CHAPITRE VII QUESTIONS ET DOUTES

Pendant le petit déjeuner, Komov parla beaucoup. Je crois qu’il n’avait pas dormi de la nuit, ses yeux étaient rouges, ses joues creuses, mais il respirait la gaieté et l’excitation. Il s’imbibait d’un thé fort et nous exposait ses premières conclusions.

Selon lui, il ne demeurait à présent aucun doute sur le fait que les aborigènes avaient soumis l’organisme du garçon aux modifications les plus radicales. Ils s’avérèrent être des expérimentateurs étonnamment audacieux et savants : ils changèrent sa physiologie et, en partie, son anatomie, ils élargirent extraordinairement le domaine actif de son cerveau et le munirent en même temps de nouveaux mécanismes physiologiques ; du point de vue de la science terrestre actuelle, les développer en se basant sur un organisme humain normal serait pour l’instant impossible. L’objectif de ces modifications anatomophysiologiques était, peut-être, fort simple : les aborigènes voulaient tout bêtement adapter un bébé humain impuissant aux conditions totalement inhumaines d’existence dans ce monde. La raison pour laquelle ils avaient pratiqué une intervention aussi importante dans le fonctionnement du système nerveux central restait un peu obscure. Bien sûr, on pouvait admettre que cela s’était produit par hasard, en tant qu’effet secondaire des changements anatomophysiologiques. Mais on pouvait également admettre qu’ils avaient utilisé les réserves d’un cerveau humain dans un but précis. On se trouve alors devant un large éventail de suppositions. Par exemple, ils cherchaient à conserver chez le Petit l’ensemble de ses souvenirs et impressions du très bas âge pour lui faciliter l’adaptation inverse si jamais il se retrouvait à nouveau dans une société humaine. De fait, le Petit entra en contact avec nous avec une facilité stupéfiante, donc nous ne sommes à ses yeux ni des horreurs, ni des monstres. Cependant, il n’est pas exclu non plus que la mémoire prodigieuse du Petit ainsi que le développement phénoménal de ses centres de reproduction de sons ne soient, répétons-le, que l’effet secondaire du travail des aborigènes sur son cerveau. Il est envisageable que les aborigènes aient cherché en premier lieu à créer une liaison psychique stable entre eux et le système nerveux central du Petit. L’existence de cette liaison paraît des plus probables. En tout cas, il est difficile d’expliquer autrement des phénomènes tels que l’apparition spontanée — extra-logique — chez le Petit de réponses aux questions, l’accomplissement de ses souhaits conscients et même inconscients, l’attachement du Petit à cette région-là précisément de la planète. Il faut, probablement, ajouter la forte tension psychologique où a plongé le Petit avec l’arrivée des gens. Le Petit n’est pas en mesure de définir en quoi, au fait, les gens le gênent. Il est évident que ce n’est pas lui que nous gênons. Nous gênons les aborigènes. C’est là que nous sommes confrontés directement à la question de la nature des aborigènes.

La simple logique nous oblige à supposer que les aborigènes sont des êtres soit microscopiques, soit gigantesques, d’une façon ou d’une autre incommensurables par rapport aux dimensions physiques du Petit. C’est justement pour cette raison qu’il les appréhende, eux, ainsi que leurs manifestations, comme un élément de la nature, comme une des parties de la nature qui l’entoure depuis son bas âge. (« Quand je l’ai questionné au sujet des moustaches, le Petit a déclaré, assez indifférent : il voit les moustaches pour la première fois, mais il voit quelque chose pour la première fois tous les jours. Quant aux mots pour désigner des phénomènes semblables, nous n’avons pas pu les trouver. ») Personnellement lui, Komov, est porté à présumer que les aborigènes représentent certains super-organismes gigantesques, extrêmement éloignés aussi bien des humanoïdes que des structures non humanoïdes que l’homme a déjà rencontrées. Pour l’instant nous savons sur eux infiniment peu. Nous avons vu des constructions (ou formations ?) monstrueuses au-dessus de l’horizon et dont l’apparition et la disparition sont indéniablement liées aux visites du Petit. Nous avons entendu des sons, produits par le Petit quand il nous a décrit sa maison, qui sont impossibles à associer à quoi que ce soit. Nous avons compris que les aborigènes se trouvaient à un niveau incommensurablement haut de savoir théorique et pratique si l’on en juge par ce qu’ils ont pu faire d’un bébé humain ordinaire. Ça s’arrête là. Pour le moment nous n’avons même pas beaucoup de questions à poser, bien que ces questions soient, évidemment, essentielles. Pourquoi les aborigènes ont-ils sauvé le Petit, pourquoi lui assurent-ils son existence, pourquoi, bref, se sont-ils intéressés à lui, en quoi cela les concerne-t-il ? Comment connaissent-ils les humains — et ils les connaissent plutôt bien, par quel moyen sont-ils au courant des bases de notre psychologie, de notre sociologie ? Pourquoi, cela étant, repoussent-ils si violemment le moindre contact avec nous ? Comment conjuguer le niveau indéniablement élevé de leur savoir avec l’absence totale de traces d’une activité intelligente quelle qu’elle soit ? Ou alors l’état lamentable actuel de la planète est-il justement l’effet de cette activité ? Ou encore cet état n’est-il lamentable qu’à nos yeux ? Voilà, en somme, toutes les questions principales. Lui, Komov, a certaines suppositions à ce sujet, mais il croit qu’il est encore trop tôt pour les exposer.

D’une façon ou d’une autre, il est clair que cette découverte est primordiale, qu’il est nécessaire de la mener à bien ; cependant, cela n’est possible que par l’intermédiaire du Petit. Les appareils spéciaux mentoscopiques, etc., ne vont pas tarder à arriver. Nous ne pourrons les utiliser à cent pour cent que dans la mesure où le Petit nous fait confiance et a, de plus, fortement besoin de nous.

— J’ai décidé de ne pas entrer en contact avec lui aujourd’hui, conclut Komov, repoussant son verre vide. Aujourd’hui c’est votre tour, Stas. Vous lui montrerez votre Tom. Maya, vous jouerez avec lui au ballon, vous le promènerez en glider. Ne vous laissez pas intimider par lui, les gars, soyez plus gais, plus naturels ! Imaginez-vous que c’est votre petit frère surdoué … Yakov, vous, il vous faudra rester de garde. C’est bien vous qui l’avez instaurée … Au cas où le Petit s’en prendrait même à vous, faites un effort et permettez-lui de tirer sur vos favoris, ils le passionnent. Moi, je me cacherai comme une araignée, je surveillerai tout et j’enregistrerai. Donc, jeunes gens, ayez l’amabilité de vous équiper du « troisième œil ». Si le Petit demande où je suis, dites-lui que je réfléchis. Chantez-lui des chansons, projetez-lui des films … Montrez-lui l’ordinateur, Stas, racontez-lui comment il fonctionne, essayez de les mettre en compétition, tous les deux. Je pense que là une certaine surprise vous attend. Et qu’il interroge beaucoup, autant qu’il est possible. Plus il demande, mieux c’est. À vos places, mes amis, à vos places !

Il bondit sur ses pieds et fila. Nous nous regardâmes.

— Des questions, cybertechnicien ? s’enquit Maïka. Froidement, sans une trace d’amitié. C’étaient ses premières paroles depuis ce matin. Elle ne m’avait même pas salué.

— Non, intendant. Pas de questions, intendant. Je vous vois, mais je ne vous entends pas.

— Tout ça, c’est parfait, prononça Wanderkhouzé, méditatif. Je ne m’inquiète pas pour mes favoris. Mais …

— Justement, lança Maïka en se levant. Mais.

— Je veux dire, reprit Wanderkhouzé, qu’hier soir on a reçu un radiogramme de Gorbovski. D’une manière des plus délicates, toutefois sans ambiguïté aucune, il a prié Komov de ne pas forcer le contact. Et derechef il a laissé entendre qu’il serait enchanté de se joindre à nous.

— Et Komov ? demandai-je.

Wanderkhouzé renversa sa tête en arrière et, caressant son favori gauche, me contempla par-dessus son nez.

— Komov s’est prononcé à ce propos en termes irrespectueux. Oralement, bien sûr. Quant à sa réponse écrite, c’étaient des remerciements pour le conseil.

— Et alors ? insistai-je. (J’avais très envie de voir Gorbovski. Je ne l'avais jamais vraiment vu.)

— Rien d’autre, dit Wanderkhouzé, se levant à son tour.

Maïka et moi nous dirigeâmes vers l’arsenal. Nous y trouvâmes et enfonçâmes sur nos fronts de larges bandeaux en lamelles avec le « troisième œil » — vous connaissez ces télé-émetteurs portatifs pour les éclaireurs solitaires, destinés à transmettre continûment l’information visuelle et acoustique, tout ce que voit et ce qu’entend l’éclaireur. Un truc simple, mais astucieux. On l’inclut dans le jeu d’équipement ER depuis très peu de temps. Nous eûmes quelque mal à ajuster les bandeaux de façon à ce qu’ils ne nous serrent pas les tempes ni ne nous tombent sur le nez ; l’objectif ne devait pas non plus être caché par nos capuches. Ce faisant, je me lançais désespérément dans les bons mots, provoquais Maïka autant que possible à blaguer à mes dépens, en un mot, m’échinais à la ranimer ne serait-ce qu’un peu. Ce fut vain elle demeurait maussade, se taisait ou répondait par monosyllabes. En principe, cela lui arrive, elle a parfois des accès de cafard ; il vaut mieux alors la laisser en paix. Cependant là, il me semblait qu’elle n’avait pas simplement le cafard, mais qu’elle était en rogne, en rogne précisément contre moi ; curieusement, je me sentais coupable devant elle et ne savais pas quel comportement adopter.

Maïka alla dans sa cabine chercher un ballon, et moi, je libérai Tom et le conduisis sur la piste d’atterrissage. Le soleil déjà levé, le froid nocturne était tombé, néanmoins l’air restait encore très froid. Mon nez devint immédiatement gelé. De surcroît, un petit vent léger, très méchant pourtant, venait de l’océan. Il n’y avait aucune trace du Petit.

Je fis courir un peu Tom sur la piste pour le laisser se détendre. Tom, flatté que je lui manifeste une telle attention, quémandait des ordres avec dévouement. Maïka arriva avec le ballon et, pour nous réchauffer, nous y jouâmes cinq minutes — à vrai dire, non sans plaisir. J’espérais toujours que Maïka allait, comme d’habitude, retrouver son entrain, mais là aussi ce fut vain. En fin de compte j’en eus assez et lui demandai franchement ce qui s’était passé. Elle posa le ballon sur la surface cannelée, s’assit dessus, repliant les pans de sa pelisse et prit un air affligé.

— Qu'est-ce qu’il y a, écoute ! répétai-je.

Maïka me regarda et se détourna.

— Tu vas peut-être me répondre quand même ? insistai-je, haussant la voix.

— Il y a un petit vent aujourd’hui, prononça Maïka, contemplant distraitement le ciel.

— Comment ? Quel petit vent ?

Elle se tapota le front du doigt à côté de l’objectif du « troisième œil ».

— Ab-va-ru-av-ti-va. O-va-nav va-n-ousav en-va-t-av-ends.

— Ab-va-ru-av-ti-eva t-av-oi-va m-av-êva-meva, répondis-je. l-va-l-av av-y va-a av-u-nav tra-va-nav-sla-va-t-av-eur-va.

— Juste. C’est bien ce que je te dis il y a un petit vent.

— Oui, confirmai-je. Pour un petit vent, c’est un petit vent, c’est sûr.

Je restai un moment sur place, terriblement mal à l’aise, essayant de trouver un sujet neutre de conversation. Je n’en trouvai aucun sinon le petit vent en question, et là il me vint à l’esprit qu’il ne serait pas mal de faire une promenade. Car je ne m’étais encore jamais baladé dans les environs. Depuis presque une semaine que je me trouvais ici, je n’avais pas encore mis véritablement le pied sur cette terre, je ne l’avais vue que sur les écrans. En outre, cela nous offrait une chance de tomber quelque part dans les broussailles sur le Petit, surtout si lui-même le désirait. Ce ne serait pas seulement agréable, mais également utile pour l’affaire : engager une conversation avec lui dans une ambiance qui lui était familière. J’exposai mes considérations à Maïka. Elle se leva sans mot dire et se dirigea vers le marécage ; moi, le nez enfoui dans mon col de fourrure et mes mains enfoncées au fond de mes poches, je me traînai sur ses talons. Tom, n’en pouvant plus de serviabilité, faillit se coller à mes trousses, mais je lui adjoignis de rester sur place et d’attendre mes ordres.

Nous ne nous fourrâmes bien entendu pas dans le marécage, nous le contournâmes, nous frayant difficilement un chemin à travers les taillis. La végétation ici était vraiment pitoyable : pâle, malingre, de petites feuilles molles, bleuâtres, au reflet métallique, de fragiles branchettes noueuses, à l’écorce orange tachetée. Les buissons arrivaient rarement à ma taille, donc il y avait peu de chances que les favoris de Wanderkhouzé courussent un risque quelconque. La couche de feuilles mortes mélangée au sable cédait comme des ressorts sous nos pas. Le givre scintillait dans l’ombre. Cela dit, cette végétation suscitait un certain respect. Pousser dans ces lieux lui demandait sans doute pas mal d’efforts : la nuit, la température tombait jusqu’à moins vingt, le jour elle montait rarement au-dessus de zéro ; sous les racines il n’y avait que du sable salé. Je ne pense pas qu’une plante terrestre pût s’adapter à des conditions aussi dénuées de joie. Il était étrange de s’imaginer que quelque part au milieu de ces arbustes frigorifiés rôdait, ses talons nus sur le sable couvert de givre, un petit bonhomme tout nu.

Il me sembla percevoir un mouvement dans la broussaille touffue à ma droite. Je m’arrêtai, appelai « Petit ! », mais personne ne me répondit. Un silence gelé, glacial, nous entourait. Pas un bruissement de feuilles, pas un bourdonnement d’insecte. D’où une sensation inattendue comme si nous tournions en rond dans des décors de théâtre. Nous contournâmes une longue langue de brouillard qui pointait d’un marécage chaud et commençâmes à gravir le flanc d’une colline. En réalité, c’était une dune saisie par des buissons. À mesure que nous montions, la surface sablonneuse devenait plus dure sous nos pas. Une fois, hissés sur la crête, nous regardâmes alentour. Les nuages de brouillard dissimulaient l’astronef à nos yeux, mais la piste d’atterrissage restait nettement visible. Le revêtement crénelé brillait gaiement sous le soleil, le ballon abandonné au milieu, orphelin, se détachait en noir ; autour de lui piétinait ce lourdaud de Tom en proie à l’hésitation — de toute évidence, il se débattait avec un dilemme au-dessus de ses forces enlever cet objet étranger de la piste ou, si besoin était, sacrifier sa vie pour cette chose oubliée par un homme.

C’est alors que je remarquai des traces sur le sable gelé, des taches sombres et humides sur du givre argenté. Le Petit était passé par ici, très récemment. Il s’était assis sur la crête, puis s’était levé et avait descendu la pente, s’éloignant du vaisseau. La chaînette de ses pas partait dans le taillis qui emplissait le fond du vallon entre les dunes. « Petit ! » appelai-je de nouveau, et de nouveau il ne répondit pas. Je me mis à descendre dans le vallon.

Je le trouvai aussitôt. Le Petit était couché face à terre, étiré de tout son long, la joue collée au sol, la tête encerclée de ses bras. Il semblait particulièrement étrange et impossible ici, il ne cadrait absolument pas avec ce paysage glacial. Il le contredisait. L’espace d’une seconde j’eus même peur que quelque chose lui soit arrivé. Je m’accroupis à côté de lui, prononçai son nom, puis, devant son silence, lui donnai une claque légère sur son derrière nu et maigre. Je le touchais pour la première fois et faillis hurler de surprise il me parut être chaud comme un fer à repasser.

— A-t-il trouvé ? demanda le Petit sans lever sa tête.

— Il réfléchit. Une question difficile.

— Et comment saurai-je qu’il a trouvé ?

— Tu viendras, et il te le dira immédiatement.

— Ma-man, dit soudain le Petit.

— Oui, mon lapin bleu, murmura Maïka.

Le Petit s’assit, il coula de la position couchée dans la position assise.

— Répète ! exigea-t-il.

— Oui, mon lapin bleu. (Le visage de Maïka pâlit, les taches de rousseur y surgirent brusquement.)

— Phénoménal ! s’exclama le Petit, la contemplant du bas en haut. Casse-noisettes !

J’éclaircis ma voix :

— Nous t’attendions, Petit.

Il tourna ces yeux vers moi. J’eus beaucoup de mal à ne pas détourner les miens. Son visage était malgré tout passablement terrifiant.

— Pourquoi m’attendais-tu ?

— Comment ça, pourquoi … (Je me sentis un peu déconcerté, mais eus aussitôt une illumination.) Nous nous ennuyons sans toi. Nous sommes mal sans toi. Il n’y a pas de plaisir, tu comprends ?

Le Petit bondit sur ses pieds et se rassit immédiatement. Il s’assit très inconfortablement — moi, je n’aurais pas tenu deux secondes dans cette position.

— Tu es mal sans moi ?

— Oui, confirmai-je résolument.

— Phénoménal. Tu es mal sans moi, je suis mal sans toi. Ch-charade !

— Pourquoi donc une charade ? m’affligeai-je. Si nous ne pouvions pas être ensemble, alors là, ce serait une charade. Tandis que nous nous sommes rencontrés, nous pouvons jouer … Tu vois, tu aimes jouer, mais tu l’as toujours fait seul …

— Non, protesta le Petit. Au début seulement. Une fois je suis allé m’amuser au bord du lac et j’ai vu mon image dans l’eau. J’ai voulu jouer avec elle, elle s’est désagrégée. Et j’ai eu très envie d’avoir des images, beaucoup d’images pour m’amuser avec. Et c’est devenu ainsi.

Il sauta et courut, léger, en cercle, laissant derrière ses fantômes surprenants — noirs, blancs, jaunes, rouges. Ensuite il s’assit au milieu et regarda fièrement autour de lui. Je dois vous avouer que c’était un sacré spectacle un gamin nu sur le sable entouré d’une douzaine de statues multicolores dans des positions différentes.

— Phénoménal, commentai-je, et je regardai Maïka pour l’inviter à participer ne serait-ce qu’un peu à la conversation.

Je me sentais gêné de parler sans cesse pendant qu’elle se taisait. Mais elle ne dit rien, se bornant à regarder sombrement, tandis que les fantômes ondulaient et fondaient lentement, émettant une odeur d’ammoniaque.

— Je voulais demander depuis longtemps, fit le Petit, pourquoi vous enveloppez-vous ? Qu’est-ce que c’est ? (Il bondit vers moi et tira sur le pan de ma pelisse.)

— C’est un vêtement.

— Un vêtement, répéta-t-il. Pourquoi ?

Je lui parlai des vêtements. Je ne suis pas Komov. De ma vie je n’avais jamais tenu de cours, surtout sur les vêtements. Mais sans fausse modestie je peux affirmer que ma conférence eut du succès.

— Tous les gens portent des vêtements ? interrogea le Petit, ébahi.

— Tous, dis-je pour en finir avec cette question. (Je ne comprenais pas complètement ce qui le stupéfiait autant.)

— Mais il y a beaucoup de gens ! Combien ?

— Quinze milliards.

— Quinze milliards. (Il pointa devant lui un doigt sans ongle, se mit à le plier et le redresser.) Quinze milliards ! (Il jeta un coup d’œil sur les restes illusoires des fantômes. Ses yeux s’assombrirent.) Et tous, ils portent des vêtements … Et encore quoi ?

— Je ne comprends pas.

— Que font-ils encore ?

J’aspirai à pleins poumons et entrepris de raconter ce que faisaient les gens. C’est bien sûr bizarre, pourtant jusqu’à présent je ne m’étais jamais posé cette question. J’ai peur d’avoir donné au Petit l’impression qu’en majorité l’humanité s’occupait de cybertechnique. Au demeurant, décidai-je, pour un début ce ne fut pas si mal. Il est vrai que le Petit ne se démenait pas comme lors des conférences de Komov, ne se mettait pas en nœud, néanmoins il écoutait avec un air envoûté. Lorsque je terminai, complètement embrouillé, désespéré par mon incapacité de lui donner une idée sur l’art, il posa immédiatement une nouvelle question :

— Tant de choses à faire. Pourquoi venir ici ?

— Maïka, raconte-lui, suppliai-je d’une voix enrouée. Mon nez est tout gelé …

Maïka me lança un regard froid, mais se mit à raconter mollement et, à mon avis, de façon très ennuyeuse, le projet Arche de glorieuse mémoire. Je ne pus me retenir, commençai à l’interrompre, essayant de colorer son exposé avec des détails pittoresques, apportai des rectifications et finalement je me retrouvai de nouveau seul à parler. J’estimai nécessaire de conclure mon récit par une morale.

— Juge toi-même, dis-je. Nous avons failli déclencher une grande entreprise, cependant dès que nous avons compris que ta planète était occupée, nous avons immédiatement renoncé à notre projet.

— Donc, les gens savent apprendre l’avenir ? demanda le Petit. Non, c’est inexact. S’ils le savaient, ils seraient partis d’ici depuis longtemps.

Je ne trouvai pas quoi lui répondre. Le sujet me parut glissant.

— Écoute, Petit, fis-je, viens jouer. Tu vas voir comme c’est intéressant de jouer avec des gens.

Le Petit se taisait. J’envoyai un regard furibond à Maïka. Que lui arrivait-il donc, je ne pouvais quand même pas porter à moi seul le contact sur mes épaules !

— Viens jouer, Petit, me soutint Maïka sans aucun enthousiasme. Ou, si tu veux, je te ferai faire un tour dans une machine volante.

— Tu vas voler dans les airs, renchéris-je, et tout sera en bas : montagnes, marécages, iceberg …

— Non, refusa le Petit. Voler est un plaisir ordinaire. Je sais voler moi-même.

Je sursautai :

— Comment ça, toi-même ?

Les rides coururent un instant sur son visage, ses épaules montèrent et s’abaissèrent.

— Pas de mots, dit-il. Quand j’ai envie, je vole.

— Vole alors ! laissai-je échapper.

— Je ne veux pas maintenant, répondit-il, impatient. Maintenant j’ai du plaisir avec vous. (Il bondit sur ses pieds.) Je veux jouer ! déclara-t-il. Où ?

— Courons jusqu’au vaisseau, proposai-je.

Il émit un hurlement à vous fendre l’âme, et l’écho n’avait pas encore eu le temps de s’évanouir dans les dunes que nous filions déjà à travers les buissons pour arriver le premier. Je mis une croix sur Maïka : qu’elle fasse à sa guise.

Le Petit glissait entre les taillis comme un reflet de soleil. Je crois qu’il ne toucha pas une seule branche ni même qu’il n’effleura la terre une seule fois. Moi, avec ma pelisse au chauffage incorporé, je chargeais tel un char des sables, tout craquait autour de moi. J’essayais sans cesse de le rattraper et j’étais continuellement déboussolé par les fantômes qu’il laissait derrière lui. Le Petit m’attendait à l’orée des broussailles :

— Est-ce que ça t’arrive ? Tu te réveilles et tu te rappelles, pareil que si tu venais de voir quelque chose. Parfois c’est bien connu. Par exemple, comment je vole. Parfois c’est quelque chose de complètement nouveau, que tu n’as encore jamais vu.

— Oui, cela m’arrive, dis-je, reprenant mon souffle. Ça s’appelle un rêve. Tu dors et tu fais des rêves.

Nous nous mîmes à marcher d’un pas normal. Quelque part derrière, Maïka écrasait les buissons.

— D’où est-ce que ça vient ? demanda le Petit. Qu’est-ce que c’est, les rêves ?

— Des combinaisons inexistantes d’impressions existantes, débitai-je d’un trait.

Il va de soi qu’il ne comprit pas, et il me fallut tenir encore une longue conférence sur les rêves, d’où ils venaient, pourquoi ils étaient nécessaires et comment l’homme se sentirait mal s’il n’en faisait pas.

— Chat de Cheshire ! Mais je n’ai toujours pas compris pourquoi je vois dans mes rêves ce que je n’ai jamais vu auparavant.

Maïka nous rattrapa et marcha silencieusement à nos côtés.

— Par exemple ? interrogeai-je.

— Parfois je fais le rêve que je suis terriblement immense, que je réfléchis, que les questions se présentent à moi l’une après l’autre, des questions très colorées, surprenantes, et je trouve des réponses, des réponses étonnantes, et je sais très bien comment la réponse se forme à partir de la question. C’est le plus grand plaisir savoir de quelle manière une réponse se forme à partir d’une question. Seulement lorsque je me réveille, je ne me souviens ni des questions, ni des réponses. Je ne me rappelle que le plaisir.

— Ouais, fis-je évasivement. Un rêve intéressant. Hélas, je ne peux pas te l’expliquer. Adresse-toi à Komov. Peut-être lui, t’expliquera-t-il.

— À Komov … Qu’est-ce que c’est, Komov ?

Il me fallut lui exposer notre système de noms. Nous étions déjà en train de contourner le marécage ; le vaisseau et la piste d’atterrissage s’offraient à notre vue. Quand j’en eus terminé, le Petit déclara soudain à brûle-pourpoint :

— Étrange. Cela ne m’est jamais arrivé.

— Quoi donc ?

— Que je veuille quelque chose pour moi et ne puisse pas l’obtenir.

— Et que veux-tu ?

— Je veux me diviser en deux. Maintenant je suis un et je veux qu’il y en ait deux.

— Ça, mon vieux, inutile de le vouloir. C’est impossible.

— Et si c’était possible ? Ce serait bien ou mal ?

— Mal, naturellement. Je ne saisis pas entièrement ce que tu veux dire … On peut se déchirer en deux. C’est le pire de ce qui puisse arriver. On peut tomber malade ; ça s’appelle le dédoublement de la personnalité. C’est mal aussi, mais on peut y remédier.

— C’est douloureux ? demanda le Petit.

Nous marchions sur la surface crénelée. Tom roulait déjà à notre rencontre, poussant devant lui le ballon et cillant joyeusement avec ses signaux lumineux.

— Laisse tomber ce sujet, conseillai-je. Tu es parfait comme tu es.

— Non, je ne suis pas parfait, protesta le Petit, mais à cet instant Tom accourut, et la rigolade commença.

Les questions du Petit pleuvaient. Je n’avais pas le temps d’y répondre. Tom n’avait pas le temps d’exécuter les ordres. Le ballon n’avait pas le temps de toucher terre. Seul, le Petit avait le temps de tout faire.

Cela paraissait, je pense, très gai. D’ailleurs, nous étions gais pour de bon, même Maïka finit par se laisser entraîner. Nous devions ressembler à des adolescents espiègles qui séchaient leurs cours au bord de l’océan. Au début nous avions éprouvé une certaine gêne, la conscience que chacun de nos mouvements était surveillé, qu’entre nous et le Petit demeurait quelque chose de pesant, de non dit, mais après, cela fut oublié. Il ne resta que le ballon qui volait droit dans la figure, l’extase d’un coup réussi, le ressentiment contre ce balourd de Tom, le résonnement que provoquait dans les oreilles le hululement déchaîné, le rire brusque, saccadé du Petit — c’est là que nous entendîmes pour la première fois son rire, oublieux de tout, complètement enfantin …

C’était là un jeu bizarre. Le Petit inventait les règles au fur et à mesure. Il s’avéra être incroyablement résistant et plein d’entrain, il ne manquait pas une occasion de nous montrer ses avantages physiques. Il nous imposa une compétition, et, je ne sais pas comment, il se mit à jouer seul contre nous trois, et nous perdions continuellement. Au début il gagnait parce que nous lui cédions. Ensuite il gagna parce que nous ne comprenions pas ses règles. Ensuite nous comprîmes les règles, mais nos pelisses gênaient nos mouvements. Puis nous décidâmes que Tom était trop maladroit et le chassâmes. Maïka jouait avec toutes ses ressources, moi aussi, je donnais mon maximum, n’empêche que nous perdions un point après l’autre. Nous ne pouvions rien contre ce diablotin fulgurant qui bloquait la balle à chaque coup, qui l’envoyait, lui, avec beaucoup de force et de précision, qui vociférait, indigné, si le ballon s’attardait dans nos mains plus d’une seconde et nous déconcertait complètement avec ses fantômes ou, encore pire, avec sa manière de disparaître instantanément et de réapparaître aussi instantanément n’importe où d’ailleurs. Naturellement, nous ne voulions pas nous avouer vaincus — la vapeur montait en colonne au-dessus de nous, nous suffoquions, nous ruisselions de sueur, nous nous injurions copieusement, mais nous nous battions jusqu’à la dernière goutte de sang. Et soudain tout s’arrêta.

Le Petit s’immobilisa, accompagna le ballon du regard et s’assit sur le sable.

— C’était bien, dit-il. Je n’aurais jamais pensé qu’on puisse être si bien.

— Comment ? criai-je, à bout de souffle. Tu es fatigué, Petit ?

— Non. Je me suis rappelé. Je ne peux pas oublier. Ça n’aide pas. Aucun plaisir n’aide. Ne m’appelle plus à jouer. J’étais mal, et maintenant je suis encore plus mal. Dis-lui de réfléchir plus vite. S’il ne trouve pas vite, je me déchirerai en deux. J’ai mal partout à l’intérieur. Je veux me déchirer, seulement j’ai peur. C’est pour cela que je ne le peux pas. Si ça me fait très mal, je n’aurai pas peur. Qu’il réfléchisse vite.

— Mais qu’est-ce que tu as, Petit ! m’exclamai-je, chagriné. (Je ne comprenais pas complètement ce qui lui arrivait, mais voyais qu’il se sentait mal pour de bon.) Oublie ça ! Simplement, tu n’es pas habitué aux gens. Il faut nous rencontrer plus souvent, jouer davantage …

— Non, trancha le petit, et il bondit sur ses pieds. Je ne viendrai plus.

— Pourquoi ? m’exclamai-je. On était pourtant bien ! Ce sera encore mieux ! Il y a d’autres jeux, pas uniquement avec le ballon … Avec un cerceau, avec des ailes !

Il se mit à s’éloigner lentement.

— Il y a des échecs ! lui dis-je hâtivement dans le dos. Tu sais ce que c’est, les échecs ? C’est le plus grand jeu qui existe !

Il s’arrêta. Je me mis à lui expliquer rapidement, avec inspiration ce qu’étaient les échecs — les échecs simples, les échecs tridimensionnels, les échecs n-mesure. Il restait à écouter, les yeux détournés. Je terminai avec les échecs et me lançai dans le pocari. Je me rappelais fiévreusement tous les jeux que je connaissais.

— Oui, fit le Petit. Je viendrai.

Et, sans tarder, il se traîna péniblement vers le marécage. Pendant quelque temps nous le regardâmes s’éloigner, puis Maïka cria « Petit ! », se mit à courir, le rattrapa et marcha à ses côtés. Je ramassai ma pelisse, l’enfilai, trouvai celle de Maïka et les suivis, indécis. Dans mon âme il y avait un arrière-goût désagréable, je ne comprenais pas pourquoi. Apparemment, tout s’est terminé heureusement. Le Petit a promis de revenir, donc, il s’est quand même attaché à nous, donc, sans nous il se sent maintenant bien pire qu’avec nous … « Il s’habituera, me répétai-je. Ça ne fait rien, il s’habituera … » Je vis Maïka s’arrêter le Petit se traîna plus loin. Maïka fit demi-tour et, encerclant ses épaules et ses bras, courut à ma rencontre. Je lui passai sa pelisse et demandai :

— Alors ?

— Ça va, dit-elle. (Ses yeux étaient transparents et emplis d’une étrange hardiesse.)

— Je pense que finalement … commençai-je, et je m’interrompis. Maïka, tu as perdu ton « troisième œil » !

— Je ne l’ai pas perdu.

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