CHAPITRE IV REVENANTS ET HUMAINS

Je me réveillai tard, avec la tête lourde et la ferme intention de m’isoler quelque part immédiatement après le petit déjeuner en compagnie de Wanderkhouzé pour lui vider mon sac. Il me semblait que de ma vie je n’avais jamais été aussi malheureux. Pour moi tout était fini, ce pourquoi je ne fis même pas ma gymnastique matinale, pris seulement une douche d’ions renforcée et me traînai au mess des officiers. Encore sur le seuil je me rendis compte que la veille au soir, préoccupé par mes ennuis, j’avais complètement oublié d’ordonner au cuisinier de préparer le petit déjeuner ; ça m’acheva.

Ayant bredouillé je ne sais quelle salutation inintelligible, sentant que l’affliction et la honte me rendaient rouge comme une écrevisse, je m’assis à ma place et jetai un regard cafardeux sur la table, tâchant de ne rencontrer les yeux de personne. Le repas, disons-le carrément, était monacal, un vrai repas de novices. Tout le monde se restaurait de pain noir et de lait. Wanderkhouzé saupoudrait de sel sa tartine. Maïka avait étalé du beurre sur la sienne. Komov mâchait son pain sans boire, en touchant même pas au lait.

Je n’avais pas une ombre d’appétit — la seule idée de manger me terrifiait. Je me versai un verre de lait, bus une gorgée. Du coin de l’œil je voyais Maïka me regarder avec une très grande envie de me demander ce qui m’arrivait. Toutefois, elle ne dit rien. Wanderkhouzé, lui, se lança dans un exposé prolixe sur les bienfaits, du point de vue médical, d’une journée de régime et se réjouit du fait qu’aujourd’hui nous avions précisément un petit déjeuner de cette sorte et pas un autre. Il nous expliqua en détail ce qu’était le jeûne et ce qu’était le carême, mentionna ensuite non sans respect les premiers chrétiens qui étaient hautement ferrés en ce domaine. Par la même occasion il nous parla du Mardi gras, mais bientôt sentit qu’il se laissait trop entraîner par la description des blinis au caviar, du saumon et d’autres bonnes choses, s’interrompit brusquement et entreprit, quelque peu embarrassé, de lisser ses favoris. La conversation ne démarrait pas. Je m’inquiétais pour moi-même. Maïka s’inquiétait pour moi. Quant à Komov, ainsi que la veille, il n’était pas dans son assiette. Ses yeux rouges fixaient la plupart du temps la table ; cependant, par moments il relevait soudain la tête et regardait alentour ; on aurait cru que quelqu’un l’interpellait. Il avait émietté autour de lui une quantité monstrueuse de pain et continuait d’en émietter ; j’eus envie de lui donner une claque sur la main, comme à un enfant. Nous restions ainsi, profondément cafardeux, alors que le pauvre Wanderkhouzé n’en pouvait plus et s’efforçait de nous distraire.

Il se débattait justement avec une histoire interminable et essentiellement mélancolique qu’il inventait au fur et à mesure sans arriver à lui trouver une fin, quand subitement Komov émit un son étrange, étranglé ; on aurait dit qu’une bouchée de pain sec s’était enfin décidée à se mettre en travers de sa gorge. Je lui jetai un coup d’œil de l'autre bout de la table et eus peur. Komov se tenait assis le dos droit, les deux mains agrippées au bord de la table, ses yeux rouges exorbités dirigés quelque part à côté de moi et pâlissait à une vitesse vertigineuse. Je me tournai. Mon cœur cessa de battre. Près du mur, entre la filmothèque et la table d’échecs se tenait mon revenant de la veille.

À présent je le voyais avec une netteté absolue un homme, en tout cas un humanoïde, petit, malingre, intégralement nu. Sa peau foncée, presque noire, luisait comme enduite d’huile. Je ne pus bien distinguer son visage ou alors je ne pus le garder en mémoire ; en revanche, je constatai immédiatement, ainsi que dans mon cauchemar nocturne, que cet homme était tout tordu et semblait flou. Je remarquai aussi ses yeux : grands, sombres, totalement immobiles, aveugles, tels ceux d’une statue.

— Le voilà ! Le voilà ! rugit Komov.

Il pointait son doigt dans une direction opposée où, littéralement sous mon regard, surgit de l’air une nouvelle silhouette. C’était toujours ce même revenant figé et luisant, mais actuellement il se trouvait pétrifié dans un mouvement fulgurant, immobilisé au milieu d’une course, évoquant la photo d’un coureur au moment du départ. À cet instant Maïka se jeta dans ses pieds. Le fauteuil vola de côté avec fracas, Maïka, poussant un cri de guerre, passa à travers le revenant et percuta l’écran du vidéophone. J’eus le temps de noter que le revenant ondulait et se mettait à fondre, tandis que Komov hurlait :

— La porte ! La porte !

Je le vis : un petit être, blanc et mat comme le mur du mess des officiers, plié dans une course inaudible, glissa par la porte et disparut dans le couloir. Je bondis sur ses traces.

Maintenant j’ai honte de me le rappeler, mais à l’époque j’éprouvais une indifférence totale à savoir qui était cet être, d’où il venait, pourquoi il se trouvait ici — je ne ressentais qu’un soulagement infini, comprenant qu’à partir de cette minute mes cauchemars et mes peurs cessaient d’exister une fois pour toutes, j’avais aussi furieusement envie de le rattraper, de le saisir, de le tordre et de le traîner ici.

Dans la porte, j’entrai en collision avec Komov, le renversai, trébuchai contre lui, continuai le long du couloir à quatre pattes ; le couloir était déjà vide, il n’y restait que l’odeur forte et familière de l’ammoniaque ; Komov criait quelque chose dans mon dos, des talons martelaient le plancher ; je bondis sur mes pieds, franchis en trombe le caisson et sortis en coup de vent dans la lueur lilas du soleil.

Je le vis immédiatement. Il courait vers le chantier de construction, courait légèrement, effleurant à peine le sable gelé de ses pieds nus. Il était toujours aussi biscornu et bougeait étrangement ses coudes écartés, mais à présent il n’était ni foncé, ni d’un blanc mat, mais lilas pâle ; le soleil se reflétait sur ses épaules et ses côtes malingres. Il filait droit sur mes cybers, et je ralentis ma course, pensant qu’il allait avoir peur et tourner à droite ou à gauche. Mais il n’eut pas peur, il passa à dix pas de Tom, et je n’en crus pas mes yeux quand cet imbécile majestueux lui envoya poliment son signal habituel « j’attends vos ordres ».

— Vers le marécage ! criait derrière la voix suffocante de Maïka. Accule-le vers le marécage !

Le petit aborigène avait déjà pris lui-même la direction du marécage. Il faut reconnaître qu’il savait courir, et la distance entre nous et lui diminuait très lentement. Le vent sifflait dans mes oreilles, Komov vociférait quelque chose loin derrière, mais Maïka couvrait résolument sa voix.

— À gauche, bifurque plus à gauche ! hurlait-elle avec excitation.

Je pris davantage à gauche, débouchai sur la piste d’atterrissage, sur sa partie terminée, nivelée, à la surface cannelée des plus confortables, ma course devint facile, je commençai à le rattraper. « Tu ne t’enfuiras pas, me répétai-je mentalement, non, mon cher, maintenant tu ne t’enfuiras pas. Tu me répondras pour tous tes trucs … » Je ne quittais pas des yeux ses omoplates qui s’activaient rapidement, ses jambes nues qui s’agitaient si vite qu’on avait du mal à les voir encore, la vapeur de son haleine qui s’envolait en petits nuages derrière son épaule. Sur le point de le rattraper, je jubilais. La piste s’achevait, mais jusqu’au voile gris au-dessus du marécage il ne restait qu’une centaine de pas, et j’étais en train de le rattraper.

Ayant atteint le début de la fondrière, là où commençait la broussaille triste des roseaux nains, il s’arrêta. Il demeura ainsi quelques secondes, comme en proie à une incertitude, puis me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et je vis de nouveau ses grands yeux sombres, pas le moins du monde figés, bien au contraire très vifs, qui semblaient rire ; soudain il s’accroupit, encercla ses genoux avec ses bras et roula. Je mis du temps à comprendre ce qui s’était passé. Il y a un instant j’avais devant moi un homme, un homme étrange, probablement pas un homme du tout, mais avec toutes les apparences d’un homme quand même et subitement il disparut, tandis qu’une absurde petite boule grise roulait sur la fondrière, à travers un marais infranchissable, sans fond, projetant de la boue et de l’eau trouble. Roulait, le mot est faible ! Je n’eus pas le temps de courir jusqu’au marécage qu’il disparaissait déjà derrière les écharpes de brouillard, et seuls parvenaient de là-bas, du voile grisâtre, un bruissement décroissant, des clapotements et un sifflement strident.

Maïka arriva en courant, martelant lourdement le sol, et s’arrêta à côté de moi, respirant avec difficulté.

— Il a filé, constata-t-elle avec dépit.

— Il a filé.

Nous restâmes quelques secondes à scruter les bouffées troubles du brouillard. Maïka essuya la sueur de son front et récita :

— Grand-mère, grand-mère, pourquoi as-tu de si grandes jambes ?

— Pour mieux m’enfuir, mon enfant, répondis-je, et je regardai alentour.

Bon. Donc, les imbéciles couraient, quant aux grosses têtes, elles restaient évidemment à observer. J’étais seul avec Maïka. Les petites silhouettes de Komov et de Wanderkhouzé se détachaient en sombre à côté du vaisseau.

— Ça fait un joli petit parcours, remarqua Maïka, regardant, elle aussi, dans la direction de l’astronef. Au moins trois kilomètres, qu’en pensez-vous, mon commandant ?

— Je suis d’accord avec vous, mon commandant, répliquai-je.

— Écoute, dit pensivement Maïka. Et si ce n’était qu’une vision ?

Je la saisis par les épaules. Une sensation de liberté, de santé, d’extase, une sensation de gigantesques perspectives radieuses explosa en moi avec une force nouvelle.

— Que peux-tu y comprendre, patate ! vociférai-je pleurant presque de bonheur et la secouant de toutes mes forces. Que sais-tu des hallucinations ! D’ailleurs, tu n’as aucun besoin d’en savoir quelque chose ! Vis tranquille et ne te pose pas ce genre de questions !

Maïka se débattait, déconcertée, tâchait de se libérer. Je la secouai fortement pour la dernière fois, lui entourai les épaules de mon bras et la traînai vers l’astronef.

— Attends ! (Ahurie, elle me repoussait faiblement.) Mais qu’est-ce que tu as … Laisse-moi, je te dis, qu’est-ce que c’est que cette sensiblerie ?

— Viens, viens, répétai-je. Viens ! Le chouchou du docteur Mboga sera furax, je sens que nous avons couru pour des prunes, on n’aurait pas dû …

Maïka se libéra d’un mouvement brusque, s’arrêta une seconde, puis s’accroupit, baissa la tête et, ses bras étreignant ses genoux, se balança.

— Bon, fit-elle, en se redressant. Je n’y comprends rien.

— C’est ce qu’il faut, répliquai-je. Komov va tout nous expliquer. D’abord, il va nous passer un savon de première qu’on le veuille ou non, on lui a saboté son contact, ensuite il finira bien par expliquer …

— Écoute, il fait froid ! (Maïka sauta sur place.) On court ?

Et nous courûmes. Mes premières exaltations apaisées, je me mis à réfléchir à ce qui s’était passé. Il s’avérait que la planète était, en dépit de tout, habitée !

Et comment ! Des êtres humanoïdes de haute taille, peut-être même intelligents, peut-être même civilisés …

— Stas, lança Maïka en courant, et si c’était un Panthien ?

— D’où viendrait-il ? m’étonnai-je.

— D’où … d’où on veut … Nous ne connaissons pas le projet en détail. Il se peut que le transfert soit déjà commencé.

— Mais non, dis-je. Il ne ressemble pas à un Panthien. Ils sont grands, à la peau rouge … Et puis, ils sont habillés, eux, et celui-ci est complètement nu !

Nous nous arrêtâmes devant la trappe, et je laissai Maïka entrer la première.

— Brrr ! (Elle se frotta les épaules.) Alors, on va recevoir un savon ?

— Et un bon.

— Un très bon, renchérit-elle.

— Un très bon savon modèle de bain.

À pas de loup nous nous introduisîmes dans le poste de pilotage, néanmoins ne réussîmes pas à y rester inaperçus. Nous étions attendus. Komov déambulait de long en large, les bras croisés derrière son dos ; Wanderkhouzé, le regard perdu et la mâchoire avancée, enroulait ses favoris : le favori droit sur son index droit, le favori gauche sur son index gauche. Nous voyant, Komov s’arrêta, mais Maïka ne le laissa pas ouvrir la bouche.

— Il a filé, annonça-t-elle d’un ton affairé. Droit dans le marécage, et avec cela, par un moyen totalement extraordinaire.

— Taisez-vous un peu, l’interrompit Komov.

« Ça commence », pensai-je, me préparant à l’avance à être enguirlandé et à ruer dans les brancards. Je me trompais. Komov nous ordonna de nous asseoir, prit place à son tour et s’adressa directement à moi :

— Je vous écoute, Popov. Racontez tout. Jusqu’aux plus infimes détails.

Il est intéressant de noter que je n’en fus même pas surpris. Cette façon de poser le problème me sembla parfaitement naturelle. Alors je racontai tout bruissements, odeurs, pleurs de bébé, cris de femme, dialogue étrange la veille au soir, revenant noir la nuit dernière. Maïka m’écoutait, la bouche entrouverte ; Komov ne quittait pas mon visage du regard, ses yeux plissés étaient de nouveau attentifs et froids, ses traits se durcirent, il mordillait sa lèvre inférieure et de temps en temps entrelaçait fortement ses doigts, faisant craquer les jointures. Quand je terminai, le silence s’installa. Ensuite Komov demanda :

— Êtes-vous sûr que c’est un bébé qui pleurait ?

— Ou-oui … En tout cas, ça y ressemblait beaucoup …

Wanderkhouzé reprit bruyamment son souffle et tapota l’accoudoir de son fauteuil avec sa main.

— Et tu as supporté ça ! s’exclama Maïka, impressionnée. Pauvre petit Stas !

— Je dois t’avouer, Stas … commença Wanderkhouzé, important, mais Komov l’interrompit :

— Et les cailloux ?

— Quels cailloux ? (Je ne comprenais pas.)

— D’où viennent les cailloux ?

— Ceux du chantier de construction ? Ça doit être les cybers qui les ont apportés. Quel rapport ?

— Où les cybers pouvaient-ils les prendre ?

— Heu-heu … (Je me tus en effet, où ?)

— Autour de nous s’étend une plage de sable, continua Komov. Pas le moindre petit galet. Les cybers n’ont pas quitté le chantier. D’où viennent donc les cailloux sur la piste et d’où viennent les branches sèches ? (Il nous regarda à tour de rôle et eut un rire bref.) Ce ne sont, naturellement, que des questions rhétoriques. Je peux ajouter que sous la poupe de notre vaisseau, juste sous le phare, il y a un gros tas de pavés. Un tas particulièrement curieux. Je peux également ajouter … Excusez-moi, avez-vous terminé, Stas ? Et maintenant écoutez ce qui m’est arrivé à moi.

Il s’avéra que Komov aussi avait connu des moments pénibles. Il est vrai que ses épreuves étaient d’un genre quelque peu différent. C’étaient les épreuves de son intellect. Le deuxième jour après notre arrivée, lâchant dans le lac des poissons panthiens, il remarqua à une vingtaine de pas une extraordinaire tache rouge vif qui fondit et disparut avant qu’il se décidât à s’en approcher. Le lendemain il découvrit au sommet de la hauteur un poisson crevé, faisant indiscutablement partie de ceux qu’il avait lâchés dans l’eau la veille. À l’aube du quatrième jour, il se réveilla avec la sensation très nette qu’un étranger se trouvait dans sa cabine. Il n’en découvrit aucun, mais entendit le claquement de la trappe. Une fois descendu du vaisseau il vit premièrement un tas de cailloux près de la poupe et deuxièmement des cailloux et des brassées de branches sèches sur le chantier de construction. Après avoir parlé avec moi, il s’ancra définitivement dans l’idée que quelque chose d’étrange se passait aux alentours de l’astronef. Il se sentait déjà pratiquement sûr que les groupes de recherches avaient manqué un facteur extrêmement important existant sur la planète, et seule la certitude profonde qu’il était impossible de ne pas avoir remarqué la vie intelligente l’avait empêché de prendre les mesures les plus résolues. Il se borna seulement à agir en sorte que la région où travaillait notre équipe ne devint pas un lieu d’invasion pour les « fainéants curieux ». C’est précisément pour cette raison qu’il fit son possible afin de formuler le rapport d’enquête en termes propres à ne pas provoquer le moindre doute. Entre-temps, mon état dépressivo-excité confirmait à merveille son idée première que des êtres inconnus étaient capables de pénétrer à bord du vaisseau. Il se mit à attendre leur arrivée et ce matin son attente fut comblée.

— Je résume, déclara-t-il comme en faisant un cours. On peut déjà affirmer que cette région de la planète, contrairement aux données des recherches préliminaires, est habitée par des vertébrés de grande taille ; de surcroît, tout porte à croire que ces êtres sont intelligents. Visiblement, ce sont des troglodytes qui se seraient adaptés à la vie dans des cavités souterraines. À juger par ce que nous avons vu, un aborigène moyen rappelle anatomiquement un homme, possède une faculté prononcée de mimétisme ainsi que, probablement en liaison avec cette faculté, le don de reproduire des fantômes de défense et de diversion. Je dois dire que parmi les vertébrés de grande taille ce don n’a été noté jusqu’à présent que chez certains rongeurs de la Pandore ; quant à la Terre, quelques espèces de mollusques céphalopodes la possèdent. Et maintenant je voudrais particulièrement souligner le fait qu’en dépit de ces facultés extrahumaines et, d’une façon générale, non humanoïdes, l’aborigène local est proche d’une manière sans précédent de l’homme terrestre non seulement sur le plan anatomique, mais aussi physiologique et, notamment, neurologique. J’ai terminé.

— Comment ça, vous avez terminé ? m’écriai-je, pris de peur. Et mes voix ? Donc, c’était des hallucinations ?

Komov sourit :

— Calmez-vous, Stas. Vous allez parfaitement bien. Vos « voix » s’expliquent facilement si l’on suppose que leur appareil vocal est identique au nôtre. La similitude de l’appareil vocal plus le don développé d’imitation, plus la mémoire phonétique hypertrophiée …

— Attendez, intervint Maïka. Je comprends qu’ils ont pu entendre en cachette nos conversations, mais la voix de la femme ?

Komov opina.

— Oui, nous sommes obligés de supposer qu’ils étaient présents lors de l’agonie.

Maïka émit un sifflement.

— C’est trop vicieux, marmonna-t-elle, dubitative.

— Proposez une autre explication, objecta froidement Komov. Du reste, nous n’allons pas tarder à connaître les noms des morts. Si le pilote s’appelait Alexandre …

— Bon, d’accord, dis-je. Et le bébé qui pleurait ?

— Êtes-vous sûr que c’était un bébé ?

— Avec qui peut-on confondre ?

Komov me fixa, serra fortement son doigt contre sa lèvre supérieure et, soudain, aboya d’une voix sourde. Aboya, je ne trouve pas d’autre mot.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il. Un chien ?

— Ça y ressemble, fis-je respectueusement.

— Eh bien, j’ai prononcé une phrase en un des dialectes de la Léonida.

J’étais anéanti. Maïka aussi. Pendant quelque temps nous gardâmes le silence. Il en allait sûrement comme il racontait. Tout s’éclaircissait, tout avait pris un aspect très élégant, mais … Cela nous faisait, naturellement, grand plaisir de savoir que nos craintes restaient loin derrière et que c’était justement notre équipe qui avait eu la chance de découvrir encore une race humanoïde. Cependant, cela annonçait en même temps un changement des plus décisifs de nos destinées. Et pas que des nôtres. Premièrement, à l’œil nu on voyait que le projet Arche coulait. La planète occupée, il faudrait en chercher une autre pour les Panthiens. Deuxièmement, si l’intelligence des aborigènes se vérifiait, on nous balancerait, probablement, sur-le-champ, loin d’ici, et à notre place débarquerait la Commission pour les contacts. Ces considérations semblaient évidentes non seulement pour moi, mais pour les autres aussi. Wanderkhouzé tira, dépité, sur ses favoris et demanda :

— Pourquoi obligatoirement intelligents ? À mon avis, pour le moment, strictement rien ne prouve qu’ils sont obligatoirement intelligents, qu’en pensez-vous, Guénnadi ?

— Je n’affirme pas qu’ils le sont, riposta Komov. J’ai seulement dit il y a des raisons de supposer que c’est ainsi.

— Quelles raisons ? continua à s’affliger Wanderkhouzé. (Il ne se sentait aucune envie de quitter son nid. On lui connaissait ce point faible — son amour des nids.) De quelles raisons parlez-vous ? Je ne vois que son aspect physique …

— Il ne s’agit pas que d’anatomie, protesta Komov. Les cailloux sous le phare sont disposés dans un ordre évident, ce sont je ne sais quels signes. Les cailloux et les branches sur la piste d’atterrissage … Je ne veux rien certifier catégoriquement, mais ça ressemble beaucoup à une tentative d’établir un contact réalisée par des humanoïdes à la culture primitive. Reconnaissance secrète et en même temps soit des offrandes, soit un avertissement …

— Oui, cela en a Pair, marmonna Wanderkhouzé, et il retomba dans son état de prostration.

Un nouveau silence s’établit, puis Maïka demanda d’une voix basse :

— Et qu’est-ce qui nous permet de conclure qu’ils sont tellement proches de nous par leur organisation physiologique et nerveuse ?

Komov opina, satisfait :

— Ici aussi nous ne possédons que des considérations indirectes. Cependant ces considérations sont assez probantes. Premièrement, les aborigènes sont capables de s’introduire dans le vaisseau. Le vaisseau les laisse entrer. À titre de comparaison je vous rappelle que ni un Tagorien, ni un Panthien, malgré toute leur ressemblance frappante avec l’homme, ne peuvent franchir la membrane de la trappe. La trappe ne s’ouvrira simplement pas devant eux …

Là, je m’assenai un coup sur le front.

— Nom d’un chien ! Donc, mes cybers marchaient bien ! Il est probable que les aborigènes couraient devant Tom, et chaque fois il s’arrêtait de peur d’écraser un homme … De plus, ils devaient prendre Tom pour un être vivant, ils agitaient leurs bras et lui ont donné par hasard le signal « Danger ! Réintégrez immédiatement l’astronef ! » Voyez-vous, c’est un signal très simple … Je le montrai. Alors mes gamins ont fait la course à qui grimperait le premier dans la soute … C’est sûrement ainsi que les choses se sont passées … D’ailleurs, je l’ai vu de mes propres yeux : Tom a réagi devant l’aborigène comme devant un homme.

— C’est-à-dire ? demanda vivement Komov.

— C’est-à-dire quand l’aborigène est entré dans son champ de vision, Tom a donné le signal « J’attends vos ordres ».

— Une observation très précieuse, constata Komov.

Wanderkhouzé poussa un gros soupir.

— Oui, fit Maïka. C’est la fin de l’Arche. Dommage.

— Que va-t-il arriver maintenant ? questionnai-je, sans m’adresser à personne en particulier.

Je ne reçus pas de réponse. Komov ramassa ses notes et découvrit à nos yeux la petite boite du dictaphone dissimulée dessous.

— Je vous prie de m’excuser, annonça-t-il avec un sourire charmeur. Afin de ne pas gaspiller de temps j’ai enregistré notre discussion. Je vous remercie d’avoir posé des questions bien formulées. Stas, je vous prierai de coder tout cela et de l’envoyer en impulsion urgente directement au Centre, avec une copie pour la base.

— Pauvre Sidorov, prononça Wanderkhouzé à mi-voix.

Komov lui jeta un bref regard et rebaissa les yeux sur ses papiers.

Maïka écarta son fauteuil.

— En tout cas, c’est la fin de l’intendance, lança-t-elle. Je vais faire mes bagages.

— Une minute, l’arrêta Komov. L’un de vous a demandé ce qui va arriver maintenant. Je réponds. En tant que membre plénipotentiaire de la Commission pour les contacts, je prends le commandement. Je déclare notre région zone de contact éventuel. Yakov, soyez aimable de rédiger un radiogramme adéquat. Tous les travaux sur le projet Arche sont arrêtés. Les robots désactivés et transférés dans la soute. Vous quitterez le vaisseau uniquement avec ma permission personnelle. La course aux lévriers d’aujourd’hui a dû déjà créer une certaine difficulté pour le contact. De nouveaux malentendus seraient extrêmement indésirables. Maya, je vous demande de parquer le glider dans le hangar. Stas, s’il vous plaît, occupez-vous de votre cybersystème … (Il leva un doigt.) Toutefois envoyez avant l’enregistrement de notre discussion … Il sourit et fut sur le point d’ajouter quelque chose mais à cet instant le déchiffreur de l’émetteur se mit à crépiter.

Wanderkhouzé tendit son long bras, extirpa de l’appareil la carte du radiogramme et le parcourut. Ses sourcils remontèrent sur son front.

— Je n’y comprends rien, marmotta-t-il, et, jetant la carte sur la table, il fit quelques pas, les mains croisées dans le dos.

Je pris la carte. Maïka soufflait, excitée, par-dessus mon oreille. Le radiogramme était effectivement inattendu.

URGENT. LIAISON-ZÉRO. CENTRE, COMMISSION POUR LES CONTACTS, GORBOVSKI AU CHEF DE LA BASE ARCHE SIDOROV ARRÊTEZ IMMÉDIATEMENT TOUS LES TRAVAUX SUR LE PROJET. PRÉPAREZ L’ÉVACUATION ÉVENTUELLE DU PERSONNEL ET DE L’ÉQUIPEMENT. ANNEXE À KOMOV, REPRÉSENTANT PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA COMCONE. JE DECLARE LA REGION ER-2 ZONE DE CONTACT ÉVENTUEL. VOUS EN ÊTES NOMMÉ RESPONSABLE.

— Ça alors ! s’écria Maïka avec admiration. Bravo, Gorbovski !

Komov s’arrêta et nous contempla par en dessous.

— Je vous prie tous de passer à l’exécution de mes ordres. Yakov, trouvez-moi, s’il vous plaît, la copie de notre rapport d’enquête.

Lui et Wanderkhouzé se plongèrent dans l’étude de la copie, Maïka s’en alla parquer le glider, et moi, je m’installai près de l’émetteur et commençai à coder notre discussion. Toutefois, à peine deux minutes plus tard, notre déchiffreur crépita de nouveau. Komov repoussa Wanderkhouzé et bondit vers le récepteur. Penché par-dessus mon épaule, il lisait avidement les lignes qui apparaissaient sur la carte.

URGENT, LIAISON-ZÉRO. CENTRE, COMMISSION POUR LES CONTACTS, BADER AU COMMANDANT DE L’ER-2. CONFIRMEZ IMMÉDIATEMENT LA DÉCOUVERTE DES DÉPOUILLES DE DEUX, JE RÉPÈTE, DE DEUX CORPS À BORD DU VAISSEAU ET L’ÉTAT DU JOURNAL DE BORD DÉCRIT DANS VOTRE RAPPORT D’ENQUÊTE.

BADER.

Komov jeta la carte à Wanderkhouzé.

— C’est donc ça, proféra-t-il. Bon, bon … (Il se tourna vers moi.) Stas, qu’êtes-vous en train de faire ?

— Je code, répondis-je sombrement. Je ne comprenais rien.

— Donnez-moi le dictaphone, pria-t-il. Nous allons attendre un peu. Il cacha l’appareil dans sa poche de poitrine dont il boutonna soigneusement la patte. Eh bien, Yakov. Confirmez ce qu’ils vous demandent. Stas, transmettez la confirmation. Et après, Yakov, je vous demanderai … Vous vous y connaissez mieux que moi. Ayez l’amabilité de fouiller dans notre filmothèque et d’éplucher les documents officiels concernant les journaux de bord.

— Je sais tout concernant les journaux de bord sans avoir besoin de regarder, protesta Wanderkhouzé, mécontent. Dites-moi plutôt simplement ce qui vous intéresse.

— Je ne le sais pas trop moi-même. Je voudrais apprendre si le journal de bord a été effacé par hasard ou volontairement. Si c’est volontairement, pourquoi. Vous voyez bien que Bader aussi s’y intéresse. Ne soyez pas paresseux, Yakov. Il existe bien des règles qui prévoient la destruction du journal de bord.

— Ces règles n’existent pas, bougonna Wanderkhouzé, néanmoins il s’en alla, faisant ainsi la preuve de l’amabilité sollicitée.

Komov s’assit pour écrire la confirmation et moi, je réfléchissais douloureusement à ce qui se passait, me demandant pourquoi il y avait une telle panique et comment les gens du Centre avaient pu douter des termes sans ambiguïté aucune de notre rapport. Ils ne s’imaginaient quand même pas que nous avions confondu la dépouille d’un Terrien avec celle d’un aborigène et que nous avions ajouté un cadavre en trop. Nom d’un chien, comment Gorbovski a-t-il réussi à deviner ce qui se passait chez nous ? Mes méditations étaient totalement vaines, je contemplais cafardeusement les écrans où les choses s’inscrivaient de façon si claire et si compréhensible, et je pensais, amer, qu’un homme un peu obtus rappelle bien tristement un cyber.

Me voilà assis en train d’exécuter bêtement les ordres : on m’a dit de coder, j’ai codé, on m’a dit d’arrêter, j’ai arrêté, mais sans rien comprendre à ce qui arrivait, ni pourquoi, ni comment cela se terminerait. Exactement comme mon Tom : il est en train de bosser, le pauvre bougre, à la sueur de son front, il s’efforce d’accomplir aussi bien que possible mes ordres et il ne pense pas une seconde que dans dix minutes je vais arriver, le faire rentrer avec toute sa compagnie dans la soute et que son travail se révélera inutile, ainsi que lui-même, que personne n’en aura besoin …

Komov me transmit la confirmation, je codai le texte et j’allai m’asseoir devant mon tableau de commande lorsque retentit soudain un appel de la base.

— ER-deux ? s’enquit une voix calme. Ici Sidorov.

— ER-deux écoute ! répliquai-je immédiatement. Ici le cybertechnicien Popov. À qui voulez-vous parler, Mikhaïl Albertovitch ?

— À Komov, s’il vous plaît.

Komov se trouvait déjà dans le fauteuil voisin :

— Je t’écoute, Atos.

— Que s’est-il passé chez vous ?

— Les aborigènes, répondit Komov après un temps.

— Plus de détails, si c’est possible, pria Sidorov.

— Avant tout tiens compte, Atos, commença Komov, que je ne sais ni ne comprends pas comment Gorbovski s’est renseigné sur les aborigènes. Nous-mêmes, nous avons commencé à comprendre de quoi il s’agissait il y a à peine deux heures. J’ai préparé l’information pour toi, on était déjà en train de la coder et là les choses se sont tellement embrouillées que je suis obligé de te demander d’attendre encore un peu. Le vieux Bader m’a poussé à avoir une idée de première, je dois te dire … En un mot, patiente, s’il te plaît.

— Je vois. Mais le fait même de l’existence des aborigènes est-il certain ?

— Absolument, répliqua Komov.

On entendit Sidorov soupirer :

— Eh bien. Tant pis. On recommencera tout.

— Je regrette beaucoup que cela se soit passé ainsi, prononça Komov. Parole d’honneur, c’est dommage.

— Ça ne fait rien. Nous y survivrons. (Sidorov se tut pour quelques instants.) Que penses-tu entreprendre maintenant ? Tu vas attendre la commission ?

— Non. Je vais m’y mettre aujourd’hui même. J’ai un grand service à te demander laisse l’ER-deux avec l’équipage à ma disposition.

— Aucun problème. Bon, je ne vais pas te retarder. Si tu as besoin de quelque chose …

— Merci, Atos. Ne t’inquiètes pas, ça va s’arranger.

— Espérons-le.

Ils se saluèrent. Komov mordilla l’ongle de son pouce, me regarda avec une irritation inexplicable et recommença à arpenter le poste de pilotage. Je devinais ce qui le tracassait. Komov et Sidorov étaient de vieux amis, ils avaient fait leurs études ensemble, travaillé quelque part ensemble, mais Komov jouissait toujours d’une sacrée chance tandis que Sidorov se faisait appeler derrière son dos Atos-le malchanceux. Je ne sais pas pourquoi c’était comme ça. En tout cas, Komov devait éprouver actuellement une grande gêne. De surcroît, ce radiogramme de Gorbovski. Il en résultait que Komov avait informé le Centre en passant par-dessus Sidorov …

Je me faufilai doucement vers mon tableau de commandé et arrêtai mes cybers. Komov, déjà installé à sa table, rongeait son ongle et écarquillait les yeux sur des feuilles éparpillées. Je demandai la permission de sortir du vaisseau.

— Pourquoi ? faillit-il se rebiffer, mais il se rattrapa aussitôt : ah, le cybersystème … Je vous en prie, je vous en prie. Mais revenez dès que vous aurez terminé.

Je fis rentrer mes gamins dans la soute, les désactivai, les fixai dans l’éventualité d’un départ inattendu et restai quelques moments près de la trappe à contempler le chantier de construction vide, les murs blancs de la station météorologique qui ne serait pas réalisée, l’iceberg toujours aussi idéal et insensible. La planète me semblait à présent différente. Quelque chose y avait changé. Ce brouillard, ces broussailles naines, ces contreforts rocheux recouverts de taches de neige lilas se trouvaient désormais chargés d’un sens. Le silence demeurait, bien sûr, mais il n’y avait plus de vide, et c’était bien.

Je regagnai l’astronef, jetai un coup d’œil dans le mess des officiers où un Wanderkhouzé de mauvaise humeur fouillait dans la filmothèque. Le cœur gros, j’allai me consoler auprès de Maïka. Elle avait étalé sur toute la surface de sa cabine un collage énorme et s’allongeait dessus avec une loupe sur l’œil. Elle ne se tourna même pas.

— Je ne comprends rien, dit-elle, mécontente. Ils ne peuvent vivre ici nulle part. Nous avons inspecté l’ensemble des lieux susceptibles de convenir plus ou moins à un habitat. Tu ne vas pas me raconter que c’est dans un marécage qu’ils barbotent !

— Et pourquoi pas ? fis-je, m’asseyant.

Maïka croisa les jambes en tailleur et me contempla à travers sa loupe.

— Un humanoïde ne peut pas vivre dans un marécage, déclara-t-elle avec autorité.

— Pourquoi donc ? protestai-je. Chez nous, sur la Terre, il y a eu des tribus qui habitaient même sur des lacs, dans des constructions à pilotis …

— Si dans ces marécages il y avait ne serait-ce qu’une seule construction …

— Peut-être vivent-ils sous l’eau, comme des araignées aquatiques, dans des cloches d’air ?

Maïka réfléchit.

— Non, dit-elle avec regret. Il aurait été sale, il aurait apporté de la boue dans le vaisseau …

— Et s’ils ont sur la peau une couche qui repousse l’eau ? L’eau et la boue … Tu as vu comment il luisait ? Et où s’est-il enfui ? Pourquoi un moyen de déplacement pareil ?

La discussion commença. Sous la pression des multiples hypothèses que j’avançais, Maïka fut obligée d’admettre que théoriquement rien n’empêchait les aborigènes de vivre dans des cloches d’air, bien que personnellement elle penchât plutôt à croire que c’était Komov qui avait raison, lui qui considérait les aborigènes comme des hommes des cavernes. « Tu aurais vu quelles gorges montagneuses il y a là-bas, dit-elle. Si on pouvait y grimper maintenant … » Elle se mit à m’indiquer ces endroits sur la carte. Même sur la carte ils semblaient peu hospitaliers : d’abord une chaîne de monticules couverts d’arbres nains, ensuite des contreforts rocheux sillonnés par des fractures insondables, enfin la crête, sauvage et cruelle, coiffée de neiges éternelles. Derrière la crête, un plateau pierreux infini, triste, totalement dépourvu de vie, strié en long et en large de cañons profonds. C’était un monde gelé de fond en comble, glacial, un monde de minéraux hérissés, et la seule idée de vivre, de marcher pieds nus sur ce hachis pierreux me donna la chair de poule.

— Il n’y a rien de terrible, me consolait Maïka. Je peux te montrer les prises de vue infrarouges de cet endroit. Sous le plateau se trouvent de vastes espaces de chaleur souterraine, donc, s’ils vivent dans les cavernes, ils ne souffrent au moins pas du froid.

J’attaquai immédiatement :

— Et que mangent-ils ?

— S’il y a des hommes des cavernes, il peut y avoir aussi des animaux des cavernes, répondit Maïka. Et puis des mousses, des champignons, on peut même imaginer des plantes qui effectuent la photosynthèse dans la lumière infrarouge.

Je me peignis cette vie, une parodie lamentable de ce que nous appelons une vie, la lutte obstinée mais engourdie pour l’existence, la monotonie monstrueuse des impressions, et j’eus affreusement pitié des aborigènes. Je déclarai alors que le soin de cette race représentait également une tâche noble et bienfaisante. Maïka protesta en disant que cela n’avait rien à voir, que les Panthiens étaient condamnés, que sans nous ils auraient simplement disparu, arrêtés dans le cours de leur histoire ; quant au peuple local, va savoir s’ils ont besoin de nous. Il se peut qu’ils vivent comme des coqs en pâte, même sans notre intervention.

C’était notre vieille discussion. À mon avis, l’humanité en sait suffisamment pour juger quel développement a des perspectives du point de vue historique et lequel n’en a pas. Maïka, elle, en doute. Elle affirme que nos connaissances sont infiniment réduites. Nous sommes en relation avec douze races intelligentes, dont trois non-humanoïdes. Gorbovski en personne n’est probablement pas capable de définir quels sont nos rapports avec ces non-humanoïdes : sommes-nous entrés en contact avec eux ou non, et si oui, était-ce par consentement mutuel ou nous sommes-nous imposés ? Peut-être réagissent-ils à notre égard non comme envers leurs frères en intelligence, mais comme devant un phénomène rarissime de la nature, du genre météorites extraordinaires. En revanche, avec les humanoïdes tout est clair. Sur les neuf races humanoïdes, trois seulement ont accepté d’avoir quelque chose de commun avec nous. Et encore. Les Léonidiens, par exemple, nous font volontiers part de leur information, quant à la nôtre, la terrienne, ils la rejettent très poliment, mais résolument. En apparence, il est absolument évident que des mécanismes quasi organiques sont bien plus rationnels et économiques que des animaux apprivoisés ; néanmoins, les Léonidiens les refusent. Pourquoi ? Pendant quelque temps nous discutâmes le pourquoi, nous embrouillâmes, échangeâmes sans nous en rendre compte nos points de vue (cela nous arrivait très souvent), puis Maïka finit par déclarer que ce n’était que fadaises.

— Il ne s’agit pas de ça. Comprends-tu en quoi consiste le but principal d’un contact ? demanda-t-elle. Comprends-tu pourquoi ça fait déjà deux cents ans que l’humanité cherche les contacts, se réjouit quand ils réussissent, se chagrine quand ils ne marchent pas ?

Évidemment que je comprenais.

— Étude de l’intelligence, dis-je. Étude du fruit supérieur de l’évolution de la nature.

— En principe c’est juste, consentit Maïka, seulement ce ne sont que des mots, car en réalité nous ne sommes pas intéressés par le problème de l’intelligence en général, mais par celui de notre intelligence humaine, en d’autres termes, nous nous intéressons avant tout à nous-mêmes. Voilà cinquante mille ans que nous essayons de savoir ce que nous sommes. Seulement, si l’on regarde de l’intérieur, ce problème est insoluble, comme il est impossible de se soulever soi-même en se tirant par les cheveux. Il faut regarder de l’extérieur, avec des yeux étrangers, totalement étrangers …

— Pour quoi faire, à proprement parler ? m’enquis-je, agressif.

— Parce que l’humanité devient galactique, annonça Maïka sur un ton autoritaire. Comment imagines-tu l’humanité dans cent ans ?

— Comment je me l’imagine ? (Je haussai les épaules.) Comme toi … La fin de la révolution biologique, la victoire sur la barrière galactique, le débouché dans le monde-zéro … Bon, une large diffusion de la vision de contact, la réalisation des P-abstractions …

— Je ne te demande pas comment tu t’imagines les réalisations de l’humanité dans cent ans. Je veux savoir comment tu t’imagines l’humanité elle-même.

Je cillai, perplexe. Je ne saisissais pas la différence. Maïka me contempla d’un air vainqueur.

— Tu as entendu parler des idées de Komov ? continua-t-elle. Le progrès vertical et ainsi de suite …

— Le progrès vertical ? (Je me rappelai quelque chose à ce sujet.) Attends … Je crois que c’est Borovik, Mikava …

Elle ouvrit un tiroir et commença à y fouiller.

— Quand tu étais en train de danser avec ta chère Tania, Komov a réuni les garçons dans la bibliothèque … Tiens ! (Elle me tendit le cristallophone.) Écoute.

Je m’affublai à contrecœur du cristallophone et écoutai. C’était une sorte de conférence tenue par Komov ; l’enregistrement démarrait à la moitié d’un mot. Il parlait sans se presser, simplement, d’une façon très accessible, se mettant, visiblement, au niveau de l’auditoire. Il citait plusieurs exemples, faisait de l’esprit. Voilà ce qui résultait approximativement de son discours.

L’homme terrestre a accompli toutes les tâches qu’il s’était proposées et se trouve sur le point de devenir l’homme galactique. Cent mille ans durant, l’humanité se faufilait dans une caverne exiguë, à travers des éboulements et des broussailles, elle périssait sous les chutes de pierres, se retrouvait dans des impasses, pourtant devant elle il y avait toujours le bleu, la lumière, le but. Nous voilà enfin sortis de cette gorge montagneuse sous un ciel d’azur et répandus sur la plaine. Oui, la plaine est grande, il y a de la place pour se répandre. Mais à présent nous pouvons voir que c’est une plaine et qu’au-dessus il y a le ciel. Une nouvelle dimension. Oui, il fait bon sur la plaine, on peut s’y livrer à cœur joie à la réalisation des P-abstractions. Et, apparemment, aucune force ne nous chasse vers le haut, dans la nouvelle dimension … Seulement un homme galactique n’est pas simplement un homme terrestre qui vit dans les étendues galactiques selon les lois de la Terre. C’est quelque chose de plus grand. Avec d’autres règles pour vivre, avec d’autres buts pour vivre. Cependant, nous ne connaissons ni ces règles, ni ces buts. Donc, au fond, il s’agit de formuler l’idéal d’un homme galactique. L’idéal d’un homme terrestre se bâtissait au long de milliers d’années sur l’expérience des ancêtres, sur celle des formes les plus diverses des organismes vivants de notre planète. Visiblement, il faut construire l’idéal d’un homme galactique sur l’expérience des formes de la vie galactique, sur l’expérience historique des différentes intelligences de la Galaxie. Pour l’instant nous ne savons même pas comment approcher ce problème, alors qu’il nous faut le résoudre et, avec ça, le résoudre de façon à réduire au minimum le nombre de victimes et d’erreurs éventuelles. L’humanité ne pose jamais devant elle de problèmes qu’elle n’est pas prête à résoudre. C’est profondément juste, mais c’est aussi très douloureux.

L’enregistrement se terminait également à la moitié d’un mot.

À franchement parler, cela avait du mal à se caser dans ma tête. Que venait faire là-dedans l’idéal galactique ? À mon avis, les gens dans le cosmos ne devenaient pas galactiques pour autant. Je dirais même le contraire : les gens apportaient dans le cosmos la Terre — le confort terrien, les normes terriennes, la morale terrienne. S’il en est ainsi, pour moi et pour tous mes amis l’idéal du futur c’est notre petite planète qui se propagerait jusqu’aux extrêmes limites de la Galaxie et ensuite, peut-être, encore plus loin. C’est à peu près dans cet esprit que je me mis à exposer à Maïka mes considérations, mais à ce moment nous remarquâmes que Wanderkhouzé était présent, probablement déjà depuis quelque temps, dans la cabine. Il se tenait debout, appuyé contre un mur, triturait ses favoris de lynx et nous observait avec l’expression méditativo-distraite d’un chameau. Je me levai et lui approchai une chaise.

— Merci, dit Wanderkhouzé, je préfère rester debout.

— Et vous, que pensez-vous à ce sujet ? s’enquit Maïka d’un ton belliqueux.

— À quel sujet ?

— Au sujet du progrès vertical.

Wanderkhouzé se tut un instant, puis soupira :

— Personne ne sait qui a découvert l’eau le premier, mais il est certain que ce ne sont pas les poissons.

Nous sombrâmes dans une réflexion intense. Puis Maïka s’illumina, leva un doigt et fit :

— Oh !

— Ce n’est pas de moi, protesta mélancoliquement Wanderkhouzé. C’est un très vieil aphorisme. Ça fait longtemps qu’il me plaît, mais je ne trouvais jamais d’occasion pour le placer. (Il se tut encore une minute, puis reprit :) à propos du journal de bord. Imaginez-vous que cette règle existait pour de bon.

— Quel journal de bord ? demanda Maïka. Que vient-il faire là-dedans ?

— Komov m’a prié de trouver des règles qui assignaient de détruire les journaux de bord, expliqua avec tristesse Wanderkhouzé.

— Et alors ? interrogeâmes-nous à l’unisson. Wanderkhouzé se tut à nouveau, puis esquissa un geste découragé.

— Je suis honteux. Il s’avère que cette règle existe. Plutôt, existait. Dans l’ancien « Code des instructions ». Elle ne figure pas dans le nouveau. Comment pouvais-je savoir ? Je ne suis pas historien …

Il s’absorba un long moment dans ses méditations. Maïka s’agita impatiemment.

— Oui, continua Wanderkhouzé. Voilà si l’on a un accident sur une planète inconnue habitée par des êtres intelligents, non-humanoïdes ou humanoïdes, ayant atteint un stade évident de civilisation mécanique, on est obligé de détruire l’ensemble des cartes cosmographiques et les journaux de bord.

Maïka et moi échangeâmes un regard.

— Ce pauvre diable, le commandant du Pélican, poursuivit Wanderkhouzé, devait être ferré dans les lois anciennes. Car cette règle a au moins, je pense, deux cents ans, on l’a inventée encore à l’aube de la navigation stellaire, inventée de pure pièce en essayant de tout prévoir. Seulement peut-on prévoir tout ? (Il soupira.) Bien sûr, on aurait pu deviner pourquoi un truc pareil est arrivé au journal de bord. Et voilà que Komov l’a deviné … Savez-vous comment il a réagi quand je le lui ai annoncé ?

— Non, dis-je. Comment ?

— Il a opiné et a passé à d’autres affaires, avança Maïka.

Wanderkhouzé lui jeta un coup d’œil admiratif.

— Juste ! s’exclama-t-il. Précisément opiné et précisément passé à d’autres affaires. À sa place, j’aurais jubilé une journée entière d’avoir été aussi perspicace.

— Qu’est-ce qui en résulte alors ? demanda Maïka. Donc, ou bien ce sont des non-humanoïdes, ou bien ce sont des humanoïdes, mais au stade de la civilisation mécanique. Je ne comprends rien. Tu comprends quelque chose, toi ? m’interrogea-t-elle.

Cette manière de Maïka de déclarer fièrement qu’elle ne comprend rien m’amuse beaucoup. Moi aussi, j’agis souvent de même.

— Ils se sont approchés du Pélican à bicyclette, proposai-je.

Maïka eut un geste impatient.

— La civilisation mécanique n’existe pas ici, marmonna-t-elle. Les humanoïdes n’existent pas ici non plus.

La voix de Komov retentit de l’intercom :

— Wanderkhouzé, Gloumova, Popov ! Je vous prie de venir au poste de pilotage.

— Ça commence ! commenta Maïka, bondissant sur ses pieds.

Nous fîmes irruption en bande dans le poste de pilotage. Komov se tenait près de la table et rangeait le translateur portatif dans son étui de plastique. D’après la position des commutateurs, le translateur était branché sur l’ordinateur de bord. Le visage de Komov avait l’air inhabituellement soucieux, curieusement humain, sans sa sempiternelle concentration glaciale dont nous avions notre dose.

— Je vais sortir, annonça-t-il. Premier C–Cours. Yakov, vous restez en tant que responsable. L’essentiel est d’assurer l’observation permanente et le travail sans trêve de l’ordinateur de bord. Vous m’informerez immédiatement si les aborigènes apparaissent. Je vous conseille de travailler devant les écrans panoramiques à tour de rôle. Stas, ça, ce sont mes radiogrammes. Envoyez-les aussi vite que possible. Je pense qu’il est superflu d’expliquer pourquoi personne ne doit quitter l’astronef. C’est tout. Au travail.

Je m’installai devant l’émetteur et me mis au travail. Komov et Wanderkhouzé parlaient à voix basse derrière mon dos. Maïka réglait les écrans panoramiques circulaires à l’autre bout du poste de pilotage. Je feuilletai les radiogrammes. Oui, pendant que nous nous livrions à la solution de nos problèmes philosophiques, Komov avait abattu un gros boulot. Pratiquement tous ses radiogrammes étaient des réponses. Faute d’avoir des indications précises, c’est moi qui établis une hiérarchie selon l’urgence.

ER-2, KOMOV–CENTRE, À GORBOVSKI. VOUS REMERCIE DE VOTRE AIMABLE PROPOSITION, NE ME CONSIDÈRE PAS EN DROIT DE VOUS ARRACHER À DES OCCUPATIONS PLUS IMPORTANTES, VOUS TIENDRAI AU COURANT DE TOUTES LES NOUVELLES.

ER-2, KOMOV–CENTRE, À BADER. SUIS OBLIGÉ DE REFUSER LE POSTE DE XENOLOGUE PRINCIPAL DU PROJET ARCHE-2. VOUS RECOMMANDE AMIREDJIBI.

ER-2, KOMOV–CENTRE DE PRESSE EUROPÉEN ? À DOMBINI. CONSIDÈRE COMME PRÉMATURÉE LA PRÉSENCE ICI DE VOTRE COMMENTATEUR SCIENTIFIQUE. VOUS PRIE DE VOUS ADRESSER POUR OBTENIR L’INFORMATION AU CENTRE, COMMISSION POUR LES CONTACTS.

Et ainsi de suite, dans le même esprit. Environ cinq autres radiogrammes étaient adressés à l’Informatoire Central. Ceux-là, je n’y compris rien.

Mon travail battait son plein lorsque le déchiffreur stridula de nouveau.

— D’où ? me demanda Komov de l’autre bout du poste de pilotage. Il se tenait à côté de Maïka et examinait les environs.

— « CENTRE, DÉPARTEMENT HISTORIQUE … » lus-je.

— Ah, enfin ! dit Komov, et il se dirigea vers moi.

— « PROJET ARCHE ER-2. À L’ATTENTION DE WANDERKHOUZÉ ET DE KOMOV. L’ASTRONEF QUE VOUS AVEZ DÉCOUVERT, NUMÉRO D’IMMATRICULATION TANT, EST UN VAISSEAU D’EXPÉDITION, LE PÉLERIN APPARTIENT AU PORT DEIMOS, EST PARTI LE DEUX JANVIER DEUX CENT TRENTE ET UN POUR UNE RECHERCHE LIBRE DANS LA ZONE « TZ ». LA DERNIÈRE INFORMATION A ÉTÉ REÇUE LE SIX MAI DEUX CENT TRENTE-QUATRE EN PROVENANCE DE LA RÉGION OMBRE. ÉQUIPAGE SEMIONOVA MARIE-LOUISE ET SEMIONOV ALEXANDRE PAVLOVITCH. DEPUIS LE VINGT ET UN AVRIL DEUX CENT TRENTE-TROIS ENCORE UN PASSAGER, SEMIONOV PIERRE ALEXANDROVITCH. ARCHIVES DU PÉLERIN …

Il y avait encore quelque chose, mais soudain Komov rit dans mon dos, et je me tournai vers lui, stupéfait. Komov riait, Komov rayonnait.

— C’est ce que je pensais ! s’exclama-t-il, triomphant, tandis que nous le regardions tous bouche-bée. C’est ce que je pensais ! C’est un homme ! Vous comprenez, les gars ? C’est un homme !

Загрузка...