CHAPITRE VIII DOUTES ET DÉCISIONS

Le Petit s’éloignait de l’astronef vers l’ouest, longeant la ligne du rivage, directement à travers les dunes et de la broussaille. Au début, le « troisième œil » l’intéressait. Il s’arrêtait, enlevait le bandeau, le tournait entre ses mains, et alors sur notre écran de réception se profilait tantôt le ciel pâle, tantôt le visage-masque d’un vert bleuâtre, tantôt le sable givré. Puis il laissa le bandeau en paix. Je ne sais pas s’il ne marchait pas comme d’habitude ou s’il n’avait pas mis le bandeau tout à fait correctement, toujours est-il que cela donnait l’impression que l’objectif n’était pas dirigé dans l’axe de sa marche, mais quelque peu à droite. Sur l’écran flottait l’image saccadée de dunes monotones, de buissons frileux ; parfois surgissaient des sommets gris de montagnes ou apparaissait soudain l’océan noir aux icebergs étincelants sur l’horizon.

À mon avis, le Petit avançait sans but précis ; simplement il allait à l’aventure, aussi loin que possible de nous. À plusieurs reprises il escalada les crêtes des dunes et regarda de notre côté. Alors sur l’écran de réception se voyait le cône d’un blanc éblouissant de notre ER-2, la bande argentée de la piste d’atterrissage, un Tom orange mélancoliquement adossé contre un mur de la station météorologique inachevée. Cependant, nous ne découvrîmes pas le Petit sur l’écran panoramique.

Environ une heure plus tard, le Petit bifurqua brusquement vers les montagnes. À présent, le soleil tapait droit dans l’objectif, et la visibilité en pâtit. Bientôt les dunes se terminèrent, le Petit se traînait maintenant dans la forêt clairsemée, enjambant des branches pourries, se faufilant entre des troncs noueux à l’écorce tachetée et décollée, marchant sur de la terre brune, imbibée d’eau glaciale. Une fois il grimpa sur une roche de granit solitaire, y demeura quelques minutes, regardant alentour, puis sauta en bas, ramassa par terre deux petites branchettes noires et gluantes et reprit son chemin, les tapant l’une contre l’autre. Au début le bruit était désordonné, ensuite un rythme y naquit ; à ce rythme se mêlait tantôt un bourdonnement, tantôt un grondement. Ce son, ininterrompu et désagréable, allait croissant. Très certainement c’était le Petit lui-même qui grondait et bourdonnait — peut-être une chanson, peut-être aussi un monologue.

À présent il errait, tapant, bourdonnant et grondant, tandis que des terrains pierreux, des rocs couverts de mousse et d’énormes débris de roches s’apercevaient de plus en plus souvent entre les arbres. Soudain, sur l’écran surgit un lac. Sans s’arrêter, le Petit y entra, l’espace d’un instant nous aperçûmes l’eau agitée, puis l’image se ternit et s’éteignit ; le Petit avait plongé.

Il resta sous l’eau très longtemps, je pensais déjà qu’il avait noyé le transmetteur et que nous ne reverrions désormais aucune image, mais au bout d’une dizaine de minutes elle revint trouble, délavée, fluide. Au début nous ne distinguâmes presque rien ; bientôt sur la partie droite de l’écran se découpa une paume sur laquelle sautillait et se tortillait un laid poisson panthien.

Lorsque l’objectif de « l’œil » se nettoya définitivement, le Petit était en train de courir. Des troncs d’arbres fonçaient sur nous et, au dernier moment, s’éclipsaient à une vitesse fulgurante à droite ou à gauche. Il courait très vite, pourtant nous n’entendions ni le martèlement de ses talons, ni sa respiration ; seul, le vent bruissait et le soleil apparaissait brièvement derrière les branches nues enchevêtrées. Subitement, quelque chose d’incompréhensible se produisit le Petit stoppa d’un seul coup devant une roche grise et y plongea ses bras jusqu’aux coudes. Je ne sais pas, peut-être y avait-il une ouverture bien camouflée. À mon avis, il n’y en avait pas. Quand, au bout de quelques secondes il en extirpa ses bras, ils étaient noirs et brillants ; cette chose noire et brillante dégoulinait du bout de ses doigts et tombait par terre lourdement, avec un net tambourinement mouillé. Puis les bras disparurent de notre champ de vision, et le Petit courut plus loin.

Il s’arrêta devant un édifice bizarre, on aurait dit une tour penchée, et je mis du temps à comprendre que c’était les ruines du vaisseau Pélican. Maintenant je voyais avec mes propres yeux quel terrible choc il avait subi lors de sa chute, et ce que lui avaient fait de longues années passées sur cette planète. Le spectacle n’était pas des plus réjouissants. Entre-temps, le Petit s’en approcha lentement, jeta un regard dans le trou béant de la trappe — pour un instant l’écran sombra dans une obscurité totale, puis il contourna aussi lentement le malheureux astronef. Il stationna de nouveau devant la trappe, leva sa main et appuya sa paume noire aux doigts écartés contre le bord rongé par l’érosion. Il resta ainsi une minute environ, se remit à bourdonner et à gronder, et il me sembla que de petits filets de fumée bleuâtre s’élevaient de sous ses doigts. Il finit par détacher ses mains et recula d’un pas. Sur le revêtement mort, noirci, se voyait distinctement une empreinte en relief — une main aux doigts écartés.

— Toi alors, mon grillon du foyer, prononça la riche voix de baryton.

— Mon lapin bleu !.. enchaîna une tendre voix féminine.

— Zika ! chuchota presque le baryton. Mon petit Zika chéri !

Le bébé pleura.

L’empreinte de la paume s’écarta subitement de côté et disparut. À présent sur l’écran on apercevait un flanc de montagne — le granit sillonné de fissures, de vieux éboulements, des éclats de pierres pointues étincelant de leurs facettes cassées, des plans d’une herbe chétive et drue, des crevasses d’un noir insondable. Le Petit escaladait la pente, nous voyions ses mains qui s’accrochaient à des protubérances, des cailloux granuleux descendaient par saccades vers le bas de l’écran, nous entendions sa respiration égale et bruyante. Puis le mouvement devint souple et rapide, j’eus des taches devant les yeux, le flanc de la montagne s’éloigna soudain, chutant quelque part de côté et nous perçûmes le rire du Petit, brusque, rauque, qui s’arrêta sur-le-champ. Le Petit volait, c’était indiscutable.

Un ciel gris lilas luisait sur l’écran ; vers son bord puisaient je ne sais quelles loques troubles et opaques, tels des morceaux de mousseline poussiéreuse. Le soleil lilas éblouissant traversa lentement l’écran, la mousseline poussiéreuse recouvrit le tout et s’évapora aussitôt. Nous vîmes au loin en bas un plateau nappé d’une brume mauve, les cicatrices effroyables de gorges sans fond, des pics invraisemblablement aigus, coiffés de neiges éternelles — un monde glacial sans joie s’étirant au-delà de l’horizon, mort, craquelé, hérissé. Puis nous distinguâmes le genou puissant, laqué à en lancer des reflets, du Petit suspendu au-dessus de l’abîme et sa main noire fortement agrippée à un rien palpable. À franchement parler, à cet instant je cessai de croire mes yeux et vérifiai si l’enregistrement suivait bien son cours. Il le suivait. Mais Wanderkhouzé aussi semblait perplexe ; quant à Maïka, elle plissait ses paupières, incrédule, et tournait la tête dans tous les sens comme si son col la gênait. Seul Komov, immobile, gardait un calme absolu, assis, les coudes appuyés sur la console, le menton posé sur ses doigts entrelacés.

Le Petit était déjà en train de tomber. Le désert pierreux s’approchait à une vitesse fantastique, pivotant légèrement autour d’un axe invisible, et l’on comprenait où cet axe partait, vers une fissure noire qui avait fendu le champ brun encombré de débris de rochers. La fissure grandissait, s’élargissait, l’un de ses bords éclairé par le soleil semblait poli et totalement vertical ; il ne pouvait même pas s’agir d’en voir le fond — un noir absolu y régnait. Le Petit plongea en flèche dans ce noir ; l’image disparut, et Maïka, tendant la main, augmenta la puissance. Mais même alors on n’arrivait à rien discerner sinon des bandes grises indéterminables qui ruisselaient sur l’écran. Puis le Petit émit un hurlement strident, et le mouvement s’arrêta. « Il s’est tué ! » pensai-je, épouvanté. Maïka saisit mon poignet et le serra de toutes ses forces.

Des taches troubles immobiles se profilaient sur l’écran, les alentours étaient gris et noirs, on entendait des sons étranges — un glougloutement, un craquettement rauque, un sifflement. Le contour noir et familier d’une main aux doigts écartés surgit et disparut. Les taches troubles flottèrent, s’interchangeant : le craquettement et le glougloutement tantôt s’amplifiaient, tantôt s’atténuaient ; un petit feu orange s’alluma et s’éteignit, puis encore un et encore un … Quelque chose rugit brièvement et fut rattrapé par une suite d’échos. « Envoyez l’infra », ordonna Komov entre ses dents. Maïka saisit la manette de l’amplificateur infrarouge et le tourna jusqu’au bout. L’écran s’éclaircit immédiatement ; néanmoins, je ne comprenais toujours rien.

L’espace entier s’emplissait d’un brouillard phosphorescent. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas d’un brouillard ordinaire, on y devinait une structure, semblable à une coupe d’un tissu organique vu sous un microscope mal réglé. Dans ce brouillard structuré se laissaient entrevoir par endroits des condensations plus claires ainsi que des tas de grains sombres qui pulsaient. L’ensemble paraissait suspendu dans l’air, parfois cela s’estompait complètement, puis se manifestait à nouveau. Le Petit, lui, marchait à travers comme si tout ça n’existait pas ; il marchait, ses mains luisantes aux doigts écartés tendus devant lui ; le brouillard qui l’enveloppait glougloutait, sifflait, ruisselait, émettait un tic-tac sonore.

Il marcha ainsi un moment, et nous mîmes du temps à remarquer que le dessin de la structure pâlissait et fondait ; bientôt il ne resta sur l’écran qu’une lueur laiteuse et les contours à peine visibles des doigts écartés du Petit. C’est alors qu’il s’arrêta. Nous le comprîmes parce que les sons ne s’approchaient ni ne s’éloignaient plus. Ces mêmes sons. Toute une avalanche, toute une cascade de sons. Grondements rauques, marmonnements de basse, piaillements étranglés … quelque chose éclata et s’envola en éclaboussures résonnantes … bourdonnement, grincement, coups de cuivre … Puis dans cette lueur égale percèrent des taches sombres, des dizaines de taches sombres, grandes et petites ; initialement troubles, elles acquéraient des contours de plus en plus précis, devenaient semblables à quelque chose d’étonnamment connu. Soudain je trouvai. C’était totalement impossible, mais désormais je ne pouvais chasser cette pensée. Des gens. Des dizaines, des centaines de gens, une foule entière alignée en ordre précis et offerte à la vue comme si on la regardait légèrement d’en haut … À cet instant quelque chose se produisit. L’espace d’une fraction de seconde l’image devint absolument nette. Du reste, cela dura trop peu de temps pour qu’on pût voir quoi que ce fût. Immédiatement après un cri désespéré jaillit, l’image se retourna et s’évanouit définitivement. Aussitôt, Komov, fou de rage, lança :

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

Devant l’écran mort Komov se tenait debout, anormalement droit, ses poings serrés appuyés contre le tableau de commande. Il regardait Maïka. Elle était pâle, mais calme. Elle se leva aussi et à présent se trouvait face à face avec Komov. Elle ne disait rien.

— Que s’est-il passé ? s’enquit prudemment Wanderkhouzé. Apparemment lui non plus ne comprenait rien.

— Ou bien vous êtes une criminelle ou bien … (Komov s’arrêta.) Je vous révoque du groupe de contact. Interdiction de quitter l’astronef, d’entrer au poste de pilotage et au poste DMA. Sortez d’ici.

Maïka, toujours sans un mot, se retourna et sortit. N’hésitant pas une seconde, je la suivis.

— Popov ! cingla Komov.

Je m’arrêtai.

— Je vous prie de transmettre sur-le-champ cet enregistrement au Centre. Urgent.

Il me fixait droit dans les yeux, et je me sentis mal. Je n’avais encore jamais vu un Komov pareil. Un Komov pareil avait le droit indiscutable d’ordonner, de consigner et, bref, d’étouffer dans l’œuf toute révolte. J’éprouvais la sensation que j’allais me déchirer en deux. « Comme le Petit », me passa par la tête.

Wanderkhouzé s’éclaircit la voix :

— Écoutez, Guénnadi. Faut-il vraiment le transmettre au Centre ? Étant donné que Gorbovski est déjà à la base, ne serait-il pas mieux d’informer directement la base, qu’en pensez-vous ?

Komov continuait à me scruter. Ses yeux étrécis semblaient des glaçons.

— Oui, bien sûr, prononça-t-il d’ailleurs, avec un calme absolu. La copie à la base, pour Gorbovski. Je vous remercie, Yakov. Popov, au travail.

Il ne me resta qu’à obéir. Mais j’étais mécontent. Si nous portions des casquettes comme dans les temps anciens, j’aurais tourné la visière en arrière. Seulement je n’avais pas de casquette et, sortant la cassette du recorder, je me limitai à demander avec défi :

— Que s’est-il passé, à proprement parler ? Qu’a-t-elle fait de si grave ?

Pendant un moment Komov se tut. Il se trouvait de nouveau dans son fauteuil et, mordillant sa lèvre, tambourinait l’accoudoir avec ses doigts. Wanderkhouzé, ses favoris en bataille, le regardait aussi dans l’expectative.

— Elle a branché le projecteur, répondit finalement Komov.

Je ne compris pas immédiatement.

— Quel projecteur ?

Komov, sans un mot, m’indiqua du doigt une touche enfoncée.

— Ah, fit Wanderkhouzé, affligé.

Moi, je ne dis rien. Je pris la cassette et allai vers l’émetteur. Pour être franc, je n’avais rien à dire. On fichait les gens hors du cosmos avec bruit, couverts de honte, pour des fautes bien moindres que celle-ci. Maïka avait branché la lampe-flash de secours montée dans le bandeau. On pouvait s’imaginer ce que ressentirent les habitants de la caverne quand, dans le noir éternel, s’alluma l’espace d’une seconde un petit soleil. Grâce à ce flash on arrive, à partir de l’orbite, à découvrir un éclaireur sans connaissance même sur la face éclairée de la planète … même s’il est enfoui sous un éboulement. Ce projecteur émet des rayons dans l’éventail de l’ultraviolet jusqu’aux ondes ultra courtes. Il n’est pas encore arrivé de cas où un éclaireur ne pût faire fuir grâce à ce flash l’animal le plus dément, le plus sanguinaire. Même les takhorgs qui n’ont jamais peur de rien freinent avec leurs pattes de derrière, stoppant leur élan irrésistible. « Elle est devenue folle, pensai-je, désespéré. Complètement dingue … » N’empêche qu’à haute voix je ripostai en m’installant devant l’émetteur :

— La belle affaire ! Elle a appuyé sur une mauvaise touche, elle s’est trompée …

— Oui, en effet, soutint Wanderkhouzé. C’est ce qui a dû se passer. Elle voulait certainement brancher le projecteur infrarouge. Les touches sont voisines. Qu’en pensez-vous, Guénnadi ?

Komov gardait le silence. Il manipulait je ne sais quoi sur le tableau. Je ne voulais pas le regarder. Je branchai l’appareil et fixai mes yeux ostensiblement ailleurs.

— C’est sûr que c’est fâcheux, bredouillait Wanderkhouzé. Zut de zut … Ça risque réellement d’avoir des conséquences … Atteinte active … Pas agréable, j’imagine … Heu … Tous, nous avons les nerfs tendus ces derniers temps, Guénnadi. Pas étonnant que la gamine se soit trompée … Moi aussi, vous savez, je voulais faire quelque chose pour améliorer un peu l’image … Pauvre Petit. Je crois que c’est lui qui a crié …

— Tenez, intervint Komov. Admirez. Trois poses et demie.

Wanderkhouzé souffla, préoccupé. Je ne pus me contenir et me retournai vers eux. Derrière leurs têtes rapprochées on ne voyait rien ; je me levai, donc, et vins plus près. L’écran montrait ce que j’avais aperçu au dernier moment sans avoir eu le temps de bien saisir. L’image était excellente, et néanmoins je ne la comprenais absolument pas. Plusieurs personnes, plusieurs petites silhouettes noires, totalement identiques, disposées en échiquier. Elles semblaient se tenir sur une place plane et fortement éclairée. Les silhouettes de devant plus grandes, celles de derrière, en accord avec les lois de la perspective, plus petites. Du reste, les rangs paraissaient sans fin et, quelque part au loin, ils fondaient en lignes noires sans interstices.

— C’est le Petit, dit Komov. Vous le reconnaissez ?

Je compris effectivement, c’était le Petit reproduit, comme dans des miroirs infinis, un nombre illimité de fois.

— Cela rappelle un reflet multiple, marmonna Wanderkhouzé.

— Un reflet … répéta Komov. Et où est dans ce cas le reflet de la lampe ? Et où est l’ombre du Petit ?

— Je ne sais pas, avoua franchement Wanderkhouzé. C’est vrai, l’ombre devrait y être.

— Et vous, qu’en pensez-vous, Stas ? demanda Komov sans se retourner.

— Rien, fis-je brièvement, et je regagnai ma place. En vérité, je pensais, bien sûr, je pensais si dur que mon cerveau en grinçait, seulement sans aucun résultat. Ça évoquait en moi surtout un dessin formaliste à la plume.

— Oui, nous n’avons pas appris grand-chose, constata Komov. Et même ce peu se révèle inutilisable …

— Oh là là …

Wanderkhouzé se leva lourdement et sortit.

Moi aussi j’eus très envie de sortir et de voir comment allait Maïka. Je consultai le chronomètre — il restait encore une dizaine de minutes avant la fin de l’émission. Komov faisait du bruit avec ses papiers en travaillant derrière mon dos. Puis sa main passa par-dessus mon épaule, et le formulaire bleu des radiogrammes se posa sur le tableau devant moi.

— C’est une note explicative. Envoyez-la aussitôt après la transmission de l’enregistrement.

Je lus le radiogramme.

ER-2, KOMOV À LA BASE, À GORBOVSKI. COPIE CENTRE, À BADER. VOUS ENVOYONS L’ENREGISTREMENT DE L’ÉMETTEUR TYPE T.G. PORTEUR — LE PETIT. L’ENREGISTREMENT S’EST EFFECTUÉ DE 13.46 À 17.02. A ÉTÉ INTERROMPU À CAUSE DU BRANCHEMENT INVOLONTAIRE DE LA LAMPE-FLASH IMPUTABLE À MA NÉGLIGENCE. POUR L’INSTANT LA SITUATION EST INDÉTERMINÉE.

Je ne compris pas et relus le texte. Puis je me tournai vers Komov. Il conservait la même position, le menton sur ses doigts entrelacés, contemplant l’écran panoramique. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’une vague chaude de reconnaissance m’engloutit des pieds à la tête. Non, ce n’était pas ça. J’éprouvais trop peu de sympathie pour cet homme. Mais on ne pouvait pas ne pas lui rendre son dû. Tout le monde n’aurait pas agi aussi courageusement et simplement dans une telle situation. Et peu importait, en définitive, pourquoi il avait agi ainsi : avait-il eu pitié de Maïka (douteux), avait-il eu honte d’avoir été aussi brutal (plus vraisemblable) ou parce qu’il appartenait à cette catégorie de supérieurs qui considèrent avec une sincérité totale que les fautes de leurs subordonnés sont leurs propres fautes. Bref, le danger pour Maïka de jaillir du cosmos en bouchon de champagne diminua considérablement ; quant à la position et à la renommée de Komov, elles baissèrent joliment. Bon, Guénnadi Youriévitch, à l’occasion, ce sera pris en considération. Il sied d’encourager un comportement pareil autant que possible. Quant à Maïka, elle va entendre ce qu’elle va entendre. Que diable ! Elle n’est quand même pas une petite fille ! Jouer ici à la poupée !

L’émetteur tinta et se débrancha ; je m’attaquai au radiogramme. Wanderkhouzé entra, poussant devant lui une petite table à roulettes. Sans le moindre bruit, avec une adresse extraordinaire qui aurait fait honneur au cyber le plus qualifié, il posa le plateau avec des assiettes près du coude droit de Komov. Komov remercia distraitement. Je me versai un verre de jus de tomate, le bus et m’en versai un autre.

— Et la salade ? demanda Wanderkhouzé, chagriné.

Je secouai la tête et prononçai dans le dos de Komov :

— J’ai tout terminé. Puis-je disposer ?

— Oui, répondit Komov sans se tourner. Ne quittez pas l’astronef.

Dans le couloir, Wanderkhouzé m’annonça :

— Maïka est en train de déjeuner.

— Fichue hystérique, lançai-je, hargneux.

— Au contraire. Je dirais qu’elle est calme et contente. Et pas une trace de repentir.

Nous entrâmes ensemble dans le mess des officiers. Maïka, installée à table, mangeait un potage et lisait un livre.

— Salut, prisonnière, fis-je, m’asseyant devant elle avec mon verre.

Maïka se détacha de son livre et me regarda, un œil plissé.

— Comment ça va du côté des supérieurs ? s’enquit-elle.

— Il est dans une douloureuse méditation, répondis-je en l’examinant. Il décide s’il faut te faire pendre immédiatement à la vergue avant, ou bien t’amener jusqu’à Douvres où l’on te pendra à une chaîne.

— Et quoi de neuf à l’horizon ?

— Sans changement.

— Oui. Maintenant il ne viendra plus.

Elle le prononça avec une satisfaction évidente. Ses yeux brillaient, gais et hardis, comme tantôt. Je bus du jus de tomate et louchai sur Wanderkhouzé. La mine contrite, il ingurgitait ma salade. Soudain il me vint à l’esprit que notre commandant était aux anges de ne pas avoir à commander notre joyeuse compagnie.

— Oui. Il semblerait que tu nous as saboté le contact, continuai-je.

— J’avoue, répliqua brièvement Maïka, et elle replongea dans son livre. (Seulement elle ne lisait pas. Elle attendait la suite.)

— Espérons que la situation n’est pas si grave que ça, avança Wanderkhouzé. Espérons que ce n’est qu’une complication de plus.

— Pensez-vous que le Petit reviendra ? demandai-je.

— Je pense que oui. (Wanderkhouzé soupira.) Il aime trop poser des questions. Et à présent il en a un tas de nouvelles. (Il finit la salade et se leva.) Je vais au poste de pilotage, annonça-t-il. En vérité, c’est une bien vilaine histoire. Je te comprends, Maïka, mais je ne te justifie aucunement. Tu vois, ce sont des choses qui ne se font pas …

Maïka garda le silence, et Wanderkhouzé s’en alla, poussant la petite table devant lui. Dès que ses pas s’éteignirent, j’interrogeai, m’efforçant de parler poliment, mais sévèrement :

— Tu l’as fait exprès ou par hasard ?

— À ton avis ? riposta Maïka, fixant le livre.

— Komov a pris la faute sur lui.

— C’est-à-dire ?

— Il se trouve que la lampe-flash a été allumée à cause de sa négligence.

— Charmant.

Maïka posa son livre et s’étira. Un geste magnifique.

— C’est tout ce que tu trouves à répondre ?

— Et que veux-tu, au juste ? Un aveu sincère ? Le repentir ? Les larmes versées sur ton épaule ?

Je bus une autre gorgée de jus. Je me retenais.

— En premier lieu je voudrais savoir : ça a été exprès ou par hasard ?

— Exprès. Plus loin ?

— Plus loin j’aimerais entendre pourquoi tu l’as fait.

— Pour mettre fin une fois pour toutes à cette chose inqualifiable. Plus loin ?

— Quelle chose inqualifiable ? De quoi parles-tu ?

— Parce que c’est révoltant ! jeta avec force Maïka. Parce que c’est inhumain. Parce que je ne pouvais pas rester, les bras croisés, à contempler cette comédie ignoble devenir une tragédie. (Elle jeta violemment son livre.) Et ne me lance pas ces regards fulgurants ! Je n’ai pas besoin qu’on prenne ma défense ! Ah, qu’il est généreux ! Le préféré du docteur Mboga ! Quoi qu’il en soit, je m’en vais ! J’irai dans une école et j’enseignerai aux gamins comment saisir à temps par la manche ces fanatiques des idées abstraites et les crétins qui leur font écho !

J’avais l’intention louable de maintenir un ton poli, correct jusqu’à la fin. Mais là ma patience vint à son terme. À vrai dire, côté patience, chez moi, ça ne va pas très loin.

— C'est insolent ! criai-je, ne trouvant pas les mots. Tu es insolente ! Insolente !

Je tentai de boire une autre gorgée, seulement il s’avéra que mon verre était vide. Sans m’en rendre compte, je l’avais sifflé en entier.

— Plus loin ? enchaîna Maïka avec un sourire méprisant.

— Terminé.

Je scrutais sombrement mon verre vide. En effet, je n’avais plus rien à dire. J’avais dépensé mes cartouches. Apparemment, je n’étais pas venu voir Maïka pour éclaircir le problème, mais simplement pour lui passer un savon.

— Si c’est tout, va au poste de pilotage embrasser ton cher Komov. Et par la même occasion Tom et tes autres trucs cybernétiques. Mais nous, tu vois, nous sommes des gens : rien de ce qui est humain ne nous est étranger.

Je repoussai mon verre et me levai. La conversation n’avait plus de raison d’être. Tout était clair. J’avais eu une camarade et voilà que je ne l’avais plus. Eh bien, je n’en mourrais pas.

— Bon appétit.

Je me dirigeai vers le couloir, les jambes raides. Mon cœur battait la chamade, mes lèvres tremblaient d’une manière dégoûtante. Je m’enfermai dans ma cabine, m’écroulai sur la couchette et enfouis mon nez dans l’oreiller. Dans le vide amer et insondable qui emplissait ma tête tournoyaient, se heurtaient et éclataient des mots non prononcés. C’est bête. Bête !.. Bon, d’accord, tu n’aimes pas cette entreprise. On ne peut pas faire plaisir à tout le monde ! Finalement, on ne t’a pas invitée, tu t’es retrouvée ici par hasard, alors conduis-toi décemment ! Vu que tu ne piges rien aux contacts, intendante de malheur … Relève tes fichus croquis et suis les ordres ! Que comprends-tu des idées abstraites ? Du reste, où les as-tu vues, ces idées abstraites ? Aujourd’hui une idée est abstraite et demain, sans elle l’histoire s’arrêtera … Bon, admettons qu’elle te déplaît. Refuse alors ! Ça allait si bien, on venait à peine de se lier d’amitié avec le Petit, un gars si merveilleux, intelligent comme pas un, avec lui on aurait pu déplacer les montagnes. Intendante. Et cela s’appelle une amie ! Voilà qu’il n’y a plus ni Petit, ni amie. Komov aussi, en a fait de belles : il fonce à la façon d’un tout-terrain, sans se soucier de ce qu’il écrase, ne demande de conseils à personne, n’explique rien convenablement … Eh non, m’entraîner encore une fois à participer à un contact — mon œil ! Dès que ce remue-ménage se termine, je dépose immédiatement une demande pour le projet Arche-2, avec Vadik, avec Tania, avec Ninon-la-grosse-tête, à la fin des fins. Je bosserai comme une bête, sans jacasseries, sans me laisser distraire par quoi que ce soit. Plus de contacts ! Sans m’en apercevoir je sombrai dans un sommeil si profond que même un coup d’arquebuse ne m’aurait pas réveillé, comme disait mon arrière-grand-père. Il ne faut pas oublier que les deux derniers jours je n’avais pas seulement dormi quatre heures. Wanderkhouzé eut un mal de chien à me secouer. C’était mon tour de quart.

— Et Maïka ? demandai-je, encore somnolent, mais je me rattrapai aussitôt. D’ailleurs, Wanderkhouzé fit semblant de ne pas m’avoir entendu.

Je pris une douche, m’habillai et me rendis au poste de pilotage. Les sensations désagréables de tout à l’heure m’envahirent de nouveau. Je n’avais envie de parler à personne, ni de voir personne. Wanderkhouzé me passa la garde et s’en alla dormir, m’informant que rien ne se passait autour du vaisseau et que Komov me remplacerait d’ici six heures.

À bord, il était exactement vingt-deux heures. Des feux célestes jouaient au-dessus de la crête, un vent fort soufflait de l’océan, déchirait en lambeaux la coiffe brumeuse du marécage chaud, plaquait contre le sable gelé des buissons dénudés, lançait sur la plage des flocons d’écume qui se transformaient aussitôt en glace. Un Tom solitaire pointait sur la piste d’atterrissage, légèrement penché à la rencontre du vent. Tous ses signaux lumineux annonçaient qu’il avait un temps mort, aucune mission à accomplir et qu’il se tenait prêt à exécuter n’importe quel ordre. Un paysage très triste. Je branchai l’acoustique extérieure, écoutai pendant une minute le hurlement de l’océan, le sifflement et le hululement du vent, le martèlement des gouttes glaciales sur le revêtement de l’astronef et me débranchai.

J’essayai de m’imaginer ce que le Petit était en train de faire, me rappelai le brouillard chaud à alvéoles, les caillots délavés de lumière ou, plus exactement, pas de lumière, naturellement, mais de chaleur ; la lueur égale, les rangées mystérieuses des reflets qui n’en étaient pas … Eh bien, il doit y être sûrement au chaud, confortablement installé dans une ambiance familière, il a de quoi réfléchir, ça oui. Blotti dans un coin pierreux, il doit souffrir douloureusement de la peine que Maïka lui a infligée. (« Ma-man … » « Oui, mon lapin bleu. ») Du point de vue du Petit, cela semblait certainement d’une malhonnêteté extrême. À sa place, je ne reviendrais plus jamais ici … Et Komov qui a été si content quand Maïka avait enfilé son bandeau sur la tête du Petit. « Bravo, Maya, avait-il dit. C’est une bonne occasion, moi, je n’aurais pas pris le risque … » Au demeurant, cette idée serait restée inutile. Les constructeurs du TG n’avaient pas réfléchi à fond. Par exemple, il aurait fallu y installer un objectif stéréo … bien que ça va sans dire, un TG soit prévu pour un tout autre usage … Néanmoins, nous avons réussi à voir certaines choses. Le Petit qui volait en est une. Seulement — comment volait-il, pourquoi, sur quoi ? Et cette scène devant les ruines du Pélican … Une planète de créatures invisibles. Oui, on aurait certes pu voir ici pas mal de curiosités si Komov avait donné l’autorisation d’envoyer le gardien-éclaireur. Peut-être l’autoriserait-il maintenant ? D’ailleurs, on n’a pas vraiment besoin du gardien-éclaireur. Pour le premier temps, il suffirait simplement de passer le radar-testeur sur l’horizon …

Le radio-appel chanta. Je m’approchai de l’émetteur. Une voix inconnue demanda Komov, très poliment, je dirais même timidement.

— C’est de la part de qui ? m’enquis-je sans grande amabilité.

— Je suis membre de la Commission pour les contacts. Mon nom est Gorbovski. (Je m’assis.) J’ai grand besoin de parler avec Guénnadi Youriévitch. Mais peut-être dort-il ?

— Tout de suite, Léonid Andreïevitch, bredouillai-je. Une petite minute, Léonid Andreïevitch … (Je branchai hâtivement l’intercom.) Komov est demandé au poste de pilotage, dis-je. Appel urgent de la base.

— Pas tellement urgent … protesta Gorbovski.

— C’est Léonid Andreïevitch Gorbovski qui appelle ! ajoutai-je solennellement dans l’intercom pour que Komov ne traînât pas trop.

— Jeune homme … commença Gorbovski.

— Au quart, Stas Popov, cybertechnicien ! débitai-je. Rien à signaler !

Gorbovski se tut, puis prononça, incertain :

— Repos …

Retentit le bruit de pas précipités, et Komov entra rapidement dans le poste de pilotage. Ses traits étaient tirés, ses yeux vitreux, soulignés de cernes sombres. Je me levai et lui cédai ma place.

— Komov à l’écoute. C’est vous, Léonid Andreïevitch ?

— C’est moi, bonjour … Écoutez, Guénnadi, ne pouvons-nous pas nous arranger pour nous voir ? Ici il y a plein de je ne sais quels boutons …

Komov m’adressa un seul regard, et mes mains se tendirent d’elles-mêmes vers le tableau et branchèrent le viseur. Nous autres, les radios, gardons en général le viseur coupé. Pour des raisons diverses.

— Ah, fit Gorbovski, satisfait. Maintenant je commence à vous voir.

L’image apparut également sur notre petit écran, le visage long et comme légèrement enfoncé de Léonid Andreïevitch que je connaissais grâce aux portraits et aux descriptions. Il est vrai que sur ses portraits il ressemblait à un philosophe antique, tandis que là il avait l’air quelque peu triste, déçu. Une éraflure — à mon avis toute fraîche — ornait, à ma grande stupéfaction, son large nez de canard. Quand l’image se stabilisa, je reculai et m’assis très doucement à la place de l’officier de quart. Un pressentiment m’avertissait fortement que j’allais être viré. Je me mis alors à scruter consciencieusement les environs torturés par l’ouragan.

— Premièrement, merci beaucoup, Guénnadi. J’ai feuilleté votre documentation et je dois vous dire que c’est quelque chose de vraiment singulier. Follement intéressant. Inventif, élégant … fulgurant …

— J’en suis flatté, répliqua brièvement Komov. Mais ?

— Pourquoi « mais » ? s’étonna Gorbovski. « Et », vous voulez dire. La plupart des membres de la Commission sont du même avis. Il est difficile de croire qu’un travail si colossal a été fait en espace de deux jours seulement.

— Je n’y suis pour rien, rétorqua sèchement Komov. Des circonstances propices, voilà tout.

— Non, ne minimisez pas vos mérites, protesta vivement Gorbovski. Avouez que vous saviez d’avance à qui vous aviez affaire. Ce n’est pas simple, savoir d’avance. Et puis, votre esprit de décision, votre intuition … énergie …

— J’en suis flatté, Léonid Andreïevitch, répéta Komov, baissant légèrement la voix.

Gorbovski se tut quelques instants et soudain demanda très bas :

— Guénnadi, comment vous imaginez-vous le futur destin du Petit ?

La sensation qu’on allait me prier de quitter le poste de pilotage sur-le-champ, sans tarder, dans un clin d’œil, aussi rapidement et directement que possible, atteignit en moi son apogée. Je me recroquevillai et cessai de respirer.

— Le Petit sera l’intermédiaire entre la Terre et les aborigènes.

— Je vois. Ce serait magnifique. Et si le contact n’a pas lieu ?

— Léonid Andreïevitch, prononça Komov durement. Parlons sans ambages. Disons à haute voix ce que chacun de nous pense maintenant et ce que nous craignons le plus. Je m’efforce de transformer le Petit en une arme de la Terre. Pour y arriver, j’essaie avec tous les moyens qui me sont accessibles, sans pitié aucune, si j’ose m’exprimer ainsi, de recréer en lui un être humain.

La difficulté réside dans le fait que la mentalité humaine, le comportement terrien envers le monde sont, semble-t-il, totalement étrangers aux aborigènes qui ont élevé le Petit. Ils nous évitent, ils ne veulent pas de nous. Le subconscient du Petit est entièrement imbibé de cette réaction à notre égard. Heureusement ou malheureusement, les aborigènes ont laissé chez le Petit assez de facteurs humains pour que nous ayons la possibilité de nous emparer de sa conscience. La situation qui vient de se produire est critique. Le conflit est très pénible et très risqué, je le comprends parfaitement, mais nous allons le résoudre. C’est tout au plus quelques jours qu’il me faut pour préparer le Petit. Je lui dévoilerai la vraie situation, je libérerai son subconscient, et il deviendra intégralement notre allié. Vous ne pouvez pas ne pas vous rendre compte, Léonid Andreïevitch, de la valeur d’une telle alliance pour nous … Je prévois une multitude de difficultés. Par exemple, le rejet subconscient de principe risque de se transformer chez le Petit — après que nous lui aurons montré le vrai état de choses — en une aspiration consciente de préserver de nous sa « maison », ses sauveurs et ses éducateurs. Peut-être de nouvelles tensions dangereuses surgiront-elles. Néanmoins je suis sûr que nous arriverons à convaincre le Petit que nos deux civilisations sont des partenaires égaux avec leurs qualités et leurs défauts. Alors, en tant qu’intermédiaire entre nous, il aura la chance de puiser toute sa vie des deux côtés, sans craindre ni pour les uns, ni pour les autres. Il sera fier de son statut exceptionnel, son existence sera pleine de joies, intense … (Komov se tut.) Nous devons, nous sommes obligés de prendre des risques. Un tel cas ne se représentera jamais. Voici mon point de vue, Léonid Andreïevitch.

— Je comprends. Je connais vos idées, je les apprécie … Je sais au nom de quoi vous proposez de courir le risque. Mais avouez que ça ne doit pas dépasser certaines limites. Croyez-moi, dès le début je partageais votre opinion. Je savais ce que nous risquions, j’avais peur, pourtant je me disais sans cesse : et si ça marche ? Quelles perspectives, quelles possibilités ! Je pensais à une autre chose également. Que nous aurons toujours le temps de battre en retraite. Je n’envisageais pas une seconde que ce garçon s’avérerait aussi sociable, que les événements iraient aussi loin au bout de deux jours seulement. (Gorbovski fit une pause.) Guénnadi, il n’y aura pas de contact. Il est temps de sonner la retraite.

— Il y aura le contact !

— Il n’y aura pas de contact, répéta doucement mais avec persistance Gorbovski. Vous vous rendez clairement compte, Guénnadi, que nous avons affaire à une civilisation repliée sur elle-même. Avec une intelligence en circuit fermé.

— Ce n’est pas un circuit fermé, protesta Komov. C’est un quasi-circuit fermé. Ils ont stérilisé la planète et, de toute évidence, la maintiennent dans cet état. On ne sait pas pourquoi ils ont sauvé et élevé le Petit. Enfin, ils sont bien informés sur l’humanité. C’est un quasi-circuit fermé, Léonid Andreïevitch.

— Vous savez, Guénnadi, le circuit fermé absolu est une idéalisation théorique. Naturellement, il reste toujours une certaine activité fonctionnelle dirigée vers l’extérieur, par exemple sanitaire et hygiénique. Quant au Petit … Ce ne sont, certes, que des suppositions, mais si cette civilisation est suffisamment ancienne, son esprit d’humanisme aurait pu muter en un réflexe social non conditionné, en instinct social. L’enfant a été sauvé simplement parce qu’ils éprouvaient le besoin d’une telle action …

— C’est possible, admit Komov. Pour l’instant il ne s’agit pas de forger des suppositions. Ce qui importe, c’est que c’est un quasi-circuit fermé, que les passages secrets vers le contact demeurent ouverts. Il est indéniable que le processus de rapprochement sera très long. Peut-être nous faudra-t-il un délai d’un et demi ou de deux ordres plus long que celui que nécessite le rapprochement avec une civilisation ordinaire au circuit ouvert … Non, Léonid Andreïevitch. J’ai réfléchi au problème et, comme vous le constatez fort bien vous-même, vous ne m’avez rien dit de nouveau. Votre opinion contre la mienne, voilà tout. Vous proposez d’abandonner, et moi, je veux utiliser cette dernière chance jusqu’au bout.

— Guénnadi, je ne suis pas le seul à penser que le contact n’aura pas lieu, fit très doucement Gorbovski.

— Qui d’autre, voyons cela ? s’enquit Komov avec une légère ironie. August-Johann-Maria Bader ?

— Non, pas uniquement Bader. À franchement parler, je vous ai dissimulé un atout, Guénnadi … Ne vous est-il jamais venu à l’esprit que Choura Sémionov n’avait pas effacé son journal de bord sur la planète même, mais alors qu’il était encore dans le cosmos ; pas parce qu’il avait vu des monstres intelligents, mais parce que encore dans le cosmos il avait été attaqué et s’était dit qu’une civilisation hautement développée et agressive régnait sur la planète ? Nous, cette idée nous est venue. Pas sur-le-champ, cela va de soi ; au début nous avons simplement tiré des conclusions justes à partir d’une prémisse erronée, comme vous. Toutefois, dès que cette pensée nous a effleurés, nous nous sommes mis à fouiller l’espace entourant la planète. Et voilà qu’il y a deux heures nous avons reçu l’information qu’il est enfin découvert.

Gorbovski se tut.

Je faisais de titanesques efforts pour ne pas crier : « Qui ? Qui est découvert ? » À mon avis, Gorbovski s’attendait à une telle exclamation. Mais en vain. Komov gardait le silence. Gorbovski fut obligé de continuer :

— Il est superbement camouflé. Il absorbe presque la totalité des rayons. Nous ne l’aurions jamais trouvé si nous ne l’avions pas cherché expressément, et encore, il nous a fallu appliquer un moyen complètement nouveau — on m’a expliqué, pourtant je n’ai pas compris ce que c’était exactement — je ne sais quel concentrateur de vide. Bref, nous l’avons repéré à tâtons et pris à l’abordage. Un satellite-automate, quelque chose du genre sentinelle armée. Selon certains détails de sa construction, ce sont les Pèlerins qui l’ont placé là. Il y a très longtemps, une centaine de milliers d’années environ. Heureusement pour les participants au projet Arche, il ne portait que deux charges. La première a été lancée dans la nuit des temps, nous ne saurons probablement jamais sur qui. La seconde a été pour les Sémionov. Les Pèlerins considéraient cette planète comme interdite, je ne vois pas d’autre explication. La question se pose pourquoi ? À la lumière de ce que nous savons, il ne peut y avoir qu’une réponse : d’après leur propre expérience ils ont déduit que la civilisation locale n’était pas sujette à la communication, qui plus est, elle représentait un circuit fermé, qui plus est, un contact risquait de provoquer dans son sein de sérieux ébranlements. Si je n’avais de mon côté qu’August-Johann-Maria Bader … mais, si ma mémoire est bonne, vous avez toujours évoqué les Pèlerins avec un grand respect, Guénnadi. (Gorbovski se tut à nouveau.) Cependant, il ne s’agit pas que de cela. Dans une situation semblable, nous aurions pu, même en dépit de l’avis des Pèlerins, nous permettre des tentatives très prudentes, très étalées dans le temps, d’ouvrir le circuit fermé des aborigènes. Au pire des cas, notre expérience se serait enrichie d’un résultat négatif de plus. Nous aurions installé sur la planète un signal adéquat et regagné nos pénates. L’affaire se serait limitée à nos deux civilisations … Seulement le problème est qu’entre nos civilisations, comme entre le marteau et l’enclume, se trouve maintenant une troisième, et depuis quelques jours déjà nous portons la responsabilité entière de cette troisième civilisation, Guénnadi, de son unique représentant, le Petit.

J’entendis Komov soupirer profondément, et un long silence s’installa. Lorsque Komov se remit à parler, sa voix sonnait de façon inhabituelle, elle était un peu cassée. Il parla des Pèlerins. Au début il s’étonna que les Pèlerins, en plaçant à côté de la planète un satellite de garde, eussent pris un risque qui frisait le crime, puis il se rappela lui-même les données indirectes selon lesquelles les Pèlerins voyageaient toujours en escadres et que pour eux tout astronef stellaire solitaire ne pouvait être rien d’autre qu’une sonde automatique. Il mentionna également le fait que, commencée il y a cinquante ans, l’époque barbare des vols solitaires pour des recherches libres touchait à sa fin — trop de victimes, trop d’erreurs absurdes, trop peu de profit. « Oui, approuva Gorbovski, moi aussi, j’y ai pensé ». Ensuite Komov évoqua les disparitions mystérieuses des éclaireurs automatiques lancés vers certaines planètes.

« Nous manquions invariablement de temps pour analyser ces disparitions, et voilà que maintenant nous les voyons sous un autre jour ». « Juste ! confirma avec enthousiasme Gorbovski. Ça, je n’y ai pas songé, c’est une pensée fort intéressante ». Ils parlèrent du satellite de garde, s’étonnèrent qu’il ne portât que deux charges, tentèrent de se faire une idée sur les notions que les Pèlerins, dans ce cas, pouvaient avoir concernant l’habitabilité de l’univers, aboutirent à la conclusion que leurs opinions ne différaient pas outre mesure des nôtres, mais furent obligés à constater que les Pèlerins, apparemment, avaient eu l’intention de revenir ici et que pourtant ils n’y revinrent pas, on ne sait pourquoi. Borovik devait avoir raison de supposer que les Pèlerins avaient quitté notre Galaxie. Komov suggéra avec une pointe de malice que les aborigènes étaient justement les Pèlerins — ils se seraient rangés, saturés de l’information extérieure. Gorbovski, fidèle à lui-même, refit allusion aux idées de Komov et, plaisantant à son tour, se mit à l’interroger pour savoir comment il fallait juger une telle évolution chez les Pèlerins sous le jour de la théorie du progrès vertical.

Puis ils abordèrent la question de la santé du Dr Mboga, sautèrent brusquement sur l’apaisement de je ne sais quel Empire Insulaire et sur le rôle qu’avait joué dans cet apaisement un certain Charles-Louis qu’ils appelaient curieusement Pèlerin aussi. En douceur, imperceptiblement, ils quittèrent Charles-Louis pour le problème des limites de la compétence du Conseil de la Sécurité Galactique, s’accordèrent sur le point que seules les civilisations humanoïdes pouvaient se réclamer de cette compétence … Très vite je cessai de comprendre leur conversation et, surtout pourquoi ils parlaient précisément de cela.

— Je vous ai complètement exténué, Guénnadi, pardonnez-moi. Allez vous reposer. J’ai eu beaucoup de plaisir à bavarder avec vous. Cela fait un bout de temps que nous ne nous sommes pas vus.

— Nous ne tarderons pas à nous revoir, je pense, répliqua Komov avec amertume.

— Oui, dans deux jours, à mon avis. Bader est déjà en chemin pour vous rejoindre. Borovik aussi. Je crois qu’après-demain toute la Comcone sera à la base.

— Donc, à après-demain.

— Saluez de ma part votre officier de quart … Stas, il me semble. Il est … comment dirais-je … très service service. Et Yakov également, saluez Yakov sans faute ! Ainsi que les autres, bien entendu.

Ils se dirent au revoir.

Je restais assis doucement comme une souris et continuais à écarquiller bêtement les yeux sur l’écran panoramique, sans rien voir, sans rien comprendre. Les minutes s’écoulaient, insupportablement longues. L’envie de me tourner m’ankylosa le cou et me faisait un point sous l’omoplate. Je voyais parfaitement que Komov était écrasé. En tout cas, moi, je me sentais écrasé, raide. Je cherchais une réponse pour Komov, mais dans ma tête ne bourdonnait stupidement qu’un leitmotiv « Qu’est-ce que j’en ai à fiche, de ces Pèlerins ? La belle affaire, les Pèlerins ! Moi-même, dans un sens, je suis un Pèlerin … »

Soudain, Komov demanda :

— Eh bien, quel est votre avis à vous, Stas ?

Je faillis lâcher « Qu’est-ce que j’en ai à fiche des Pèlerins ? » et me ressaisis à temps. Je demeurai une seconde sans bouger pour me donner de l’importance, puis me tournai avec mon fauteuil. Komov, le menton posé sur ses doigts croisés, contemplait le petit écran éteint du viseur. Ses yeux étaient mi-clos, sa bouche exprimait la douleur.

— Apparemment il va falloir attendre, avançai-je. Que peut-on faire ? Le Petit ne viendra peut-être plus, d’ailleurs … En tout cas, pas de si tôt …

Komov sourit d’un coin de sa bouche.

— Le Petit viendra, aucun problème. Il aime trop poser des questions. Imaginez-vous la quantité de nouvelles questions qu’il a maintenant ?

À peu de choses près, c’était mot pour mot ce qu’avait dit Wanderkhouzé dans le mess.

— Alors, probablement … bredouillai-je, indécis, probablement que c’est en effet mieux ainsi …

Que pouvais-je lui répondre ? Après Gorbovski, après Komov en personne, que pouvait proposer un ordinaire cybertechnicien insignifiant, âgé de vingt ans, avec une expérience du travail pratique de six jours et demi, un gars certes pas mauvais, travailleur, s’intéressant à un tas de choses etc., seulement, avouons-le sans détour, pas un puits de sciences, un tantinet simple, ignare …

— Probablement, répéta mollement Komov. (Il se leva, se dirigea en traînant les pieds vers la porte, mais s’arrêta sur le seuil. Soudain, son visage se tordit. Il cria presque :) Est-ce possible qu’aucun de vous ne se rende compte que le Petit est un cas unique, un cas, en fait, impossible et pour cela unique et dernier ! Ça ne se reproduira jamais. Comprenez-vous ? Ja-mais ?

Il s’en alla et moi, je restai face à l’émetteur, dos à l’écran, m’efforçant de voir clair pas tant dans mes pensées que dans mes sentiments. Jamais !.. Jamais, c’est certain. Dans quelle embrouille sommes-nous, tous ! Pauvre Komov, pauvre Maïka, pauvre Petit … Mais qui est le plus pauvre ? À présent, il est évident que nous partirons d’ici. Le Petit en sera soulagé. Maïka ira étudier la pédagogie. Donc, en réfléchissant bien, le plus pauvre, c’est Komov. Non, rien que l’idée : tomber — tomber personnellement ! — sur une situation unique, sur une possibilité unique d’étayer ses théories par des fondements expérimentaux et d’un seul coup voir tout voler en éclats ! D’un seul coup le Petit destiné à devenir un aide fidèle, un intermédiaire inappréciable, le bélier principal qui devait renverser le moindre obstacle se transforme lui-même en obstacle principal … On ne peut pourtant pas poser la question ainsi : l’avenir du Petit ou le progrès vertical. Il y a là je ne sais quel mauvais tour de la logique, genre apories de Zénon … Ou bien n’est-ce pas un mauvais tour ? Ou bien faut-il, au contraire, poser la question de cette façon ? Il s’agit quand même de l’humanité … Plongé dans mes méditations, je me tournai avec mon fauteuil, examinai distraitement les environs et poussai un cri. Les grandes questions sortirent en flèche de ma tête.

Aucune trace d’ouragan, comme s’il n’y en avait jamais eu. Tout, autour, blanc de givre et de neige ; Tom se trouvait très près du vaisseau, et je compris immédiatement que c’était le Petit qui se tenait assis là, dans la neige, sans pouvoir se décider à entrer, seul, déchiré entre deux civilisations …

Je bondis et galopai le long du couloir. Je pénétrai dans le caisson, faillis saisir machinalement ma pelisse, la rejetai aussitôt, frappai de tout mon corps contre la membrane de la trappe et dégringolai dehors. Il n’y avait pas de Petit. Ce stupide Tom alluma son signal, quêtant des ordres. Mais juste près de la trappe, sous mes pieds, se détachait en noir un objet rond. L’espace d’un instant je m’imaginai je ne sais quelle horreur. Je mis même du temps à me forcer à me pencher.

Notre ballon. Affublé du bandeau avec le « troisième œil ». L’objectif était brisé, et le bandeau semblait avoir passé sous une avalanche de pierres.

Aucune trace sur la nappe de neige.

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