CHAPITRE V HUMAINS ET NON HUMAINS

— Restez à vos places ! commanda gaiement Komov.

Il embarqua les étuis avec les appareils et s’en alla. Je regardai Maïka. Elle se dressait, tel un poteau, au milieu du poste de pilotage, le regard embrumé, bougeant ses lèvres sans qu’on entendît un son.

Je regardai Wanderkhouzé. Ses sourcils étaient hissés haut sur son front, ses favoris s’ébouriffaient ; pour la première fois à ma connaissance il ne ressemblait pas à un mammifère, mais à un poisson-diable tiré de l’eau. Sur l’écran panoramique on voyait Komov, les appareils pendant de partout, marchant allègrement vers le marécage le long du chantier de construction.

— Bon, bon, bon ! fit Maïka. Voilà donc pourquoi il y avait des jouets …

— Pourquoi ? s’intéressa vivement Wanderkhouzé.

— Il jouait avec, expliqua Maïka.

— Qui ? demanda Wanderkhouzé. Komov ?

— Non. Sémionov.

— Sémionov ? répéta Wanderkhouzé, surpris. Hum … Et alors ?

— Sémionov-junior, dis-je, impatient. Le passager. Le bébé.

— Quel bébé ?

— Le bébé des Sémionov ! s’exclama Maïka. Vous comprenez maintenant pourquoi ils avaient ce dispositif de couture ? Petits bonnets, petites brassières, petits langes …

— Petits langes ! fit écho Wanderkhouzé, ébahi. Donc, ils ont eu un bébé ! Oui, oui, oui, oui ! Et moi qui me demandais où ils avaient ramassé un passager et, qui plus est, un homonyme ! Loin de moi l’idée que … Mais bien sûr !

L’appel de radio chanta. Je répondis machinalement. C’était Vadik. Il parlait à la hâte, à mi-voix, apparemment il craignait d’être surpris en flagrant délit.

— Que se passe-t-il chez vous, Stas ? Raconte vite, nous sommes sur le point de partir …

— Comment veux-tu que je te raconte des choses pareilles vite ? grognai-je, mécontent.

— En deux mots. Vous avez trouvé le vaisseau des Pèlerins ?

— Quels Pèlerins ?

— Ceux que cherche Gorbovski …

— Qui a trouvé ?

— Vous avez trouvé ! Vous l’avez bien trouvé, n’est-ce pas ? (Soudain, sa voix changea.) Je vérifie le réglage, annonça-t-il sévèrement. Je me débranche.

— Qu’a-t-on trouvé ? demanda Wanderkhouzé. Quel vaisseau encore ?

J’esquissai un geste négligent :

— Ah, ce n’est rien, des curieux … Ainsi, il est né au mois d’avril trente-trois, et leur dernier appel date du mois de mai trente-quatre … Yakov, à quelle fréquence devaient-ils appeler ?

— Une fois par mois, répondit Wanderkhouzé. Quand un vaisseau effectue une recherche libre …

— Une petite minute, dis-je. Mai, juin …

— Treize mois, m’interrompit Maïka.

Je ne la crus pas et recomptai moi-même.

— Oui, confirmai-je.

— C’est inimaginable, pas vrai ?

— Qu’est-ce qui est inimaginable, à proprement parler ? s’enquit prudemment Wanderkhouzé.

— Le jour de l’accident, expliqua Maïka, le bébé avait un an et un mois. Comment a-t-il pu survivre ?

— Les aborigènes, expliquai-je. Sémionov a effacé le journal de bord. Donc, il a vu quelqu’un. Komov n’avait aucune raison de m’aboyer au nez ! C’étaient les véritables pleurs d’un bébé ! Comme si je n’avais jamais entendu pleurer des bébés d’un an !.. Ils ont tout enregistré, et quand il a grandi, ils le lui ont donné à écouter.

— Pour enregistrer il faut avoir des moyens techniques, remarqua Maïka.

— Bon, s’ils ne l’ont pas enregistré, ils l’ont retenu par cœur, consentis-je. Cela n’a pas d’importance.

— Ah ! fit Wanderkhouzé. Il a donc vu soit des non-humanoïdes, soit des humanoïdes, mais au stade de la civilisation mécanique. Ce pourquoi il a effacé son journal de bord. Selon le règlement.

— Ça ne ressemble pas à une civilisation mécanique, objecta Maïka.

— Ainsi, ce sont des non-humanoïdes … (Soudain, je compris.) Les gars, s’il y a ici des non-humanoïdes, c’est un tel truc que je ne sais même plus … Un homme-intermédiaire, vous saisissez ? Il est à la fois un homme et un non-homme, un humanoïde et un non-humanoïde ! Cela n’est encore jamais arrivé. Personne n’aurait osé rêver à une chose pareille !

J’étais en extase. Maïka aussi. Des perspectives nous éblouissaient. Des perspectives floues, vagues, mais irisées à en rendre aveugle. Il ne s’agissait pas uniquement du fait que, pour la première fois dans l’histoire, un contact avec des non-humanoïdes devenait possible. L’humanité recevait enfin un miroir unique qui ouvrait devant elle la porte d’un monde jusqu’alors totalement inaccessible, inconcevable, d’une psychologie fondamentalement différente ; désormais les idées imprécises de Komov sur le progrès vertical acquéraient un fondement expérimental …

— Pourquoi les non-humanoïdes se fatigueraient-ils à s’embêter avec un bébé humain ? prononça pensivement Wanderkhouzé. À quoi bon ? Qu’y comprennent-ils ?

Les perspectives se ternirent un tantinet, mais Maïka répliqua aussitôt avec défi :

— On connaît sur la Terre des cas où des non-humanoïdes ont élevé des enfants humains.

— C’est sur la Terre ! répondit tristement Wanderkhouzé.

Il avait raison. Tous les non-humanoïdes intelligents connus étaient bien plus éloignés de l’homme que les loups ou même les pieuvres. Un spécialiste aussi sérieux que Kruger affirmait bien que les limaces intelligentes de la Garrita considéraient les hommes, en dépit de leurs réalisations techniques, non pas comme un phénomène d’un monde réel, mais comme un fruit de leur inimaginable imagination …

— Néanmoins, il est sorti sauf de l’accident et a survécu ! déclara Maïka.

Elle également avait raison.

Je suis sceptique de nature. Je n’aime pas exagérer et me livrer aux fantaisies démesurées. Je ne suis pas Maïka. Néanmoins, on ne pouvait simplement pas supposer quelque chose d’autre. Un bébé d’un an. Tout seul. Un désert de glace. C’est évident qu’il n’aurait pas pu survivre par ses propres moyens. Avec cela, par ailleurs — le journal de bord effacé. Que pouvait-on proposer encore comme explication ? Des visiteurs-humanoïdes qui se seraient retrouvés dans les parages, qui l’auraient nourri et puis seraient repartis ? Sornettes …

— Peut-être n’a-t-il pas survécu ? demanda Maïka. Peut-être que la seule chose qui en reste ce sont ses pleurs et les voix de ses parents ?

L’espace d’un instant il me sembla que tout s’était écroulé. Cette fichue Maïka avec ses éternelles fantaisies. Mais je protestai immédiatement :

— Et comment s’introduit-il dans le vaisseau ? Comment commande-t-il mes cybers ? Non, les gars, ou bien nous avons rencontré dans le cosmos une copie exacte — Vous comprenez ? — exacte, idéale de l’humanité, ou bien c’est un Mowgli cosmique. Je ne sais pas ce qui est le plus probable.

— Ni moi, fit Maïka.

— Ni moi, se joignit à nous Wanderkhouzé.

La voix de Komov déclara du haut-parleur :

— Votre attention, s’il vous plaît ! Je suis arrivé sur ma position. Observez bien les environs. D’ici je vois peu de chose. Y a-t-il eu des radiogrammes ?

Je jetai un œil dans le casier de réception.

— Une pile entière, dis-je.

— Une pile entière, répéta Wanderkhouzé dans le micro.

— Stas, avez-vous envoyé les miens ?

— Ah … pas complètement, répondis-je, m’installant précipitamment à mon émetteur.

— Pas complètement, fit écho Wanderkhouzé dans le micro.

— Je constate que règne à bord une pagaille noire ! lança Komov. Assez philosophé, mettez-vous au travail. Maya, surveillez l’écran. Oubliez le reste et surveillez l’écran. Popov, mon dernier radiogramme doit être envoyé d’ici dix minutes. Yakov, lisez-moi ce qui est arrivé à mon nom.

Quand je finis d’émettre et regardai alentour, tout le monde était occupé. Maïka se trouvait devant le tableau de commande de l’écran panoramique où l’on apercevait Komov, une silhouette minuscule, juste au bord de l’eau. Au-dessus du marécage ondulait le brouillard ; aucun autre mouvement n’était visible sur la totalité des trois cent soixante degrés dans un rayon de sept kilomètres autour du vaisseau. Komov, assis, nous tournait le dos apparemment il attendait que notre Mowgli surgît du marécage. Maïka tournait lentement la tête de gauche à droite, inspectant les environs et de temps en temps agrandissait au maximum un endroit suspect ; alors, sur les écrans des petits moniteurs apparaissait tantôt un buisson aux branches tombantes, tantôt l’ombre lilas d’une dune sur du sable scintillant, tantôt une tache indéfinissable dans la brosse clairsemée des arbres nains.

Wanderkhouzé bougonnait avec monotonie dans le micro « variantes de la psychotine deux points seize n barre de fraction trente-deux dz ou seize m … comme maman … barre de fraction trente et un upsilon … « Cela suffit, disait Komov. Le suivant. « Moscou, Londres Cartrite, cher Guénnadi, je vous rappelle encore une fois votre promesse de donner votre avis … » « Cela suffit. Le suivant. » « Centre de presse … » « Cela suffit. Plus loin. Yakov, ne lisez que ce qui vient du Centre ou de la base. » Une pause Wanderkhouzé tria des cartes. « Centre Bader, les dispositifs zéro que vous avez demandés sont en train d’être transportés sur la base, envoyez vos considérations préliminaires sur les points suivants premièrement autres zones probables d’habitation des aborigènes … » « Cela suffit. Plus loin … »

À cet instant la base m’appela. Sidorov demandait à parler avec Komov.

— Komov est sur le contact, Mikhaïl Albertovitch, répondis-je, coupable.

— Le contact a-t-il commencé ?

— Pas encore. Nous l’attendons.

Sidorov toussa.

— Bon, je le joindrai plus tard. Ce n’est pas urgent. (Il se tut quelque temps.) Émus ?

Je prêtai l’oreille à mes sensations.

— N-nous ne sommes pas vraiment émus … Une impression étrange. Comme dans un rêve. Comme dans un conte.

Sidorov soupira.

— Je ne vais pas vous gêner, dit-il. Bonne chance.

Je le remerciai. Puis j’appuyai mon coude sur le tableau, posai mon menton sur ma paume et tendis de nouveau l’oreille à mes sensations. Oui, étrange. Un homme — un non-homme. Il est probable qu’en réalité on ne peut pas l’appeler un homme. Un bébé humain élevé par des loups devient, en grandissant, un loup. S’il est élevé par des ours, il devient un ours. Et si c’était une pieuvre qui s’était mise à élever un bébé humain ? Au lieu de le manger, elle l’aurait élevé … Il ne s’agit même pas de cela. Un loup, un ours, une pieuvre, sont dépourvus d’intelligence. En tout cas, de ce que les xénologues appellent l’intelligence. Et si notre Mowgli a été élevé par des êtres intelligents qui, dans un certain sens, sont aussi des pieuvres ? … Ou encore plus étrangers que des pieuvres … Car c’est bien eux qui lui ont appris à projeter des fantômes de défense, lui ont enseigné le mimétisme. L’organisme humain ne possède rien pour ce genre de trucs, donc, c’est un dispositif artificiel. Attendez, mais à quoi le mimétisme lui sert-il ? De qui donc est-il habitué à se défendre ? La planète est vide ! Dans ce cas elle ne l’est pas.

Je m’imaginai d’énormes cavernes inondées d’une lumière lilas illusoire, des recoins lugubres où se tapissait un danger mortel et un petit garçon longeant à pas de loup un mur gluant, prêt à disparaître à tout instant, à se diluer dans une lueur trompeuse, laissant à l’ennemi son ombre mouvante qui fondait. Pauvre gosse ! Il faut immédiatement le faire partir d’ici … Stop, stop, stop ! Fadaises que cela. C’est impossible. Il est impossible d’admettre l’existence d’une vie complexe, sage, expérimentée et nier le grouillement autour d’elle d’une vie plus simple, plus stupide. Combien a-t-on découvert ici d’espèces vivantes ? Onze ou douze, couvrant l’éventail d’un virus jusqu’à un bébé humain. Non, c’est impossible. Il y a quelque chose qui cloche. Bon, nous le saurons bientôt. Le gamin nous le racontera. Et s’il ne nous raconte rien ? Les louveteaux humains, ont-ils raconté beaucoup de choses aux gens sur les loups ? Sur quoi donc compte Komov ? J’eus envie de lui demander sur quoi il comptait.

Ayant lu le dernier radiogramme, Wanderkhouzé s’allongea dans un fauteuil, croisa ses mains derrière sa tête et prononça pensivement :

— Vous savez que je connaissais les Sémionov ? Je dois vous dire que c’étaient des gens très gentils et en même temps très étranges. Des romantiques des anciens temps. Alexandre connaissait toutes les lois de jadis, les citait sans arrêt. Elles nous semblaient amusantes et ridicules, lui, il y trouvait je ne sais quel charme … La catastrophe, l’agonie, les monstres terrifiants qui envahissent le vaisseau … Détruire le journal de bord, effacer la trace qu’on a laissée dans l’espace parce que cette trace mène à la Terre ! Oui, cela lui ressemble beaucoup. (Wanderkhouzé se tut.) À propos, reprit-il, les gens qui cherchent la solitude sont bien plus nombreux que nous le croyons. Car la solitude n’est pas une chose si mauvaise que ça, qu’en pensez-vous ?

— Pas en ce qui me concerne, lança brièvement Maïka sans quitter l’écran des yeux.

— C’est parce que tu es jeune, protesta Wanderkhouzé. À ton âge Alexandre Sémionov aimait, lui aussi, se lier d’amitié avec beaucoup de gens, il aimait que beaucoup de gens se lient d’amitié avec lui. Pour travailler ensemble, en une grande bande bruyante. Organiser des brain-trusts, se trouver continuellement dans une tension pleine de gaieté, être sans cesse en compétition, peu importe en quoi — en sauts ailés, en quantité de bons mots débités à la minute, en connaissance par cœur de je ne sais quelles tables … en tout. Et dans les intervalles chanter à tue-tête, en s’accompagnant d’un nécophone, des chansons de sa propre composition. (Wanderkhouzé soupira.) Généralement, cela passe quand vient le véritable amour … Du reste, je ne sais rien là-dessus. Je sais seulement qu’à partir de l’année vingt Alexandre et Marie sont partis dans le groupe des recherches libres. En fait, je ne les ai pas revus depuis. J’ai parlé une fois avec eux par la vidéo … À l’époque j’étais le dispatcher, et Alexandre m’a demandé la permission de quitter la Pandore. (Wanderkhouzé soupira de nouveau.) À propos, son père vit toujours. À notre retour il faudra sans faute aller le voir … (Il fit une pause.) Voyez-vous, j’ai toujours été contre la recherche libre, déclara-t-il. C’est un archaïsme. Rôder dans le cosmos en solitaire, c’est dangereux, les possibilités d’obtenir des résultats scientifiques sont quasi nulles, souvent ces chercheurs gênent le travail des autres … Vous vous rappelez l’histoire de Kammerer ? Ils se comportent invariablement comme si nous avions conquis le cosmos, comme si nous y étions chez nous. C’est faux. Ce ne sera jamais vrai. Le cosmos restera toujours le cosmos ; et l’homme ne sera toujours qu’un homme. Il deviendra de plus en plus expérimenté, mais aucune expérience ne sera suffisante pour se sentir dans le cosmos chez soi … À mon avis, Alexandre et Marie n’ont rien trouvé, en tout cas rien digne d’être raconté ne serait-ce qu’à table dans un mess.

— En revanche ils étaient heureux, objecta Maïka sans se tourner.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

— Sinon ils seraient rentrés ! Pourquoi chercher quelque chose si l’on est déjà heureux ? (Maïka jeta à Wanderkhouzé un regard courroucé.) Que vaut-il la peine de chercher, si ce n’est le bonheur ?

— J’aurais pu te répondre que celui qui est heureux ne cherche rien, répliqua Wanderkhouzé, mais je ne suis pas prêt pour une discussion aussi profonde, toi non plus, d’ailleurs, qu’en penses-tu ? Tôt ou tard nous allons nous mettre à généraliser sur la notion de bonheur chez les non-humanoïdes …

— Vaisseau, votre attention, s’il vous plaît ! retentit la voix de Komov. Regardez attentivement !

— C’est précisément ce que je voulais dire, fit Wanderkhouzé, et Maïka se tourna de nouveau vers l’écran.

À présent, nous scrutions l’écran tous les trois. Le soleil était déjà très bas, il surplombait les sommets, et des ombres s’allongeaient sur les montagnes. La piste d’atterrissage réverbérait fortement, la coiffe de vapeur au-dessus du marécage semblait maintenant lourde et immobile ; sa partie supérieure qui laissait passer les rayons du soleil devint d’un violet vif. Tout, autour, était particulièrement figé, même Komov.

— Il est cinq heures, prononça à mi-voix Wanderkhouzé. Il ne serait pas temps de déjeuner ? Guénnadi, comment allez-vous manger ?

— Je n’ai besoin de rien, répondit Komov. J’ai pris de la nourriture avec moi. Vous, allez manger, parce que après vous risquez d’être trop occupés.

Je me levai.

— Je vais préparer le repas. Que voudriez-vous ?

C’est alors que Wanderkhouzé annonça :

— Je le vois !

— Où ? demanda immédiatement Komov.

— Il vient vers nous le long de la rive, du côté de l’iceberg. Une soixantaine de degrés à gauche du vaisseau par rapport à votre position.

— Ah, fit Maïka. Moi aussi, je le vois ! En effet, il arrive.

— Je ne le vois pas ! dit Komov, impatient. Donnez-moi ses coordonnées par le télémètre.

Wanderkhouzé enfonça son visage dans le cadre du télémètre et dicta les coordonnées. À présent, je voyais à mon tour : une petite silhouette verdâtre, bizarrement biscornue, se traînait vers l’astronef sans se presser, comme à contrecœur, le long du bord de l’eau noire.

— Non, je ne le vois pas, répéta Komov, dépité. Racontez-moi.

— Eh bien, voilà … commença Wanderkhouzé, et il s’éclaircit la voix. Il marche lentement, il nous regarde … dans ses mains il y a une brassée de je ne sais quelles branchettes … Il s’arrête, creuse le sable de son pied … Brrrr, nu par un tel froid … Il regarde de votre côté, Guénnadi … Chose curieuse son anatomie n’est pas humaine, ou, plus exactement, pas complètement humaine … Il s’arrête de nouveau et regarde tout le temps de votre côté. Comment pouvez-vous ne pas le voir, Guénnadi ? Il est droit sur votre travers, actuellement il est plus près de vous que de nous …

Pierre Alexandrovitch Sémionov, le Mowgli cosmique, approchait. Environ deux cents mètres nous séparaient maintenant, et quand Maïka faisait un agrandissement d’image sur le moniteur, on arrivait à distinguer même ses cils. Le soleil couchant se profila juste à ce moment dans l’interstice entre deux pics de montagne, la clarté revint, de longues ombres s’étirèrent sur la plage.

C’était un enfant, un gamin de douze ans environ, un adolescent anguleux, osseux, aux jambes longues, aux épaules et coudes pointus. La ressemblance avec un gamin ordinaire s’arrêtait là. Déjà son visage n’avait rien d’un gosse aux traits humains, mais totalement immobile, pétrifié, figé tel un masque. Seuls ses yeux semblaient vivants, grands, foncés et ils lançaient des œillades comme à travers les trous d’un masque. Les oreilles grandes, décollées ; l’oreille droite considérablement plus grande que la gauche, d’où partait, le long du cou jusqu’à la clavicule, une balafre sombre, inégale, une cicatrice grossière, mal refermée. Les cheveux un peu roux, emmêlés, pendaient en touffes désordonnées sur son front et ses épaules, pointaient dans tous les sens, se dressaient en une houppe gaillarde sur le sommet de sa tête. Un visage terrifiant, désagréable et, de surcroît, d’une couleur morte, bleu-vert, luisant, comme enduit de graisse. Du reste, il luisait ainsi des pieds à la tête. Il ne portait rien sur lui et lorsqu’il s’approcha très près du vaisseau et jeta par terre sa brassée de branchettes, on vit son corps noueux, sans aucune trace de cette attendrissante impuissance enfantine. Osseux, oui, mais pas maigre ; étonnamment noueux, comme un adulte, pas musclé ni athlétique, précisément noueux. On apercevait maintenant d’horribles traces de déchirures une cicatrice profonde sur le côté gauche le long des côtes jusqu’à la hanche, ce qui le rendait tordu ; une autre sur la jambe droite, et un creux profond au milieu de la poitrine. Oui, visiblement, il n’a pas eu ici une vie facile. La planète avait soigneusement mâché et rongé le bébé humain, mais avait fini, apparemment, par le rendre conforme à elle-même.

Il se trouvait à présent à une vingtaine de pas, juste à la limite de l’espace mort. La brassée de branchettes s’entassait à ses pieds, tandis que lui, les bras baissés, se dressait et contemplait l’astronef ; il ne pouvait certes pas voir les objectifs, toutefois il donnait l’impression de nous regarder droit dans les yeux. Sa pose n’avait rien d’humain non plus. Je ne sais pas comment l’expliquer. Simplement, les gens ne se tiennent pas dans cette position. Jamais. Ni en se reposant, ni en attendant, ni dans un moment de tension. Sa jambe gauche était un peu en arrière, le genou légèrement plié, cependant c’est elle qui portait tout le poids de son corps. Il avait avancé son épaule gauche. On peut apercevoir l’espace d’un instant une pose pareille chez un homme se préparant à lancer un disque — rester ainsi longtemps est impossible ; c’est inconfortable et, d’ailleurs, assez laid ; pourtant lui resta, resta quelques minutes, puis s’accroupit subitement et se mit à tripoter ses branchettes. Je dis « s’accroupit », mais c’est incorrect il se baissa sur sa jambe gauche pliée, tendant la droite en avant, raide ; même l’observer provoquait une sensation d’inconfort, surtout lorsqu’il se mit à s’affairer avec ses petites branches, s’aidant de son pied droit. Puis il leva vers nous son visage, tendit ses bras — une branchette dans chaque poing — et alors commença un tel spectacle que je ne suis pas en mesure de le décrire.

Je ne peux dire qu’une chose : son visage s’anima, pas simplement s’anima — il explosa en mouvements. J’ignore combien de muscles il y a dans un visage humain, toujours est-il que chez lui, tous se mirent d’un coup à bouger ; chacun indépendamment de l’autre, chacun sans s’arrêter et chacun d’une façon extraordinairement compliquée. Je ne vois pas avec quoi je pourrais comparer cela. Peut-être avec des rides qui courent sur l’eau dans la lumière du soleil ; seulement les rides sur l’eau sont monotones et confuses, monotones dans leur confusion, tandis que là, à travers le feu d’artifice des mouvements perçait un certain rythme, je ne sais quel ordre réfléchi ; ce n’était pas un frisson douloureux et convulsif, ni une agonie, ni la panique. C’était une danse des muscles, si l’on ose s’exprimer ainsi. Cette danse commença par le visage, puis se propagea sur les épaules et la poitrine, les bras chantèrent, et les petites branches sèches frémirent dans les poings serrés, s’entrecroisèrent, s’entrelacèrent, luttèrent ; le tout avec un bruissement, un roulement de tambour, une stridulation comme si un champ entier de sauterelles s’était déployé sous le vaisseau. Cela ne dura pas plus d’une minute, mais j’eus des taches devant les yeux et les oreilles bouchées. Ensuite ça se calma progressivement. La danse et le chant quittèrent les branchettes et partirent dans les mains, des mains dans les épaules, puis dans le visage et ce fut la fin. Un masque immobile nous fixait de nouveau. Le garçon se leva avec légèreté, enjamba le tas de petites branches et s’en alla soudain dans l’espace mort.

— Pourquoi vous taisez-vous ? s’acharnait à tue-tête Komov. Yakov ! Yakov ! M’entendez-vous ? Pourquoi vous taisez-vous ?

Je repris conscience et cherchai Komov du regard. Le xénopsychologue se tenait, tendu, face au vaisseau ; une longue ombre s’étirait sur le sable, partant de ses pieds. Wanderkhouzé s’éclaircit la voix et articula :

— Je vous entends.

— Que s’est-il passé ?

— Je suis incapable de le raconter. Peut-être vous, les gars ?

— Il a parlé ! prononça Maïka d’une voix étranglée. C’est ça, il parlait !

— Écoutez, fis-je. Il ne serait pas allé vers la trappe ?

— Possible, répondit Wanderkhouzé. Guénnadi, il est entré dans l’espace mort. Probablement, il va vers la trappe …

— Surveillez-la, ordonna rapidement Komov. S’il monte, faites-le-moi savoir immédiatement et enfermez-vous dans le poste de pilotage … (Il se tut.) Je vous attends dans une heure, enchaîna-t-il avec je ne sais quelle nouvelle intonation, mais de son ton habituel, calme et sérieux, comme s’il ne parlait plus dans le micro. Une heure vous suffira ?

— Je n’ai pas compris, dit Wanderkhouzé.

— Enfermez-vous ! cria Komov, énervé, droit dans le micro.

— Ça, j’ai compris, répliqua Wanderkhouzé. Où nous attendez-vous dans une heure ?

Le silence s’établit.

— Je vous attends dans une heure, répéta d’un ton affairé Komov, se détournant de nouveau du micro. Une heure vous suffira ?

— Où ? questionna Wanderkhouzé. Où nous attendez-vous ?

— Yakov, m’entendez-vous ? demanda Komov d’une voix haute et inquiète.

— Je vous entends parfaitement. Wanderkhouzé se tourna vers nous, désarçonné. Vous dites que vous nous attendez dans une heure. Où ?

— Je n’ai pas dit … commença Komov, mais là il fut interrompu par la voix de Wanderkhouzé, elle aussi un peu assourdie, comme éloignée du micro :

— Il ne serait pas temps d’aller déjeuner ? Stas doit s’ennuyer sans nous, qu’en penses-tu, Maïka ?

Maïka ricana nerveusement.

— C’est lui … balbutia-t-elle, pointant son doigt sur l’écran. C’est lui … là-bas …

— Que se passe-t-il, Yakov ? tonna Komov.

Une voix étrange — je mis même du temps à comprendre à qui elle appartenait — prononça :

— Toi, mon petit vieux, je vais te soigner, te remettre sur pied, faire de toi quelqu’un …

Maïka, le visage enfoui dans ses mains, hoquetait d’un rire nerveux, serrant ses genoux contre son menton.

— Rien de particulier, Guénnadi, répondit Wanderkhouzé, essuyant son front en sueur avec son mouchoir. Un malentendu. Le client parle avec nos voix. Nous l’entendons à travers les dispositifs acoustiques extérieurs. Un petit malentendu, Guénnadi.

— Le voyez-vous ?

— Non … Ah, le voilà !

Le garçon se tenait comme avant, à côté de ses branchettes, dans une position différente, mais tout aussi inconfortable. De nouveau il nous fixait droit dans les yeux. Puis sa bouche s’entrouvrit, ses lèvres s’incurvèrent bizarrement, dénudant ses gencives et ses dents du coin gauche de la bouche, et nous entendîmes la voix de Maïka :

— Finalement, si j’avais vos favoris, il se peut que je prenne la vie très différemment …

— À présent il parle avec la voix de Maïka, annonça Wanderkhouzé, imperturbable. Et maintenant il regarde de votre côté. Vous ne le voyez toujours pas ?

Komov se taisait. Le garçon restait debout, la tête tournée vers Komov, totalement immobile, comme pétrifié — une silhouette étrange dans le crépuscule qui s’obscurcissait. Et soudain je me rendis compte que ce n’était pas lui. La silhouette fondait. Le bord sombre de l’eau apparut au travers d’elle.

— Ah, je le vois ! annonça avec satisfaction Komov. Il est à une vingtaine de pas du vaisseau, c’est ça ?

— C’est ça, répondit Wanderkhouzé.

— Non, dis-je.

Wanderkhouzé scruta la silhouette.

— Oui, plutôt non, consentit-il. C’est plutôt … Comment appelez-vous cela, Guénnadi ? Un fantôme ?

— Attendez, intervint Komov. Ce coup-ci je le vois réellement. Il se dirige vers moi.

— Tu le vois ? me demanda Maïka.

— Non. Il fait déjà sombre.

— Il ne s’agit pas d’obscurité, protesta Maïka.

Elle devait avoir raison. Il est vrai que le soleil s’était couché et que le crépuscule s’épaississait, cependant je distinguais sur l’écran Komov ainsi que le fantôme en train de s’évanouir ; je distinguais aussi la piste d’atterrissage, l’iceberg au loin, mais plus le garçon.

Komov s’assit.

— Il s’approche, prononça-t-il à voix basse. Je vais être occupé. Ne me distrayez pas. Continuez à surveiller attentivement les environs, seulement sans aucun radar ni aucun autre moyen actif. Essayez de vous en sortir avec l’infra-optique. Terminé.

— Bonne chasse, dit Wanderkhouzé dans le micro, et il se leva. (Il avait un air solennel. Il nous contempla sévèrement par-dessus son nez, ébouriffa ses favoris d’un geste familier et récita :) les troupeaux rentrés dans les étables, jusqu’à l’aube nous sommes libres.

Maïka bâilla convulsivement et marmonna :

— J’ai sommeil, on dirait ? Ou bien c’est nerveux ?

— À propos, on ne va plus dormir beaucoup, remarqua Wanderkhouzé. Procédons de la façon suivante Maïka se repose. Je reste devant l’écran, et Stas va dormir près de l’émetteur. Dans quatre heures je le réveille. Qu’en penses-tu, Stas ?

Je ne protestai pas, bien que je doutasse que Komov tiendrait si longtemps dans le froid. Maïka, tout en bâillant, ne protesta pas non plus. Lorsqu’elle partit, je proposai à Wanderkhouzé de préparer du café, mais il refusa sous je ne sais quel prétexte ridicule ; visiblement, il avait envie de me voir dormir. Alors je m’installai près de l’émetteur, feuilletai les nouveaux radiogrammes, n’y découvris rien d’urgent et les passai à Wanderkhouzé.

Pendant un temps il se tut. Je n’avais aucune envie de dormir. Je me demandais quels pouvaient bien être les éducateurs possibles de Pierre Sémionov. Un enfant humain élevé par un loup court à quatre pattes et grogne. Un enfant élevé par des ours aussi. D’une manière générale l’éducation détermine entièrement le modus vivendi de chaque être. Pas entièrement, certes, mais considérablement. Pourquoi, au fait, notre Mowgli est-il resté un homme au dos droit ? Cela amène à certaines réflexions. Il marche sur ses pieds, il se sert activement de ses mains, ce n’est pas une chose innée, ça, cela s’éduque. Il peut parler. Naturellement, il ne comprend pas ce qu’il dit ; on voit néanmoins que la partie de son cerveau qui s’occupe du langage est magnifiquement façonnée … De surcroît, il retient la moindre chose dès la première fois ! Étrange, très étrange. Les non-humanoïdes que je connais auraient été totalement incapables d’élever ainsi un bébé humain. Ils auraient pu l’alimenter, l’apprivoiser. Ainsi que l’étudier dans leurs laboratoires bizarres, semblables à un gigantesque modèle d’un intestin en action. Mais voir en lui un humain, l’identifier en tant qu’être humain, préserver l’humain en lui — peu probable. Alors ce serait quand même des humanoïdes ?

— En tout cas, dit soudain Wanderkhouzé, s’ils ont sauvé la vie de notre nourrisson, c’est qu’ils sont humanistes dans le sens le plus large du terme qu’on puisse imaginer. Ils sont géniaux car ils ont pu l’élever de façon à le garder semblable à un homme, ne sachant peut-être rien sur l’usage des bras et des jambes. Qu’en penses-tu, Stas ?

J’émis un grognement indéterminé, et il se tut.

Le poste de pilotage était plongé dans le silence. La base ne nous dérangeait pas, Komov non plus ne se manifestait guère. Des panneaux irisés de lumière s’allumaient, miroitant, sur l’écran sombre ; dans leur lueur irréelle on distinguait à peine Komov, assis, totalement immobile ; quant au garçon, je ne pus le discerner à aucun moment. Mais vraisemblablement les choses entre eux marchaient bien parce que le grand ordinateur de bord se mettait de temps en temps à grogner et à gargouiller tout doucement, digérant et triant l’information qu’il cueillait sur le translateur. Puis je plongeai dans la somnolence, et je rêvai, je m’en souviens, de pieuvres maussades, les cheveux en bataille, habillées de survêtements bleu marine, armées de parapluies ; elles m’apprenaient à marcher, et moi, j’avais tellement envie de rire que je tombais sans arrêt, suscitant leur extrême mécontentement. Un coup au cœur, un coup désagréable, mou, me réveilla. Quelque chose s’était passé. Wanderkhouzé se tenait assis, tendu vers l’écran, les mains agrippées aux accoudoirs.

— Stas ! m’appela-t-il à mi-voix.

— Oui ?

— Regarde l’écran.

Je regardais déjà l’écran, mais n’y voyais pour l’instant rien de particulier. Comme avant, les feux célestes flambaient et miroitaient. Komov gardait la même position ; l’iceberg lointain lançait des reflets roses et verts. Puis je vis.

— Au-dessus des montagnes ? demandai-je dans un murmure.

— Oui. Exactement au-dessus des montagnes.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas.

— C’est là depuis longtemps ?

— Aucune idée. J’ai remarqué ce truc il y a deux minutes environ. Je pensais que c’était un tourbillon.

Moi aussi, j’avais pensé au début à un tourbillon. Au-dessus de la ligne pâle, dentelée de la crête, sur le fond des panneaux irisés s’élevait quelque chose de semblable à une longue et fine cravache — une courbe noire, comme une éraflure sur l’écran. Cette cravache vibrait de manière à peine perceptible, se pliait, parfois paraissait s’affaisser, puis se redressait à nouveau ; on voyait qu’elle n’était pas lisse, mais articulée, tel le tronc d’un bambou. Elle pointait, éloignée de nous d’au moins dix kilomètres ; on aurait cru que quelqu’un avait passé par-dessus les montagnes une gigantesque canne à pêche. Elle donnait au paysage familier sur l’écran l’aspect irréel des décors d’un théâtre de marionnettes. Le voir était anormal, à la fois terrifiant et drôle ; une physionomie invraisemblablement énorme surgie au-dessus des cimes aurait produit le même effet. Bref, je ne sais quoi en dehors des échelles normales, je ne sais quoi d’impossible, au-delà de toute notion de proportions.

— Ce sont eux ? chuchotai-je.

— Il est exclu que ce soit un phénomène naturel, répliqua Wanderkhouzé. Il est également exclu qu’il soit artificiel.

Je le pensais aussi.

— Il faut mettre Komov au courant, dis-je.

— Komov s’est débranché, répondit Wanderkhouzé en train de régler le télémètre. La distance ne change pas. Quatorze kilomètres. Il vibre terriblement et tremble à tout casser. L’amplitude est au moins de cent mètres … Ce truc est totalement impossible.

— Mais quelle est donc sa hauteur ? bredouillai-je.

— Environ six cents mètres.

— Fichtre.

Soudain, Wanderkhouzé bondit et appuya simultanément sur deux touches celle d’appel-radio d’urgence extérieur « À tous, regagnez immédiatement l’astronef » et celle du signal intérieur « À tous, rassemblez-vous au poste de pilotage. » Puis il se tourna vers moi et commanda d’une voix inhabituelle, saccadée :

— Stas ! Cours au poste DMA. Mets en état de combat le CAM du nez. Reste là-bas et attends. Ne fais rien sans mes ordres.

Je bondis dans le couloir. Derrière les portes des cabines retentissaient les sonneries assourdies, brèves, du signal de rassemblement. Maïka fonçait à ma rencontre, tout en enfilant sa veste. Elle avait mis ses pieds nus directement dans ses chaussures.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’une voix enrouée de sommeil.

Je ne répondis que d’un geste et dégringolai la passerelle pour aboutir dans le poste de la direction des moyens actifs. Je me sentais quelque peu fiévreux, mais en somme calme. Dans un certain sens j’éprouvais même de la fierté, la situation était rarissime. Si rarissime que je pouvais en jurer : depuis le premier envol de ce vaisseau personne encore n’avait pénétré dans le poste DMA, sinon des employés des cosmodromes pour réviser les appareils.

Je m’écroulai dans un fauteuil, allumai l’écran panoramique, débranchai le CAM et bloquai immédiatement l’installation de la poupe pour ne pas, dans ce remue-ménage, tirer dans le nadir. Puis je posai mes mains sur les verniers du réglage manuel, et l’image sur l’écran rampa à travers la croix noire devant mes yeux : l’iceberg aux grands crocs, la masse brumeuse au-dessus des marécages, Komov. À présent il se tenait debout, éclairé par les lueurs célestes, nous tournant le dos et regardant du côté des montagnes … Encore un peu plus haut. Le voilà. Noir, tremblant, absurde, totalement impossible. Et près de lui un autre, moins long, mais poussant à vue d’œil, s’allongeant, se courbant … Nom d’un chien, comment y arrivent-ils ? Quelles puissances inimaginables sont nécessaires, et qu’est-ce que c’est comme matériau ? Pour un spectacle c’en était un !.. Maintenant cela ressemblait à un cafard monstrueux qui se cacherait derrière les montagnes, ses moustaches pointées par-dessus. Je calculai approximativement l’angle solide de la cible et fixai la croix de façon à frapper les deux objectifs d’un seul coup. Il ne restait plus désormais qu’à pousser la pédale du pied …

— Poste DMA ! tonna Wanderkhouzé.

— Poste DMA vous écoute ! répliquai-je.

— Tenez-vous prêt !

— Je suis prêt !

À mon avis, notre conversation fut vraiment chouette.

— Tu vois les deux objectifs ? demanda Wanderkhouzé de sa voix ordinaire.

— Oui, je les couvre d’une seule impulsion.

— J’attire ton attention quarante degrés vers l’est, troisième objectif.

Je regardai effectivement, une autre moustache gigantesque se courbait et frémissait dans la lumière trompeuse. Je n’aimai pas cela. Aurais-je le temps ou non ? Inutile d’en discuter je dois l’avoir … Je répétai mentalement comment je lâcherais l’impulsion, puis ajusterais en deux mouvements le canon sur le troisième objectif. Oui, j’aurais le temps.

— Je vois le troisième objectif, confirmai-je.

— C’est bien, fit Wanderkhouzé. Toutefois, ne te précipite pas. Tu ne tireras que sur mon ordre.

— Compris, grognai-je.

S’ils balancent sur notre vaisseau un bon coup de … mettons … de distordeur d’espace, alors on pourra toujours courir pour avoir tes ordres. Je tremblais déjà considérablement. Je serrai avec force mes mains pour me remettre en état. Puis je regardai où en était Komov. Komov allait bien, de nouveau assis de côté par rapport au gigantesque cafard. Je me calmai aussitôt, d’autant plus que je finis par découvrir près de lui la minuscule silhouette noire. Je me sentis même gêné.

Qu’est-ce qui m’a pris ? À proprement parler, quelles sont les raisons de sombrer dans la panique ? Bon, il a pointé ses moustaches … De grosses moustaches, je n’en disconviens pas, j’irai jusqu’à dire des moustaches d’une taille renversante. Finalement, ce n’est probablement pas des moustaches, plutôt quelque chose dans le genre d’antennes. Peut-être nous surveillent-ils simplement. Nous, nous les surveillons, et eux aussi, ils nous surveillent. De surcroît, vraisemblablement pas nous, mais leur élève, Pierre Alexandrovitch Sémionov, histoire de voir comment il va, si personne ne lui cherche noise …

En réfléchissant bien, un canon antimétéorite est un truc terrifiant, je ne voudrais pas l’utiliser ici. Niveler un rocher pour déblayer une piste d’atterrissage, oui, ou, par exemple, combler une gorge montagneuse quand on a besoin d’une pièce d’eau douce, c’est une chose, quant à tirer comme ça, sur ce qui est vivant, c’en est une autre … Ce serait intéressant de savoir si les CAN avaient jamais fonctionné en tant que moyen de défense. Je pense que oui. Premièrement, il y a eu un cas, je ne me souviens pas où, quand un automate de chargement a perdu sa direction et a commencé à s’écrouler droit sur le camp ; il a fallu le brûler. Et puis, si ma mémoire est bonne, j’ai entendu parler de l’incident suivant sur je ne sais quelle planète biologiquement active le vaisseau-éclaireur a subi « une atteinte dirigée irrépressible de la biosphère » … En réalité, l’a-t-il subie ou non, personne ne le sait encore maintenant, toujours est-il que son commandant a décidé qu’il l’avait subie et a tiré de son canon du nez. Il a tout réduit en cendres autour de lui jusqu’à l’horizon. Plus tard, lors de l’enquête, les experts ne faisaient que baisser les bras. Le commandant en question a été, je m’en souviens, destitué pour un bon bout de temps … Il n’y a rien à dire, un CAM est une arme terrible. L’arme ultime.

Pour me distraire de pensées semblables, je mesurai les distances jusqu’aux objectifs et calculai la hauteur et l’épaisseur de ces derniers. Les distances étaient de quatorze, quatorze et demi et seize kilomètres. La hauteur se situait entre cinq cents et sept cents mètres, quant à l’épaisseur, elle restait à peu près pareille : une cinquantaine de mètres à la base et moins d’un mètre au bout de la moustache. Elles s’avéraient effectivement articulées comme des troncs de bambou ou des antennes pliantes. Il me sembla aussi que je distinguais sur leur surface des mouvements de bas en haut, des mouvements péristaltiques, mais peut-être n’était-ce qu’un jeu de lumière. J’essayai d’analyser à vue d’œil les propriétés du matériau qui servait à de telles installations. Il n’en résulta que des absurdités. Si seulement je pouvais les tâter avec le radar-analyseur … Bien entendu, c’est interdit. D’ailleurs, ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est que la civilisation locale est, vraisemblablement, technologique. Une civilisation hautement développée. Ce qu’il fallait démontrer. Une chose demeurait incompréhensible : pourquoi s’étaient-ils enfouis sous la terre, pourquoi avaient-ils laissé leur planète natale en proie au vide et au silence. Cela dit, à bien réfléchir, chaque civilisation a ses propres idées sur le confort. Par exemple, sur Tagora …

— Poste DMA ! rugit Wanderkhouzé droit au-dessus de mon oreille si fort que je sursautai. Comment vois-tu les objectifs ?

— Je les vois à la perfection, répliquai-je machinalement, mais j’achoppai aussitôt au-dessus des montagnes il n’y avait plus de moustaches. Il n’y a pas d’objectifs, continuai-je d’une voix blanche.

— Tu dors à ton poste !

— Absolument pas … Ils étaient là il y a une seconde, j’ai vu de mes propres yeux …

— Qu’as-tu donc vu de tes propres yeux ? s’enquit Wanderkhouzé.

— Les objectifs. Les trois objectifs.

— Et après ?

— Maintenant ils n’y sont plus.

— Hum … fit Wanderkhouzé. Ça s’est produit d’une façon plutôt étrange, qu’en penses-tu ?

— Oui, confirmai-je. Très étrange. Ils étaient là et soudain ils n’y sont plus.

— Komov est en train de rentrer, annonça Wanderkhouzé. Peut-être que lui, il comprendra quelque chose …

En effet, Komov, les étuis pendant de tous les côtés, regagnait le vaisseau d’une démarche maladroite — apparemment, les jambes engourdies. De temps en temps il se retournait — il faut croire qu’il saluait Pierre Alexandrovitch qui nous restait invisible.

— Fin d’alerte, décréta Wanderkhouzé. Laisse tout et fonce à la coquerie, organise quelque chose de chaud et de fortifiant. Guénnadi doit être gelé comme un morceau de glace. Cela dit, d’après sa voix il est content, qu’en penses-tu, Maïka ?

Je me retrouvai en un clin d’œil à la cuisine et m’attaquai à la préparation précipitée d’un vin chaud, de café et d’entrées légères. J’avais très peur de manquer ne serait-ce qu’un mot du récit de Komov. Cependant, quand je pénétrai au pas de course dans le poste de pilotage, poussant la petite table roulante, Komov ne parlait pas. Frottant ses joues frigorifiées, il se tenait debout devant une carte étalée, la plus grande et la plus détaillée de notre région. Maïka lui indiquait du doigt les lieux où avaient pointé les moustaches-antennes.

— Il n’y a rien là-bas ! disait Maïka, excitée. Des rochers glaciaux, des cañons de cent mètres de profondeur, des précipices volcaniques, aucune vie. J’ai survolé ces endroits en glider des dizaines de fois. Même des buissons n’y poussent pas.

Komov m’adressa un signe de remerciement distrait, prit la tasse de vin chaud dans ses deux mains, y plongea son visage et se mit à boire bruyamment, grognant, se brûlant et soufflant avec délices.

— Le sol par là est fragile, continua Maïka. Il n’aurait pas supporté de telles installations. Car il s’agit de dizaines ou même de centaines de milliers de tonnes !

— Oui, fit Komov, et il posa sa tasse vide sur la table. Évidemment, c’est étrange. (Il se frotta fortement les mains.) Je suis gelé comme une carotte. (Une fois encore, c’était un Komov complètement différent les joues roses, le nez rouge, l’humeur bienveillante, les yeux brillants et gais.) Étrange, les gars, étrange, enchaîna-t-il. Toutefois, ce n’est pas ce qu’il y a de plus étrange — sur d’autres planètes il y a plein de bizarreries. (Il s’écroula dans un fauteuil et étira ses jambes.) Voyez-vous, aujourd’hui il est difficile de m’étonner. Au cours de ces quatre heures j’ai entendu de telles choses … Naturellement, certaines ont besoin d’être vérifiées. Mais je peux vous apprendre deux faits essentiels qui, d’ores et déjà, sont, si j’ose m’exprimer ainsi, totalement tangibles. Premièrement, le Petit … il s’appelle le Petit … a appris à parler couramment et à comprendre pratiquement tout ce qu’on lui dit. Et c’est un gosse qui pendant sa vie consciente n’a jamais été en contact avec les humains !

— Que signifie couramment ? s’enquit Maïka, incrédule. Couramment après quatre heures d’enseignement ?

— Oui, couramment après quatre heures d’enseignement ! confirma triomphalement Komov. C’est la première chose. La seconde, c’est que le Petit croit fermement qu’il est l’unique habitant de cette planète.

Nous ne comprîmes pas.

— Pourquoi donc l’unique ? demandai-je. Il n’est absolument pas unique !

— Le Petit est profondément convaincu qu’à part lui il n’y a pas un aborigène intelligent sur cette planète, prononça Komov en appuyant les mots.

Le silence s’établit. Komov se leva.

— Nous avons beaucoup de travail, annonça-t-il. Le Petit a l’intention de nous faire une visite officielle demain.

Загрузка...