Le retour de l'obscurité

Calcutta, mai 1916


Peu après minuit, une grosse barque émergea de la brume nocturne qui montait de la surface du Hooghly comme la puanteur d'une malédiction. À l'avant, sous la faible clarté projetée par une chandelle agonisante fixée au mât, on devinait la forme d'un homme enveloppé dans une cape en train de ramer laborieusement vers la rive lointaine. Au-delà, à l'ouest, dans le quartier du Maidan, les contours de Fort William se dressaient sous une couche de nuages de cendre à la lumière d'un suaire infini de lanternes et de foyers qui s'étendait à perte de vue. Calcutta.

L'homme s'arrêta quelques secondes pour reprendre haleine et contempler la silhouette de la gare de Jheeter's Gate qui se perdait définitivement dans les ténèbres recouvrant l'autre côté du fleuve. À chaque mètre qu'il faisait en s'enfonçant dans la brume, la gare en acier et en verre se confondait davantage avec tous les autres édifices ancrés dans des splendeurs disparues. Ses yeux errèrent sur cette forêt de coupoles de marbre noirci par des décennies d'abandon et de murs nus dont la fureur de la mousson avait arraché la peau ocre, bleu et doré, les dessinant comme des aquarelles diluées dans une flaque d'eau.

Seule la certitude qu'il ne lui restait que quelques heures à vivre, voire quelques minutes, lui permettait de poursuivre sa route en abandonnant dans les profondeurs de ce lieu maudit la femme qu'il avait juré de protéger au prix de sa propre vie. Cette nuit, tandis que le lieutenant Peake entreprenait son dernier parcours dans Calcutta à bord d'une vieille barque, chaque seconde de son existence s'évanouissait sous la pluie qui s'était mise à tomber à la faveur de l'aube proche.

Pendant qu'il luttait pour traîner l'embarcation vers la rive, le lieutenant entendait les pleurs des deux enfants cachés dans la cale. Peake se retourna et constata que les feux de l'autre barque clignotaient à une centaine de mètres à peine derrière lui, gagnant du terrain. Il imaginait le sourire de son poursuivant, savourant la chasse, inexorable.

Il ignora les larmes de faim et de froid des enfants et consacra toutes les forces qui lui restaient à guider l'embarcation vers le bord du fleuve, qui venait mourir au seuil du labyrinthe insondable et fantasmatique des rues de Calcutta. Deux cents ans avaient suffi à transformer la jungle dense qui poussait aux alentours du Kalighat en une cité où jamais Dieu lui-même ne prendrait le risque d'entrer.

En quelques minutes, la tourmente s'était abattue avec la rage d'un esprit destructeur. À partir de la mi-avril et jusque dans le courant du mois de juin, la ville se consumait entre les griffes de ce qu'on appelle l'été des Indes. Au fil de ces jours, elle supportait des températures de 40 degrés et un niveau d'humidité à la limite de la saturation. Sous l'influence de violentes tempêtes électriques qui transformaient le ciel en un linceul de poudre noire, les thermomètres pouvaient descendre de trente degrés en quelques secondes.

La nappe torrentielle voilait la vision des quais rachitiques en madriers pourris qui se balançaient au-dessus du fleuve. Peake ne relâcha pas son effort avant d'avoir senti le choc de la coque contre les piliers du quai de pêcheurs et, alors seulement, il planta la perche dans l'eau boueuse et se hâta d'aller chercher les enfants, couchés sous une couverture. Quand il les prit dans ses bras, leurs pleurs se répandirent dans la nuit telle la traînée de sang qui guide le prédateur jusqu'à sa proie. Peake les serra contre sa poitrine et sauta à terre.

À travers l'épais rideau de pluie qui tombait furieusement, on pouvait voir l'autre barque approcher de la berge comme une nef mortuaire. Cravaché par la panique, Peake courut vers les rues qui bordaient le parc du Maidan par le sud et disparut dans les ombres de ce tiers de la ville que ses habitants privilégiés, européens et britanniques pour la plupart, appellent la ville blanche.

Il lui restait encore un espoir, un seul, de sauver la vie des enfants, mais il était encore loin du cœur du secteur nord de Calcutta, où se dressait la résidence d'Aryami Bosé. Cette vieille dame était désormais l'unique personne qui puisse l'aider. Peake s'arrêta un instant et scruta l'immensité ténébreuse du Maidan, à la recherche de l'éclat lointain des petites lanternes qui dessinaient des étoiles vacillantes au nord de la ville. Les rues obscures et masquées par le voile de la tempête seraient sa meilleure protection. Il serra les enfants avec force et s'éloigna de nouveau vers l'est, en quête de l'ombre protectrice des grandes demeures aristocratiques du centre de la ville.

Quelques instants plus tard, la grosse barque noire qui lui avait donné la chasse s'arrêta devant le quai. Trois hommes sautèrent à terre et l'amarrèrent. La porte de la cabine s'ouvrit lentement. Une silhouette enveloppée d'un manteau noir parcourut la passerelle que les hommes avaient jetée depuis le quai, ignorant la pluie. Une fois à terre, elle tendit une main prise dans un gant également noir et, indiquant le point où Peake avait disparu, esquissa un sourire qu'aucun des trois hommes ne distingua dans la tourmente.


La route obscure et sinueuse qui traversait le Maidan et bordait la forteresse s'était transformée en bourbier sous les assauts de la pluie. Peake se souvenait vaguement d'avoir sillonné cette partie de la ville au temps des combats de rue sous les ordres du colonel Llewelyn, en plein jour et sur un cheval, avec un escadron assoiffé de sang. Ironiquement, le destin l'obligeait maintenant à parcourir cette étendue de terrain à découvert que Lord Clive avait fait raser en 1758 pour que les canons de Fort William puissent tirer librement dans toutes les directions. Mais cette fois, c'était lui le gibier.

Le lieutenant courut désespérément vers les arbres, tout en se sentant suivi par les regards furtifs de veilleurs silencieux cachés dans l'ombre, habitants nocturnes du Maidan.

Il savait que personne ne sortirait à son passage pour l'agresser et tenter de lui arracher sa cape ou les enfants qui pleuraient dans ses bras. Les habitants invisibles de ces lieux flairaient l'odeur de la mort collée à ses talons, et nul n'oserait se mettre en travers du chemin de son poursuivant.

Il passa les grilles qui séparaient le Maidan de Chowringhee Road et pénétra dans l'artère principale de Calcutta. La majestueuse avenue suivait l'ancien chemin qui, à peine trois cents ans plus tôt, traversait la jungle bengalie en direction du sud, vers le Kalighat, le temple de Kali, qui, à l'origine, avait donné son nom à la ville.

L'habituelle faune nocturne qui rôdait dans les nuits de Calcutta avait battu en retraite devant l'averse, et la ville offrait l'aspect d'un grand bazar abandonné et sale. Peake savait que le rideau de pluie qui entravait la vision et lui servait de protection dans la nuit noire risquait de s'évanouir aussi vite qu'il était apparu. Les tempêtes qui montaient de l'océan jusqu'au delta du Gange s'éloignaient rapidement vers le nord ou l'ouest après avoir déchargé leur déluge purificateur sur la péninsule du Bengale, laissant une traînée de brumes et des rues obstruées de flaques putrides où les enfants jouaient, enfoncés jusqu'à la ceinture, et où les chariots restaient échoués tels des bateaux à la dérive.

Le lieutenant courut vers l'extrémité nord de Chowringhee Road. Les muscles de ses jambes faiblissaient sous le poids des enfants dans ses bras qui se faisait de plus en plus lourd. Les lumières du secteur nord clignotaient, proches, sous le rideau de velours de la pluie. Il était conscient de ne pouvoir tenir ce rythme plus longtemps et savait que la maison d'Aryami Bosé était encore loin. Il lui fallait marquer une pause.

Il s'arrêta pour reprendre son souffle sous l'escalier d'un entrepôt de tissus dont les murs étaient tapissés d'affiches annonçant la prochaine démolition par ordre des autorités. Il se rappelait vaguement avoir inspecté les lieux des années auparavant, sur la dénonciation d'un riche négociant qui affirmait que l'intérieur abritait une importante fumerie d'opium.

Maintenant, l'eau sale s'infiltrait entre les marches délabrées et évoquait un sang noir jaillissant d'une blessure profonde. Le lieu paraissait désolé et désert. Le lieutenant leva les enfants à la hauteur de son visage et contempla les yeux atones des bébés ; ils ne pleuraient plus, mais ils grelottaient de froid. La couverture qui les enveloppait était trempée. Peake prit leurs menottes dans ses mains avec l'espoir de les réchauffer tout en observant par les fentes de l'escalier les rues qui sortaient du Maidan. Il ne se rappelait pas combien d'assassins son poursuivant avait recrutés, mais il savait qu'il n'avait plus que deux balles dans son revolver ; deux balles qu'il devait utiliser avec toute l'intelligence qu'il était capable de rassembler ; il avait tiré les autres dans les tunnels de la gare. Il couvrit de nouveau les enfants avec le bord le moins mouillé de la couverture et les posa pour quelques secondes sur le morceau de sol sec que l'on devinait sous une anfractuosité dans le mur de l'entrepôt.

Peake sortit son revolver et passa lentement la tête sous les marches. Au sud, Chowringhee Road, déserte, ressemblait à une scène fantôme attendant le début de la représentation. Le lieutenant força la vue et reconnut le sillage de lumières lointaines sur l'autre côté du Hooghly. Le bruit de pas pressés sur les pavés inondés par la pluie le fit sursauter et il rentra dans l'ombre.

Trois individus émergèrent de l'obscurité du parc du Maidan, un sombre reflet de Hyde Park dessiné en pleine jungle tropicale. Les lames de leurs couteaux brillèrent dans la pénombre comme des langues d'argent incandescent. Peake se dépêcha de reprendre les enfants dans ses bras et respira profondément, conscient que, s'il fuyait à cet instant, les hommes se jetteraient sur lui en un clin d'œil comme une meute affamée.

Le lieutenant demeura immobile contre le mur de l'entrepôt et surveilla ses poursuivants, qui s'étaient arrêtés pour chercher sa trace. Les trois tueurs à gages échangèrent des paroles inintelligibles et l'un d'eux fit signe aux autres de se diviser. Peake frissonna en constatant que celui qui avait donné cet ordre se dirigeait droit vers l'escalier sous lequel il se dissimulait. L'espace d'une seconde, il pensa que l'odeur de sa peur allait conduire l'homme jusqu'à sa cachette.

Ses yeux parcoururent désespérément la surface du mur, à la recherche d'une ouverture par où s'échapper. Il s'agenouilla près de l'anfractuosité où, peu avant, il avait déposé les enfants et tenta de forcer les grosses planches déclouées et ramollies par l'humidité. Le bois, rongé par la pourriture, céda sans difficulté. Peake sentit une exhalaison d'air nauséabond qui émanait de l'intérieur du sous-sol du bâtiment en ruine. Il jeta un regard en arrière et vit que le tueur se trouvait à une vingtaine de mètres à peine du pied de l'escalier, le couteau à la main.

Il roula les enfants dans sa propre cape pour les protéger et rampa vers l'intérieur de l'entrepôt. Une violente douleur, juste au-dessus du genou, lui paralysa subitement la jambe droite. Il la tâta d'une main tremblante et ses doigts touchèrent le clou rouillé qui s'était enfoncé dans la chair. Étouffant un cri, il saisit l'extrémité du métal froid et tira dessus avec force. Sa peau se déchira et le sang tiède jaillit sous ses doigts. Un spasme de nausée et de souffrance lui voila la vue pendant plusieurs secondes. Haletant, il reprit les enfants et se releva laborieusement. Devant lui s'ouvrait une galerie fantomatique. Des centaines d'étagères vides, sur plusieurs étages, formaient un étrange maillage qui se perdait dans l'ombre. Sans hésiter, il courut vers l'autre extrémité de l'entrepôt, dont les structures blessées à mort craquaient sous la tempête.


Après un long parcours dans les entrailles de ce bâtiment en ruine, Peake émergea de nouveau à l'air libre. Il découvrit qu'il se trouvait tout juste à une centaine de mètres du Tiretta Bazar, un des nombreux centres de commerce de la zone nord. Il bénit le sort et se dirigea vers l'écheveau compliqué de rues étroites et sinueuses qui composaient le cœur de ce quartier bigarré de Calcutta, en direction de la résidence d'Aryami Bosé.

Il mit dix minutes à parcourir le chemin menant au domicile de la dernière dame de la famille Bosé. Aryami vivait seule dans une antique demeure de style bengali s'élevant derrière l'épaisse végétation qui avait poussé dans la cour des années durant, sans l'intervention de la main de l'homme, et lui conférait l'aspect d'un lieu abandonné et clos. Pourtant, pas un habitant du nord de Calcutta, une zone également connue comme la ville noire, n'aurait osé franchir les limites de cette cour et pénétrer dans le domaine d'Aryami Bosé. Ceux qui la connaissaient l'appréciaient et la respectaient autant qu'ils la craignaient. Il n'y avait pas une âme dans les rues du nord de Calcutta qui, à un moment quelconque de sa vie, n'ait entendu parler d'elle et de sa famille. Chez les gens de l'endroit, sa présence était comparable à celle d'un esprit puissant et invisible.

Peake courut vers le portail aux barreaux noirs en forme de lances qui donnait accès au sentier envahi par les arbustes de la cour et se hâta de gagner les marches de marbre qui menaient à la porte de la demeure. Tenant les enfants d'un seul bras, il frappa du poing à plusieurs reprises, en espérant que le fracas de la tempête ne couvre pas le bruit de son appel.

Le lieutenant cogna ainsi pendant plusieurs minutes, le regard rivé sur les rues désertes derrière lui, hanté par la crainte de voir ses poursuivants apparaître. Quand la porte céda, Peake se trouva face à la flamme d'une chandelle qui l'aveugla, tandis qu'une voix qu'il n'avait pas entendue depuis cinq ans prononçait son nom à voix basse. Se protégeant les yeux de la main, il reconnut le visage impénétrable d'Aryami Bosé.

La femme comprit au premier regard. Elle observa les enfants. Une ombre de douleur se répandit sur ses traits. Peake baissa les yeux.

- Elle est morte, Aryami, murmura-t-il. Elle était déjà morte quand je suis arrivé...

Aryami ferma les yeux et respira profondément. Il vit que la confirmation de ses pires craintes se frayait, comme un jet d'acide, un chemin dans l'âme de la dame.

- Entre, dit-elle finalement en s'effaçant pour le laisser passer et en refermant la porte derrière lui.

Peake se hâta de déposer les enfants sur une table et de les défaire de leurs vêtements mouillés. En silence, Aryami prit des serviettes sèches et les en enveloppa pendant qu'il ravivait le feu pour les réchauffer.

- Ils me suivent, Aryami. Je ne peux pas rester ici.

- Tu es blessé, observa la femme en désignant l'entaille produite par le clou.

- Ce n'est qu'une éraflure superficielle, mentit Peake. Elle ne me fait pas mal.

Elle s'approcha de lui et tendit la main pour caresser son visage ruisselant de sueur.

- Tu l'as toujours aimée...

Il détourna le regard en direction des petits et ne répondit pas.

- Ils auraient pu être tes enfants. Peut-être leur sort aurait-il été meilleur.

- Je dois partir, Aryami, la pressa le lieutenant. Si je reste ici, ils ne s'arrêteront pas avant de m'avoir mis la main dessus.

Ils échangèrent un regard désolé, conscients du destin qui attendait Peake dès qu'il se retrouverait dans la rue. Aryami prit les mains du lieutenant dans les siennes et les serra avec force.

- Je n'ai jamais été bonne avec toi. J'avais peur pour ma fille, pour la vie qui l'attendait auprès d'un officier britannique. Mais je me trompais. Je suppose que tu ne me le pardonneras jamais.

- Ça n'a plus aucune importance. Je dois m'en aller. Maintenant.

Peake s'approcha des enfants qui reposaient à la chaleur du feu pour les contempler une dernière fois. Les bébés le regardèrent avec une curiosité rieuse et des yeux brillants. Après ces quelques minutes de repos, le poids de la fatigue et la douleur lancinante qu'il sentait dans sa jambe s'abattirent sur lui. Il avait épuisé ses forces jusqu'à la dernière goutte pour amener les enfants jusque-là, et à présent il doutait de ses capacités à affronter l'inévitable. Dehors, la pluie continuait de fouetter les broussailles. Il n'y avait pas trace de son poursuivant ni de ses sbires.

- Michael..., dit Aryami dans son dos.

Le jeune homme s'arrêta sans se retourner.

- Elle le savait, mentit Aryami. Elle l'a toujours su, et je suis sûre que, d'une certaine manière, elle répondait à ton amour. Tout cela est ma faute. Ne lui en garde pas rancune.

Peake acquiesça en silence et ferma la porte derrière lui. Il demeura quelques secondes sous la pluie, après quoi, l'âme en paix, il reprit le chemin dans l'autre sens, à la rencontre de ses poursuivants. Il revint jusqu'à l'endroit où il était sorti de l'entrepôt déserté, pour pénétrer de nouveau dans l'ombre du vieux bâtiment, à la recherche d'une cachette où il n'aurait plus qu'à attendre.

Tandis qu'il s'enfonçait dans l'obscurité, l'épuisement et la douleur qu'il ressentait fondirent lentement, laissant place à une sensation enivrante d'abandon et de paix. Ses lèvres esquissèrent une ébauche de sourire. Il n'avait plus désormais aucune raison, aucun espoir, de rester vivant.


Les doigts longs et effilés du gant noir caressèrent la pointe ensanglantée du clou qui sortait du madrier brisé, devant l'entrée du sous-sol de l'entrepôt. Lentement, pendant que ses hommes attendaient en silence derrière elle, la mince silhouette qui dissimulait son visage sous une cagoule noire porta le bout de son index à ses lèvres et lécha la goutte de sang noir et épais comme s'il s'agissait d'une larme de miel. Un instant plus tard, se tournant vers ces hommes qu'elle avait engagés trois ou quatre heures plus tôt pour quelques roupies et contre la promesse d'un nouveau versement à la fin de leur travail, elle désigna l'intérieur du bâtiment. Les trois tueurs s'empressèrent de se glisser dans l'ouverture que Peake avait empruntée un peu plus tôt. L'homme cagoulé sourit dans le noir.

Caché derrière une pile de caisses vides dans les profondeurs du sous-sol, Peake observa les trois silhouettes qui s'introduisaient dans l'entrepôt et, bien qu'il ne puisse voir leur maître, il eut la certitude que celui-ci les attendait de l'autre côté du mur. Il pressentait sa présence. Il sortit son revolver et fit tourner le barillet pour placer une des deux balles en face du canon, étouffant le bruit sous sa veste trempée. Le chemin de la mort ne lui faisait plus peur, mais il n'avait pas l'intention de le parcourir seul.

L'adrénaline qui coulait dans ses veines avait atténué la douleur lancinante de son genou, réduite maintenant à un battement sourd et distant. Surpris lui-même par son calme, Peake sourit de nouveau et demeura immobile dans sa cachette. Il suivit la lente avancée des trois hommes dans les couloirs formés par les étagères vides, jusqu'à ce que ses bourreaux fassent halte à une dizaine de mètres. L'un d'eux leva la main pour leur faire signe de s'arrêter et désigna des empreintes sur le sol. Peake plaça son revolver à la hauteur de sa poitrine, pointé vers eux, et arma la détente.

À un nouveau signal, les trois hommes se séparèrent. Deux d'entre eux contournèrent lentement le couloir qui conduisait à la pile de caisses. Le troisième se dirigea droit sur Peake. Le lieutenant compta mentalement jusqu'à cinq et, d'un coup, fit tomber les caisses sur son agresseur. Celles-ci l'ensevelirent et Peake courut vers l'ouverture par laquelle il était entré.

Un des tueurs à gages jaillit à sa rencontre à l'intersection de deux couloirs, brandissant la lame de son couteau tout près de son visage. L'assassin n'eut pas le temps d'arborer un sourire de victoire que déjà le canon du revolver de Peake était posé sous son menton.

- Lâche ton couteau, cracha le lieutenant.

Face à ces yeux glacés, l'homme obéit. Peake l'attrapa brutalement par les cheveux et, tenant toujours son arme, se retourna vers ses acolytes en se faisant un bouclier du corps de son otage. Les deux autres malfrats approchèrent lentement, aux aguets.

- Lieutenant, épargne-nous cette scène et donne-nous ce que nous cherchons, murmura une voix familière dans son dos. Ces hommes sont d'honnêtes pères de famille.

Peake tourna son regard vers l'homme cagoulé qui souriait à quelques mètres de lui. Un jour, pas si lointain, il avait appris à considérer ce visage comme celui d'un ami. Aujourd'hui, il avait du mal à reconnaître en lui celui de son assassin.

- Je vais faire sauter la cervelle de cet homme, Jawahal.

Son otage, tremblant, ferma les yeux.

L'homme à la cagoule croisa patiemment les mains et émit un léger soupir de lassitude.

- Fais comme il te plaira, lieutenant, mais ce n'est pas ça qui te sortira d'ici.

- Je parle sérieusement, répliqua Peake en enfonçant la pointe du canon sous le menton du malfrat.

- Bien sûr, lieutenant, dit Jawahal d'un ton conciliant. Tire si tu as le courage de tuer un homme de sang-froid et sans la permission de Sa Gracieuse Majesté. Sinon, lâche ton arme et nous pourrons arriver à un accord profitable aux deux parties.

Les deux tueurs armés demeuraient immobiles, prêts à sauter sur lui au premier signe de l'homme à la cagoule. Peake sourit.

- Bien, dit-il. Puisque tu parles d'accord, que penses-tu de celui-là ?

Il expédia son otage au sol et se retourna vers l'homme cagoulé, le revolver levé. L'écho du premier coup de feu se répercuta dans le sous-sol. La main gantée de l'homme à la cagoule émergea du nuage de poudre, paume ouverte. Peake crut voir le projectile écrasé briller dans la pénombre et fondre lentement pour devenir un filet de métal liquide qui glissait entre les doigts effilés, telle une poignée de sable.

- Tu tires mal, lieutenant. Essaye encore, mais cette fois de plus près.

Sans lui donner le temps de bouger un muscle, il prit la main de Peake et porta l'embouchure du canon contre son propre visage, entre les deux yeux.

- Ce n'est pas ce qu'on t'a appris à l'académie militaire ? murmura-t-il.

- Il y a eu un temps où nous étions amis, dit Peake.

Jawahal eut un ricanement méprisant.

- Ce temps est passé, lieutenant.

- Que Dieu me pardonne, implora Peake en appuyant de nouveau sur la détente.

Durant un instant qui lui sembla une éternité, il vit la balle perforer le crâne de Jawahal et lui arracher sa cagoule. Pendant quelques secondes, la lumière traversa la blessure sur ce visage glacé et souriant. Puis l'orifice fumant ouvert par le projectile se referma lentement. Peake sentit son revolver lui glisser des doigts.

Les yeux flamboyants de son vis-à-vis se plantèrent dans les siens et une longue langue noire apparut entre ses lèvres.

- Décidément, tu n'as toujours pas compris, lieutenant ? Où sont les enfants ?

Ce n'était pas une question. C'était un ordre.

Peake, muet, fit non de la tête.

- Comme tu voudras.

Jawahal prit la main de Peake en tenaille. Les os de ses doigts éclatèrent sous la peau. La violence de la douleur le fit tomber à genoux, respiration coupée.

- Où sont les enfants ? répéta Jawahal.

Peake tenta d'articuler quelques mots, mais le feu qui montait du moignon sanglant qui, quelques secondes plus tôt, avait été sa main, avait paralysé sa voix.

- Tu veux dire quelque chose, lieutenant ? murmura Jawahal en s'agenouillant devant lui.

Peake fit signe que oui.

- Bien, bien, dit son ennemi en souriant. Franchement, tes souffrances ne m'amusent pas. Aide-moi à y mettre fin.

- Les enfants sont morts, gémit Peake.

Le lieutenant vit la grimace de dégoût qui se dessinait sur le visage de Jawahal.

- Tu avais bien commencé. Ne gâche pas tout maintenant.

- Ils sont morts, répéta Peake.

Jawahal haussa les épaules et hocha lentement la tête.

- Tu ne me laisses pas le choix. Cependant, avant ton départ, laisse-moi te rappeler que, lorsque la vie de Kylian était entre tes mains, tu as été incapable de la sauver. C'est à cause d'hommes comme toi qu'elle est morte. Mais tous ces hommes ont quitté ce monde. Tu es le dernier. L'avenir m'appartient.

Peake leva un regard suppliant vers Jawahal et vit ses pupilles s'étrécir lentement, jusqu'à devenir de minces fils au milieu de deux sphères dorées. L'homme sourit et, avec une infinie délicatesse, enleva le gant qui couvrait sa main droite.

- Malheureusement, tu ne vivras pas pour le voir. Ne crois pas une seconde que ton acte héroïque aura servi à quelque chose. Tu es un imbécile, lieutenant. Tu m'as toujours donné cette impression et, à l'heure de mourir, tu ne fais que la confirmer. J'espère qu'il y a un enfer pour les imbéciles, Peake, car c'est là que je vais t'expédier.

Peake ferma les yeux. Il entendit le sifflement du feu à quelques centimètres de son visage. Puis, après un instant interminable, il sentit des doigts brûlants serrer sa gorge et faucher son dernier souffle de vie. Pendant ce temps, au loin, retentissait le bruit du train maudit et les voix d'outre-tombe de centaines d'enfants hurlant dans les flammes. Et tout de suite après, le noir.


Aryami Bosé parcourut la demeure et éteignit une à une les chandelles qui éclairaient son sanctuaire. Elle ne laissa que la timide lueur du feu qui projetait des halos fugaces sur les murs nus. Les enfants dormaient à la chaleur des braises. Seuls le crépitement de la pluie et les craquements du bois dans le foyer rompaient le silence sépulcral qui régnait dans la maison. Des larmes silencieuses glissèrent sur son visage et tombèrent sur sa tunique dorée pendant qu'elle prenait dans ses mains tremblantes le portrait de sa fille Kylian parmi les objets qu'elle conservait pieusement dans un petit coffre de bronze et d'ivoire.

Un vieux photographe ambulant venu de Bombay avait pris cette image quelque temps avant le mariage, sans accepter aucun paiement. Elle montrait Kylian telle qu'Aryami se la rappelait, nimbée de cette extraordinaire luminosité qui émanait d'elle et émerveillait tous ceux qui la connaissaient, de la même manière qu'elle avait ensorcelé l'œil expert du portraitiste qui lui avait donné ce surnom, ancré dans la mémoire de tous : la princesse de lumière.

Naturellement, Kylian n'avait jamais été une véritable princesse, et elle n'avait eu d'autre royaume que celui des rues qui l'avaient vue grandir. Le jour où, dans le carrosse blanc qui l'emportait, la princesse de la ville noire avait quitté la demeure des Bosé pour vivre avec son mari, les gens du Machuabazaar lui avaient dit adieu les larmes aux yeux. Elle était encore presque une enfant quand le destin l'avait emportée ; il ne l'avait jamais rendue.

Aryami s'assit près des bébés devant le feu et serra la vieille photo contre son sein. La tempête rugit de nouveau, et elle domina sa colère pour décider de ce qu'elle devait faire. Le poursuivant du lieutenant Peake ne se contenterait pas de sa mort. Le courage du jeune homme lui avait ménagé quelques précieuses minutes qu'elle ne pouvait gaspiller sous aucun prétexte, pas même celui de pleurer sa fille. L'expérience lui avait enseigné que l'avenir lui réservait plus de temps qu'il n'était nécessaire pour se lamenter sur les erreurs commises dans le passé.


Elle remit la photo dans le coffre et prit la médaille qu'elle avait fait fondre pour Kylian des années plus tôt, un bijou que celle-ci n'avait jamais porté. Elle était composée de deux cercles d'or, un soleil et une lune, qui s'emboîtaient l'un dans l'autre pour former une seule pièce. Elle appuya sur le centre de la médaille et les deux parties se séparèrent. Aryami enfila chaque moitié sur une chaîne en or ; puis elle glissa une chaîne autour du cou de chacun des enfants.

Ce faisant, elle réfléchissait en silence aux décisions qu'elle devait prendre. Une seule voie paraissait assurer leur survie : les séparer, les éloigner l'un de l'autre, effacer leur passé et cacher leur identité au monde et à eux-mêmes, pour douloureux que cela puisse être. Il n'était pas possible de les garder ensemble sans, tôt ou tard, se trahir. C'était un risque qu'elle ne pouvait à aucun prix assumer. Et il était impératif de résoudre le dilemme avant le lever du jour.

Aryami prit les deux bébés dans ses bras et les embrassa doucement sur le front. Les petites mains caressèrent son visage et leurs doigts minuscules touchèrent les larmes qui couvraient ses joues pendant que leurs yeux rieurs l'observaient sans comprendre. Elle les serra encore dans ses bras et les recoucha dans le berceau qu'elle avait improvisé pour eux.

Dès qu'elle les eut reposés, elle alluma une chandelle et prit une plume et une feuille de papier. L'avenir de ses petits-enfants était désormais entre ses mains. Elle prit une profonde inspiration et commença d'écrire. Au loin, la pluie faiblissait et les bruits de la tempête s'éloignaient vers le nord, étendant sur Calcutta un infini manteau d'étoiles.


À cinquante ans, Thomas Carter croyait que la ville de Calcutta, qui avait été son foyer dans les trente-deux dernières années de sa vie, ne pouvait plus lui réserver de surprises.

Au matin de ce jour de mai 1916, après l'une des plus furieuses tempêtes dont il eût souvenir en dehors de la période de la mousson, la surprise arriva aux portes de l'orphelinat St. Patrick's sous la forme d'un panier avec un bébé et une lettre scellée à la cire destinée à être lue de lui seul.

À vrai dire, c'était une double surprise. D'abord, personne dans Calcutta ne se donnait la peine d'abandonner un enfant aux portes d'un orphelinat : il y avait assez d'impasses, de décharges, de puits dans toute la ville pour le faire plus commodément. Ensuite, personne n'écrivait de missives de présentation comme celle-là, signés et dûment adressés à sa personne.

Carter examina ses lunettes à contre-jour, souffla de la buée sur les verres pour faciliter leur nettoyage avec un mouchoir en coton cru et usé qu'il réservait pour cet usage au moins vingt-cinq fois par jour, et trente-cinq pendant les mois d'été.

L'enfant reposait en bas, dans le dortoir de Vendela, l'infirmière en chef, sous sa surveillance attentive. Il avait été ausculté par le docteur Woodward, arraché à son sommeil peu avant l'aube, auquel ils n'avaient donné aucune autre indication que celle de bien vouloir faire son devoir hippocratique.

L'enfant était en bonne santé. Il montrait certains signes de déshydratation, mais ne semblait affecté d'aucune des fièvres de l'ample nomenclature qui fauchait la vie de milliers de bébés comme lui et leur déniait le droit d'atteindre l'âge nécessaire pour apprendre à prononcer le nom de leur mère. Ne l'accompagnaient, en tout et pour tout, qu'une médaille en or en forme de soleil, que Carter tenait dans ses doigts, et cette lettre. Une lettre qui, s'il fallait la tenir pour authentique - et il n'avait aucune raison d'en douter -, le mettait dans une situation bien embarrassante.


Cher monsieur Carter,

Je me vois dans l'obligation de solliciter votre aide dans de bien pénibles circonstances, en faisant appel à l'amitié qui, je le sais, vous a lié à mon défunt mari durant plus de dix ans. Pendant tout ce temps, mon époux n'a jamais tari d'éloges à propos de votre honnêteté et de l'extraordinaire confiance que vous lui avez toujours inspirée. C'est pour cela qu'aujourd'hui je vous prie d'accéder à ma demande, pour étrange qu'elle puisse vous paraître, avec la plus grande urgence et, si possible, la plus totale discrétion.

L'enfant que je me vois obligée de vous remettre a perdu ses parents sous les coups d'un assassin qui a juré de les tuer non seulement tous les deux, mais aussi leur descendance. Je ne peux ni ne crois opportun de vous révéler les motifs qui l'ont conduit à commettre un tel acte. Je me bornerai à vous préciser que le séjour de l'enfant doit être gardé secret et que, sous aucun prétexte, vous ne devez en faire part à la police ou aux autorités britanniques, car l'assassin dispose dans ces deux administrations de relations qui ne tarderaient pas à le conduire jusqu'à lui.

Pour des raisons évidentes, je ne peux élever l'enfant sans l'exposer au même sort que celui de ses parents. C'est pourquoi je vous prie de le prendre en charge, de lui donner un nom et de l'élever dans les principes pleins de droiture de votre institution pour faire de lui, demain, une personne aussi honorable et aussi honnête que l'ont été ses parents.

Je suis consciente que l'enfant ne pourra jamais connaître son passé, mais il est d'une importance vitale qu'il en soit ainsi.

Je ne dispose pas de beaucoup de temps pour vous donner d'autres détails et je me vois de nouveau dans l'obligation, pour légitimer ma requête, de vous rappeler la confiance et l'amitié que vous avez manifestées envers mon mari.

Je vous prie instamment de détruire cette lettre après l'avoir lue, de même que toute indication qui pourrait trahir le lieu où se trouve l'enfant. Je regrette de ne pouvoir effectuer cette demande en personne, mais la gravité de la situation m'en empêche.

Avec la confiance que vous saurez prendre la décision appropriée, recevez mon éternelle gratitude.

Aryami Bosé


Des coups discrets à sa porte l'arrachèrent à sa lecture. Il ôta ses lunettes, plia soigneusement la lettre et la rangea dans un tiroir de son bureau, qu'il ferma à clef.

- Entrez.

Vendela, l'infirmière en chef de St. Patrick's, apparut sur le seuil, arborant son éternel visage sévère et professionnel. Son expression n'augurait rien de bon.

- Un monsieur désire vous voir, dit-elle.

Carter fronça les sourcils.

- À quel sujet ?

- Il n'a pas voulu me donner de détails, répondit l'infirmière.

Mais son ton suggérait clairement que, même s'il en avait donné, elle flairait instinctivement qu'ils auraient été suspects.

Après une pause, elle entra dans la pièce et ferma la porte derrière elle.

- Je crois qu'il s'agit du bébé, poursuivit-elle, non sans inquiétude. Je ne lui ai rien dit.

- A-t-il parlé à quelqu'un d'autre ?

Vendela hocha négativement la tête. Carter acquiesça et glissa la clef de son bureau dans la poche de son pantalon.

- Je peux lui dire que vous êtes absent pour le moment.

Il considéra cette éventualité pendant un instant et décida que, si les soupçons de Vendela étaient fondés (et elle se trompait rarement), cela ne ferait que renforcer l'impression que St. Patrick's avait quelque chose à cacher. La décision s'imposa d'elle-même.

- Non. Je vais le recevoir. Faites-le entrer et assurez-vous qu'aucun membre du personnel n'entre en contact avec lui. Discrétion absolue sur cette affaire. D'accord ?

- Compris.

Carter écouta les pas de Vendela s'éloigner dans le couloir, pendant qu'il nettoyait de nouveau les verres de ses lunettes. La pluie continuait de frapper les vitres de sa fenêtre sans aucun respect pour sa personne.


L'homme portait une longue cape noire et sa tête était coiffée d'un turban orné d'un médaillon sombre en forme de serpent. Ses gestes étudiés suggéraient un commerçant prospère du nord de Calcutta et ses traits paraissaient vaguement indiens, mais sa peau avait une pâleur maladive, celle de quelqu'un qui ne s'expose jamais aux rayons du soleil. Le métissage des races, consécutif à la fondation de Calcutta, avait mélangé dans ses rues Bengalis, Arméniens, Juifs, Anglo-Saxons, Chinois, Musulmans et d'innombrables groupes arrivés jusqu'au pays de Kali en quête de fortune ou de refuge. Ce visage pouvait appartenir à n'importe laquelle de ces ethnies aussi bien qu'à aucune.

Carter sentit derrière lui les yeux pénétrants qui l'inspectaient soigneusement pendant qu'il servait les deux tasses de thé sur le plateau que Vendela avait apporté.

- Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il aimablement à l'inconnu. Un morceau de sucre ?

- Je ferai comme vous.

L'inconnu parlait sans accent et sa voix était totalement inexpressive. Carter avala sa salive, plaqua un sourire cordial sur ses lèvres et lui tendit la tasse de thé. Des doigts enfermés dans un gant noir, longs et effilés comme des griffes, se refermèrent sans hésitation sur la porcelaine brûlante. Carter s'installa dans son fauteuil et tourna la cuillère dans sa tasse pour faire fondre le sucre.

- Je suis désolé de venir vous importuner dans un moment pareil, monsieur Carter. J'imagine que vous devez avoir beaucoup à faire, aussi je serai bref, affirma l'homme.

Carter acquiesça poliment.

- Quel est le motif de votre visite, monsieur... ?

- Mon nom est Jawahal, monsieur Carter. Je serai très franc. Peut-être ma question vous paraîtra-t-elle étrange, mais avez-vous trouvé un enfant, un bébé de quelques jours à peine, la nuit dernière ou aujourd'hui ?

Carter fronça les sourcils et imprima à son visage l'expression de la plus vive surprise. En se gardant bien d'en faire trop.

- Un enfant ? Je crois que je ne comprends pas.

L'homme qui affirmait se nommer Jawahal eut un large sourire.

- Vous allez voir. Je ne sais par où commencer. Il s'agit d'une histoire plutôt embarrassante. Je fais confiance à votre discrétion, monsieur Carter.

- Comptez sur elle, monsieur Jawahal, assura Carter en sirotant une gorgée de thé.

L'homme, qui n'avait pas goûté à sa tasse, se détendit et s'apprêta à préciser les raisons de sa demande.

- Je possède un important commerce de textiles dans le nord de la ville. Je suis ce qu'on pourrait appeler un homme jouissant d'une bonne position. Certains me disent riche, et ils n'ont pas tort. J'ai de nombreuses familles à ma charge et je m'honore de les traiter et de les aider aussi bien que possible.

- Nous faisons tous ce que nous pouvons, les choses étant ce qu'elles sont, répondit Carter sans écarter son regard de ces yeux noirs et insondables.

- Naturellement. Le motif qui m'a conduit dans votre honorable institution est une affaire pénible pour laquelle je voudrais trouver une solution rapide. Voici une semaine, une fille qui travaille dans un de mes ateliers a donné naissance à un enfant. Le père du bébé est, à ce qu'il paraît, un gueux plus ou moins anglais qui la fréquentait et dont le domicile, depuis qu'il a eu connaissance de l'état de la fille, est inconnu. Apparemment, la famille de la jeune fille est de Delhi : ce sont des musulmans très stricts qui n'étaient au courant de rien.

Carter hocha gravement la tête en signe de commisération.

- Il y a de cela deux jours, poursuivit Jawahal, j'ai appris par un contremaître que la fille, dans un accès de folie, s'était enfuie de la maison où elle vivait avec des membres de sa famille, dans l'idée, semble-t-il, de vendre l'enfant. Ne la jugez pas mal, c'est une jeune personne exemplaire, mais la pression exercée sur elle l'a débordée. Vous ne vous en étonnerez pas. Ce pays est comme le vôtre, monsieur Carter, peu tolérant envers les faiblesses humaines.

- Et vous croyez que l'enfant pourrait être ici, monsieur Jahawal ? demanda Carter, tentant de revenir au vif du sujet.

- Jawahal, corrigea le visiteur. Vous allez voir. Ce que je peux dire, c'est qu'en apprenant les faits je me suis senti en quelque sorte responsable. Après tout, la fille travaillait chez moi. En compagnie de contremaîtres de confiance, j'ai parcouru la ville. Nous avons découvert que la jeune personne avait vendu l'enfant à un méprisable criminel qui fait commerce de ces pauvres petits pour la mendicité. Une triste réalité, hélas quotidienne. Nous l'avons trouvé mais, dans des circonstances qu'il serait trop long de détailler ici, il a réussi à nous échapper au dernier moment. Cela s'est passé aux abords immédiats de cet orphelinat. J'ai quelques raisons de penser que, par peur de ce qui pouvait lui arriver, l'individu a abandonné l'enfant dans les parages.

- Je comprends. Avez-vous porté l'affaire à la connaissance des autorités locales, monsieur Jawahal ? Le trafic d'enfants est durement réprimé, vous le savez.

L'inconnu croisa les mains et poussa un léger soupir.

- J'étais sûr de pouvoir régler la question sans en arriver à cette extrémité. Franchement, si je le faisais, j'impliquerais la jeune personne, et l'enfant resterait sans père ni mère.

Carter pesa soigneusement l'histoire de l'inconnu et acquiesça lentement et à plusieurs reprises en signe de compréhension. Il ne croyait pas un mot de tout le récit.

- Je regrette de ne pouvoir vous aider, monsieur Jawahal. Malheureusement, nous n'avons trouvé aucun enfant et nous n'avons aucune information à ce sujet. Quoi qu'il en soit, si vous voulez bien me laisser vos coordonnées, je prendrai contact avec vous au cas où quelque nouvelle nous parvenait. Néanmoins, je crains de devoir alors informer les autorités du fait qu'un bébé a été déposé dans cet hôpital. C'est la loi, et je ne peux l'ignorer.

L'homme contempla Carter en silence pendant quelques secondes sans ciller. Carter soutint son regard sans modifier d'un iota son sourire, bien qu'il sente son estomac se serrer et son pouls s'accélérer comme s'il s'était trouvé face à un serpent. Finalement, l'inconnu sourit cordialement et désigna la silhouette du Raj Bhawan, le siège du gouvernement britannique, aux allures de palais, qui se dressait au loin sous la pluie.

- Vous autres Britanniques, vous êtes admirablement respectueux de la loi, et cela vous honore. N'est-ce pas Lord Wellesley qui a décidé, en 1799, de transporter le gouvernement dans cette magnifique enclave pour donner une envergure nouvelle à sa loi ? Ou est-ce en 1800 ?

- Je crains de ne pas être un fin connaisseur de l'histoire locale, fit remarquer Carter, déconcerté par le tour extravagant que Jawahal avait donné à la conversation.

Le visiteur fronça les sourcils en signe d'aimable et pacifique désapprobation d'un tel aveu d'ignorance.

- Calcutta, avec à peine deux cent cinquante ans d'existence, est une ville si dépourvue d'histoire que la moindre des choses que nous puissions faire pour elle est de la connaître, monsieur Carter. Pour revenir à la question, je dirais que c'est en 1799. Savez-vous la raison du déménagement ? Le gouverneur Wellesley a décrété que l'Inde devait être dirigée depuis un palais et non depuis un immeuble de comptables, avec les idées d'un prince et non celles d'un négociant en épices. Toute une vision, à mon avis.

- Sans doute, confirma Carter en se levant avec l'intention de congédier l'étrange visiteur.

- Mais, tout de même, dans un empire où la décadence est un art et Calcutta son meilleur musée, ajouta Jawahal.

Carter acquiesça vaguement sans très bien savoir à quoi.

- Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps, monsieur Carter, conclut Jawahal.

- Ne croyez pas cela. Je regrette seulement de ne pouvoir mieux vous aider. Dans des cas pareils, nous devons tous faire le maximum.

- C'est bien vrai, confirma Jawahal en se levant à son tour. Je vous remercie encore de votre amabilité. Je voudrais juste vous poser encore une question.

- Je vous répondrai bien volontiers, répliqua Carter en priant intérieurement pour être enfin débarrassé de la présence de cet individu.

Jawahal sourit malicieusement, comme s'il avait lu dans ses pensées.

- Jusqu'à quel âge les enfants que vous recueillez restent-ils chez vous, monsieur Carter ?

Carter ne put dissimuler son étonnement devant la question.

- J'espère ne pas avoir commis d'indiscrétion, s'empressa d'ajouter Jawahal. S'il en était ainsi, ignorez ma question. C'était simple curiosité.

- Il n'y a aucun secret. Les pensionnaires de St. Patrick's demeurent sous notre toit jusqu'au jour de leurs seize ans. Passé cette date, la période de tutelle légale est achevée. Ce sont déjà des adultes, ou du moins c'est ainsi que la loi les considère, et ils sont en mesure de se lancer dans la vie. Comme vous voyez, cette institution est privilégiée.

Jawahal l'avait écouté attentivement et parut réfléchir.

- J'imagine que ce doit être douloureux pour vous de les voir partir après les avoir eus toutes ces années à votre charge. D'une certaine manière, vous êtes le père de tous ces jeunes gens.

- Ça fait partie de mon travail, mentit Carter.

- Évidemment. Pourtant, pardonnez mon indiscrétion, mais comment savez-vous quel est l'âge véritable d'un enfant qui n'a pas de parents ni de famille ? L'expérience, je suppose...

- L'âge de chaque pensionnaire est précisé sur la fiche d'entrée ou par un calcul approximatif appliqué par l'institution, expliqua Carter, que l'idée de discuter des procédures de St. Patrick's avec un inconnu mettait mal à l'aise.

- Cela fait de vous un Dieu en miniature, monsieur Carter.

- C'est une appréciation que je ne partage pas, répondit sèchement Carter.

Jawahal savoura l'expression de contrariété qui avait affleuré sur le visage du directeur.

- Excusez mon audace, monsieur Carter. En tout cas, je suis heureux d'avoir fait votre connaissance. Il est possible que je vous rende encore visite et que je verse une contribution à votre noble institution. Je pourrais aussi revenir dans seize ans et connaître ainsi les enfants entrés ces jours-ci dans votre grande famille...

- Ce sera toujours un plaisir de vous recevoir, si vous le souhaitez, dit Carter en accompagnant l'inconnu jusqu'à la porte de son bureau. Il semble que la pluie redouble encore une fois d'intensité. Peut-être préférerez-vous attendre qu'elle faiblisse.

L'homme se tourna vers lui et les perles noires de ses yeux brillèrent intensément. Ce regard paraissait avoir calibré chacun des gestes du directeur et chacune de ses expressions, soupesant ses silences et analysant patiemment ses paroles. Carter regretta d'avoir fait cette proposition de prolonger l'hospitalité de St. Patrick's.

En cet instant précis, s'il y avait quelque chose au monde qu'il souhaitait avec force, c'était de voir partir cet individu. Quand bien même un typhon balaierait les rues de la ville.

- La pluie s'arrêtera vite, monsieur Carter. Merci pour tout.

Vendela, réglée comme une horloge, attendait dans le couloir la fin de l'entretien et escorta le visiteur jusqu'à la sortie. De sa fenêtre, Carter regarda la silhouette noire s'éloigner sous la pluie pour disparaître dans les ruelles au pied de la colline. Il resta immobile derrière la vitre, les yeux fixés sur la Raj Bhawan, le siège du gouvernement. Peu de temps après, comme l'avait prédit Jawahal, la pluie s'arrêta.

Il se servit une autre tasse de thé et s'assit dans son fauteuil en contemplant la ville. Il avait été élevé à Liverpool, dans un lieu pareil à celui qu'il dirigeait à présent. Entre les murs de cette institution, il avait appris trois choses qui devaient devenir essentielles pour le reste de son existence : apprécier tout ce qui était matériel à sa juste valeur ; aimer les classiques ; et en dernière instance, pour lui la plus importante : reconnaître un menteur à un mile à la ronde.

Il termina sans hâte de boire son thé et décida de commencer à fêter son cinquantième anniversaire, puisque, décidément, Calcutta lui réservait encore des surprises. Il alla à son armoire vitrée et en sortit la boîte de cigares qu'il réservait pour les occasions mémorables. Il gratta une longue allumette et alluma le précieux spécimen avec tous les soins requis par le cérémonial.

Puis, profitant de la flamme que lui offrait providentiellement l'allumette, il tira la lettre d'Aryami Bosé de son tiroir et y mit le feu. Pendant que le luxueux papier se réduisait en cendres sur un petit plateau gravé aux initiales de St. Patrick's, il savoura le cigare et décida qu'en l'honneur d'une des idoles de sa jeunesse, Benjamin Franklin, le nouveau pensionnaire de l'orphelinat grandirait sous le prénom de Ben et qu'il ferait personnellement tout ce qui était en son pouvoir pour que le garçon trouve entre ces quatre murs la famille que le destin lui avait volée.


Загрузка...