Aussi étonnant que cela puisse paraître, je dormis d’un sommeil de plomb. Le lendemain matin, comme d’habitude, je me levai une demi-heure avant les autres, courus à la cuisine regarder où en était le petit déjeuner, fonçai au poste de pilotage jeter un œil sur mes gamins et ensuite bondis dehors faire ma gymnastique. Le soleil se cachait encore derrière les montagnes, mais il faisait déjà complètement jour et très froid. Mes narines collaient, mes cils gelaient par paquets, j’agitais les bras de toutes mes forces, m’accroupissais et, bref, me dépêchais d’en finir pour regagner le vaisseau. C’est alors que je vis Komov. Ce jour-là il avait dû se lever avant moi pour aller quelque part et à présent rentrait du côté du chantier de construction. Contrairement à son habitude, il marchait sans se presser, comme absorbé par ses méditations et, dans sa distraction, tapotait sa jambe avec une branchette. Je terminais ma gymnastique lorsqu’il s’approcha de moi et me salua. Je lui rendis, naturellement, sa salutation et allais plonger dans la trappe quand il m’arrêta :
— Dites-moi, Popov, quand vous restez seul ici, vous éloignez-vous de l’astronef ?
— Comment ça ?
Je fus surpris, moins par sa question que par le fait même que Guénnadi Komov condescendait à manifester de l’intérêt pour mon emploi du temps. Mes sentiments envers Guénnadi Komov étaient complexes. Je ne l’aimais pas beaucoup.
— Allez-vous quelque part ? Vers le marécage, par exemple, ou vers les collines …
Je déteste cette façon de parler avec quelqu’un en jetant ses regards n’importe où sauf sur l’interlocuteur. Surtout quand on porte une chaude pelisse à capuche tandis que l’autre n’a qu’un petit survêtement enfilé à même la peau. Mais, cela étant, Guénnadi Komov c’est Guénnadi Komov et, encerclant mes épaules de mes bras et dansottant sur place, je répondis :
— Non. Le temps me manque déjà bien assez. Pas question de se promener.
Là il daigna enfin remarquer que j’étais en train de geler et m’indiqua la trappe de sa baguette « Je vous en prie. Il fait froid. » Toutefois, dans le caisson il m’arrêta de nouveau :
— Et les robots, s’éloignent-ils du chantier ?
— Les robots ? (Je n’arrivais toujours pas à voir où il voulait en venir.) Non. Pourquoi s’éloigneraient-ils ?
— Eh bien, je ne sais pas … Mettons, pour chercher le matériau de construction.
Il appuya soigneusement sa branchette contre le mur et se mit à déboutonner sa pelisse. Je commençai à me fâcher. Si d’une façon ou d’une autre il avait eu vent des à-coups dans mon système de construction, premièrement ça ne le concernait pas et deuxièmement il pouvait m’en parler franchement. Qu’est-ce que c’est que cet interrogatoire, à la fin …
— Le matériau de construction pour un cybersystème de ce type est celui qui se trouve sous les pieds du cybersystème en question, prononçai-je aussi sèchement que possible. Dans le cas présent, c’est le sable.
— Et les cailloux, ajouta-t-il, désinvolte, en accrochant sa pelisse.
Là, il marqua un point. Mais cela ne le regardait décidément pas, et je répliquai avec défi :
— Oui ! Les cailloux aussi s’il y en a.
Pour la première fois il me fixa dans les yeux.
— Je crains que vous m’ayez mal compris, Popov, prononça-t-il avec une douceur inattendue. Je n’ai pas l’intention de me mêler de votre travail. Simplement certaines choses m’ont rendu perplexe, et je me suis adressé à vous, puisque vous êtes l’unique personne susceptible de m’éclairer.
Quand on est gentil avec moi, moi aussi, je suis gentil.
— En fait, les cailloux leur sont inutiles, dis-je. Hier mon système a un peu cloché, et les robots ont jeté ces cailloux sur tout le chantier. Qui sait pourquoi ils en ont eu besoin ! Ensuite, naturellement, ils les ont enlevés.
Il opina.
— Oui, je l’ai remarqué. Et qu’est-ce qui ne marchait pas ?
Je lui racontai en deux mots la journée de la veille, sans entrer, bien entendu, dans des détails intimes. Il écoutait, hochait la tête, puis il s’empara de sa branchette, me remercia pour mes explications et s’en alla. Ce n’est qu’au mess, en train d’engloutir du porridge au lait froid, que je me rendis compte que je ne savais toujours pas ce qui avait plongé dans la perplexité le disciple chéri du Dr Mboga et dans quelle mesure j’avais réussi à l’en sortir. Si tant est que j’eusse réussi. Je m’arrêtai de manger et regardai Komov. Non, apparemment je ne lui avais été d’aucune aide.
Généralement, Guénnadi Komov a l’air d’un homme détaché de ce monde. Il guette éternellement on ne sait quoi derrière des horizons lointains, absorbé dans ses pensées à lui, diablement élevées. Il redescend sur terre si quelqu’un ou quelque chose, par hasard ou intentionnellement, devient un obstacle pour ses recherches. Alors, d’une main qui ne tremble pas, souvent avec une dureté impitoyable, il élimine l’obstacle et remonte à son Olympe. En tout cas, c’est ce qu’on raconte sur lui et, en vérité, il n’y a là rien d’exceptionnel. Lorsqu’un homme s’occupe de psychologie extraterrestre, et, de surcroît, s’en occupe avec succès, se bat en première ligne et ne se ménage absolument pas ; lorsque, cela étant, il est, à ce qu’on dit, un des plus éminents « futurmaîtres » de la planète, on lui pardonne beaucoup, on réagit à ses manières avec une certaine indulgence. Finalement, tout le monde ne peut pas être aussi charmant que Gorbovski ou le Dr Mboga.
D’autre part, ces derniers jours, il m’était fréquemment revenu à l’esprit, avec étonnement et amertume, les récits extasiés de Tatiana qui avait travaillé aux côtés de Komov une année entière. Elle était, semble-t-il, amoureuse de lui, dont elle parlait comme d’un homme d’une sociabilité rare, doté d’un sens de l’humour infiniment subtil et ainsi de suite. D’ailleurs, elle l’appelait l’âme de leur assemblée. Je n’arrivais pas à m’imaginer une assemblée qui aurait une telle âme.
Donc, Guénnadi Komov m’avait toujours paru un homme éloigné des choses de ce monde. Mais ce jour-là, pendant le petit déjeuner, il se surpassa. Il saupoudrait généreusement sa nourriture de sel, goûtait et renvoyait distraitement son assiette dans le vide-ordures. Il confondait la moutarde avec le beurre. Il en couvrait un toast sucré, mangeait un morceau et l’expédiait sur les traces de l’assiette. Il ne prêtait aucune attention aux questions de Wanderkhouzé, en revanche, il se colla comme une sangsue à Maïka, la harcelant pour savoir si, lors des prises de vues, Wanderkhouzé et elle restaient ensemble ou s’il leur arrivait de se séparer. Autre détail de temps en temps, il se mettait à regarder autour de lui avec nervosité ; une fois il bondit soudain sur ses pieds, courut dans le couloir, demeura absent quelques minutes et revint, mine de rien, pour étaler de nouveau cette malheureuse moutarde sur ses toasts jusqu’à ce qu’on la lui enlevât carrément.
Maïka également était nerveuse. Elle répondit d’une façon saccadée, ne quittait pas des yeux son assiette et ne sourit pas de tout le repas. Je comprenais ce qui lui arrivait, à elle. À sa place, moi aussi, je me sentirais nerveux devant une telle entreprise. En fin de compte Maïka avait mon âge, bien que son expérience du travail fût beaucoup plus grande ; seulement cette expérience différait complètement de celle dont elle allait avoir besoin ce jour-là.
Bref, Komov était indiscutablement nerveux, Maïka de même ; à force de les observer Wanderkhouzé se mit à son tour à manifester certains signes d’inquiétude, et il me devint clair que soulever maintenant la question de ma participation à la future enquête aurait été résolument déplacé. Je compris que j’avais devant moi une journée entière de travail remplie de silence et de vide et je succombai à l’énervement général. L’atmosphère autour de la table devint épaisse à couper au couteau. Alors Wanderkhouzé, en tant que commandant du vaisseau et médecin, décida de l’alléger. Il renversa sa tête en arrière, propulsa sa mâchoire en avant et nous jeta un long regard par-dessus son nez. Ses favoris de lynx s’ébouriffèrent. Pour commencer, il raconta quelques histoires sur la vie quotidienne des pilotes stellaires. Les histoires étaient vieilles, rebattues ; je me forçais à sourire, Maïka ne réagissait pas du tout ; Komov, lui, réagissait d’une façon étrange. Il écoutait attentivement et sérieusement et opinait dans les passages de bravoure, puis il contempla méditativement Wanderkhouzé et prononça, imposant :
— Vous savez, Yakov, de petits pinceaux de poils à vos oreilles iraient très bien avec vos favoris.
C’était bien dit, et dans d’autres circonstances je me serais réjoui de ce bon mot, mais sur le coup cela me parut manquer de tact. Cependant, Wanderkhouzé fut, apparemment, d’un avis contraire. Il ricana, suffisant, gonfla ses favoris — d’abord celui de gauche, puis celui de droite — d’un doigt replié et nous raconta encore une histoire :
— Un Terrien débarque sur une certaine planète civilisée, entre en contact avec les aborigènes et leur propose ses services en tant que plus grand spécialiste de la Terre pour la construction et l’exploitation des moteurs à mouvement perpétuel du premier type. Naturellement, les aborigènes boivent les paroles de l’émissaire d’une Superintelligence et, suivant ses instructions, se mettent immédiatement au travail. La construction se termine. Le moteur perpétuel ne marche pas. Le Terrien tourne des roues, rampe parmi une forêt de tiges et de pignons dentés et rouspète que rien n’a été exécuté comme il le fallait. « Votre technologie, dit-il, est arriérée, il faut complètement refaire ces centres-là, quant à ceux-ci, les remplacer par d’autres, qu’en pensez-vous ? » Les aborigènes ne peuvent pas refuser. Ils commencent comme un seul homme à tout faire et à tout remplacer. Ils viennent d’achever leur tâche lorsque arrive soudain de la Terre un vaisseau-ambulance. Les infirmiers s’emparent de l’inventeur, lui injectent un médicament adéquat, le docteur présente ses excuses aux aborigènes, et le vaisseau s’en va. Cafardeux et gênés, n’osant pas se regarder dans les yeux, les aborigènes sont sur le point de rentrer chez eux, et c’est là qu’ils constatent que le moteur marche. Oui, mes amis, le moteur s’est mis à fonctionner et il fonctionne encore maintenant, depuis cent cinquante ans.
Cette histoire sans prétention me plut. On voyait clairement que Wanderkhouzé l’avait inventée lui-même et, très probablement, juste à l’instant. À mon immense étonnement, Komov l’aima aussi. Dès le milieu du récit, il cessa de fouiller la table du regard à la recherche de la moutarde, fixa Wanderkhouzé et, jusqu’à la fin, ne le quitta plus de ses yeux plissés. Puis il se prononça dans le sens que l’idée de l’irresponsabilité d’un des partenaires du contact lui semblait théoriquement intéressante.
— En tout cas, jusqu’à présent, la théorie générale du contact n’a pas tenu compte d’une telle éventualité, encore qu’au début du XXIe siècle un certain Strauch eût avancé la suggestion d’inclure des Schizoïdes dans les équipages des vaisseaux cosmiques. Déjà à l’époque on savait que les types schizoïdes possédaient la faculté nettement prononcée de faire des associations impartiales là où un homme normal entouré d’un chaos de phénomènes jamais vus cherche plus ou moins involontairement à trouver un repère familier, connu, un stéréotype, un schizoïde, bien au contraire, ne se limitant pas à voir les choses comme elles sont, se montre capable de créer de nouveaux stéréotypes découlant directement de la nature secrète du chaos en question. À propos, continua Komov, s’enflammant petit à petit, cette faculté se révèle extrêmement commune à l'ensemble des représentants schizoïdes des intelligences les plus diverses. Et puisque en théorie on ne peut absolument pas exclure la possibilité que l’objet du contact soit précisément un individu schizoïde, et puisque la schizophrénie non détectée à temps risque, lors d’un contact, de porter à des conséquences gravissimes, le problème que vous avez abordé, Yakov, semble digne d’une certaine attention scientifique.
Wanderkhouzé ricana et déclara qu’il offrait cette idée à Komov, puis rappela qu’il était temps de partir. À ces mots, Maïka, qui, en proie au plus vif intérêt, écoutait Komov, la bouche entrouverte, se fana immédiatement. Moi aussi, je me fanai immédiatement : tout ce discours sur les schizoïdes avait éveillé en moi des pensées déplaisantes. Il se produisit ensuite le fait suivant : Wanderkhouzé et Maïka étaient déjà sortis du mess ; Komov, lui, s’attarda sur le seuil ; soudain, il me prit fermement par le coude et, fouillant d’une façon passablement terrifiante et appuyée mon visage de ses froids yeux gris, il prononça rapidement à voix basse :
— Vous ne me paraissez pas être en forme, Stas. Il s’est passé quelque chose ?
Je restai baba, littéralement scié par la perspicacité véritablement surnaturelle de ce spécialiste des schizoïdes. Néanmoins, je réussis sur-le-champ à me reprendre en main. L’instant était bien trop décisif pour moi. Je m’écartai et demandai avec une stupéfaction incommensurable :
— De quoi parlez-vous, Guénnadi Youriévitch ?
Son regarda parcourait toujours mon visage ; il reprit, encore plus bas et plus vite :
— Vous avez peur de vous retrouver seul ?
Je me tenais déjà bien en selle.
— Peur ? répétai-je. Ça, c’est un peu exagéré, Guénnadi Youriévitch. Je ne suis quand même pas un enfant …
Il lâcha mon coude.
— Et si vous veniez avec nous ?
Je haussai les épaules.
— Ce serait très volontiers. Mais hier j’ai eu des problèmes. Il vaut mieux que je reste, je pense.
— Bon, bon ! fit-il avec une expression indéfinissable, se tourna brusquement et sortit.
Je traînai quelque temps dans le mess pour finir de récupérer. La confusion régnait dans ma tête, néanmoins je me sentais comme après un examen réussi.
Ils agitèrent leurs bras en guise d’au revoir et s’envolèrent ; moi, je ne les accompagnai même pas des yeux. Je regagnai sur-le-champ le vaisseau, choisis deux cristallophones, en armai mes deux oreilles et plongeai dans le fauteuil devant mon tableau de commande. Je surveillais le travail de mes gamins, lisais, recevais des radiogrammes, conversais avec Vadik et Ninon (il était consolant de découvrir que chez Vadik aussi jouait une musique assourdissante). J’entrepris le ménage des locaux, composai un menu luxueux tenant compte de la nécessité de restaurer nos forces morales — et cela dans un tintamarre, un tintement, un hululement de flûtes et un miaulement des nécophones. En un mot, consciencieusement, impitoyablement, avec profit pour moi et les autres, je tuais le temps. Et pendant que je tuais tout ce temps, une pensée poignante me torturait sans répit : comment Komov avait-il appris ma faiblesse et qu’envisageait-il de faire à ce sujet ? Il me mettait dans une impasse. Sa perplexité née après son expédition au chantier, son discours sur les schizoïdes, son intermède étrange à la porte du mess … Zut de zut, il m’avait bel et bien proposé de venir avec eux : à l’évidence il craignait de me laisser seul ! Serait-ce aussi visible ? Pourtant, Wanderkhouzé, lui, n’avait rien remarqué.
La majeure partie de ma journée de travail passa dans ce genre de méditations. À quinze heures, beaucoup plus tôt que je l’attendais, le glider rentra. J’eus juste le temps d’arracher les cristallophones de mes oreilles et de les planquer avant que toute la compagnie fasse irruption dans le vaisseau. Je les accueillis dans le caisson avec une amabilité mesurée, soigneusement réfléchie, ne leur posai aucune question sur le fond du sujet et m’enquis seulement si quelqu’un désirait se restaurer. J’ai peur, il est vrai, d’avoir, après six heures de tintamarre et de tintement, parlé un peu fort, car Maïka qui, à ma grande joie, semblait être dans un état satisfaisant, me contempla avec un certain étonnement. Quant à Komov, il m’examina des pieds à la tête et, sans un mot, disparut aussitôt dans sa cabine.
— Se restaurer ? prononça pensivement Wanderkhouzé. Tu sais, Stas, je vais m’installer au poste de pilotage pour écrire le rapport d’enquête. Tu pourrais peut-être en passant m’apporter un petit verre de quelque chose de tonifiant, ce serait bien, qu’en penses-tu ?
Je dis que je le lui apporterais, Wanderkhouzé s’en alla, Maïka et moi nous rendîmes au mess des officiers où je remplis deux verres d’une boisson tonifiante. J’en donnai un à Maïka et portai l’autre à Wanderkhouzé. Quand je réintégrai le mess, Maïka y rôdait, le verre à la main. Oui, elle était nettement plus calme que ce matin, cependant je sentais en elle je ne sais quelle tension, crispation, et je lui demandai pour l’aider à se détendre :
— Alors, où ça en est avec le vaisseau ?
Maïka but une bonne gorgée, lécha ses lèvres et, regardant quelque part à côté de moi, répondit :
— Tu vois, Stas, tout ça n’est pas par hasard.
J’attendis la suite, mais elle se taisait.
— Qu’est-ce qui n’est pas par hasard ?
— Tout ça ! Elle fit un geste vague de sa main qui tenait le verre. C’est un monde castré. Tombé en quenouille. Souviens-toi de mes paroles ce vaisseau ne s’est pas écrasé par hasard, nous non plus ne l’avons pas trouvé par hasard. En un mot, notre entreprise, ce projet, tout se cassera la figure sur cette charmante planète ! (Elle termina son vin et posa le verre sur la table.) Les règles élémentaires de sécurité ne sont pas observées, la plupart des gens qui travaillent ici sont des petits jeunes comme toi, comme moi aussi, d’ailleurs … Et uniquement parce que cette planète est biologiquement passive. Mais s’agit-il seulement de cela ? N’importe quel homme doté d’un flair ordinaire sent ici dès la première heure quelque chose qui cloche. Autrefois, en cet endroit, il y avait la vie, puis une étoile s’est embrasée, et tout a été fini en un clin d’œil … Biologiquement passive ? Oui ! En revanche, nécrotiquement active. Pantha ne manquera pas de devenir pareille dans je ne sais combien d’années. Des arbres biscornus, une herbe chétive, et les alentours imbibés de morts anciennes. L’odeur de la mort, tu comprends ? Pire que ça l’odeur de l’ex-vie ! Non, Stas, tu te souviendras de ce que je te dis : aucun Panthien ne s’acclimatera ici, ils ne connaîtront ici aucune joie. Une nouvelle maison pour une humanité entière ? Non, pas une nouvelle maison. Un vieux château peuplé de revenants …
Je tressaillis. Elle le remarqua, interpréta ma réaction incorrectement.
— Ne t’inquiète pas, fit-elle avec un sourire triste. Je vais parfaitement bien. Simplement, j’essaie d’exprimer mes sensations et mes pressentiments. Je vois que tu ne pourras pas me comprendre, pourtant réfléchis toi-même à ce que sont ces pressentiments si de ma bouche ne sortent que de jolis termes du genre nécrotique, revenants …
Elle refit quelques pas dans le mess, s’arrêta devant moi et enchaîna :
— Bien sûr, d’un autre côté la planète possède des paramètres magnifiques, rarissimes. L’activité biologique est pratiquement nulle, l’atmosphère, l’hydrosphère, le climat, la balance thermique — tout est comme sur commande pour le projet Arche. Mais je te donne ma tête à couper qu’aucun organisateur de cette entreprise ne s’est déplacé ; et même à supposer que quelqu’un soit venu, il faut croire qu’il n’avait pas une ombre de flair pour ce qui est de la vie, si j’ose m’exprimer ainsi … C’est compréhensible ces vieux loups du cosmos couverts de la tête aux pieds de cicatrices, ils en ont traversé des enfers … leur flair pour ce qui est du danger matériel est fabuleux ! En revanche, pour cela … (Elle claqua des doigts et alla jusqu’à faire une grimace, la pauvre, dans l’impossibilité de trouver les mots justes.) Au demeurant, je n’en sais rien. Il se peut que l’un d’eux ait senti quelque chose de louche, mais comment l’expliquer à ceux qui n’ont jamais été ici ? Toi, au moins, comprends-tu à peu près ce que je veux dire ?
Elle me scrutait de ses yeux verts, et moi, j’hésitais. Finalement, je mentis :
— Pas tout à fait. Tu as sûrement raison sur certains points …
— Tu vois, même toi, tu ne comprends pas. Bon, assez parlé de ça. Elle s’assit à table devant moi, pointa soudain un doigt dans ma joue et rit : j’ai vidé mon sac, je me sens mieux maintenant. Avec Komov pas question de confidences, je n’ai pas besoin de te le rappeler ; quant à Wanderkhouzé, devant lui il vaut mieux la boucler — il te ferait pourrir dans la section médicale …
La tension qui la paralysait, comme moi, d’ailleurs, tomba aussitôt, et notre conversation dégénéra en une jacasserie légère. Je me plaignis des ennuis de la veille avec mes robots, racontai que Vadik s’était baigné seul dans tout un océan et demandai comment ça allait du côté de l’intendance. Maïka répondit qu’ils avaient repéré quatre endroits pour des campements, de bons endroits, en principe, et que si le reste allait aussi bien, n’importe quel Panthien passerait volontiers sa vie ici, mais du moment que cette entreprise était vouée à l’échec, il ne servait à rien d’épiloguer dessus. Je signalai à Maïka qu’elle se distinguait par sa nature sceptique et que ce scepticisme ne se justifiait pas toujours, loin de là. Elle protesta en disant qu’il ne s’agissait plus de sa nature sceptique mais du scepticisme de la nature et que moi, j’étais un blanc-bec, une patate qui devrait se tenir devant elle, une personne expérimentée, à carreaux. Alors je lui objectai qu’une personne véritablement expérimentée ne se mettrait jamais à contredire un cybertechnicien, parce que le cybertechnicien représente à bord d’un vaisseau l’axe autour duquel tourne, en fait, toute la vie. Maïka nota que la plupart des axes de rotation sont, au fond, une notion imaginaire, ne dépassant pas l’endroit géométrique des points … Ensuite nous nous mîmes à discuter pour savoir s’il existe une différence entre les notions « axe de rotation » et « pivot de rotation » ; bref, nous jacassions, et cela devait, je pense, avoir l’air charmant. Toutefois, j’ignorais à quoi Maïka était en train de réfléchir ; quant à moi, en second plan, je me demandais s’il ne me fallait pas entreprendre sur-le-champ la vérification de l’ensemble des systèmes garantissant notre sécurité. Il est vrai que ces systèmes avaient été prévus pour détecter un danger biologique, et l’on ne pouvait pas affirmer s’ils resteraient valables pour la détection d’un danger nécrotique, mais à qui se lève matin Dieu prête la main, le renard qui dort la matinée n’a pas la gueule emplumée et, pour conclure, qui va lentement va sûrement.
En un mot, quand Maïka commença à bâiller et à se plaindre du manque de sommeil, je l’envoyai faire un petit somme avant le déjeuner, me rendis aussitôt à la bibliothèque, y trouvai un dictionnaire alphabétique et lus ce que signifiait le terme « nécrotique ». L’explication produisit sur moi une impression pénible, et je décidai d’attaquer la vérification sans tarder. Avant, il est vrai, je courus au poste de pilotage pour voir comment travaillaient mes gamins et y tombait sur Wanderkhouzé précisément au moment où il ramassait soigneusement en une petite pile bien rangée son rapport d’enquête.
— Je vais le porter à Komov, annonça-t-il en me voyant, puis je le montrerai à Maïka et ensuite, on en discutera, qu’en penses-tu ? Tu veux que je t’appelle ?
Je dis oui et lui fis savoir que je serais dans la section de sécurité. Il me regarda avec curiosité, mais sortit sans commentaire.
Je fus appelé environ deux heures plus tard. Wanderkhouzé m’informa par l’intercom que les membres de la commission avaient lu le rapport et demanda si je n’avais pas envie de le lire. J’aurais, naturellement, aimé le faire, seulement j’étais en pleine vérification, le gardien-éclaireur éventré à moitié, je bossais à toute vapeur ; je répondis, donc, que je ne le lirais probablement pas et ajoutai que je viendrais à la discussion dès que j’aurais terminé mon travail.
— J’en ai encore pour une heure, précisai-je, déjeunez sans moi.
Quand j’arrivai au mess, le déjeuner était fini et la discussion déjà commencée. Je me versai du potage, m’assis à part et me mis à manger en écoutant.
— Je ne peux pas accepter l’hypothèse de météorites sans formuler aucune réserve, déclara avec reproche Wanderkhouzé. Les Pélicans sont parfaitement protégés contre un choc de météorite, Guénnadi. Le vaisseau aurait simplement dévié le coup.
— Je n’en disconviens pas, répliqua Komov, regardant la table avec une grimace de dégoût. Supposez, néanmoins, que l’attaque de météorite ait eu lieu au moment de la sortie de l’astronef du subespace …
— Oui, bien sûr, approuva Wanderkhouzé. Dans ce cas-là, oui. Mais la probabilité …
— Vous m’étonnez, Yakov. Le principal moteur de vol est entièrement détruit. Il y a un énorme trou de part en part du vaisseau avec les traces d’une forte atteinte thermique. Il me semble que tout homme normal doit bien penser que cela ne peut être qu’une météorite.
Wanderkhouzé avait l’air on ne peut plus malheureux.
— Bon … d’accord, fit-il. Acceptons votre version. Simplement, vous ne comprenez pas, Guénnadi, vous n’êtes pas un pilote interstellaire. Vous ne comprenez pas à quel point c’est peu probable. Juste au moment de l’émergence du subespace, une météorite énorme, avec une énergie énorme … Je ne sais vraiment pas à quoi je peux comparer cela du point de vue de l’improbabilité !
— Admettons. Que proposez-vous ?
Wanderkhouzé promena son regard à la ronde en cherchant du soutien et, ne l’ayant pas trouvé, dit :
— Bon, admettons. Cependant j’insiste quand même pour que le texte soit rédigé au conditionnel. « Les faits mentionnés obligent à supposer … »
— « À conclure », rectifia Komov.
— « À conclure » ? (Wanderkhouzé se renfrogna.) Mais non, Guénnadi, de quelle conclusion peut-il s’agir ? C’est une supposition ! « obligent à supposer que le vaisseau aurait été détruit par une météorite de haute énergie au moment de sa sortie du subespace. » Voilà. Je vous suggère d’approuver.
Komov réfléchit quelques secondes, crispant les mâchoires, puis émit :
— Entendu. Passons à la rectification suivante.
— Une petite minute, objecta Wanderkhouzé. Et toi, Maïka ?
Maïka haussa les épaules.
— À franchement parler, je ne sens pas la différence. En principe je suis d’accord.
— La rectification suivante, enchaîna impatiemment Komov. Nous n’avons pas besoin de demander l’avis de la base sur ce que nous devons faire avec des dépouilles. En règle générale, cette question n’a pas sa place dans un rapport d’enquête. Il faut envoyer un radiogramme spécial précisant que les dépouilles des pilotes, déjà déposées dans des containers et enduites de verroplaste, seront bientôt expédiés à la base.
— Mais … commença Wanderkhouzé, l’air déconcerté.
— Je m’en occuperai demain, l’interrompit Komov. Personnellement.
— Il faudrait peut-être les enterrer ici ? proposa Maïka à voix basse.
— Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit aussitôt Komov. Toutefois, dans des cas semblables, les dépouilles sont généralement expédiées sur la Terre … Comment ? se tourna-t-il vers Wanderkhouzé.
Wanderkhouzé qui avait ouvert la bouche pour parler secoua la tête :
— Rien.
— En un mot, résuma Komov, je suggère d’exclure cette question du rapport. Êtes-vous d’accord, Yakov ?
— Après tout, oui. Et toi, Maïka ?
Maïka hésitait, et je la comprenais. La discussion se déroulait d’une façon trop impersonnelle. Il est vrai que je ne sais pas comment cela doit se passer, mais à mon avis de telles questions ne peuvent pas être résolues par un vote.
— Parfait, commenta Komov comme si de rien n’était. Passons maintenant aux causes et circonstances de la mort des pilotes. L’acte d’autopsie et la documentation photographique me satisfont pleinement. Quant au texte, je propose de le formuler de la manière suivante : « La disposition des cadavres prouve que la mort des pilotes est survenue par suite de collision de l’astronef avec la surface de la planète. L’homme est décédé avant la femme, après avoir eu juste le temps d’effacer le journal de bord. Il n’était plus en mesure de quitter son fauteuil de navigation. La femme, en revanche, est restée en vie encore quelques minutes et a tenté de quitter le vaisseau. La mort l’a surprise alors qu’elle se trouvait déjà dans le caisson. » Plus loin on reprend votre texte.
— Hum … fit Wanderkhouzé, fortement dubitatif. Ne serait-ce pas trop catégorique, qu’en pensez-vous, Guénnadi ? Si on s’en tient à l’acte d’autopsie auquel vous ne voyez rien à redire, la pauvre était tout simplement incapable de ramper jusqu’au caisson.
— Néanmoins, elle s’y est retrouvée, riposta froidement Komov.
— Précisément cette circonstance … commença Wanderkhouzé d’un ton pénétré, les mains serrées contre sa poitrine.
— Écoutez, Yakov, l’interrompit Komov. Personne ne sait ce dont est capable un être humain placé dans des conditions critiques. Surtout une femme. Rappelez-vous l’histoire de Martha Priestley. Celle de Kolesnitchenko. Rappelez-vous l’Histoire en général, Yakov.
Un silence s’établit. Wanderkhouzé, l’air malheureux, tirait impitoyablement sur ses favoris.
— Moi, justement, je ne suis pas le moins du monde étonnée par le fait qu’elle se soit retrouvée dans le caisson, remarqua Maïka. Une chose que je ne comprends pas, en revanche, c’est pourquoi le journal de bord a été effacé. Il y a eu une collision, n’est-ce pas, il était en train de mourir …
— Ça, au contraire … avança Wanderkhouzé, indécis. Ça peut arriver. Il agonisait, il fouillait le tableau de bord avec ses mains, il a accroché la clé …
— La question du journal de bord est placée dans le paragraphe des faits à souligner particulièrement, intervint Komov. Personnellement, je pense que ce mystère ne sera jamais éclairci … Si, toutefois, c’est un mystère et pas un concours soudain de circonstances. Continuons. (Il feuilleta rapidement les documents éparpillés devant lui.) À vrai dire, je n’ai plus de remarques. Apparemment, la microflore et la microfaune terrestres ont péri, en tout cas, il n’y en a pas de traces … Bien … Leurs papiers personnels. Les étudier n’est pas notre affaire, en plus ils sont dans un tel état que nous ne ferions que les gâcher. Demain j’assumerai leur conservation et les apporterai ici … Oui ! Popov, nous avons quelque chose qui vous concerne. Connaissez-vous l’équipement cybernétique des vaisseaux du type Pélican ?
— Oui, bien sûr, répondis-je, repoussant hâtivement mon assiette.
— S’il vous plaît. (Il me jeta une feuille de papier.) C’est l’inventaire des cybermécanismes que nous avons trouvés. Vérifiez s’ils sont au complet.
Je pris l’inventaire. Les autres me regardaient dans l’expectative.
— Oui, confirmai-je, à première vue tout est là. Même les éclaireurs d’initiation. En général il en manque toujours quelques-uns … En revanche, ça, je ne comprends pas. Qu’est-ce que c’est « Robot de réparation remonté en dispositif de couture ? »
— Yakov, expliquez-lui, lança Komov. Wanderkhouzé renversa la tête en arrière et avança sa mâchoire.
— Tu vois, Stas, prononça-t-il, comme en méditant.
Il est difficile de l’expliquer vraiment. Simplement c’est un cyber de réparation transformé en un dispositif de couture. Un dispositif qui coud, tu vois ? L’un d’eux, probablement la femme, avait un dada un peu singulier.
— Ah, fis-je, surpris. C’est sûr que c’était un cyber de réparation ?
— Sans le moindre doute.
— Dans ce cas, c’est complet. (Je rendis l’inventaire à Komov.) Ça arrive fort rarement. Il faut croire qu’ils n’ont jamais débarqué sur des planètes difficiles.
— Merci, dit Komov. Quand le rapport sera réécrit au net, je vous demanderai de signer le paragraphe concernant le coulage du matériel cybernétique périmé.
— Mais il n’y a pas de coulage, protestai-je.
Komov ne me prêta aucune attention. Wanderkhouzé commenta :
— Ce n’est que le titre du paragraphe : « Coulage du matériel cybernétique périmé. » Tu marqueras qu’il n’y en a pas eu.
— Bon … (Komov rassembla en une pile ses papiers dispersés.) À présent, je vous serai très reconnaissant, Yakov, de ranger tout cela définitivement, nous signerons et on pourra l’envoyer par la radio dès aujourd’hui. Si personne n’a rien à ajouter, je m’en vais.
Personne n’avait rien à ajouter, et il s’en alla. Wanderkhouzé se leva avec un gros soupir, soupesa sur sa paume la pile des feuilles du rapport, nous regarda, la tête rejetée en arrière, et s’en alla à son tour.
— Wander n’est pas content, c’est sûr, notai-je, me servant du ragoût.
— Moi non plus, je ne suis pas contente, répondit Maïka. Ça s’est passé … comment dirais-je … d’une manière indigne. Je ne peux pas l’exprimer, c’est probablement enfantin de ma part, naïf … cependant il doit quand même … il doit quand même y avoir une minute de silence … Et là, on a bâclé en deux coups de cuillère à pot disposition des dépouilles, coulage du matériel cybernétique périmé, paramètres topographiques … Zut ! Comme si on était à l’école à un cours pratique …
Je partageais entièrement son opinion.
— Komov ne laisse personne ouvrir la bouche ! reprit-elle méchamment. Pour lui tout est clair, tout est évident, mais en réalité rien n’est si clair. Ni avec la météorite, ni, à plus forte raison, avec le journal de bord. D’ailleurs, je ne le crois pas quand il affirme y voir si clair que ça ! À mon avis il a quelque chose derrière la tête, Wander aussi l’a compris, seulement il ne sait pas comment le pincer … ou, peut-être, considère-t-il que ce n’est pas important …
— C’est possible que cela n’ait pas grande importance, effectivement, marmonnai-je, indécis.
— Je ne prétends pas que c’est important ! protesta Maïka. Simplement je n’aime pas le comportement de Komov. Je ne le suis pas. Et, d’une façon générale, il ne me plaît pas ! On m’a tellement rebattu les oreilles à son sujet et maintenant voilà que je compte les jours qui me restent à travailler avec lui … De ma vie je ne travaillerai plus jamais avec cet homme !
— Allons, il n’y en a plus pour longtemps, fis-je, conciliant. Une vingtaine de jours au maximum …
Sur ces paroles nous nous séparâmes. Maïka alla mettre de l’ordre dans ses prises de dimensions et ses croquis d’intendance ; moi, je me rendis au poste de pilotage où une petite surprise m’attendait : Tom annonçait que la pose des fondations était terminée et me proposait de venir examiner le travail. Je jetai ma pelisse sur mes épaules et courus sur le chantier.
Le soleil s’était déjà couché, le crépuscule s’épaississait. Quel étrange crépuscule ici d’un violet sombre comme de l’encre. Pas de lune ; en revanche, une intense aurore boréale et pas n’importe laquelle ! Des panneaux gigantesques d’une lumière irisée flottaient silencieusement au-dessus de l’océan noir, s’enroulaient et se déroulaient, frémissaient et tressaillaient comme agités par le vent, miroitaient de blanc, de vert, de rose et soudain s’obscurcissaient instantanément, laissant dans les yeux des taches multicolores troubles. Puis ils réapparaissaient et alors s’évanouissaient les étoiles, s’évanouissait le crépuscule, tout alentour se prenait des couleurs anormales, mais d’une pureté absolue — le brouillard au-dessus du marécage devenait rouge et bleu, l’iceberg au loin scintillait, tel un roc d’ambre, et des ombres verdâtres filaient à une vitesse fulgurante le long de la plage.
Frottant férocement mes joues et mon nez qui gelaient, j’inspectai les fonctions dans cette lumière splendide. Tom qui ne me quittait pas d’une semelle m’annonçait, serviable, les chiffres indispensables, et quand la lueur s’éteignait, il allumait, tout aussi serviable, ses projecteurs. Il régnait le silence de mort habituel ; seul, le sable glacé crissait sous mes talons. Puis j’entendis des voix : Maïka et Wanderkhouzé étaient sortis respirer de l’air frais et admirer le spectacle céleste. Maïka aimait beaucoup l’aurore boréale, l’unique chose qu’elle aimât sur cette planète. Je me trouvais assez loin du vaisseau, à une centaine de mètres environ, et je ne les voyais pas ; en revanche, je les entendais très bien. Au début je les écoutai distraitement. Maïka disait je ne sais trop quoi sur les cimes abîmées des arbres, Wanderkhouzé tonnait à propos de l’érosion des quasiorganismes de bord — apparemment ils discutaient de nouveau des causes et des circonstances de l’accident du Pélican.
Il y avait dans leur conversation quelque chose de bizarre. Je répète au début, je n’écoutais pas tellement, et c’est seulement au bout d’un moment que je devinai ce qui n’allait pas. Ils parlaient comme s’ils ne s’écoutaient pas l’un l’autre. Par exemple, Wanderkhouzé disait « L’un de leurs moteurs planétaires est resté intact, sinon ils n’auraient jamais pu manœuvrer dans l’atmosphère … Maïka, elle, rabâchait son « Non, Yakov, au moins dix ou quinze ans. Regardez ces loupes … »
Je descendis dans une des fonctions pour l’inspecter en profondeur ; quand je remontai, l’entretien se déroulait de façon plus cohérente, mais moins compréhensible. Ils donnaient l’impression de répéter une pièce de théâtre.
— Et ça, qu’est-ce que c’est que ça encore ? demanda Maïka.
— Je dirais que c’est un jouet, répondit Wanderkhouzé.
— Moi aussi. Seulement pour quoi faire ?
— Un hobby. Rien d’étonnant, un hobby plutôt courant.
Bref, cela ressemblait à nos distractions à la base durant notre temps de formation. Par exemple, Vadik, à brûle-pourpoint, se mettait à hurler si fort qu’on l’entendait dans toute la cantine « Mon commandant ! Je prends la décision de rejeter la partie arrière du vaisseau et de plonger dans le subespace ! », ce à quoi un autre bel esprit répliquait immédiatement « J’approuve votre décision, mon commandant ! N’oubliez pas la partie avant, mon commandant ! », etc. Du reste, ce dialogue étrange cessa bientôt. La membrane de la trappe claqua distinctement, et le silence revint. J’examinai la dernière fondation, complimentai Tom pour le bon travail et lui ordonnai de brancher Jack sur l’étape suivante. Les lueurs s’éteignirent, et dans le noir on ne voyait rien à l’exception des feux de bord de mes cybers. Sentant que le bout de mon nez n’allait pas tarder à tomber, je courus au petit trot vers le vaisseau, palpai à tâtons la membrane et sautai dans le caisson. Le caisson, c’est magnifique. C’est l’un des meilleurs endroits d’un astronef. Probablement parce que le caisson est le premier local qui offre la merveilleuse sensation d’une maison on rentre chez soi, dans un lieu cher, chaud, protégé d’un dehors étranger, glacial, menaçant. On quitte l’obscurité pour la lumière. Je me débarrassai de ma pelisse et me dirigeai vers le poste de pilotage tout en grognant et me frottant les mains.
Wanderkhouzé s’y trouvait déjà, entouré de sa paperasse, et, la tête penchée dans une profonde affliction, recopiait au propre le rapport d’enquête. L’appareil de chiffrage stridulait alertement sous ses doigts.
— Mes gamins ont déjà achevé les fondations, me vantai-je.
— Ouais, répliqua Wanderkhouzé.
— De quels jouets s’agit-il ?
— Jouets … répéta distraitement Wanderkhouzé. Jouets ? redemanda-t-il sans arrêter de faire striduler son appareil. Ah oui, des jouets …
Il posa à côté une feuille terminée et prit une autre. J’attendis un peu et rappelai :
— C’est quoi alors, ces jouets ?
— Ce que c’est, ces jouets ? … fit écho Wanderkhouzé, la voix empreinte de signification, et il me regarda, renversant sa tête en arrière. C’est ainsi que tu poses la question ? Tu vois, c’est … Au demeurant, qui sait ce que c’est, ces jouets. À bord du Pélican … Excuse-moi, Stas, je voudrais finir ça d’abord, qu’en penses-tu ?
Je marchai sur la pointe des pieds vers mon tableau de commande, surveillai un temps le travail de Jack déjà en train d’élever les murs de la station météorologique et sortis, toujours à pas de loup, pour aller voir Maïka.
Tout l’éclairage possible et imaginable de la cabine de Maïka était allumé ; elle trônait, assise en tailleur sur sa couchette ; par terre s’étalaient des collages de cartes, des croquis, des aérophotos dépliées en accordéon, des notes et des mémentos. Maïka les examinait à tour de rôle, inscrivait quelque chose, s’emparant tantôt de sa loupe, tantôt d’une bouteille de jus de fruits posé sur une chaise à côté. Après l’avoir observée quelque temps, je choisis le moment où la bouteille de jus quitta la chaise et m’y assis, de façon que quand Maïka, sans regarder, remit la bouteille à sa place, celle-ci échouât droit dans ma main tendue.
— Merci, dis-je, et je bus une gorgée.
Maïka releva sa tête.
— Ah, c’est toi ? fit-elle, mécontente. Qu’est-ce que tu veux ?
— Je passais, répondis-je avec bonhomie. Tu t’es bien promenée ?
— Quelle idée, protesta-t-elle, me reprenant la bouteille. Je bosse ici comme une damnée, hier soir je n’ai rien fichu, ça s’est accumulé … De quelle promenade parles-tu ?
Elle me rendit la bouteille, je bus machinalement une autre gorgée, ressentant une vague inquiétude, et soudain un voile tomba de mes yeux : Maïka avait une tenue pour rester chez soi : son gilet duveteux préféré, un short, un foulard noué sur la tête ; ses cheveux sous le foulard étaient humides.
— Tu as pris une douche ? demandai-je, hébété. Elle me répondit, mais j’avais déjà tout compris. Je me levai, posai soigneusement la bouteille sur la chaise, bredouillai quelques mots, je ne me souviens plus lesquels. Me retrouvai, je ne sais comment, dans le couloir, puis dans ma cabine, éteignis sans aucune raison le plafonnier, allumai sans aucune raison la veilleuse, m’allongeai sur la couchette et me tournai face contre le mur. Le frisson me secouait de nouveau des pieds à la tête. Je me rappelle les bribes des pensées qui tournaient en rond dans mon cerveau, du genre « Maintenant c’est sûr que tout est fini, tout est vain, maintenant c’est définitif et irrévocable. » Je me surpris en train de tendre l’oreille comme la veille. Et comme la veille, j’entendais quelque chose, quelque chose d’inconvenant. Alors je me levai d’un bond, fouillai dans ma table de chevet, pris un cachet de somnifère et le mis sous ma langue. Ensuite je me recouchai. Des lézards martelaient les murs, le plafond ombragé tournoyait lentement, la veilleuse tantôt s’éteignait complètement, tantôt jetait une lumière insupportablement vive, des mouches agonisantes bourdonnaient désespérément dans les coins. Je crois que Maïka vint, me regarda avec inquiétude, me couvrit de je ne sais quoi et disparut ; puis surgit Vadik qui s’assit au pied de ma couchette et dit sur un ton fâché « Qu’est-ce que t’as à traîner ? La commission t’attend, et toi, tu te prélasses. » « Parle donc plus fort, lui conseilla Ninon, tu sais bien qu’il a des ennuis avec ses oreilles, il ne t’entend pas. » Je me composai un visage de pierre et répondis que cela n’était que sornettes. Je me levai, et tous, nous nous rendîmes à bord du Pélican.
L’ensemble de sa matière organique désagrégé, il y régnait une violente odeur d’ammoniaque, comme l’autre fois dans le couloir. Mais ce n’était pas vraiment le Pélican, plutôt un chantier de construction, mes gamins s’y affairaient, la piste d’atterrissage brillait formidablement sous le soleil, et moi, j’avais sans arrêt peur que Tom n’écrase les deux momies couchées en travers ; c’est-à-dire tout le monde pensait que c’était des momies, tandis qu’en réalité il s’agissait de Komov et de Wanderkhouzé, seulement il fallait que personne ne s’en rendît compte, parce qu’ils parlaient, et il n’y avait que moi pour les entendre. Mais on ne pouvait rien cacher à Maïka. « Ne voyez-vous pas qu’il n’est pas bien ? » lança-t-elle, mécontente, et elle posa sur ma bouche et mon nez un mouchoir trempé dans de l’ammoniaque. Je faillis m’étouffer, secouai la tête et me redressai.
Mes yeux étaient ouverts, et dans la lumière de la veilleuse je vis immédiatement devant moi un homme. Il se tenait tout près de ma couchette et, penché, me regardait attentivement droit dans les yeux. Éclairé faiblement, il semblait sombre, presque noir — une silhouette de cauchemar tordue, sans visage, mouvante, aux contours délavés ; un reflet également mouvant, flou, recouvrait sa poitrine et son épaule.
Sachant pertinemment à l’avance comment cela allait se terminer, je tendis ma main vers lui, et elle le traversa telle une brume, tandis que lui ondula, commença à fondre et disparut sans la moindre trace. Je me rejetai sur le dos et fermai les yeux. Savez-vous que le bey algérien a une bosse sous le nez ? Juste sous le nez … J’étais trempé comme une soupe, je manquais furieusement d’air. Je m’étouffais presque.