient en plein dans le chapitre des événements imprévus. Il sourit et se concentra de nouveau sur la jeune fille. Elle était grande et mince, d'une mise simple et sans vulgarité - des vêtements d'un style personnel et unique qui, de toute évidence, n'avait pas été achetés dans un bazar de la ville noire. Son visage, qu'il n'arrivait pas à distinguer nettement depuis l'endroit où il se trouvait, paraissait offrir une grande douceur de traits et une peau pâle et brillante.

- Tu es toujours là ? murmura Ian à son oreille.

D'un signe de la tête, Ben indiqua la jeune fille, sans broncher.

- Il est presque minuit, ajouta Ian. On se réunit au Palais dans quelques minutes. Séance de clôture, je te le rappelle.

Ben acquiesça, absent.

- Attends un instant, dit-il, et il marcha d'un pas décidé vers l'inconnue.

- Ben ! appela Ian derrière lui. Pas maintenant, Ben...

Ce dernier ignora l'injonction de son ami. La curiosité qui le poussait à résoudre cette énigme comptait plus que les formalités protocolaires de la Chowbar Society. Il afficha un sourire béat de bon élève et se dirigea tout droit vers la jeune fille. Celle-ci le vit approcher et baissa les yeux.

- Bonsoir. Je suis l'adjoint de Mr Carter, recteur de St. Patrick's, déclara-t-il allègrement. Puis-je faire quelque chose pour toi ?

- Non, pas vraiment. Ton camarade a déjà conduit ma grand-mère chez le directeur.

- Ta grand-mère ! s'exclama Ben. Je comprends. J'espère qu'il ne se passe rien de grave. Je veux dire qu'il est minuit, et je me demandais s'il était arrivé quelque chose.

L'inconnue eut un faible sourire avec un léger hochement de tête pour dire non. Ben acquiesça tout en songeant que ce ne serait pas facile.

- Mon nom est Ben, avança-t-il aimablement.

- Sheere, répondit la jeune fille en regardant la porte comme si elle espérait en voir ressurgir sa grand-mère.

Ben se frotta les mains.

- Bien, Sheere. Pendant que mon collègue Bankim conduit ta grand-mère au bureau de Mr Carter, je pourrais peut-être t'offrir notre hospitalité. Le chef insiste toujours pour que nous soyons aimables avec les visiteurs.

- Tu n'es pas un peu jeune pour être l'adjoint du recteur ? s'enquit Sheere en évitant les yeux du garçon.

- Jeune ? Je suis touché du compliment, mais je regrette de te préciser que j'aurai bientôt vingt-trois ans.

- On ne le penserait vraiment pas.

- C'est de famille. Nous avons tous une peau qui résiste au vieillissement. Ma mère, par exemple, quand elle est avec moi dans la rue, figure-toi qu'on la prend pour ma sœur.

- Vraiment ? s'étonna Sheere en réprimant un rire nerveux.

Elle n'avait pas cru un mot de son histoire.

- Alors ? insista Ben. Acceptes-tu l'hospitalité de St. Patrick's ? Nous donnons aujourd'hui une fête pour certains pensionnaires qui vont nous quitter. C'est triste, mais toute une vie s'ouvre devant eux. C'est aussi émouvant.

Sheere riva ses yeux perlés sur Ben et ses lèvres dessinèrent lentement un sourire incrédule.

- Ma grand-mère m'a demandé de l'attendre ici.

Ben indiqua la porte.

- Ici ? Précisément ici ?

Sheere acquiesça, sans comprendre.

- Écoute, commença Ben en faisant de grands gestes, je regrette d'avoir à te le dire, mais, bon, je pensais que ce ne serait pas nécessaire d'en parler. Ce sont des choses qui ne sont pas bonnes pour l'image du centre, mais tu ne me laisses pas le choix : il y a un problème de chute de pierres. Sur la façade.

La jeune fille le dévisagea, ahurie.

- De chute de pierres ?

Ben confirma gravement d'un air consterné.

- En effet. C'est désolant. Ici, à l'endroit exact où tu te tiens, ça ne fait pas un mois que Mrs. Potts, notre vieille cuisinière, puisse Dieu la protéger encore longtemps, a reçu un fragment de brique tombé des combles.

Sheere rit.

- Je ne vois pas en quoi ce malheureux accident peut être motif à plaisanterie, déclara Ben d'une voix glaciale.

- Je ne crois rien de tout ce que tu me racontes. Tu n'es pas adjoint du recteur, tu n'as pas vingt-trois ans et la cuisinière n'a pas été victime d'une pluie de briques il y a un mois, le défia Sheere. Tu es un menteur. Tu n'as pas prononcé un mot de vrai depuis que tu as commencé à parler.

Ben soupesa avec soin la situation. La première partie de son stratagème, comme c'était prévisible, faisait eau de toute part, et un virage prudent mais rusé s'imposait s'il voulait poursuivre.

- Bon, j'admets que je me suis peut-être laissé un peu emporter par mon imagination, mais tout ce que j'ai dit n'était pas faux.

- Ah, non ?

- Je ne t'ai pas menti à propos de mon nom. Je m'appelle bien Ben. Et l'offre de notre hospitalité était également sincère.

Sheere eut un large sourire.

- J'aimerais l'accepter, Ben, mais je dois attendre ici. Sérieusement.

Le garçon se frotta les mains et adopta un air de froide résignation.

- Bien. J'attendrai avec toi, annonça-t-il solennellement. Si une autre pierre doit tomber, au moins que ce soit sur moi.

Sheere haussa les épaules avec indifférence et acquiesça, fixant de nouveau la porte. Une longue minute de silence s'écoula avant que l'un des deux ne desserre les dents.

- La nuit est chaude, commenta Ben.

Sheere se retourna et lui adressa un regard vaguement hostile.

- Tu vas rester là toute la nuit ?

- Faisons un pacte. Tu viens prendre un verre de délicieuse citronnade glacée avec moi et mes amis, et ensuite je te laisse en paix.

- Je ne peux pas, Ben. Vraiment.

- Nous ne serons qu'à vingt mètres. Nous pouvons mettre une clochette à la porte.

- C'est si important pour toi ?

Ben fit signe que oui.

- C'est ma dernière semaine dans cette institution. J'ai passé toute ma vie ici, et dans cinq jours je me retrouverai seul. Vraiment seul. Je ne sais pas si je pourrai encore passer d'autres nuits comme celle-là, entre amis. Tu ne sais pas ce que c'est.

Sheere l'observa un long moment.

- Si, je le sais, dit-elle enfin. Emmène-moi boire cette citronnade.


Une fois Bankim parti, Carter se servit un petit verre de brandy et en offrit un à sa visiteuse. Aryami déclina la proposition et attendit que Carter prenne place dans son fauteuil, tournant le dos à la fenêtre sous laquelle les pensionnaires continuaient leur fête loin du silence glacial qui flottait dans la pièce. Carter trempa ses lèvres dans la liqueur et adressa un regard interrogateur à la vieille dame. Le temps n'avait pas gommé une once de l'autorité qui émanait de sa personne, et il pouvait encore discerner dans ses yeux le feu intérieur qu'il avait vu brûler chez celle qui avait été la femme de son meilleur ami à une époque qui, aujourd'hui, lui paraissait trop lointaine. Ils se dévisagèrent longuement sans parler.

- Je vous écoute, dit enfin Carter.

- Il y a seize ans, je me suis vue dans l'obligation de vous confier la vie d'un enfant, monsieur Carter, commença Aryami d'une voix basse mais ferme. Ce fut une des décisions les plus difficiles de ma vie et je sais que, durant ces années, vous n'avez pas déçu la confiance que j'ai mise en vous. Tout ce temps, je n'ai jamais voulu intervenir dans la vie de l'enfant, consciente que nulle part ailleurs il ne pouvait être mieux qu'ici, sous votre protection. Je n'ai pas eu l'occasion de vous exprimer ma reconnaissance pour ce que vous avez fait pour le garçon.

- Je me suis borné à remplir mes obligations. Mais je ne crois pas que ce soit pour parler de cela que vous êtes venue aujourd'hui en pleine nuit.

- J'aimerais vous répondre que si, mais ce serait mentir, dit Aryami. Je suis venue parce que la vie du garçon est en danger.

- Ben.

- C'est le nom que vous lui avez donné. Tout ce qu'il sait et tout ce qu'il est, c'est à vous qu'il le doit, monsieur Carter. Néanmoins il y a quelque chose dont ni vous ni moi ne pourrons le protéger plus longtemps : le passé.

Les aiguilles de la pendule de Thomas Carter se superposèrent à la verticale de minuit. Il vida son verre de brandy et jeta un regard par la fenêtre sur la cour. Ben parlait avec une jeune fille qu'il ne connaissait pas.

- Comme je vous l'ai dit, je vous écoute.

Aryami se redressa et, croisant les mains, commença son récit...


« Seize années durant, j'ai parcouru ce pays en quête de refuges précaires où me cacher. Il y a deux semaines, alors que je m'étais arrêtée pour à peine un mois chez des parents de Delhi afin de me remettre d'une maladie, j'ai reçu une lettre dans mon séjour provisoire. Personne ne savait ni ne pouvait savoir que nous habitions là, ma petite-fille et moi. Lorsque je l'ai ouverte, j'ai constaté qu'elle contenait une feuille blanche, sans un seul signe dessus. J'ai pensé qu'il s'agissait d'une erreur ou d'une mauvaise plaisanterie, jusqu'au moment où j'ai examiné l'enveloppe. Elle portait le timbre de la poste de Calcutta. L'encre du tampon était floue et il était difficile de déchiffrer une partie de ce qui était imprimé, mais j'ai réussi à lire la date. C'était celle du 25 mai 1916.

« J'ai gardé cette lettre, dont tout laissait penser qu'elle avait mis seize ans à traverser l'Inde pour arriver jusqu'à la porte de cette maison, en un lieu que j'étais seule à connaître, et je ne l'ai plus examinée avant cette nuit. Ma vue fatiguée ne m'avait pas joué de tours : la date était bien celle que j'avais cru entrevoir sur le cachet brouillé, mais quelque chose avait changé. La feuille qui, auparavant, était blanche portait maintenant une phrase écrite à l'encre rouge et si fraîche qu'un simple frôlement des doigts la faisait encore baver sur le papier poreux. "Ils ne sont plus des enfants, grand-mère. Je suis revenu prendre ce qui m'appartient. Écarte-toi de mon chemin." Tels étaient les mots que j'ai lus dans cette lettre avant de la jeter au feu.

» J'ai deviné alors qui m'avait envoyé la lettre, et j'ai compris que le moment était venu de déterrer les vieux souvenirs que j'avais appris à ignorer au cours des ans. Je ne sais si je vous ai jamais parlé de ma fille Kylian, monsieur Carter. Je ne suis plus aujourd'hui qu'une vieille femme qui attend le terme de ses jours, mais il y a eu un temps où j'ai été aussi une mère, la mère de la plus merveilleuse des créatures qui aient foulé le sol de cette ville.

» Je me souviens de ces jours comme des plus heureux de mon existence. Kylian avait épousé l'un des hommes les plus brillants de ce pays, et elle était partie vivre avec lui dans la maison qu'il avait lui-même construite dans le nord de la ville, une maison comme on n'en avait encore jamais vu. Le mari de ma fille, Lahawaj Chandra Chatterghee, était ingénieur et écrivain. Il a été le premier à dresser les plans du réseau télégraphique de ce pays, monsieur Carter, un des premiers à établir ceux du système d'électrification qui décidera de l'avenir de nos cités, un des premiers à construire le réseau de voies ferrées autour de Calcutta... Un des premiers dans tout ce qu'il entreprenait.

» Notre bonheur n'a pas duré longtemps. Chandra Chatterghee a perdu la vie dans le terrible incendie qui a détruit l'ancienne gare de Jheeter's Gate, sur l'autre rive du Hooghly. Vous avez sûrement vu un jour cet édifice. Aujourd'hui il est abandonné, mais il a été en son temps une des plus glorieuses constructions édifiées à Calcutta. Une architecture métallique révolutionnaire, sillonnée de tunnels, avec de multiples niveaux et des systèmes de circulation d'air et de connexions hydrauliques avec les rails que des ingénieurs du monde entier venaient visiter et admirer. Tout cela, créé par l'ingénieur Chandra Chatterghee.

» La nuit de l'inauguration officielle, Jheeter's Gate a brûlé inexplicablement. Un train transportant plus de trois cents orphelins à destination de Bombay est resté pris dans les ténèbres des tunnels qui s'enfonçaient dans la terre. Aucun n'est sorti vivant de ce train, qui est toujours arrêté en quelque point introuvable du labyrinthe de galeries souterraines de la rive ouest de Calcutta.

» La nuit où l'ingénieur est mort dans ce train restera dans la mémoire des habitants de cette ville comme l'une des plus grandes tragédies qu'ait vécue Calcutta. Beaucoup y voient le symbole des ombres qui s'abattaient définitivement sur la cité. Des rumeurs ont circulé selon lesquelles l'incendie avait été provoqué par un groupe de financiers britanniques à qui la nouvelle ligne de chemin de fer portait préjudice en démontrant que le transport maritime des marchandises, capital pour le commerce de la ville, avait fait son temps. Les voies ferrées étaient le chemin grâce auquel ce pays et cette ville auraient pu entreprendre leur marche vers des lendemains libérés de l'invasion britannique. La nuit où Jheeter's Gate a brûlé, ces rêves se sont transformés en cauchemars.

» Quelques jours après la disparition de l'ingénieur Chandra, ma fille Kylian, qui attendait son premier enfant, a été l'objet de menaces de la part d'un étrange personnage sorti des ténèbres de Calcutta. Un assassin qui avait juré de tuer la femme et la descendance de l'homme qu'il accusait de tous ses malheurs. Cet homme, ce criminel, était celui qui a causé l'incendie où Chandra a perdu la vie. Un jeune officier de l'armée britannique, un ancien prétendant à la main de ma fille, le lieutenant Michael Peake, s'est proposé pour arrêter ce fou, mais la tâche s'est révélée beaucoup plus compliquée qu'il ne l'avait cru.

» La nuit où ma fille allait accoucher de son enfant, des hommes sont entrés dans sa maison et l'ont enlevée. Des tueurs à gages. Des individus sans nom ni conscience qu'il est facile de recruter dans les rues pour quelques roupies. Pendant une semaine, le lieutenant, au bord du désespoir, a exploré les moindres recoins de la ville à la recherche de ma fille. Après cette semaine dramatique, Peake a eu une terrible intuition, qui s'est avérée. L'assassin avait emmené Kylian dans les ruines de Jheeter's Gate. Là, au milieu des immondices - et des décombres de la tragédie -, ma fille avait donné naissance à un garçon : Ben, dont vous avez fait un homme, monsieur Carter.

» Ma fille a donné naissance à Ben, mais aussi à sa sœur. De mon côté, j'ai essayé d'en faire une femme. Je lui ai donné le prénom dont sa mère avait toujours rêvé pour elle : Sheere.

» Le lieutenant Peake, au prix de sa vie, a réussi à arracher les deux enfants aux manœuvres de l'assassin. Mais ce criminel, aveuglé par la rage, a juré de suivre leurs traces et de les supprimer dès qu'ils auraient atteint l'âge adulte, pour se venger de leur père, l'ingénieur Chandra Chatterghee. Tel était son unique but : détruire tout vestige de l'œuvre et de la vie de son ennemi, à n'importe quel prix.

» J'ai décidé que le seul moyen de sauver la vie des enfants était de les séparer et de cacher leur identité et leur lieu de résidence. Le reste de l'histoire de Ben, vous la connaissez mieux que moi. Quant à Sheere, je l'ai gardée avec moi. J'ai entrepris un long périple à travers le pays en élevant l'enfant dans la mémoire du grand homme qui avait été son père et de la grande femme qui lui avait donné le jour, ma fille. Je ne lui en ai jamais raconté plus que ce que j'estimais nécessaire. Dans ma naïveté, j'avais fini par penser que l'éloignement dans l'espace et le temps effacerait la trace du passé. Mais rien ne peut modifier nos pas perdus. Lorsque j'ai reçu cette lettre, j'ai su que ma fuite avait touché à sa fin et que c'était le moment de revenir à Calcutta pour vous avertir de ce qui se préparait. Je n'ai pas été sincère avec vous la nuit où je vous ai écrit, monsieur Carter, mais j'ai agi avec mon cœur, en croyant en conscience que c'était ce que je devais faire.

» Incapable de laisser ma petite-fille seule, puisque l'assassin savait où nous habitions, je l'ai emmenée avec moi, et nous avons entrepris le voyage de retour. Durant tout le trajet, je ne pouvais écarter de mon esprit que nous avions rendez-vous avec notre destin. J'avais la certitude que, maintenant que Ben et Sheere laissaient derrière eux leur enfance pour devenir des adultes, cet assassin était ressorti de l'ombre pour accomplir son ancienne promesse. Et j'ai compris, avec la lucidité que seule peut nous donner l'approche de la tragédie que, cette fois, il ne s'arrêterait devant rien ni devant personne... »


Thomas Carter resta longtemps silencieux sans écarter son regard de ses mains posées sur le bureau. Quand il leva les yeux, il constata qu'Aryami était bien là, que tout ce qu'il venait d'entendre n'était pas le fruit de son imagination. Il considéra que la seule décision raisonnable qu'il se sentait capable de prendre en cet instant était de se verser un autre verre de brandy et de le boire en solitaire à sa propre santé.

- Vous ne me croyez pas...

- Je n'ai pas dit ça, objecta Carter.

- Vous n'avez rien dit. C'est bien ce qui m'inquiète.

Carter but une gorgée de brandy en se demandant intérieurement sous quel déplorable prétexte il avait attendu dix ans pour découvrir le charme sans égal de cet alcool qu'il conservait dans sa vitrine avec le soin que l'on réserve à une relique sans utilité pratique.

- Il n'est pas facile de croire ce que vous venez de me raconter, Aryami. Mettez-vous à ma place.

- Pourtant, il y a seize ans, vous avez accepté de prendre le garçon.

- J'ai accepté de prendre un enfant abandonné, pas de croire à une histoire improbable. C'est mon devoir et mon travail. Cette maison est un orphelinat et j'en suis le directeur. C'est tout, et ça s'arrête là.

- Non, ça ne s'arrête pas là, monsieur Carter. J'ai pris la peine de m'informer. Vous n'avez jamais parlé à quiconque de la manière dont Ben est arrivé chez vous. Vous avez toujours gardé le silence. Il n'existe aucun document qui fasse état de son entrée dans votre institution. Il fallait bien que vous ayez une raison pour vous conduire de la sorte, si ce que vous appelez aujourd'hui une histoire improbable ne méritait aucun crédit.

- Je regrette de vous contredire, Aryami, mais ces documents existent. Avec d'autres dates et d'autres circonstances. Nous sommes une institution officielle, pas une maison des mystères.

- Vous n'avez pas répondu à ma question, trancha Aryami. Ou, plutôt, vous n'avez fait que me donner de nouvelles raisons pour vous la poser une fois de plus : qu'est-ce qui vous a conduit à falsifier l'histoire de Ben, si vous ne croyiez pas aux faits que je vous exposais dans ma lettre ?

- Avec tout le respect que je vous dois, je ne vois pas pourquoi je devrais répondre.

Les yeux d'Aryami se rivèrent sur ceux de Carter. Il tenta d'esquiver leur regard. Un sourire amer affleura sur les lèvres de la vieille dame.

- Vous l'avez vu, dit-elle.

- S'agirait-il d'un nouveau personnage de cette histoire ? demanda-t-il.

- Qui ment à l'autre, monsieur Carter ?

La conversation semblait devoir tourner court. Carter se leva et fit quelques pas dans la pièce pendant que la vieille dame l'observait attentivement.

Il se tourna vers Aryami.

- Supposons que j'accepte votre histoire. Je précise bien : simple supposition. Qu'attendez-vous de moi ?

- Que vous éloigniez Ben d'ici, répondit sèchement Aryami. Que vous lui parliez. Que vous l'avertissiez. Je ne vous demande rien que vous n'ayez déjà fait pour ce garçon durant toutes ces années.

- J'ai besoin de réfléchir à tête reposée.

- Ne prenez pas trop de temps. Cet homme a attendu seize ans, peut-être qu'un jour de plus ne compte pas pour lui. Mais peut-être que si.

Carter se laissa de nouveau choir dans son fauteuil et esquissa un geste qui se voulait apaisant.

- J'ai reçu la visite d'un homme nommé Jawahal le jour où nous avons trouvé Ben. Il m'a posé des questions sur le garçon et je lui ai affirmé que je n'étais au courant de rien. Après quoi, je n'ai plus jamais entendu parler de lui.

- Les hommes utilisent beaucoup de noms, beaucoup d'identités, monsieur Carter, dit Aryami d'un ton acerbe. Je n'ai pas traversé toute l'Inde pour m'asseoir et assister sans réagir à la mort des enfants de ma fille du fait de l'absence de décision d'un vieil idiot, passez-moi l'expression.

- Vieil idiot ou pas, j'ai besoin de temps pour réfléchir calmement. Il est peut-être nécessaire que j'en parle à la police.

Aryami soupira.

- Le temps manque, et ça ne servira à rien, répliqua-t-elle durement. Demain soir, je quitterai Calcutta avec ma petite-fille. Le même jour, dans l'après-midi, Ben doit quitter cette institution. Il faut qu'il parte très loin d'ici. Vous avez quelques heures pour parler au garçon et tout préparer.

- Ce n'est pas si simple, objecta Carter.

- C'est tellement simple que si vous ne lui parlez pas, c'est moi qui le ferai, monsieur Carter, menaça Aryami en se dirigeant vers la porte. Et priez pour que cet homme ne le trouve pas avant le lever du jour.

- Je parlerai à Ben demain. Je ne peux pas faire plus.

Aryami lui adressa un dernier regard depuis le seuil du bureau.

- Demain, monsieur Carter, c'est aujourd'hui.


- Une société secrète ? demanda Sheere, le regard brillant de curiosité. Je croyais que les sociétés secrètes n'existaient que dans les feuilletons.

- Siraj que voici, notre spécialiste de la question, pourrait te contredire pendant des heures, objecta Ian.

Siraj opina gravement du chef pour corroborer cette allusion à son érudition illimitée.

- Tu as entendu parler des francs-maçons ?

- Je t'en prie, intervint Ben. Sheere va croire que nous sommes un ramassis de sorciers en cagoule.

- Et vous ne l'êtes pas ? demanda la jeune fille en riant.

- Non, répliqua solennellement Seth. La Chowbar Society s'est donné deux buts entièrement positifs : nous aider mutuellement et aider les autres ; partager nos connaissances pour construire un avenir meilleur.

- Est-ce que ce n'est pas ce que prétendent tous les grands ennemis de l'humanité ?

- Seulement au cours des deux mille ou trois mille dernières années, trancha Ben. Mais changeons de sujet. La séance de cette nuit est très particulière.

- Cette nuit, nous allons prononcer notre dissolution, précisa Michael.

- Tiens ! Voilà que les morts parlent, s'inquiéta Roshan, surpris.

Sheere regarda avec étonnement ce groupe de jeunes gens en cachant l'amusement que lui causait le feu croisé de leurs réflexions.

- Ce que veut dire Michael, c'est que la réunion d'aujourd'hui sera la dernière de la Chowbar Society, expliqua Ben. Après sept ans, le rideau tombe.

- Ça alors ! s'exclama Sheere. Pour une fois que je rencontre une vraie société secrète, voilà qu'elle est sur le point de se dissoudre. Je n'aurai pas le temps d'en devenir membre.

- Personne n'a dit qu'on acceptait de nouveaux membres, s'empressa de lancer Isobel, qui avait assisté en silence à la conversation sans quitter l'intruse des yeux. D'ailleurs, s'il n'y avait pas eu des bavards pour trahir le serment de la Chowbar, personne ne saurait qu'elle existe. Il y en a qui, dès qu'ils voient un jupon, sont prêts à tout vendre pour une roupie.

Sheere offrit à Isobel son sourire le plus conciliant en réponse à la légère hostilité que cette dernière manifestait à son égard. La perte de son exclusivité n'était pas facile à accepter.

- Voltaire disait que les pires misogynes sont toujours les femmes, risqua Ben.

- Et qui est ce Voltaire ? s'indigna Isobel. Une imbécillité pareille ne peut venir que de toi.

- Voilà l'ignorance qui parle, répliqua Ben. Bien que Voltaire n'ait peut-être pas dit exactement ça...

- Arrêtez la guerre, intervint Roshan. Isobel a raison. Nous n'aurions pas dû bavarder.

Sheere s'inquiéta de la manière dont le climat avait changé en quelques secondes.

- Je ne voudrais pas être un motif de dispute. Il vaut mieux que je retourne attendre ma grand-mère. Oubliez tout ce que vous vous êtes dit, annonça-t-elle en rendant le verre de citronnade à Ben.

- Pas si vite, princesse ! s'écria Isobel dans son dos.

Sheere se retourna et lui fit face.

- Maintenant que tu es au courant, il vaut mieux que tu saches tout et que tu gardes le secret, expliqua Isobel en souriant, un peu honteuse. Je regrette ce que j'ai dit tout à l'heure.

- Bonne idée, approuva Ben. Allons-y.

Sheere écarquilla les yeux, stupéfaite.

- Mais il faudra payer le prix de l'admission, rappela Siraj.

- Je n'ai pas d'argent...

- Nous ne sommes pas une église, ma chère, nous n'en voulons pas à ton argent, répliqua Seth. Le prix est différent.

Sheere parcourut du regard les faces énigmatiques des jeunes gens, en quête d'un éclaircissement. Le visage amical de Ian lui sourit.

- Ne t'inquiète pas, ce n'est rien de méchant. La Chowbar Society se réunit dans son local secret passé minuit. Nous payons tous le prix quand nous entrons.

- C'est quoi, votre local secret ?

- Un palais, répondit Isobel. Le Palais de Minuit.

- Je n'en ai jamais entendu parler.

- Personne n'en a jamais entendu parler, sauf nous, précisa Siraj.

- Et quel est le prix ?

- Une histoire, répondit Ben. Une histoire personnelle et secrète que tu n'as encore jamais racontée à personne. Tu la partageras avec nous, et ton secret ne sortira jamais de la Chowbar Society.

- Tu as une histoire comme ça ? la défia Isobel en se mordant la lèvre inférieure.

Sheere observa de nouveau les six garçons et la fille qui la scrutaient avec insistance. Elle acquiesça.

- J'ai une histoire comme vous n'en avez jamais entendu raconter.

- Dans ce cas, dit Ben en se frottant les mains, passons aux choses sérieuses.


Pendant qu'Aryami Bosé expliquait la raison qui l'avait conduite à revenir avec sa petite-fille à Calcutta après de longues années d'exil, les sept membres de la Chowbar Society escortaient Sheere à travers les arbustes qui entouraient le Palais de Minuit. Aux yeux de la nouvelle venue, ledit Palais n'était qu'une vieille bâtisse abandonnée : les trous dans le toit permettaient d'apercevoir le ciel semé d'étoiles et les ombres sinueuses laissaient deviner des gargouilles, des colonnes et des reliefs, vestiges de ce qui, un jour, avait dû se dresser comme une résidence princière en pierre de taille échappée des pages d'un conte de fées.

Ils traversèrent le jardin en suivant un étroit tunnel pratiqué dans les broussailles qui conduisait directement à la porte principale. Une légère brise agitait les feuilles des arbustes et sifflait entre les arcades de pierre du Palais. Ben se retourna vers Sheere en exhibant un sourire qui lui fendait le visage d'une oreille à l'autre.

- Comment le trouves-tu ? demanda-t-il, visiblement fier.

- Particulier, proposa Sheere, peu désireuse de refroidir l'enthousiasme du garçon.

- Sublime, corrigea Ben en poursuivant son chemin sans se donner la peine de lui opposer de nouvelles appréciations sur les charmes du quartier général de la Chowbar Society.

Sheere sourit intérieurement et se laissa guider, en songeant combien elle aurait aimé connaître ces jeunes gens, en ce lieu, par une nuit pareille, au cours des années où il leur avait servi de refuge et de sanctuaire. Entre ruines et souvenirs, il se dégageait du palais une aura de magie et d'illusion que l'on ne trouve que dans la mémoire confuse des premières années d'une vie. Peu importait que ce ne soit que pour une nuit ; elle voulait payer le prix de son admission dans la Chowbar Society, même si celle-ci vivait ses derniers instants.

« Mon histoire secrète est en réalité l'histoire de mon père. L'une et l'autre sont inséparables. Je ne l'ai jamais connu et je ne garde aucun autre souvenir de lui excepté ceux que je tiens des lèvres de ma grand-mère et aussi de ses livres et de ses cahiers. Pourtant, aussi étrange que cela puisse vous paraître, je ne me suis jamais sentie aussi proche de quelqu'un comme de mon père et, bien qu'il soit mort avant ma naissance, je suis sûre qu'il saura m'attendre jusqu'au jour où je le rejoindrai et où je constaterai qu'il a toujours été tel que je l'ai imaginé : le meilleur homme qu'il y ait jamais eu sur cette terre.

» Je ne suis pas si différente de vous. Je n'ai pas été élevée dans un orphelinat, mais je n'ai jamais su ce que c'était que d'avoir un foyer ou quelqu'un avec qui parler pendant plus d'un mois qui ne soit pas ma grand-mère. Nous vivions dans les trains, dans des maisons d'inconnus, dans la rue, sans but, sans un lieu à nous où revenir. Durant toutes ces années, mon seul ami a été mon père. Comme je vous l'ai dit, il n'était pas là, mais tout ce je sais, je l'ai appris dans ses livres et par les souvenirs que ma grand-mère conservait de lui.

» Ma mère est morte en me donnant le jour. J'ai appris à vivre avec le chagrin de ne pouvoir me souvenir d'elle ni conserver d'autres images de sa personnalité que celles qu'en donnait mon père dans ses livres. De tous, des traités d'ingénierie et des gros volumes que je n'ai jamais réussi à comprendre, mon préféré a toujours été un petit livre de nouvelles dont le titre est Les Larmes de Shiva. Mon père l'a écrit quand il n'avait pas encore fêté ses trente-cinq ans. Il projetait alors la création de la première ligne de chemin de fer de Calcutta, ainsi que la construction d'une gare révolutionnaire en acier qu'il rêvait de réaliser dans la ville. Un petit éditeur de Bombay en avait imprimé six cents exemplaires, pour lesquels mon père n'a jamais perçu une roupie. C'est un petit volume noir avec des lettres gravées en or qui annoncent : Les Larmes de Shiva, par L. Chandra Chatterghee.

» Le livre est divisé en trois parties. La première évoque son projet d'une nouvelle nation édifiée dans un esprit de progrès fondé sur la technique, le chemin de fer et l'électricité. Il l'appelait Mon pays. La deuxième parle d'une maison, un foyer merveilleux qu'il envisageait de construire pour lui et sa famille, quand il serait assez riche. Il décrit chaque recoin de cette maison, chaque pièce, chaque couleur et chaque objet, tout cela avec un luxe de détails qu'aucun plan, aucun architecte ne pourraient égaler. Il a appelé cette partie Ma maison. La troisième, intitulée Mon esprit, est une recompilation de petits récits et de contes écrits depuis son adolescence. Mon favori est celui qui donne son titre au livre. Il est très bref, et je vais vous le dire.


Une fois, il y a très longtemps, Calcutta fut frappée par un mal terrible qui s'attaquait à la vie des enfants et faisait que, peu à peu, les habitants vieillissaient et leurs espoirs dans l'avenir s'évanouissaient. Pour y mettre fin, Shiva entreprit un long voyage en quête d'un remède qui guérirait cette maladie. Au cours de son exode, il eut à affronter d'innombrables dangers. Les difficultés rencontrées sur son chemin étaient telles que le voyage le tint éloigné de nombreuses années et, quand il revint à Calcutta, ce fut pour découvrir que tout avait changé. En son absence, un sorcier venu de l'autre côté du monde avait apporté un étrange remède qu'il avait vendu aux habitants à un prix très élevé : l'âme des enfants qui naîtraient sains à dater de ce jour.

Voilà ce que virent les yeux de Shiva. Là où, auparavant, il y avait une jungle et des masures en torchis, s'élevait désormais une grande ville, si grande que personne ne pouvait l'embrasser d'un seul regard et que, du nord au sud, elle se perdait au-delà de l'horizon. Une ville de palais. Shiva, fasciné par le spectacle, décida de s'incarner en homme et de parcourir les rues habillé en mendiant pour connaître les nouveaux habitants de ce lieu, les enfants auxquels le remède du sorcier avait permis de naître et dont les âmes lui appartenaient. Une grande déception l'attendait.

Pendant sept jours et sept nuits, le mendiant marcha dans les rues de Calcutta et frappa à la porte des palais ; toutes restèrent closes. Personne ne voulut l'écouter. Il fut la cible des moqueries et du mépris de tous. Désespéré, errant dans les rues de cette ville immense, il découvrit la pauvreté, la misère et la noirceur qui se cachait au fond du cœur des hommes. Sa tristesse fut telle que, la dernière nuit, il décida de quitter la ville pour toujours.

Pendant qu'il s'en allait, il se mit à pleurer et, sans s'en rendre compte, il laissa derrière lui une traînée de larmes qui se perdait dans la jungle. Au matin, les larmes de Shiva s'étaient transformées en glace. Quand les hommes se rendirent compte de ce qu'ils avaient fait, ils voulurent réparer leur erreur en rassemblant les larmes de glace dans un sanctuaire. Mais, l'une après l'autre, les larmes fondirent dans leurs mains et la ville ne connut plus jamais la glace.

La malédiction d'une terrible chaleur s'abattit sur la ville. Les dieux lui tournèrent le dos pour toujours, la laissant sous l'empire des esprits des ténèbres. Les quelques hommes sages et justes qui restaient priaient pour qu'un jour les larmes de glace de Shiva tombent de nouveau du ciel et brisent cette malédiction qui avait transformé Calcutta en ville maudite...


» De toutes les histoires de mon père, celle-là a toujours été ma préférée. Elle est peut-être un peu simple, mais elle personnifie l'essence de ce que mon père a signifié et continue tous les jours de signifier pour moi. Comme les hommes de la ville maudite, moi aussi j'attends le jour où les larmes de Shiva tomberont sur ma vie et me libéreront à jamais de la solitude. Entre-temps, je rêve de cette maison que mon père a d'abord construite dans son esprit puis réellement, des années plus tard, quelque part dans le nord de cette ville. Je sais qu'elle existe, même si ma grand-mère l'a toujours nié. Je suis certaine que mon père a décrit dans le livre l'emplacement où il voulait l'édifier, ici, dans la ville noire. Toutes ces années, j'ai vécu avec l'idée de la parcourir et de reconnaître tour ce qui figure déjà dans ma mémoire : sa bibliothèque, ses chambres, son fauteuil de travail...

» Voilà mon histoire. Je ne l'ai jamais racontée, parce que je n'avais personne à qui le faire. Jusqu'aujourd'hui. »

Quand Sheere eut terminé son récit, la pénombre qui régnait dans le palais aida à dissimuler les larmes qui affleuraient dans les yeux de certains membres de la Chowbar Society. Aucun d'eux ne paraissait prêt à rompre le silence dont son histoire avait imprégné l'atmosphère. Sheere eut un rire nerveux et regarda directement Ben.

- Est-ce que je mérite d'entrer dans la Chowbar Society ? questionna-t-elle timidement.

- En ce qui me concerne, répondit Ben, tu mérites d'en être membre d'honneur.

- Cette maison existe-t-elle, Sheere ? s'enquit Siraj, fasciné par cette idée.

- Je suis sûre que oui. Et je pense que je la trouverai. La clef est quelque part dans le livre de mon père.

- Quand ? demanda Seth. Quand commençons-nous à la chercher ?

- Demain, suggéra Sheere. Avec votre aide, si vous voulez bien...

- Tu auras besoin du secours de quelqu'un qui sait réfléchir, affirma Isobel. Compte sur moi.

- Je suis un serrurier expérimenté, dit Roshan.

- Je peux trouver des plans des archives municipales depuis l'établissement du gouvernement de 1859, ajouta Seth.

- Je peux chercher s'il existe un mystère à son sujet, proposa Siraj. Elle est peut-être hantée.

- Je peux la dessiner telle qu'elle est dans la réalité, dit Michael. Des plans. En me servant du livre.

Sheere rit et regarda Ben et Ian.

- Bien, déclara Ben. Il faut quelqu'un pour diriger les opérations. J'accepte la charge. Et Ian pourra mettre de la teinture d'iode sur ceux qui attraperont des échardes.

- Je suppose que vous n'accepterez pas que je refuse, constata Sheere.

- Nous avons effacé le mot non du dictionnaire de la bibliothèque de St. Patrick's il y a six mois, trancha Ben. Désormais, tu es membre de la Chowbar Society. Tes problèmes sont nos problèmes. Mandat collectif.

- Je croyais que nous nous étions dissous, rappela Siraj.

- Je décrète une prorogation pour cause de circonstances d'une gravité exceptionnelle, répondit Ben en foudroyant son camarade du regard.

Siraj se réfugia dans l'ombre.

- Bon, c'est d'accord, accepta Sheere. Mais maintenant, il faut rentrer.


L'expression d'Aryami, quand elle accueillit Sheere et les membres de la Chowbar Society, aurait été capable de congeler le Hooghly sur tout son cours en plein midi. La vieille dame attendait près de la porte en compagnie de Bankim, et il suffit à Ben de voir le visage de ce dernier pour estimer prudent d'inventer illico un discours d'excuses afin d'amortir la réprimande qui, à coup sûr, attendait sa nouvelle amie. Il devança légèrement les autres et arbora son plus beau sourire.

- C'est ma faute, madame. Nous voulions juste montrer à votre petite-fille la cour de derrière.

Aryami ne daigna même pas le voir. Elle s'adressa directement à Sheere.

- Je t'avais priée de m'attendre ici et de ne pas bouger ! s'écria-t-elle, le visage rouge de colère.

- Nous ne sommes pas allés à plus de vingt mètres, fit valoir Ian.

Aryami le pulvérisa du regard.

- Toi, jeune homme, je ne t'ai rien demandé.

- Nous sommes désolés de vous avoir causé un désagrément, madame, ce n'était pas notre intention..., insista Ben.

- Laisse, Ben, l'interrompit Sheere. Je suis capable de me défendre seule.

Les traits hostiles de la vieille dame se décomposèrent en un instant. Le fait ne passa inaperçu d'aucun des jeunes gens. Aryami désigna Ben et son visage blêmit dans la lumière ténue des ampoules du jardin.

- Tu es Ben ? demanda-t-elle à voix basse.

Le garçon confirma, en cachant son étonnement et en soutenant le regard de la vieille dame. Il n'y avait pas de colère dans celui-ci, seulement une infinie tristesse et de l'inquiétude. Aryami prit le bras de sa petite-fille et baissa les yeux.

- Nous devons partir. Dis au revoir à tes amis.

Les membres de la Chowbar Society répondirent au geste d'adieu et Sheere sourit timidement tandis qu'elle s'éloignait au bras d'Aryami Bosé pour se perdre de nouveau dans les rues obscures de la ville. Ian se rapprocha de Ben et observa son ami qui fixait, songeur, les silhouettes devenues presque invisibles de Sheere et d'Aryami en train de s'éloigner dans la nuit.

- Un instant, j'ai cru que cette femme avait peur, dit-il.

Ben acquiesça sans sourciller.

- Qui n'a pas peur, par une nuit comme celle-là ?

- Je crois que le mieux est que nous allions tous nous coucher, indiqua Bankim, sur le seuil de la porte.

- C'est une suggestion ou un ordre ? demanda Isobel.

- Vous savez bien que pour vous mes suggestions sont des ordres, affirma Bankim en désignant l'intérieur du bâtiment. Rentrez.

- Tyran, murmura Siraj à voix basse. Profite des jours qui te restent.

- Ceux qui rempilent sont toujours les pires, ajouta Roshan.

Sans tenir compte des murmures de protestation, Bankim assista, narquois, au défilé des sept jeunes gens vers l'intérieur de la maison. Ben fut le dernier à passer le seuil, et il échangea un regard complice avec Bankim.

- Ils ont beau se plaindre, dans cinq jours ils regretteront que vous ne fassiez plus la police.

- Toi aussi, tu le regretteras, dit Bankim en riant.

- Je le fais déjà, murmura Ben pour lui-même en montant l'escalier qui conduisait aux dortoirs du premier étage, conscient que, dans moins d'une semaine, il n'aurait plus jamais à compter les vingt-quatre marches qu'il connaissait si bien.


Au cours de la nuit, Ben se réveilla dans la faible pénombre bleutée qui flottait sur le dortoir. Il crut sentir une bouffée d'air humide sur son visage, comme le souffle invisible de quelqu'un caché dans l'obscurité. Un rayon de lumière évanescente vacillait lentement depuis l'étroite fenêtre anguleuse et projetait mille ombres dansantes sur les murs et le plafond de la salle. Il tendit la main vers la modeste table de nuit qui flanquait son lit et approcha le cadran de sa montre de la clarté de la lune. Les aiguilles indiquaient trois heures du matin.

Il soupira en imaginant que c'étaient les derniers vestiges d'un rêve qui disparaissaient de son esprit comme des gouttes de rosée au soleil du matin, et songea que son ami Ian avait dû lui prêter pour une nuit le fantôme de ses insomnies. Il referma les paupières et appela à son secours les images de la fête qui s'était terminée peu de temps auparavant, confiant dans leur pouvoir apaisant pour l'aider à se rendormir. Juste à ce moment, il entendit pour la première fois le bruit et se redressa pour écouter l'étrange vibration qui semblait faire frissonner les feuilles du jardin.

Il écarta les draps et marcha lentement jusqu'à la fenêtre. De là, il percevait le léger tintement des ampoules éteintes dans les branches des arbres et l'écho lointain de ce qui lui parut être des voix de centaines d'enfants qui riaient et parlaient tous en même temps. Il appuya son front contre la vitre et devina au milieu de la cour, à travers le spectre de sa propre buée, une silhouette mince et immobile, enveloppée dans une tunique noire, qui regardait droit dans sa direction. Il sursauta et fit un pas en arrière. Sous ses yeux, la vitre se fendilla lentement : une fissure née au centre de la feuille de verre transparent s'étendit comme du lierre ou une toile d'araignée dessinée par des centaines de griffes invisibles. Ben sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et sa respiration s'accélérer.

Il regarda autour de lui. Tous ses camarades, plongés dans un profond sommeil, gisaient sans le moindre mouvement. Les voix distantes des enfants résonnèrent de nouveau. Ben vit qu'une brume gélatineuse s'infiltrait dans les fissures de la vitre, comme une bouffée de fumée bleue qui traverserait de la soie. Il se rapprocha de la fenêtre et tenta de distinguer la cour. La forme demeurait là. Cette fois, elle tendit un bras et le désigna, tandis que ses doigts longs et effilés se transformaient en autant de flammes. Il resta fasciné pendant plusieurs secondes, incapable de s'arracher à cette vision. Lorsque la forme lui tourna le dos et commença de s'éloigner dans l'obscurité, Ben réagit enfin et se précipita hors du dortoir.

Le couloir, désert, était à peine éclairé par un bec de gaz de l'ancienne installation de St. Patrick's qui avait survécu aux travaux de rénovation des années précédentes. Ben dévala l'escalier, traversa les salles de réfectoire et sortit dans la cour par la porte latérale des cuisines de l'orphelinat, juste à temps pour voir la silhouette se perdre dans la ruelle obscure qui bordait la partie arrière du bâtiment, noyée dans une épaisse brume qui montait des grilles de l'égout. Il s'élança vers la brume et plongea dedans.

Ben courut sur une centaine de mètres le long de ce tunnel de vapeur froide et flottante. Il atteignit une vaste étendue déserte qui s'étendait au nord de St. Patrick's, un terrain vague semé de cabanes et de décombres qui avaient servi de foyer aux habitants les plus déshérités du nord de Calcutta. Il contourna les flaques boueuses d'un chemin tracé au milieu d'un labyrinthe de masures en torchis incendiées et inhabitées, et s'enfonça dans ces lieux contre lesquels Thomas Carter les avait toujours mis en garde. Les voix des enfants provenaient d'un endroit caché parmi les ruines de ce bourbier de misère et d'ordures.

Il enfila un étroit couloir qui s'ouvrait entre deux baraques en ruine et s'arrêta net en constatant qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait. Devant ses yeux s'étendait une plaine infinie de vieilles masures détruites au milieu de laquelle la brume jaillissait comme l'haleine d'un dragon invisible dans la nuit. Le bruit des enfants semblait sortir lui aussi du même point, mais Ben n'entendait plus de rires ni de chansons : résonnaient à présent les terribles hurlements de panique et d'horreur de centaines d'enfants pris au piège. Il sentit un vent froid le plaquer contre les murs de l'ancien bidonville. De la brume frémissante surgit le grondement furieux d'une grande machine d'acier qui faisait trembler le sol sous ses pieds.

Ben ferma les yeux puis regarda de nouveau, croyant être victime d'une hallucination. Des ténèbres émergeait un train de métal en fusion enveloppé de flammes. Il discerna les expressions d'agonie sur les visages de dizaines d'enfants prisonniers à l'intérieur. Une pluie de fragments de feu partait dans toutes les directions, formant des cascades de braises. Ses yeux suivirent le train sur toute sa longueur jusqu'à la machine, une majestueuse sculpture d'acier qui paraissait fondre lentement, telle une figure de cire jetée dans un brasier. Dans la cabine, immobile au milieu des flammes, la silhouette qu'il avait aperçue dans la cour le contemplait, les bras ouverts en signe de bienvenue.

Il sentit la chaleur des flammes sur son visage et porta les mains à ses oreilles pour ne plus entendre les hurlements des enfants qui le rendaient fou. Le train en feu traversa l'étendue désolée, et Ben comprit avec horreur qu'il se dirigeait à pleine vitesse sur le bâtiment de St. Patrick's, avec la fureur d'un projectile incendiaire. Il courut derrière, en évitant la pluie d'étincelles et de gouttes de métal en fusion qui tombaient autour de lui, mais ses pieds étaient incapables d'égaler la vitesse croissante du train qui se précipitait sur l'orphelinat, en teignant de rouge le ciel sur son passage. Il s'arrêta, hors d'haleine, et cria de toutes ses forces pour alerter ceux qui dormaient paisiblement dans la demeure, étrangers à la tragédie qui s'abattait sur eux. Désespéré, il vit le train réduire la distance qui le séparait de St. Patrick's et comprit que, dans quelques secondes, la machine pulvériserait le bâtiment et ferait voler ses habitants dans les airs. Il tomba à genoux et cria une dernière fois, impuissant, quand le train pénétra dans l'arrière-cour et se dirigea inexorablement vers le grand mur de la façade postérieure de la demeure.

Ben se prépara au pire, mais il ne pouvait imaginer ce à quoi il allait assister en à peine quelques dixièmes de seconde.

La machine en folie, enveloppée d'un tourbillon de flammes, s'écrasa contre le mur dont sortirent, comme des spectres, des milliers de feux follets. Tout le train passa à travers le mur de briques rouges comme un serpent de vapeur, se désintégra dans l'air et emporta avec lui l'effroyable hurlement des enfants dans le rugissement assourdissant de la machine.

Deux secondes plus tard, l'obscurité nocturne redevint absolue. La silhouette inchangée de l'orphelinat se découpa sur les lumières lointaines de la ville blanche et sur le Maidan, à des centaines de mètres au sud. La brume s'infiltra dans les fissures du mur et, très vite, il ne resta plus aucune trace visible de la scène qui venait de se dérouler. Ben s'approcha lentement du mur et posa la paume de sa main sur la surface intacte. Une secousse électrique lui parcourut le bras et l'expédia à terre. L'empreinte noire et fumante de sa paume était restée imprimée sur la pierre.

Quand il se releva, son cœur battait à un rythme accéléré et ses mains tremblaient. Il respira profondément et sécha les larmes que le feu lui avait arrachées. Lentement, quand il considéra qu'il avait recouvré son calme, tout au moins en partie, il fit le tour du bâtiment et se dirigea de nouveau vers la porte des cuisines. Utilisant le truc que Roshan lui avait enseigné pour faire jouer le pêne de l'extérieur, il l'ouvrit précautionneusement et traversa les cuisines et le couloir du rez-de-chaussée dans le noir jusqu'à l'escalier. L'orphelinat était toujours plongé dans le plus profond silence. Ben compris que personne d'autre que lui n'avait entendu le fracas du train.

Il revint au dortoir. Ses camarades continuaient de dormir et l'on ne voyait aucune trace de brisures sur la vitre de la fenêtre. Il se jeta sur son lit, haletant. Il reprit sa montre sur la tablette et regarda l'heure. Il aurait juré être resté dehors près de vingt minutes. La montre indiquait la même heure que lorsqu'il l'avait consultée en se réveillant. Il la reposa et tenta de mettre de l'ordre dans ses idées. Il commençait à douter de ce qu'il avait vu, ou cru voir. Peut-être qu'il n'avait pas bougé du dortoir et qu'il avait rêvé tout l'épisode. Les profondes respirations autour de lui et la vitre intacte semblaient confirmer cette supposition. Ou peut-être avait-il été victime de son imagination. En pleine confusion, il ferma les yeux et tenta inutilement de trouver le sommeil, dans l'espoir que, s'il feignait de dormir, son corps finirait par tomber dans le piège.

À l'aube, alors que le soleil commençait à s'insinuer au-dessus de la ville grise, le secteur musulman à l'est de Calcutta, il sauta du lit et courut dans la cour de derrière pour examiner le mur de la façade à la lumière du jour. Pas de traces du train. Il était sur le point de conclure que tout cela n'avait été qu'un rêve, d'une intensité peu commune, certes, mais tout de même un rêve, quand, du coin de l'œil, il aperçut une tache sombre qui attira son attention. Il reconnut la paume de sa main clairement imprimée sur les briques. Il soupira et se dépêcha de remonter au dortoir pour réveiller Ian qui, libéré de son éternelle insomnie pour la première fois depuis des semaines, avait réussi à s'abandonner dans les bras de Morphée.


À la lumière du jour, le caractère enchanté du Palais de Minuit pâlissait, et son allure de vieille bâtisse nostalgique de temps meilleurs s'affirmait de façon impitoyable. Néanmoins, les paroles de Ben avaient fait passer au second plan l'effet du contact avec la réalité que la vue de leur décor favori, privé du charme et des mystères des nuits de Calcutta, aurait pu produire sur les membres de la Chowbar Society. Tous l'avaient écouté dans un silence respectueux et avec des expressions qui allaient de l'ahurissement à l'incrédulité.

- Et il a disparu dans le mur, comme si c'était de l'air ? demanda Seth.

Ben confirma.

- C'est l'histoire la plus étrange que tu aies racontée depuis le mois dernier, affirma Isobel.

- Ce n'est pas une histoire. C'est ce que j'ai vu.

- Personne n'en doute, Ben, intervint Ian d'un ton conciliant. Mais nous dormions tous et nous n'avons rien entendu. Même moi.

- Et ça, c'est vraiment incroyable, fit remarquer Roshan. Bankim avait peut-être mis quelque chose dans la citronnade.

- Personne ne me prendra donc au sérieux ? demanda Ben. Vous avez bien vu l'empreinte de ma main.

Aucun ne répondit. Ben concentra son attention sur le membre rachitique et asthmatique de la Society, victime propitiatoire pour tout ce qui concernait les histoires d'apparitions.

- Siraj ?

Le garçon leva les yeux et regarda les autres, en tâchant de soupeser la situation.

- Ça ne serait pas la première fois que quelqu'un voit une chose de ce genre à Calcutta, déclara-t-il. Il y a, par exemple, l'histoire d'Hastings House.

- Je ne vois pas le rapport, objecta Isobel.

Le cas d'Hastings House, l'ancienne résidence du gouverneur de la province au sud de Calcutta, était l'un des préférés de Siraj et probablement la plus représentative des histoires de fantômes parmi toutes celles qui peuplaient les annales de la ville : une histoire dense et impressionnante, comme il n'en existait guère de comparables. Selon la tradition locale, durant les nuits de pleine lune, le spectre de Warren Hastings, le premier gouverneur du Bengale, chevauchait sur un attelage fantôme jusqu'au porche de son ancienne demeure d'Alipore, où il cherchait frénétiquement des documents disparus aux jours agités de son mandat dans la ville.

- Les gens de la ville l'ont vu pendant des dizaines d'années ! protesta Siraj. C'est aussi vrai que la mousson qui inonde les rues.

Les membres de la Chowbar Society se lancèrent, autour de la vision de Ben, dans une discussion animée à laquelle seul le principal intéressé s'abstint de participer. Quelques minutes plus tard, alors que tout dialogue raisonnable avait échoué, les visages des participants à la controverse se tournèrent vers la silhouette vêtue de blanc qui les contemplait en silence depuis le seuil de la salle sans plafond qu'ils occupaient. L'un après l'autre, ils se turent.

- Je ne voulais pas vous interrompre, dit timidement Sheere.

- Ton interruption vient à pic, affirma Ben. Nous ne faisions que discuter. Pour changer.

- J'ai entendu la fin, avoua Sheere. Tu as vu quelque chose, cette nuit, Ben ?

- Je ne sais plus, admit le garçon. Et toi ? Tu as réussi à échapper à la surveillance de ta grand-mère ? J'ai l'impression que, cette nuit, nous ne t'avons pas rendu service.

Sheere sourit et fit non de la tête.

- Ma grand-mère est bonne, mais il lui arrive de se laisser emporter par ses obsessions. Elle croit que les dangers nous guettent à chaque coin de rue. Elle ne sait pas que je suis là. Mais je ne resterai pas longtemps.

- Pourquoi ? Nous avions pensé aller aujourd'hui sur les quais. Tu pourrais venir avec nous, dit Ben, à la surprise des autres qui entendaient pour la première fois parler d'un tel projet.

- Je ne peux pas vous accompagner, Ben. Je suis venue vous dire adieu.

- Quoi ? s'exclamèrent plusieurs voix en chœur.

- Nous partons demain pour Bombay. Ma grand-mère prétend que la ville n'est pas un lieu sûr et que nous devons la quitter. Elle m'a interdit de vous revoir, mais je ne voulais pas m'en aller sans vous dire adieu. Vous êtes les seuls amis que j'aie jamais eus, même si ça n'a été que pour une seule nuit.

Ben la dévisagea, interdit.

- Vous allez à Bombay ? explosa-t-il. Pour quoi faire ? Ta grand-mère veut devenir une vedette de cinéma ? C'est absurde !

- Je crains que ça ne le soit pas, confirma tristement Sheere. Il ne me reste que quelques heures à passer à Calcutta. J'espère que ça ne vous gêne pas si je reste avec vous.

- Nous en serions ravis, Sheere, dit Ian, s'exprimant au nom de tous.

- Un moment ! tempêta Ben. Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'adieux ? Quelques heures à Calcutta ? Impossible, mademoiselle. Tu pourrais vivre cent ans dans cette ville et ne pas en avoir compris la moitié. Tu ne peux pas filer comme ça. Encore moins maintenant que tu es membre de plein droit de la Chowbar Society.

- C'est à ma grand-mère qu'il faut dire ça, affirma Sheere avec résignation.

- C'est bien ce que j'ai l'intention de faire.

- Bonne idée, commenta Roshan. Tu crois que tu n'en as pas fait assez comme ça cette nuit ?

- Je vois que vous ne me faites pas confiance, se plaignit Ben. Et les serments de la société ? Il faut aider Sheere à trouver la maison de ses parents. Personne ne quittera cette ville avant que nous ayons découvert cette maison et élucidé ses mystères. Point final.

- Je suis partant ! lança Siraj. Mais comment comptes-tu t'y prendre ? Tu vas menacer la grand-mère de Sheere ?

- Parfois, les paroles peuvent davantage que les épées. Savez-vous qui a dit ça ?

- Voltaire ? insinua Isobel.

Ben ignora l'ironie.

- D'où vient ce puissant aphorisme ? demanda Ian.

- Pas de moi, évidemment. Il est de Mr Carter. C'est à lui que nous demanderons de parler à ta grand-mère.

Sheere baissa les yeux et hocha négativement la tête.

- Ça ne marchera pas, Ben. Tu ne connais pas Aryami Bosé. Personne n'est plus obstinée qu'elle. Elle a ça dans le sang.

Ben exhiba un sourire félin et ses yeux brillèrent sous le soleil de midi.

- Je le suis encore plus. Attends de me voir dans l'action et tu changeras d'avis.

- Ben, tu vas encore une fois nous mettre dans de mauvais draps, objecta Seth.

Ben haussa les sourcils d'un air supérieur et dévisagea les présents l'un après l'autre, pulvérisant toute velléité de rébellion qui pouvait se cacher dans un coin de leur esprit.

- Que celui qui a quelque chose à objecter parle maintenant ou qu'il se taise pour toujours, prononça-t-il solennellement.

Aucune voix ne s'éleva pour protester.

- Bien. Approuvé à l'unanimité. En route.


Carter introduisit sa clef personnelle dans la serrure de la porte de son bureau et la tourna deux fois. Le mécanisme grinça. Carter entra dans la pièce et ferma derrière lui. Il ne voulait voir personne, ne parler à personne pendant une heure au moins. Il déboutonna sa veste et se dirigea vers son fauteuil. Il aperçut alors la silhouette immobile assise dans le fauteuil qui faisait face au sien. La clef lui échappa des doigts, mais elle n'eut pas le temps d'atteindre le sol. Une main agile, gantée de noir, l'attrapa au vol. Le visage mince apparut derrière l'oreille du fauteuil et exhiba un sourire carnassier.

- Qui êtes-vous, et comment êtes-vous entré ? s'inquiéta Carter, sans pouvoir réprimer un tremblement dans sa voix.

L'intrus se leva. Carter sentit son sang refluer de sa figure en reconnaissant l'homme qui lui avait rendu visite dans ce même bureau seize ans plus tôt. Ses traits n'avaient pas pris une ride et ses yeux exprimaient toujours la rage brûlante. Le visiteur prit la clef, alla à la porte et ferma à double tour. Carter avala sa salive. Les avertissements que lui avait donnés Aryami Bosé la nuit précédente défilèrent à toute allure dans sa tête. Jawahal serra la clef entre ses doigts et le métal plia avec la facilité d'une épingle à cheveux.

- Vous ne semblez pas heureux de me revoir, monsieur Carter. Vous ne vous souvenez pas du rendez-vous que nous avons pris il y a seize ans ? Je suis venu honorer ma promesse.

- Sortez tout de suite, ou je me verrai dans l'obligation d'appeler la police.

- Ne vous occupez pas de la police pour le moment. Je la préviendrai moi-même en m'en allant. Asseyez-vous et accordez-moi le plaisir d'une conversation.

Carter s'assit dans son fauteuil et lutta pour ne pas trahir ses émotions et garder un visage serein, autoritaire. Jawahal lui sourit amicalement.

- J'imagine que vous devinez pourquoi je suis ici.

- J'ignore ce que vous cherchez, mais vous ne le trouverez pas dans ces murs.

- Peut-être que si, peut-être que non, répliqua Jawahal avec désinvolture. Je cherche un enfant qui aujourd'hui n'en est plus un ; c'est désormais un homme. Vous savez de quel enfant il s'agit. Je serais désolé d'avoir à vous faire mal.

- Vous me menacez ?

Jawahal rit.

- Oui, répondit-il froidement. Et quand je le fais, c'est toujours sérieusement.

Carter, pour la première fois de sa vie, envisagea sérieusement la possibilité de crier pour demander de l'aide.

- Si ce que vous voulez, c'est crier avant l'heure, suggéra Jawahal, permettez-moi de vous donner un motif.

À peine eut-il prononcé ces mots qu'il tendit la main droite devant le visage de Carter et retira lentement le gant qui la couvrait.


Sheere et les autres membres de la Chowbar Society venaient tout juste de franchir le seuil de la cour de St. Patrick's quand les fenêtres du bureau de Thomas Carter, au premier étage, explosèrent dans un terrible fracas. Le jardin se couvrit d'éclats de verre, de bois et de brique. Les jeunes gens restèrent paralysés pendant une seconde, puis se mirent à courir vers le bâtiment, ignorant la fumée et les flammes qui sortaient de l'ouverture béante de la façade.

Au moment de l'explosion, Bankim se trouvait à l'autre bout du couloir, en train de relire des documents administratifs qu'il s'apprêtait à remettre à Carter pour signature. L'onde de choc le jeta par terre ; lorsqu'il leva les yeux, il vit la porte du bureau du recteur, arrachée de ses gonds, s'écraser contre le mur. Une seconde après, il se releva et courut vers la source de l'explosion. Six mètres le séparaient encore de l'entrée du bureau quand une silhouette noire enveloppée de flammes en sortit, déploya sa cape sombre et s'éloigna dans le couloir à une vitesse invraisemblable, telle une grande chauve-souris. La forme disparut, laissant derrière elle une traînée de cendres et émettant un son qui rappela à Bankim le sifflement furieux d'un cobra prêt à se jeter sur sa victime.

Il trouva Carter étendu à l'intérieur du bureau. Sa figure était couverte de brûlures et ses vêtements fumants semblaient sortir d'un incendie. Bankim se précipita vers lui et tenta de le relever. Les mains du recteur tremblaient et Bankim constata avec soulagement qu'il respirait toujours, bien qu'avec une certaine difficulté. Il cria pour appeler du secours et, très vite, les visages de plusieurs pensionnaires apparurent à la porte. Ben, Ian et Seth l'aidèrent à relever Carter, pendant que les autres écartaient les décombres et ménageaient dans le couloir un espace où installer le recteur de St. Patrick's.

- Qu'est-ce qui a bien pu se passer ? demanda Ben.

Bankim hocha la tête, incapable de répondre et visiblement encore sous l'effet de la commotion qu'il venait de subir. Unissant leurs efforts, ils réussirent à sortir le blessé dans le couloir pendant que Vendela, le visage blanc comme de la porcelaine et le regard égaré, courait aviser l'hôpital le plus proche.

Peu à peu, le reste du personnel de St. Patrick's arriva, sans parvenir à comprendre ce qui avait provoqué cette explosion et à qui appartenait le corps couvert de brûlures étendu par terre. Ian et Roshan s'interposèrent et indiquèrent à tous ceux qui approchaient de reculer pour ne pas gêner le passage.

L'attente des secours promis se fit interminable.


Après la confusion créée par l'explosion, et quand l'ambulance tant attendue de l'hôpital général de Calcutta arriva enfin, St. Patrick's resta plongé pendant une demi-heure dans une angoissante incertitude. Finalement, au moment où, faisant suite aux premiers instants de panique, le découragement commençait à gagner ceux qui étaient présents, un médecin de l'équipe de secouristes vint voir Bankim et les pensionnaires pour les rassurer, pendant que trois de ses collègues continuaient à s'occuper de la victime.

En le voyant paraître, tous l'entourèrent, pleins d'inquiétude.

- Il souffre de nombreuses brûlures et présente plusieurs fractures, mais il est hors de danger, déclara le médecin, un jeune rouquin au regard intense dont la compétence ne faisait pas de doute. Ce qui me préoccupe le plus, maintenant, ce sont ses yeux. Nous ne pouvons pas garantir qu'il recouvrera une vision complète, mais il est trop tôt pour le déterminer. Il va falloir l'hospitaliser et lui administrer de puissants sédatifs avant de le soigner. L'intervention doit se faire en toute sécurité. J'ai besoin de quelqu'un qui puisse signer les documents d'admission.

- Vendela peut le faire, assura Bankim.

- Bien. Il y a encore autre chose, poursuivit le médecin. Lequel d'entre vous est Ben ?

Tous le regardèrent, interdits. Ben leva les yeux sans comprendre.

- Je suis Ben. Que se passe-t-il ?

- Il veut te parler, expliqua le docteur d'un ton qui trahissait qu'il avait tenté de dissuader Carter et qu'il désapprouvait sa demande.

Ben acquiesça et se dépêcha d'entrer dans l'ambulance où les médecins avaient déjà installé le blessé.

- Juste une minute, mon garçon, le prévint le médecin. Pas une seconde de plus.


Ben se plaça près de la civière sur laquelle gisait Thomas Carter et essaya de lui offrir un sourire rassurant, mais, devant l'état du directeur de l'orphelinat, son estomac rétrécit et les mots lui restèrent dans la gorge. Derrière lui, un médecin lui fit signe de se reprendre. Ben réagit en respirant profondément et indiqua qu'il avait compris.

- Bonjour, monsieur Carter, c'est moi, Ben, dit-il en se demandant si le directeur pouvait l'entendre.

Le blessé tourna lentement la tête et leva une main tremblante. Ben la prit dans les siennes et la serra doucement.

- Dis à cet homme de nous laisser seuls, chuchota dans un gémissement Carter qui n'avait pas ouvert les yeux.

Le docteur lança un coup d'œil sévère à Ben et attendit quelques secondes avant de se retirer.

- Les médecins disent que vous vous en remettrez, affirma Ben.

Carter, à qui chaque parole semblait coûter un effort surhumain, remua la tête pour dire non et l'arrêta :

- Pas maintenant, Ben. Tu dois m'écouter attentivement et ne pas m'interrompre. Compris ?

Ben confirma en silence avant de réaliser que Carter ne pouvait pas le voir.

- Je vous écoute, monsieur.

Carter lui serra les mains.

- Un homme te cherche pour te tuer, Ben. Un assassin, articula-t-il avec difficulté. Tu dois me croire. Cet homme se fait appeler Jawahal et paraît convaincu que tu as quelque chose à voir avec son passé. J'ignore pour quelle raison, mais je sais qu'il est dangereux. Ce qu'il m'a fait n'est qu'une démonstration de ce dont il est capable. Tu dois parler avec Aryami Bosé, la femme qui est venue hier à l'orphelinat. Répète-lui ce que je t'ai confié, ce qui s'est passé. Elle a voulu m'avertir, mais je ne l'ai pas prise au sérieux. Ne commets pas la même erreur. Cherche-la et parle avec elle. Dis-lui que Jawahal est venu. Elle t'expliquera ce que tu dois faire.

Quand les lèvres brûlées de Thomas Carter se refermèrent, Ben eut l'impression que le monde entier s'écroulait autour de lui. Tout ce que le directeur de St. Patrick's venait de lui confier lui paraissait totalement invraisemblable. La commotion due à l'explosion avait dangereusement perturbé la raison du recteur, et son délire lui faisait imaginer une conspiration contre sa vie et Dieu sait quels autres improbables dangers. Toute autre hypothèse, à cet instant, lui semblait inacceptable, et plus encore s'il repensait au rêve dont il avait été victime la nuit précédente. En proie à la claustrophobie que lui communiquait l'atmosphère de l'ambulance imprégnée de la froide odeur de l'éther, Ben se demanda un moment si les habitants de St Patrick's n'étaient pas tous en train de perdre la raison, lui le premier.

- Tu m'as entendu, Ben ? insista Carter d'une voix mourante. Tu as compris ce que je t'ai dit ?

- Oui, monsieur, balbutia le garçon. Vous ne devez plus vous inquiéter, maintenant.

Carter ouvrit les yeux et Ben remarqua avec horreur le sillon que les flammes y avaient creusé.

- Ben ! tenta de crier Carter d'une voix brisée par la douleur. Fais ce que je te dis ! Tout de suite ! Va voir cette femme. Jure-le-moi.

Ben entendit les pas du médecin roux derrière lui et sentit qu'il le prenait par le bras et le tirait énergiquement hors de l'ambulance. La main de Carter glissa des siennes et resta suspendue dans le vide.

- Ça suffit comme ça, déclara le médecin. Cet homme a assez souffert.

- Jure-le-moi ! gémit Carter en agitant sa main libérée.

Le garçon contempla, consterné, les médecins injecter une nouvelle dose d'un médicament au blessé.

- Je vous le jure, monsieur Carter, dit Ben sans bien savoir si le directeur l'entendait encore. Je vous le jure.

Bankim l'attendait au pied de l'ambulance. Derrière lui, tous les membres de la Chowbar Society et tous ceux qui étaient présents dans l'orphelinat au moment de la catastrophe l'observaient, l'air anxieux et le visage ravagé. Ben regarda Bankim droit dans ses yeux injectés de sang et rougis par la fumée et les larmes.

- Bankim, j'ai besoin de savoir une chose. Quelqu'un du nom de Jawahal est-il venu voir M. Carter ?

Le maître l'observa sans comprendre.

- Personne n'est venu aujourd'hui. M. Carter a passé la matinée avec le conseil municipal et il est revenu aux environs de midi. Il a expliqué qu'il allait travailler dans son bureau et ne voulait pas être dérangé, même pour le déjeuner.

- Vous êtes sûr qu'il était seul dans son bureau quand l'explosion s'est produite ? questionna Ben en priant pour que la réponse soit affirmative.

- Oui. Je crois que oui, répondit Bankim d'un ton assuré, une ombre d'hésitation affleurant cependant dans son regard. Pourquoi me demandes-tu ça ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

- Vous êtes tout à fait sûr, Bankim ? Réfléchissez bien. C'est important.

Le professeur baissa les yeux et se massa le front, comme s'il n'arrivait pas à trouver les mots capables de décrire ce qui ne flottait que très vaguement dans sa mémoire.

- Dans un premier moment, une seconde après l'explosion, j'ai cru voir quelque chose ou quelqu'un sortir du bureau. Tout était très confus.

- Quelque chose ou quelqu'un ? Qu'est-ce que c'était ?

Bankim leva les yeux au ciel et haussa les épaules.

- Je ne sais pas. Je ne connais rien qui soit capable de se déplacer aussi vite.

- Un animal ?

- Je ne sais pas ce que j'ai vu, Ben. Le plus probable est que c'est sorti de mon imagination.

Le mépris que les superstitions et les histoires de prétendus prodiges surnaturels inspiraient à Bankim était connu de Ben. Le garçon savait qu'il n'admettrait jamais avoir assisté à une scène qui échapperait à sa capacité d'analyse ou de compréhension. Si son esprit ne pouvait l'expliquer, ses yeux ne pouvaient l'avoir vu. C'était aussi simple que ça.

- Et si c'est bien le cas, demanda Ben une dernière fois, qu'est-ce que votre imagination vous a montré ?

Bankim tourna la tête vers le trou noir qui, quelques heures plus tôt, avait été le bureau de Thomas Carter.

- Il m'a semblé qu'il riait, admit-il à voix basse. Mais je ne le répéterai à personne.

Ben acquiesça et laissa Bankim près de l'ambulance pour se diriger vers ses amis, qui attendaient anxieusement de connaître la nature de sa conversation avec Carter. Sheere les observait avec une inquiétude visible, comme si, au plus profond de son esprit, elle devinait qu'elle était la seule capable de comprendre que les nouvelles apportées par Ben étaient sur le point de les mener sur un chemin obscur et mortel, où aucun d'eux ne pourrait revenir sur ses pas.

- Nous devons parler, dit Ben. Mais pas ici.


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