CHAPITRE PREMIER VIDE ET SILENCE

— Tu sais, dit Maïka, j’ai une espèce de pressentiment débile …

Nous nous trouvions près du glider, elle regardait à ses pieds et piochait de son talon le sable gelé.

Je ne sus quoi répondre. Je n’éprouvais aucun pressentiment, mais tout compte fait je ne raffolais pas non plus de cet endroit. Plissant les yeux, je me mis à contempler l’iceberg. Tel un gigantesque bloc de sucre, il pointait au-dessus de l’horizon, un croc crénelé d’un blanc aveuglant, totalement froid, totalement immobile, totalement homogène, sans le moindre scintillement ou miroitement pittoresques — on voyait bien qu’une fois son irruption accomplie, cent mille ans auparavant, dans cette rive plate, sans défense, il était fermement décidé à traîner ici encore cent mille ans pour rendre envieux ses confrères qui dérivaient dans l’océan comme des âmes en peine. La plage lisse, gris-jaune, partait vers lui, étincelante de myriades d’écailles de givre ; à droite s’étalait l’océan, couleur de plomb, aux exhalaisons de métal glacé, strié de rides mouvantes, virant au noir d’encre sur la ligne d’horizon, anormalement mort. À gauche, nappant les sources chaudes et le marécage, s’étendait en strates une brume grise derrière laquelle se devinaient vaguement des monts hérissés ; encore plus loin s’étageaient de sombres rochers abrupts tachetés de neige. Ces rochers s’étiraient à perte de vue le long de toute la côte ; au-dessus, un minuscule soleil qui ne chauffait guère montait dans un ciel sans nuages, mais aussi sans joie, glacial, d’un gris lilas.

Wanderkhouzé s’extirpa du glider, tira immédiatement sur sa tête sa capuche fourrée et s’approcha de nous.

— Je suis prêt, annonça-t-il. Où est Komov ?

Maïka haussa brièvement les épaules et souffla sur ses doigts engourdis.

— Il ne va pas tarder, j’imagine, supposa-t-elle distraitement.

— Où allez-vous aujourd’hui ? demandai-je à Wanderkhouzé. Au lac ?

Wanderkhouzé renversa légèrement son visage en arrière, avança sa lèvre inférieure et me jeta un coup d’œil endormi par-dessus le bout de son nez, ce qui le fit aussitôt ressembler à un chameau âgé aux favoris de lynx.

— Tu t’ennuies ici tout seul, prononça-t-il, compatissant. Il te faudra pourtant patienter, qu’en penses-tu ?

— Je le pense, oui.

Wanderkhouzé renversa la tête encore plus en arrière et tourna son regard de côté de l’iceberg avec cette même superbe de chameau.

— Oui, dit-il, toujours compatissant. Il y a ici beaucoup de traits communs avec la Terre, mais ce n’est pas la Terre. C’est là l’ennui avec ces mondes de type terrestre. On se sent constamment trompé. Volé. Néanmoins, on peut s’y habituer aussi, qu’en penses-tu, Maïka ?

Maïka resta silencieuse. Ce jour-là elle était particulièrement triste. Ou au contraire, furieuse. Ce qui toutefois lui arrivait souvent ; c’est un état qu’elle aimait.

Derrière, avec un léger clappement, éclata la membrane de la trappe, et Komov sauta sur le sable. Tout en boutonnant sa pelisse, il nous rejoignit à grands pas et s’enquit d’un ton bref.

— Prêts ?

— Prêts, répondit Wanderkhouzé. Où va-t-on aujourd’hui, Guénnadi ? De nouveau au lac ?

— Bon, lança Komov, s’escrimant sur la fermeture de son col. Si j’ai bien compris, Maya, aujourd’hui nous étudions le carré soixante-quatre. Mes points sont : rive ouest de l’océan, hauteur sept, hauteur douze. Nous préciserons l’horaire en route. Popov, je vous prie d’envoyer les radiogrammes que j’ai laissés au poste de pilotage. Contact avec moi par le glider. Retour prévu à dix-huit heures zéro zéro, heure locale. En cas de retard nous vous avertirons.

— Compris, répliquai-je sans enthousiasme : je n’appréciais pas la mention d’un retard éventuel.

Maïka s’approcha sans mot dire du glider. Komov finit par avoir raison de sa fermeture, passa la main sur sa poitrine et se dirigea à son tour vers le glider. Wanderkhouzé me serra l’épaule.

— Reluque le moins possible tous ces paysages, conseilla-t-il. Reste autant que tu peux à la maison et lis. Ne te fais pas de bile.

Il grimpa sans se presser dans le glider, s’installa à la place du conducteur et me fit un signe de la main. Maïka se permit, enfin, un sourire et agita la main aussi. Sans me regarder, Komov inclina la tête, la lucarne se referma et je ne le vis plus. Le glider démarra silencieusement, s’éleva en glissant à une vitesse fulgurante, devint aussitôt un minuscule point noir, puis disparut, comme s’il n’avait jamais existé. Je demeurai seul.

Je me tins debout un moment, les mains profondément enfoncées dans les poches de ma pelisse, à observer mes gamins à l’ouvrage. Après une nuit de bon travail, leurs traits étaient tendus, ils avaient maigri et maintenant, leurs engloutisseurs énergétiques dépliés au maximum, ils avalaient avidement le petit bouillon pâlot dont les abreuvait le chétif astre lilas. Ils n’avaient pas d’autre préoccupation, pas d’autre besoin ; même moi, je ne leur étais pas nécessaire, en tout cas, pas jusqu’à la fin de leur programme. Il est vrai que ce gros lourdaud de Tom, chaque fois que je me retrouvais dans le champ de ses viseurs, allumait son signal frontal rouge rubis et, à condition de le vouloir, on pouvait interpréter cela comme un bonjour, comme une révérence polie et distraite, mais moi, je savais bien que cela ne signifiait que « Chez moi et chez les autres tout est en ordre. Nous exécutons notre tâche. Y a-t-il de nouvelles instructions ? » Je n’en avais pas. En revanche j’avais beaucoup de solitude, et un énorme, énorme silence de mort.

Ce n’était pas le silence cotonneux d’un laboratoire acoustique qui fait bourdonner les oreilles ; pas non plus cet admirable silence d’une soirée terrestre à la campagne, rafraîchissant, baignant tendrement l’esprit, celui qui nous apaise et nous met en communion avec ce qu’il existe de mieux dans l’univers. Ce silence-ci était particulier — strident, transparent comme le vide, tendant tous les nerfs — le silence d’un monde immense, complètement désertique.

Je regardai alentour à la manière d’une bête traquée. Il ne faut sans doute pas parler ainsi de soi-même ; il faudrait sans doute dire simplement « Je regardai alentour. » En réalité, cependant, je ne regardai pas alentour n’importe comment, mais exactement à la manière d’une bête traquée. Les cybers s’affairaient sans le moindre bruit. Le soleil lilas aveuglait sans le moindre bruit. D’une façon ou d’une autre, il me fallait mettre fin à cet état de choses.

Par exemple, je pouvais me reprendre en main et aller jusqu’à l’iceberg. Cela faisait environ cinq kilomètres de marche, alors que le manuel standard interdisait catégoriquement à un garde de s’éloigner de l’astronef de plus de cent mètres. Peut-être que dans des circonstances différentes, il aurait été diaboliquement tentant de prendre le risque de violer le règlement. Mais pas ici. Ici je pouvais m’éloigner de cinq kilomètres aussi bien que de vingt-cinq sans que rien n’arrivât ni à moi, ni à mon vaisseau, ni à la dizaine d’autres astronefs placés actuellement dans toutes les zones climatiques de la planète au sud de ma position. Aucun monstre avide de sang ne bondirait de cette broussaille noueuse pour me dévorer — ici il n’y avait pas de monstres. Aucun typhon féroce ne viendrait de l’océan soulever l’astronef et le projeter contre ces rochers lugubres — ni typhons, ni tremblements de terre n’avaient été signalés en ces lieux. Il n’y aurait pas d’appel superurgent de la base annonçant une alerte biologique — aucune alerte biologique n’avait de chances de se produire ; il n’y avait ici ni bactéries ni virus dangereux pour des êtres polycellulaires. Sur cette planète il n’y avait rien, sinon l’océan, les rochers et les arbres nains. Violer le règlement dans ces conditions n’offrait pas le moindre intérêt.

Le suivre n’en offrait pas davantage. Tu parles que je resterais ainsi, les mains dans les poches, deux jours après l’atterrissage sur une quelconque planète biologiquement active digne de ce nom. Je serais en train de me démener comme un beau diable, oui. Ajustage, lancement et contrôle quotidien de fonctionnement du gardien-éclaireur. Mise en place de la Zone de Sécurité Biologique Absolue autour du vaisseau et, soit dit en passant, même autour du chantier de construction. Garantie de la ZSBA susmentionnée contre une attaque venant de sous la terre. Contrôle et changement des filtres de bord extérieurs, filtres de bord intérieurs et filtres individuels toutes les deux heures. Création d’un lieu d’ensevelissement des déchets, dont les filtres usagés. Stérilisation, dégazage et désactivation des systèmes de direction des cybermécanismes toutes les quatre heures. Contrôle de l’information des robots du service médical lancés en dehors de la ZSBA. Et autres bagatelles diverses météosondes, reconnaissance sismique, spéléosécurité, typhons, éboulements, grandes crues, failles karstiques, incendies de forêts, éruptions volcaniques …

Je m’imaginai, vêtu d’un scaphandre, suant, ayant peu dormi, méchant et déjà légèrement abruti, en train de laver les centres nerveux de gros Tom, tandis que le gardien-éclaireur se balade au-dessus de ma tête et, avec l’insistance d’un idiot, m’annonce pour la vingtième fois l’apparition sous une souche, là-bas, d’une horrible grenouille tachetée d’une espèce qui lui est inconnue ; dans mes écouteurs stridulent les signaux alarmés des robots du service médical épouvantablement inquiets qui ont découvert qu’un tel virus local provoque une réaction non-standard à l’échantillon Baltermanz et, par conséquent, peut théoriquement rompre le blocus biologique. Wanderkhouzé qui, comme il se doit pour un médecin et un commandant, siège dans le vaisseau, m’informe, préoccupé, que vient de surgir le danger de sombrer dans le marécage. Komov sans se départir de son calme glacial, me déclare par la radio que le moteur de son glider a été mangé par de petits insectes ressemblant à des fourmis et que les fourmis en question sont actuellement en train de se mettre sous la dent son scaphandre … Ouf ! Cela dit, personne ne m’aurait engagé pour une expédition sur une telle planète. On m’a engagé pour une expédition sur une planète sans instructions. Elle n’en a pas besoin.

Je m’attardai devant la trappe, secouai les grains de sable de mes semelles, attendis un peu, la paume posée sur la surface chaude, palpitante de l’astronef et pointai mon doigt dans la membrane. À l’intérieur aussi régnait le silence, mais c’était quand même un silence de maison, le silence d’un appartement vide et confortable. Je jetai ma pelisse et passai directement dans le poste de pilotage. Je ne m’arrêtai pas devant mon tableau de commande — je voyais déjà que tout allait bien — et m’installai aussitôt devant l’émetteur. Les radiogrammes se trouvaient sur la table. Je branchai le chiffreur et commençai à composer le texte. Dans le premier radiogramme Komov indiquait à la base les coordonnées des campements envisagés, faisait le rapport sur les alevins lâchés la veille dans le lac et conseillait à Kitamoura de ne pas se presser avec les reptiles. Ça semblait plus ou moins clair ; en revanche, du second radiogramme adressé à l'Informatoire Central, je ne compris qu’une chose, à savoir que Komov avait sacrément besoin de données concernant le facteur-y pour un humanoïde binormal avec un index à rallonges comportant au total neuf chiffres et quatorze lettres grecques. C’était de la haute xénopsychologie pure et impénétrable où, en tant qu’humanoïde normal avec un index zéro, je pataugeais complètement. Tant mieux, d’ailleurs.

Les deux textes rédigés, je branchai le canal de service et les transmis dans une seule impulsion. Puis j’enregistrai les radiogrammes et c’est là que je pensai qu’il serait temps pour moi aussi d’envoyer mon premier rapport. Enfin, un rapport, façon de parler … « Groupe ER-2, travaux de construction selon le standard 15, réalisation de tant pour cent, date, signature. » C’est tout. Je dus me lever, m’approcher de mon tableau de commande pour jeter un œil sur le calendrier des travaux, et je compris alors aussitôt pourquoi j’avais soudain éprouvé l’envie d’écrire le rapport. Il ne s’agissait pas de lui, simplement du fait qu’en tant que cybertechnicien je suppose suffisamment expérimenté, j’avais flairé un à-coup même sans voir ni entendre quoi que ce fût. De nouveau, comme la veille, Tom s’arrêta à brûle-pourpoint. Comme la veille je pointai un doigt énervé sur la touche de l’appel de contrôle « Qu’y a-t-il ? » Comme la veille, le signal d’arrêt s’éteignit aussitôt, et la lumière rouge rubis s’alluma « Chez nous tout est en ordre, nous exécutons notre tâche. Y a-t-il de nouvelles instructions ? » Je lui enjoignis de reprendre le travail et branchai le vidéoécran. Jack et Rex œuvraient assidûment, Tom bougea à son tour, mais les premières secondes étrangement, presque à la manière d’un crabe ; toutefois, il redressa sa marche sans tarder.

— Eh, mon vieux, dis-je à haute voix, j’ai l’impression que tu t’es surmené. Il faut te nettoyer, mon vieux. (Je consultai le carnet de travail de Tom. C’est ce soir qu’il devait passer une vérification.) Bon, on arrivera bien à tenir le coup jusqu’au soir, qu’en penses-tu ?

Tom ne protesta pas. Je restai un moment à observer leur travail, puis éteignis le vidéoécran iceberg, brume au-dessus du marécage, rochers sombres … Je préférais m’en passer.

J’envoyai mon rapport quand même et me mis sur-le-champ en liaison avec l’ER-6. Vadik répondit immédiatement, comme s’il n’attendait que cela.

— Comment ça va chez vous ? nous demandâmes-nous.

— Chez nous ça va, répondis-je.

— Chez nous tous les lézards ont crevé, annonça Vadik.

— Vous alors ! Komov, disciple préféré du docteur Mboga, vous a pourtant prévenus : ne vous pressez pas avec les reptiles.

— Mais qui se presse ? riposta Vadik. Si tu veux mon avis, ici ils ne survivront simplement pas. Avec cette chaleur !

— Vous vous baignez ? m’enquis-je, envieux.

Vadik garda le silence un instant.

— On fait une trempette, dit-il. De temps en temps.

— Pourquoi si peu ?

— C’est vide, expliqua Vadik. Une espèce de baignoire énorme à en avoir des cauchemars … Tu ne comprendrais pas. Un homme normal ne peut pas s’imaginer une baignoire aussi incroyable. J’ai nagé l’autre jour cinq kilomètres, au début ça allait bien, et puis je me suis dit que ce n’était pas une piscine mais un océan ! Et qu’à part moi, il n’y avait pas la moindre bestiole vivante … Non, vieux, tu ne pourrais pas le comprendre. J’ai failli me noyer.

— Ouais, proférai-je. Donc, chez vous aussi …

Nous bavardâmes encore quelques minutes, puis la base appela Vadik, et nous nous saluâmes rapidement. J’appelai l’ER-9. Hans ne répondit pas. Évidemment, j’aurais pu appeler l’ER-1, l’ER-3, l’ER-4 et ainsi de suite jusqu’à l’ER-12, pour parler du vide, de l’absence de vie, mais à quoi bon ? À bien réfléchir, cela ne servirait à rien. Par conséquent, je débranchai l’émetteur et déménageai devant mon tableau. J’y restai assis quelque temps les bras croisés ; je regardais les écrans de travail et pensais que l’entreprise à laquelle nous nous consacrions ici était doublement valable ; non seulement nous sauvions les Panthiens d’une mort imminente et globale, mais nous sauvions cette planète-ci également du vide, du silence de mort, du non-sens. Puis il me vint à l’esprit que les Panthiens représentaient, probablement, une race assez bizarre puisque nos xénopsychologues considéraient que cette planète leur convenait mieux que les autres. Le mode de vie sur la Pantha devait être étrange. Un beau jour on les amènera ici — au début pas tous, naturellement, juste deux ou trois représentants de chaque tribu — et ces représentants verront cette plage gelée, cet iceberg, cet océan glacial et désertique, ce ciel désertique et lilas, ils verront ça et s’exclameront : « Chouette ! On se sent ici exactement comme chez soi ! » Je n’y croyais pas beaucoup. Il est vrai qu’au moment de leur arrivée ce ne serait plus aussi vide. Dans les lacs il y aurait du poisson, dans les broussailles du gibier, dans les eaux peu profondes des coquillages comestibles. Peut-être que les lézards aussi finiraient par s’adapter … Cela dit, il faut noter que la situation où se trouvaient les Panthiens ne leur laissait pas grand choix. Si, par exemple, on nous annonçait que notre Soleil était sur le point d’exploser et de donner un bon coup de balai à tout ce qui est vivant sur la Terre, moi non plus, je pense, je ne chicanerais pas. Je dirais probablement « Ça ne fait rien, on finira bien par s’y habituer. » Au demeurant, personne ne demande l’avis des Panthiens. Quoi qu’il en soit, ils ne comprennent rien, ils ne possèdent pas encore de cosmographie, même pas la plus primitive. Ils ne sauront jamais qu’ils ont déménagé sur une autre planète …

Soudain, je m’aperçus que j’entendais quelque chose. L’impression qu’un lézard avait filé. Je dus penser au lézard à cause de ma récente conversation avec Vadik ; en réalité le son était à peine perceptible et totalement indéterminable. Puis, à l’autre bout du poste de pilotage, je ne sais quoi fit tic tac et aussitôt un filet d’eau coula quelque part. Une mouche prise dans une toile d’araignée se débattait et bourdonnait complètement à la limite de l’audibilité ; des voix irritées marmonnaient inintelligiblement, en précipitant les mots. Et de nouveau le lézard courut le long du couloir. Je sentis que, sous la tension, mon cou se crispait, et je me levai. Ce faisant, je heurtai l’aide-mémoire posé sur le bord du tableau, et il tomba à terre avec un fracas effroyable. Je le ramassai et, violemment, le jetai à sa place avec un fracas non moins effroyable. J’entamai une marche alerte et sortis dans le couloir au pas cadencé.

Tout ça, c’est le silence. Le silence et le vide.

Wanderkhouzé nous l’explique chaque soir avec une netteté absolue. Contrairement à la nature, l’homme ne supporte pas le vide. Se retrouvant dans le vide, il s’efforce de le remplir. S’il n’est pas en mesure d’y arriver grâce à quelque chose de réel, il recourt aux visions et aux sons imaginaires. En l’espace de ces trois jours j’avais eu ma dose de sons imaginaires. Il faut croire que les visions n’allaient pas tarder …

J’arpentai le couloir le long des cabines vides, de la bibliothèque, de l’arsenal et quand je passai devant la section médicale, je sentis une faible odeur — fraîche et en même temps désagréable, semblable à celle de l’ammoniaque. Je m’arrêtai et flairai l’air. Une odeur familière. Cependant, aucune idée de ce que ça pouvait être. Je jetai un coup d’œil dans la salle d’opération. Le cyberchirurgien constamment branché et prêt à agir — une énorme pieuvre blanche suspendue sous le plafond — m’envoya un regard froid de ses gros yeux verdâtres et s’empressa de lever ses manipulateurs. Ici l’odeur était plus forte. Je mis en marche la ventilation de secours et repris mon chemin. Ça alors, avoir tous les sens accrus à ce point ! Parce que c’est sûr et certain j’avais toujours souffert de mon manque d’odorat.

Je terminai ma ronde de garde à la cuisine. Là aussi les odeurs abondaient avec cette différence que celles-ci ne provoquaient chez moi aucune objection. On peut dire ce qu’on veut, une cuisine doit sentir quelque chose. Sur d’autres vaisseaux, que ce soit la cuisine ou le poste de pilotage, c’est pareil. Chez moi, ça n’a jamais été et ne sera jamais ainsi. Moi, j’ai mes propres règles. La propreté, soit, mais la cuisine doit sentir bon. Il doit y avoir une odeur appétissante. Excitante. Je suis chargé d’y composer des menus quatre fois par jour, et ceci, notez bien, avec une absence totale d’appétit, car l’appétit et le vide — le silence — sont, apparemment, incompatibles.

Dresser le menu me demanda au moins une demi-heure. C’était une demi-heure difficile, mais je fis de mon mieux. Puis je branchai le cuisinier, lui fis avaler le menu et allai voir comment mes gamins travaillaient.

Je n’avais pas encore franchi le seuil du poste de pilotage que je vis que l’Événement Extraordinaire avait eu lieu. Les trois écrans de mon tableau indiquaient un arrêt complet. Mon cœur chavira : personne sur le terrain de construction. Une chose pareille ne m’était jamais arrivée. Je n’avais même jamais entendu dire que cela pouvait arriver. Je secouai la tête et me précipitai vers la sortie. Quelqu’un a embarqué les cybers … Ou une météorite perdue a flanqué un coup dans le croupion de Tom … Ou alors c’est le programme qui a contracté la rage … Impossible, impossible ! J’entrai en trombe dans le caisson et saisis mon vêtement. Mes mains ne trouvaient pas les manches, les fermetures avaient disparu, et pendant que je luttais contre ma pelisse comme le baron Münchhausen contre son manteau enragé, une image épouvantable se dressait devant mes yeux : quelqu’un d’invisible et d’inconcevable menait mon Tom en laisse tel un chiot, tandis que les cybers rampaient docilement, droit dans le brouillard, dans le marécage fumant, plongeaient dans la fange brune et s’évanouissaient pour toujours. Je balançai un grand coup de pied dans la membrane et bondis dehors.

Ma vue vacilla. Les cybers étaient là, à côté du vaisseau. Ils se bousculaient devant la trappe de chargement, tous les trois, se poussant légèrement on aurait cru que chacun voulait monter le premier dans la soute.

Inimaginable. Terrifiant. On avait l’impression qu’ils cherchaient à se tapir au plus vite dans la soute, à se cacher de quelque chose, à se sauver … Le phénomène de la seconde nature — un robot en crise de démence — est connu, il est très rare ; quant à un robot constructeur en crise de démence, je n’en avais jamais entendu parler. Cependant, mes nerfs étaient tellement tendus que je me sentais prêt même à cela. Mais rien ne se passa. En me voyant, Tom cessa de se trémousser et alluma le signal « J’attends vos instructions ». Je fis un geste décidé de mes mains : « Regagnez votre place et continuez à accomplir le programme. » Tom passa docilement la marche arrière, exécuta un demi-tour et roula vers le chantier de construction. Naturellement, Jack et Rex le suivirent. Moi, je restai planté devant la trappe, la gorge desséchée, les genoux affaiblis, et j’avais très envie de m’asseoir.

Toutefois, je ne m’assis pas. J’entrepris de me rajuster. Ma pelisse était fermée de travers, mes oreilles gelaient, la sueur se figeait rapidement sur mon front et mes joues. Lentement, tâchant de contrôler chaque mouvement, je m’essuyai le visage, fermai correctement ma pelisse, baissai la capuche sur mes yeux et enfilai mes gants. J’ai honte de l’avouer, mais j’avais peur. À proprement parler, ce n’était plus la peur elle-même, juste ses restes mêlés à la honte. Un cybertechnicien effrayé par ses propres cybers … Je compris avec une netteté absolue que je ne parlerais jamais de cet incident à personne. Nom d’un chien, mes jambes ont tremblé, encore maintenant elles sont molles, et la chose que je souhaite le plus au monde, c’est regagner le vaisseau, réfléchir tranquillement, sérieusement à ce qui s’est passé, y voir clair. Consulter certains livres de références. Mais en réalité je devais simplement avoir peur d’approcher mes gamins …

Je fourrai résolument mes mains dans mes poches et me dirigeai vers le chantier de construction. Les gamins travaillaient comme si de rien n’était. À son habitude, Tom, prévenant, me demanda de nouvelles instructions. Jack, selon son programme, s’occupait des fondations du poste de dispatching. Rex déambulait en zigzag sur la partie déjà prête de la piste d’atterrissage et déblayait. Oui, il n’y a pas à dire, leur programme cloche quelque part. Ces cailloux, qu’ils ont jetés là … Ils n’y étaient pas auparavant ; d’ailleurs, on n’en a nul besoin, il y a assez de matériaux de construction sans ces cailloux. Oui, depuis que Tom s’est arrêté, il y a une heure, ils ont fabriqué quelque chose de pas normal. Et ces branches qui traînent sur la piste … Je me baissai, en ramassai une petite et marchai de long en large, me tapotant le haut de la botte avec la badine. Et si je les arrêtais tout bonnement sans tarder, sans attendre la date de la vérification générale ? Serait-ce moi, zut de zut, qui me suis gouré dans le programme ? Inconcevable … Je rejetai la branche sur le tas de cailloux amassés par Rex, tournai les talons et me dirigeai vers le vaisseau.

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