CHAPITRE VI LES NON-HUMAINS ET LES QUESTIONS

Nous travaillâmes toute la nuit. Un diagnosteur improvisé muni d’un indicateur d’émotions fut installé dans le mess des officiers. Ensemble avec Wanderkhouzé nous l’avions monté littéralement à partir de rien. Ce petit appareil était peu puissant, chétif, avec une sensibilité écœurante, toutefois il mesurait à peu près certains paramètres physiologiques. Quant à l’indicateur, il ne possédait que trois positions de base les émotions négatives fortement prononcées (voyant rouge), les émotions positives fortement prononcées (voyant vert) et le reste de la gamme émotionnelle (voyant blanc). Mais que pouvions-nous faire ? Dans notre section médicale se trouvait un magnifique diagnosteur stationnaire, seulement nous comprenions parfaitement que le Petit n’accepterait jamais de se coucher, sans rime ni raison, dans un sarcophage blanc mat au lourd couvercle hermétique. Bref, nous terminâmes tant bien que mal vers neuf heures, et c’est là que le problème de garde au poste DMA se dressa devant nous dans toute sa grandeur.

Wanderkhouzé, en tant que commandant de l’astronef, responsable de la sécurité, de l’inviolabilité etc, refusa catégoriquement d’annuler la garde. Maïka qui avait passé au poste la seconde moitié de la nuit se berçait, naturellement, de l’espoir qu’elle serait sûrement, plus que quiconque, présente durant la visite officielle. Cependant, elle fut amèrement déçue. Il se révéla que seul Wanderkhouzé pouvait travailler en professionnel avec le diagnosteur. Il se révéla aussi que moi seul pouvais surveiller le bon état de marche du diagnosteur qui risquait à chaque instant de perdre son réglage. Et, pour la fin, Komov, guidé par je ne sais quelles hautes considérations xénopsychologiques, jugeait indésirable la présence d’une femme lors du premier entretien avec le Petit. Sans un mot, Maïka, pâle de rage, regagna son poste. Wanderkhouzé qui gardait tout son sang-froid ne manqua pas de suivre son départ avec le capteur du diagnosteur. Ainsi les personnes intéressées furent-elles en mesure de constater que l’indicateur des émotions marchait : le voyant rouge brûla jusqu’à ce que Maïka disparût dans le couloir. Au demeurant, du poste DMA, on pouvait entendre ce qui se disait dans le mess grâce à l’intercom muni d’un amplificateur.

À neuf heures quinze, heure de bord, Komov se plaça au centre du mess et regarda alentour. Tout était prêt. Le diagnosteur, mis au point et branché, fonctionnait, des plats de friandises ornaient la table, l’éclairage s’adaptait à la lumière du jour locale. Komov répéta brièvement les instructions concernant le comportement à suivre lors du contact, fit marcher les enregistreurs et nous invita à nous asseoir. Nous commençâmes à attendre.

Il arriva à neuf heures quarante, heure de bord.

Il s’arrêta sur le seuil, sa main gauche agrippée au chambranle, sa jambe droite repliée. Il resta ainsi probablement une minute entière à nous examiner à tour de rôle à travers les ouvertures de son masque mortuaire. Le silence était tel que j’entendais sa respiration — mesurée, puissante, libre, semblable au fonctionnement d’un mécanisme bien réglé. De très près, fortement éclairé, il produisait une impression encore plus étrange. Tout en lui était étrange sa pose, humainement parlant totalement artificielle et en même temps aisée ; sa peau d’un bleu verdâtre, brillante comme enduite de laque ; la disproportion désagréable dans la disposition de ses muscles et de ses tendons ; ses genoux extraordinairement développés ; ses pieds étonnamment étroits et longs. Également le fait qu’il s’avéra n’être pas si petit que ça, de la taille de Maïka, l’absence d’ongles sur les doigts de sa main gauche, et la touffe de feuilles qu’il serrait dans son poing droit.

Finalement, son regard se fixa sur Wanderkhouzé. Il le regarda si longtemps et si attentivement qu’une idée démente me passa par la tête : le Petit, ne devinait-il pas le rôle du diagnosteur ? Quant à notre brave commandant, il se résolut au bout d’un moment à ébouriffer ses favoris avec une certaine nervosité et s’inclina un peu, contrairement aux instructions reçues.

— Phénoménal ! prononça fortement et distinctement le Petit avec la voix de Wanderkhouzé.

Le voyant vert s’alluma.

Le commandant ébouriffa derechef ses favoris et eut un sourire engageant. Le visage du Petit s’anima immédiatement. Wanderkhouzé reçut en récompense une série entière de grimaces effroyables qui se suivaient à une allure inouïe. Une sueur froide apparut sur le front du commandant. Je ne sais pas comment cela se serait terminé, mais à cet instant le Petit se décolla enfin du chambranle, glissa le long du mur et s’arrêta près de l’écran du vidéophone.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— C’est un vidéophone, répondit Komov.

— Oui, dit le Petit. Tout bouge et il n’y a rien. Des images.

— Voilà de la nourriture, annonça Komov. Tu veux manger ?

— De la nourriture à part ? interrogea le Petit de manière incompréhensible, et il s’approcha de la table. C’est de la nourriture ? Ça n’y ressemble pas. Charade.

— Ça ne ressemble pas à quoi ?

— À la nourriture.

— Goûte quand même, conseilla Komov en avançant le plateau de meringues.

Alors le Petit tomba soudain sur les genoux, tendit ses mains et ouvrit la bouche. Nous nous taisions, sidérés. Lui ne bougeait pas non plus. Ses yeux étaient fermés. Cela ne dura que quelques secondes ; puis il se renversa subitement d’un mouvement souple sur le dos, s’assit et jeta violemment les feuilles froissées par terre devant lui. De nouveau des rides rythmiques parcoururent son visage. Il se mit à bouger les feuilles avec des effleurements rapides et étonnamment précis, s’aidant de temps en temps d’un pied. Komov et nous, à moitié relevés de nos sièges, le cou tendu en avant, l’observions. Les feuilles donnaient l’impression de composer d’elles-mêmes un ornement étrange, indiscutablement régulier, mais qui n’éveillait en nous vraiment aucune association d’idées. L’espace d’un instant le Petit se figea, ensuite, d’un geste, brusque, ramassa les feuilles en un tas. Son visage se pétrifia.

— Je comprends, déclara-t-il. C’est votre nourriture. Moi, je ne mange pas comme ça.

— Regarde comment il faut manger, dit Komov.

Il tendit sa main, prit une meringue, la porta vers ses lèvres d’un mouvement expressément lent, y mordit prudemment et commença à mâcher avec affectation. Une convulsion traversa les traits mortuaires du Petit.

— Non ! cria-t-il presque. On ne doit rien mettre dans la bouche avec ses mains. Il y aura un malheur !

— Essaie quand même, proposa de nouveau Komov. (Il jeta un coup d’œil sur le diagnosteur et se reprit aussitôt :) tu as raison. Il ne faut pas. Qu’allons-nous faire ?

Le Petit s’assit sur son talon gauche et prononça d’une voix riche de baryton :

— Grillon du foyer. Sornettes. Explique-moi une fois de plus quand partez-vous d’ici ?

— Il est difficile de l’expliquer maintenant, répondit Komov avec douceur. Il nous faut absolument apprendre tout ce qui te concerne. Car tu n’as encore rien raconté sur toi. Quand nous te connaîtrons bien, nous partirons, si tu veux.

— Tu sais tout sur moi, annonça le Petit avec la voix de Komov. Tu sais comment je me suis créé. Tu sais comment je me suis retrouvé ici. Tu sais pourquoi je suis venu chez toi. Tu sais tout.

J’écarquillai les yeux, mais apparemment, Komov ne s’étonna même pas.

— Pourquoi penses-tu que je le sais ?

— J’ai réfléchi. J’ai compris.

— Phénoménal, commenta calmement Komov, mais ce n’est pas entièrement vrai. Je ne sais rien sur ta vie ici avant mon arrivée.

— Partirez-vous immédiatement quand je vous aurai dit ce que vous voulez ?

— Oui, si tu y tiens.

— Dans ce cas, demande, consentit le Petit. Fais vite, parce que moi aussi, je veux te demander des choses.

Je consultai l’indicateur. Juste comme ça. Et je me sentis mal à l’aise. Il y a une minute c’est le voyant neutre, le blanc, qui y brillait, et maintenant le signal des émotions négatives y flamboyait d’une intense couleur rouge rubis. Je remarquai en passant de l’inquiétude sur le visage de Wanderkhouzé.

— Raconte-moi d’abord pourquoi tu t’es caché pendant si longtemps, commença Komov.

— Kourvispat, prononça distinctement le Petit, et il s’assit sur son talon droit. Je savais depuis longtemps que les gens viendraient de nouveau. J’attendais, j’étais mal. Puis j’ai vu les gens sont arrivés. J’ai commencé à réfléchir et j’ai compris que si je le leur disais, ils s’en iraient, et alors tout serait bien. Ils partiraient sans faute, mais je ne savais pas quand. Il y en avait quatre. C’est beaucoup. Même un seul c’est beaucoup. Mais c’est mieux que quatre. Une nuit, je suis venu chez l’un et lui ai parlé. Charade. Alors j’ai pensé un seul homme ne peut pas parler. Je suis venu chez les quatre. C’était très gai, nous avons joué avec les images, nous avons couru, pareils à une vague. Charade, de nouveau. Un soir j’ai vu : un seul est assis à part. Toi. J’ai réfléchi et j’ai compris : tu m’attends. Je me suis approché. Chat de Cheshire ! Voilà.

Il parlait d’une manière brusque et saccadée, avec la voix de Komov, et n’employait cette riche voix de baryton inconnue que pour ces exclamations sans rapport avec le sujet. Ses mains, ses doigts ne restaient pas un instant en place, et lui-même aussi bougeait sans arrêt, esquissant des mouvements fulgurants et insaisissablement souples, comme s’il se coulait d’une position dans une autre. C’était un spectacle fantastique les murs familiers du mess, l’odeur de vanille des gâteaux, le tout tellement connu, tellement intime — et soudain l’étrange lumière lilas et dans cette lumière, assis par terre, un petit monstre félin, souple et fulgurant. Ainsi que l’inquiétant voyant rouge rubis sur le tableau.

— Comment savais-tu que les gens viendraient de nouveau ? demanda Komov.

— J’ai réfléchi et j’ai compris.

— Peut-être quelqu’un te l’a-t-il dit ?

— Qui ? Les pierres ? Le soleil ? Les buissons ? Je suis seul. Moi et mes images. Mais elles se taisent. On ne peut que jouer avec elles. Non, les gens sont venus et repartis. (D’un mouvement rapide il changea quelques feuilles de place.) J’ai réfléchi et j’ai compris : ils reviendront.

— Pourquoi étais-tu mal ?

— À cause des gens.

— Les gens ne nuisent jamais à personne. Les gens veulent du bien pour tout le monde.

— Je sais, approuva le Petit. Je répète les gens partiront et ce sera bien comme avant.

— En quoi les gens te font-ils mal ?

— En chaque chose. Ils sont venus ou ils peuvent venir — c’est mauvais. Ils partiront pour toujours — c’est bien.

La petite lumière rouge sur le tableau vrillait mon âme. Je ne pus me retenir de donner un léger coup de pied à Komov sous la table.

— Comment as-tu appris que les gens partiraient ? continua Komov sans me prêter attention.

— Je savais les gens veulent que tout le monde soit bien.

— Mais comment l’as-tu appris ? Tu n’as pourtant jamais été en contact avec les gens.

— J’ai beaucoup réfléchi. Pendant des jours je n’ai pas compris. Puis j’ai compris.

— Quand l’as-tu compris ? Il y a longtemps ?

— Non, il n’y a pas longtemps. Quand tu es parti du lac, j’ai attrapé un poisson. J’étais très étonné. Il est mort, je ne sais pas pourquoi. Je me suis mis à réfléchir et j’ai compris que vous partiriez sans faute si on vous le dit.

Komov mordilla sa lèvre inférieure.

— Je me suis endormi au bord de l’océan, annonça-t-il à brûle-pourpoint. Quand je me suis réveillé, j’ai vu sur le sable mouillé à côté de moi il y avait des traces humaines. J’ai réfléchi et j’ai compris pendant que je dormais un être humain a passé près de moi. Comment l’ai-je su ? Je ne l’ai cependant pas vu, je n’ai vu que les traces de ses pas. J’ai réfléchi avant il n’y avait pas de traces, maintenant il y en a, donc, elles sont apparues pendant que j’ai dormi. Ce sont des traces humaines — pas celles des vagues, pas celles d’une pierre roulée du haut d’un rocher. Donc, c’est un être humain qui a passé à côté de moi. Voilà comment nous réfléchissons, nous. Et comment réfléchis-tu ? Par exemple les gens arrivent ici. Tu ne sais rien sur eux. Mais tu as réfléchi et appris qu’ils repartiraient pour toujours si tu leur parles. Comment as-tu réfléchi ?

Le Petit se tut pendant un long moment — trois minutes environ. La danse des muscles recommença sur sa figure et sa poitrine. Ses doigts agiles faisaient bouger les feuilles et les changeaient de place. Puis il les repoussa de son pied et dit d’une voix de baryton puissante et riche :

— Ça, c’est que j’appelle une question. Voile de perroquet !

Wanderkhouzé, l’air traqué, toussa dans son coin, et le Petit tourna immédiatement ses yeux vers lui.

— Phénoménal ! s’écria-t-il encore avec la voix de baryton. J’ai toujours voulu savoir pourquoi des poils longs sur le visage ?

Le silence se fit. Et soudain je vis le voyant rouge rubis s’éteindre et l’émeraude s’allumer.

— Répondez-lui, Yakov, pria calmement Komov.

— Heu … (Wanderkhouzé rosit.) Comment t’expliquer, mon garçon … (Il ébouriffa machinalement ses favoris.) C’est joli, ça me plaît … À mon avis, c’est une explication suffisante, qu’en penses-tu ?

— Joli … plaît … répéta le Petit. Mon lapin bleu ! dit-il tout à coup avec tendresse. Non, tu n’as pas expliqué. Remarque, ça arrive. Pourquoi seulement sur les joues ? Pourquoi n’y a-t-il pas sur le nez ?

— Sur le nez, ce n’est pas joli, prononça Wanderkhouzé, édifiant. De plus, ils rentreraient dans la bouche quand on mange …

— Juste, approuva le Petit. Mais s’il y en a sur les joues et qu’on marche à travers des buissons, on s’accroche avec. Moi, je m’accroche toujours avec mes cheveux, bien que les miens soient en haut.

— Hum, fit Wanderkhouzé. Vois-tu, je marche rarement à travers les buissons.

— N’y marche pas, conseilla le Petit. Tu auras mal. Grillon du foyer !

Wanderkhouzé ne trouva pas de réponse ; toutefois, il était visiblement content. Le feu émeraude brillait sur l’indicateur, le Petit avait apparemment oublié ses soucis, et notre brave commandant, qui aimait beaucoup les enfants, éprouvait indiscutablement un certain attendrissement. De surcroît, il était certainement flatté par le fait que ses favoris, qui n’avaient servi jusque-là qu’à être l’objet de bons mots plus ou moins plats, se mettent à jouer un rôle aussi notable dans la progression du contact. Mais alors vint mon tour. Le Petit me regarda soudain dans les yeux et lança :

— Et toi ?

— Quoi, moi ? demandai-je, déconcerté et pour cela agressif.

Komov m’envoya immédiatement et avec un plaisir évident un coup de pied dans la cheville.

— J’ai une question pour toi, déclara le Petit. Tout le temps aussi. Seulement tu avais peur. Une fois tu as failli me tuer : tu as sifflé, tu as rugi, tu m’as frappé avec de l’air. J’ai couru loin jusqu’aux montagnes. Cette chose grande, chaude, avec de petites lumières qui fait la terre égale, c’est quoi ?

— Les machines. (Je m’éclaircis la voix.) Les cybers.

— Les cybers, répéta le Petit. Ils sont vivants ?

— Non. Ce sont des machines. Nous les avons fabriquées.

— Vous les avez fabriquées ? Des choses aussi grandes ? Et qui savent bouger ? Phénoménal. Mais elles sont si grandes !

— Parfois elles le sont encore plus.

— Encore plus ?

— Beaucoup plus, renchérit Komov. Plus grandes que l’iceberg.

— Elles aussi, elles bougent ?

— Non, répondit Komov. En revanche, elles réfléchissent.

Et Komov se mit à raconter ce qu’étaient les machines cybernétiques. J’avais peine à juger des mouvements d’âme du Petit. Partant de la supposition que ces derniers s’exprimaient d’une façon ou d’une autre par ses mouvements de corps, on pouvait considérer que le Petit était littéralement anéanti. Il se jetait dans tous les sens à la façon du chat de Tom Sawyer qui avait lapé de l’analgésique. Lorsque Komov lui expliqua pourquoi on ne pouvait pas définir mes cybers comme vivants ou morts, le Petit grimpa au plafond et s’y pendit, épuisé, les paumes et la plante des pieds collés au revêtement en plastique. L’annonce de l’existence des machines, machines gigantesques qui réfléchissaient plus vite, comptaient plus vite, répondaient aux questions un million de fois plus vite que les gens fit rouler le Petit en boule, le projeta dans le couloir et, une seconde plus tard, le propulsa à nouveau à nos pieds — respirant bruyamment, ses immenses yeux assombris, grimaçant effroyablement. Jamais, ni avant ni après, je ne rencontrai un auditeur aussi reconnaissant. Le voyant vert émeraude sur le tableau de l’indicateur brillait comme l’œil d’un chat, tandis que Komov parlait encore et encore, en phrases claires, simplifiées au maximum, d’une voix égale et mesurée, glissant par moments des remarques destinées à intriguer le Petit : « Nous en reparlerons en détail après » ou « En réalité, c’est bien plus compliqué et intéressant, mais pour l’instant tu ne sais pas ce que c’est que l’hémostatique. »

À peine Komov eut-il fini que le Petit bondit sur le fauteuil, s’encercla avec ses longs bras noueux et demanda :

— Peut-on faire de sorte que je parle et que les cybers m’écoutent ?

— Tu l’as déjà fait, dis-je.

Silencieusement, comme une ombre, il tomba sur mes mains sur la table devant moi.

— Quand ?

— Tu sautais devant eux, et le plus grand — il s’appelle Tom — s’est arrêté et t’a demandé les ordres.

— Pourquoi n’ai-je pas entendu la question ?

— Tu l’as vue. Tu te souviens de la petite lumière rouge qui clignotait ? C’est ça, la question. Tom te la posait à sa manière.

Le Petit se coula sur le plancher.

— Phénoménal, fit-il très bas avec ma voix. C’est un jeu. Un jeu phénoménal. Casse-noisettes !

— Que signifie « casse-noisettes » ? intervint soudain Komov.

— Je ne sais pas, dit le Petit, impatient. Un mot, c’est tout. Agréable à prononcer. Chat de Ch-cheshire. Casse-noisettes.

— Comment connais-tu ces mots ?

— Je m’en souviens. Deux grandes personnes tendres. Beaucoup plus grandes que vous … Casse-noisettes … Grillon sur le poêle. Mar-rie ! Le grillon a fai-aim !

Je vous jure, j’en eus la chair de poule ; quant à Wanderkhouzé, il pâlit, et ses favoris s’affaissèrent. Le Petit criait des mots d’une voix de baryton si l’on fermait les yeux on voyait devant soi un homme immense, plein de santé et de joie de vivre, courageux, fort, bon … Puis quelque chose changea dans son intonation, et il tonna très doucement avec une tendresse infinie :

— Mon petit chaton, mon petit renardeau … (Et, brusquement, d’une douce voix féminine :) mon lapin bleu !.. Tu es de nouveau mouillé …

Il se tut, se tapotant le nez de son doigt.

— Et tu te souviens de tout cela ? prononça Komov d’un ton légèrement altéré.

— Bien sûr, répondit le Petit avec la voix de Komov. Pourquoi, tu ne te rappelles pas tout, toi ?

— Non.

— C’est parce que tu ne réfléchis pas comme moi, déclara le Petit avec certitude. Je me rappelle tout. Je n’oublierai rien de ce qui s’est passé autour de moi. Et si je l’oublie, il suffit de bien réfléchir, et ça revient à la mémoire. Si des choses sur moi t’intéressent, je te les raconterai après. Et maintenant, réponds-moi qu’y a-t-il là-haut ? Hier tu as dit les étoiles. Qu’est-ce que c’est, les étoiles ? De là-haut tombe de l’eau. Parfois je ne le veux pas, mais elle tombe. D’où vient-elle ? Et d’où viennent les vaisseaux ? Il y a énormément de questions, j’ai beaucoup réfléchi. Il y a tant de réponses que je ne comprends rien. Non, ce n’est pas ça. Il y a beaucoup de réponses différentes, elles sont mélangées les unes avec les autres comme des feuilles … Il ramassa ses feuilles dans un tas désordonné. Elles se recouvrent les unes les autres, elles se gênent. Tu me répondras ?

Komov se mit à raconter, et de nouveau le Petit se démena dans tous les sens, frémissant d’excitation. J’en eus des taches devant les yeux, fermai les paupières et commençai à cogiter comment se faisait-il que les aborigènes n’avaient pas expliqué au Petit des choses aussi simples ; comment l'avaient-ils roulé au point qu’il ne se doutait même pas de leur existence ; comment le Petit arrivait-il à se rappeler si exactement ce qu’il avait entendu, bébé ; et comme, au fond, c’était terrifiant — surtout le fait qu’il ne comprenait rien de ce qu’il se rappelait.

Là, Komov se tut subitement, une odeur forte d’ammoniaque assaillit mon nez, et j’ouvris les yeux. Le Petit ne se trouvait plus dans le mess des officiers. Juste un fantôme faible, complètement transparent, fondait rapidement au-dessus de la poignée de feuilles dispersées. Au loin la membrane de la trappe clappa doucement. La voix de Maïka demanda, inquiète, par l’intercom :

— Où est-ce qu’il décampe à cette allure ? Il s’est passé quelque chose ?

Je regardai Komov. Il se frottait bruyamment les mains et souriait, l’air pensif.

— Oui. Un tableau fort curieux … Maya ! appela-t-il. Ces moustaches, ont-elles réapparu ?

— Il y en a eu huit, répondit Maïka. Elles viennent juste de disparaître, mais avant elles pointaient le long de toute la crête … et, avec cela, de couleurs différentes — jaunes, vertes … J’ai fait quelques photos.

— Bravo, loua Komov. Maintenant tenez compte, Maya, que vous serez obligatoirement présente lors de la prochaine rencontre … Yakov, prenez les registrogrammes, venez chez moi. Et vous, Stas … (Il se leva et se dirigea vers le coin où était installé le bloc des vidéophonographes.) Voici la cassette, Stas, transmettez tout en impulsions d’urgence directement au Centre. Je prendrai le double avec moi, il faut l’analyser … Où est-ce que j’ai vu par ici le projecteur ? Ah, le voilà. Je pense que nous avons à notre disposition encore trois ou quatre heures avant qu’il ne revienne … Oui, Stas ! Jetez en même temps un œil sur les radiogrammes. Voyez s’il y a quelque chose de valable. Seulement du Centre, de la base ou personnellement de Gorbovski ou de Mboga.

— Vous m’avez demandé de vous rappeler qu’il vous faut parler avec Mikhaïl Albertovitch, dis-je en me levant.

— Ah oui ! (Le visage de Komov prit un air coupable.) Vous savez, Stas, ce n’est pas complètement légal … Soyez gentil, envoyez l’enregistrement sur deux canaux à la fois pas seulement au Centre, mais à la base aussi, personnellement et confidentiellement à Sidorov. Sous ma responsabilité.

— Je peux le faire sous la mienne, grognai-je, déjà derrière la porte.

Arrivé au poste de pilotage, j’insérai la cassette dans l’appareil, branchai l’émission et parcourus les radiogrammes. Ce coup-ci, il n’y en avait pas beaucoup, trois en tout ; visiblement le Centre avait pris des mesures. Le premier venait de l’Informatoire et se composait de chiffres, de lettres de l’alphabet grec et de petits signes que je ne voyais qu’en réglant le dispositif d’imprimerie. Le deuxième émanait du Centre Bader continuait à exiger avec insistance des considérations préliminaires concernant d’autres zones éventuelles d’habitation des aborigènes, ainsi que les types possibles selon la classification de Bulov du contact à venir, etc. Dans le troisième radiogramme, envoyé de la base, Sidorov demandait officiellement à Komov de préciser l’ordre de livraison de l’équipement commandé pour la zone de contact. Je retournai les choses dans mon esprit et décidai que Komov pourrait avoir besoin du premier radiogramme ; ne pas lui transmettre le troisième serait gênant vis-à-vis de Mikhaïl Albertovitch ; quant à Bader, il ne risquait rien à attendre un peu. Qu’est-ce que c’était que ces considérations préliminaires ?

Une demi-heure plus tard, l’appareil translateur signala la fin de l’émission. Je sortis la cassette, pris deux cartes avec des radiogrammes et me rendis chez Komov. Lorsque j’entrai, Komov et Wanderkhouzé se trouvaient devant le projecteur. Le Petit fonçait comme un éclair de gauche à droite sur l’écran où se reflétait ma physionomie ainsi que celle de Komov. Wanderkhouzé était assis, incliné vers l’écran, serrant ses favoris de ses poings fermés.

— Une brusque hausse de température, bougonnait-il. Elle monte jusqu’à quarante-trois degrés … Et maintenant regardez bien l’encéphalogramme, Guennadi … La voilà, l’onde de Peters, elle réapparaît …

Sur la table devant eux s’étalaient des rouleaux de registogrammes de notre diagnosteur ; plusieurs autres rouleaux traînaient par terre et sur la couchette.

— Oui … fit méditativement Komov en suivant le registrogramme de son doigt. Oui … Une petite minute, ça, qu’est-ce que c’était ? (Il arrêta le projecteur, se tourna pour prendre un des rouleaux et me vit.) Oui ? lança-t-il, mécontent.

Je posai les radiogrammes devant lui.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il avec impatience. Ah … (Il parcourut le radiogramme de l’Informatoire, rit brièvement et le jeta à côté.) Toujours pas ça, commenta-t-il. Du reste, comment peuvent-ils savoir … (Puis il lut la requête de Sidorov et leva les yeux sur moi.) Lui avez-vous répondu ? …

— Oui.

— Bien, merci. Composez un radiogramme à mon nom pour faire savoir qu’actuellement nous n’avons pas besoin d’équipement. Pas jusqu’à ce que nous le demandions de nouveau.

— Entendu, répliquai-je, et je sortis.

Je rédigeai, envoyai le radiogramme à la base et décidai de voir comment allait Maïka. Une Maïka maussade manipulait soigneusement les verniers. D’après ce que je compris, elle s’entraînait à pointer le canon sur des objectifs disposés à grande distance les uns des autres.

— Inutile d’essayer, annonça-t-elle, se rendant compte de ma présence. S’ils crachent sur nous tous en même temps, on est cuits. On n’aura simplement pas le temps.

— Premièrement, on peut augmenter l’angle solide, objectai-je en m’approchant. Bien sûr, l’efficacité diminuera de trois ou quatre points, mais en revanche on arrivera à embrasser un quart de l’horizon, et les distances ici ne sont pas grandes … Deuxièmement, crois-tu vraiment qu’ils peuvent nous cracher dessus ?

— Et toi ?

— Ça n’en a pas l’air …

— Si ça n’en a pas l’air, qu’est-ce que je fiche ici ?

Je m’assis par terre à côté de son fauteuil.

— Franchement, je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, il faut observer. Puisque la planète s’est avérée biologiquement active, il faut suivre les instructions. Étant donné qu’il est interdit de sortir le gardien-éclaireur …

Nous nous tûmes un temps.

— As-tu pitié de lui ? demanda soudain Maïka.

— J-je ne sais pas. Pourquoi pitié ? Je dirais que je me sens horrifié. Mais avoir pitié de lui … Pourquoi, à proprement parler, dois-je avoir pitié ? Il est alerte, vif … pas du tout pitoyable.

— Je ne parle pas de ça. Je n’arrive pas à l’exprimer … Tu vois, je vous écoutais et j’avais mal au cœur d’entendre comment Komov le traitait. Car il se fout complètement du gosse …

— Qu’est-ce que cela signifie « se fout » ? Komov doit établir le contact. Il suit une stratégie bien précise … Tu comprends parfaitement que sans le Petit nous n’entrerons jamais en contact …

— Je le comprends. Ce doit être pour ça que j’ai mal au cœur. Parce que le Petit ignore tout sur les aborigènes … Il est une arme aveugle !

— Qu’est-ce que je peux te dire … À mon avis tu tombes là dans la sentimentalité. Il n’est quand même pas humain. Il est un aborigène. Nous sommes en train d’établir avec lui un contact. Pour cela il faut franchir certains obstacles, deviner certaines devinettes … Nous devons nous comporter sobrement, en professionnels. Les sentiments n’ont rien à y voir. Étant donné que lui non plus, avouons-le carrément, ne nous porte pas un amour fou. Et ne peut pas nous le porter. Finalement, qu’est-ce qu’un contact ? La collision de deux stratégies.

— Oh, soupira Maïka. Que tu parles de manière ennuyeuse. Sèche. Tu n’es bon qu’à composer des programmes. Cybertechnicien.

Je ne me vexai pas. Je voyais que Maïka n’avait aucun argument de valeur et sentais que quelque chose la tourmentait réellement.

— Tu as encore des pressentiments, constatai-je. Mais en réalité tu comprends fort bien toi-même que le Petit est le seul fil qui nous lie à ces « hommes invisibles ». Si nous ne plaisons pas au Petit, si nous ne le conquérons pas …

— Justement, m’interrompit Maïka, tout est là. Quoi que Komov puisse dire, quoi qu’il puisse faire, on sent immédiatement qu’une seule chose l’intéresse — le contact. Tout pour la noble idée du progrès vertical !

— Et comment faut-il agir ?

Maïka fit un brusque mouvement d’épaules.

— Je ne sais pas. Peut-être comme Yakov … En attendant, il n’y a que lui qui parle gentiment au Petit.

— Là, tu exagères … répliquai-je, cette fois-ci un peu vexé. Le contact au niveau des favoris, ce n’est pas non plus …

Nous nous tûmes, boudant l’un contre l’autre. Maïka tournait les verniers avec une application affectée, ajustant la croix noire sur les dents enneigées de la crête.

— Non, c’est vrai, Maïka, enchaînai-je finalement. Tu ne veux pas que le contact ait lieu ou quoi ?

— Je pense que si, répondit-elle sans le moindre enthousiasme. Tu as bien vu comme j’étais contente quand nous avons compris pour la première fois de quoi il retournait … Mais depuis que j’ai entendu votre conversation … je ne sais pas. Peut-être est-ce parce que je n’avais jamais participé aux contacts … Je m’imaginais cela différemment.

— Non. Il ne s’agit pas de ça. Je devine ce qui t’arrive. Tu penses qu’il est un être humain …

— Tu l’as déjà dit, m’interrompit Maïka.

— Non, écoute-moi jusqu’au bout. Uniquement son côté humain te saute aux yeux. Mais prends la chose d’un autre côté. Ne parlons pas de fantômes, ni du mimétisme. Qu’est-ce qu’il a d’humain ? Dans une certaine mesure l’aspect, le fait de marcher droit. Bon, les cordes vocales … Quoi encore ? Même sa musculature n’est pas comme la nôtre, pourtant, cela doit venir directement des gènes … Ce qui te déboussole, c’est qu’il sait parler. En effet, il parle magnifiquement … Mais ça non plus à la fin, ce n’est pas humain ! Aucun homme normal n’est capable d’apprendre à parler couramment en quatre heures. Il n’y a pas que le vocabulaire, il faut aussi apprendre l’intonation, la phraséologie … C’est un loup-garou, voilà ce qu’il est, si tu veux savoir ! Pas un être humain. Un faux exécuté par une main de maître. Réfléchis seulement : se rappeler ce qui t’est arrivé quand tu étais un nourrisson et peut-être — qui sait — même quand tu te trouvais dans le ventre de ta mère … C’est humain, ça ? As-tu déjà vu des robots-androïdes ? Bien sûr que non. Moi, j’en ai vu.

— Et alors ? demanda sombrement Maïka.

— Et alors … Un robot-androïde théoriquement idéal ne peut être construit qu’à partir d’un homme. Ce serait un super-penseur, un super-athlète, un super-émotionnel, tous les « super » que tu veux, dont le superhomme, mais jamais un homme …

— Apparemment tu sous-entends que les aborigènes l’ont transformé en robot ? lança Maïka avec un sourire forcé.

— Mais non, ripostai-je, dépité. Je voulais seulement te convaincre du fait que ce qu’il a d’humain est dû au hasard, ce n’est pas la faculté du matériau initial … Il ne faut pas sombrer dans le sentimentalisme pour autant. Considère que tu mènes des pourparlers avec ces moustaches de couleur …

Soudain Maïka me saisit par l’épaule et chuchota :

— Regarde, il revient !

Je me levai à moitié et scrutai l’écran. Du côté du marécage, une petite silhouette tordue fonçait à toute allure en trottinant en direction du vaisseau. Une courte ombre noire et lilas s’agitait sur le sol devant elle, la houppe sale sur le sommet de son crâne lançait des reflets roux. Le Petit revenait, le Petit se hâtait. Ses longs bras étreignaient et serraient contre son ventre quelque chose du genre d’un grand panier tressé, rempli à ras bord de cailloux. Le panier devait être extrêmement lourd.

Maïka brancha l’intercom.

— Poste DMA à Komov. Le Petit s’approche, annonça-t-elle à voix haute.

— Je vous ai compris, répliqua immédiatement Komov. Yakov, prenez votre place … Popov, remplacez Gloumova à la DMA. Maya, je vous prie de venir au mess des officiers.

Maïka se leva à contrecœur.

— Va, va, dis-je. Regarde-le de près, Mère des Douleurs.

Elle grogna, fâchée, et escalada la passerelle quatre à quatre. Je pris son siège. Le Petit était déjà tout proche.

À présent, il avait ralenti sa course et regardait le vaisseau ; de nouveau j’eus l’impression qu’il me fixait droit dans les yeux.

Alors, au-dessus de la crête, je vis surgir du néant, sur le fond du ciel gris et lilas, les moustaches monstrueuses des cafards monstrueux. Comme tantôt, elles se pliaient lentement, frémissaient, s’entrecroisaient. J’en comptai six.

— Poste DMA ! appela Komov. Combien y a-t-il de moustaches à l’horizon ?

— Six, répondis-je. Trois blanches, deux rouges, une verte.

— Voilà, Yakov, constatez vous-même, fit Komov, c’est strictement conforme. Le Petit vient chez nous — les moustaches apparaissent.

La voix assourdie de Wanderkhouzé riposta :

— Je m’incline devant votre perspicacité, Guénnadi, néanmoins je considère que la surveillance est pour l’instant obligatoire.

— C’est votre droit, consentit brièvement Komov. Maya, asseyez-vous ici …

J’informai :

— Le Petit a disparu dans l’espace mort. Il traîne un gigantesque panier rempli de cailloux.

— Je vois, dit Komov. Préparez-vous, collègues ! Je devins tout oreille et sursautai fortement lorsqu’un tintamarre retentit dans l’intercom. Je ne compris pas sur-le-champ que c’était le Petit qui avait déversé d’un coup les cailloux par terre. J’entendais sa respiration puissante, et soudain, une voix absolument identique à celle d’un bébé prononça :

— Ma-man !..

Et encore une fois :

— Ma-man …

Ensuite éclatèrent les pleurs d’un bambin de douze mois que je connaissais déjà. Par habitude, quelque chose se serra dans ma poitrine, et au même moment je devinai ce qui s’était passé : le Petit avait vu Maïka. Cela ne dura pas plus de trente secondes ; les pleurs cessèrent, des cailloux s’entrechoquèrent de nouveau, et la voix de Komov déclara, affairée :

— Voilà une question. Pourquoi est-ce que tout m’intéresse ? Tout autour. Pourquoi ai-je sans arrêt des questions ? Elles me rendent malade vingt questions par jour. J’essaie de m’en sauver : je cours, je cours des journées entières ou je nage — ça n’aide pas. Alors je commence à réfléchir. Parfois la réponse vient. C’est un plaisir. Parfois viennent plusieurs réponses, je ne peux pas choisir. C’est un déplaisir. Parfois il n’y a pas de réponse. C’est un malheur. Ça gratte beaucoup. Ch-charade. Au début je pensais que les questions venaient de l’intérieur. J’ai réfléchi et j’ai compris tout ce qui vient de l’intérieur doit me faire plaisir. Donc, les questions viennent de l’extérieur ? Juste ? Je réfléchis comme toi. Mais dans ce cas, où sont-elles posées, où sont-elles accrochées, où est leur point ?

Pause. Puis la voix de Komov retentit de nouveau — la voix du véritable Komov. C’était très ressemblant, seulement le véritable Komov ne parlait pas d’une manière aussi saccadée, et sa voix ne sonnait pas aussi brusque. En étant prévenu, on se rendait compte de la différence.

— Je pourrais répondre à ta question dès maintenant, prononça lentement Komov. Cependant j’ai peur de me tromper. J’ai peur de le faire de façon incorrecte ou inexacte. Quand je saurai tout sur toi, je serai capable de te l’expliquer sans erreur.

Pause. Les cailloux que le Petit égrenait se heurtèrent et raclèrent le plancher.

— F-fragment, dit le Petit. Encore une question. D’où viennent les réponses ? Tu m’as forcé à réfléchir. J’ai toujours considéré : si j’ai une réponse, c’est un plaisir, si je n’ai pas de réponse, c’est un malheur. Tu m’as raconté comment tu réfléchissais, toi. Je me suis mis à me rappeler et je me suis souvenu que moi aussi, je réfléchis souvent comme ça, et la réponse vient souvent. On voit comment elle vient. C’est ainsi que je fais le volume pour les cailloux. Celui-ci. (« Le panier », souffla Komov.) Oui, le panier. Une branchette s’accroche à une autre, une autre à une troisième, une troisième à une quatrième et ça devient … un panier. On voit comment. Pourtant, beaucoup plus souvent je réfléchis … (Les cailloux tonnèrent de nouveau) … et la réponse vient toute prête. Il y a un tas de branchettes et soudain ça devient un panier prêt. Pourquoi ?

— À cette question également, je pourrai répondre quand je n’ignorerai plus rien de toi.

— Alors, apprends ! exigea le Petit. Apprends plus vite ! Pourquoi n’apprends-tu pas ? Je raconterai moi-même. Il y a eu un vaisseau, plus grand que le tien, maintenant il s’est recroquevillé, mais avant il avait été très grand. Tu le sais sans moi. Ensuite c’était comme ça.

Un fracas et un craquement à fendre l’âme éclatèrent dans l’intercom, et aussitôt, un bébé hurla désespérément, sur la note la plus aiguë. À travers ce hurlement, à travers le fracas qui s’apaisait, les chocs, le tintement du verre qui se cassait, une voix d’homme suffocante appela, rauque :

— Marie … Marie … Ma … rie …

Le bébé criait à tue-tête, et pendant quelque temps on n’entendit rien d’autre. Puis parvint un bruissement, un gémissement étouffé. Quelqu’un rampait sur le sol parsemé d’éclats et de débris, quelque chose roula en tintant.

— Choura … Où es-tu, Choura … J’ai mal … Que s’est-il passé ? Où es-tu ? Je ne vois rien, Choura … Mais réponds-moi ! Comme j’ai mal ! Aide-moi, Choura, je ne vois rien …

Et tout cela à travers les cris ininterrompus du bébé. Puis la femme se tut ; au bout de quelques minutes le bébé se tut aussi. Je repris mon souffle et découvris que mes poings étaient serrés, mes ongles profondément enfoncés dans mes paumes, mes mâchoires engourdies.

— Ça a duré un long moment, prononça solennellement le Petit. Je suis devenu fatigué à force de crier. Je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, il faisait noir comme auparavant. J’avais froid. J’avais faim. Je voulais tellement manger et être au chaud que ça s’est fait.

Une cascade entière de sons déferla de l’intercom — des sons totalement inconnus. Un vrombissement égal, croissant, un cliquetis saccadé, des grondements semblables à un écho ; un marmonnement bas, au seuil de la perception ; un piaillement, un grincement, un bourdonnement, des coups de cuivre, un crépitement … Cela dura longtemps, plusieurs minutes. Ensuite les bruits disparurent d’un coup, et le Petit, un peu essoufflé, dit :

— Non. De cette façon-là, je ne pourrai pas raconter. Parce que je raconterais aussi longtemps que je le vois. Que faire ?

— Alors, on t’a nourri ? On t’a réchauffé ? demanda Komov d’une voix calme.

— Tout est devenu comme je le voulais. Et depuis tout a été comme j’en avais envie. Jusqu’à ce que le premier vaisseau arrive.

— Qu’est-ce que c’était ? interrogea Komov et, à mon avis, il imita très heureusement la bouillie sonore que nous venions d’entendre.

Pause.

— Ah, je comprends, répliqua le Petit. Tu ne sais vraiment pas le faire, néanmoins je t’ai compris. Je ne peux pas répondre. Toi-même tu n’as pas de mot pour le nommer. Pourtant, tu connais plus de mots que moi. Donne-moi des mots. Tu m’as donné beaucoup de mots importants, mais aucun ne convient.

Pause.

— De quelle couleur était-ce ? reprit Komov.

— D’aucune. La couleur, c’est quand on regarde avec les yeux. Là-bas on ne peut pas regarder avec les yeux.

— Où ça, là-bas ?

— Chez moi. Au fond. Dans la terre.

— Et comment est-ce à toucher ?

— Merveilleux, dit le Petit. Le plaisir. Chat de Cheshire. C’est chez moi que c’est le mieux. C’était ainsi jusqu’à ce que les gens arrivent.

— Tu dors là-bas ?

— Je fais tout là-bas. J’y dors, j’y mange, j’y réfléchis. Ici je ne fais que jouer, parce que j’aime voir avec les yeux. Et là-bas il n’y a pas de place pour jouer. Comme dans l’eau, mais encore moins de place.

— On ne peut pas respirer dans l’eau, dit Komov.

— Pourquoi non ? On peut. On peut jouer aussi. Seulement il n’y a pas de place.

Pause.

— Maintenant as-tu tout appris sur moi ? s’enquit le Petit.

— Non, trancha résolument Komov. Je n’ai rien appris. Tu vois bien que nous n’avons pas de mots communs. Peut-être as-tu des mots à toi ?

— Des mots … répéta lentement le Petit. C’est quand la bouche bouge et qu’après on entend avec les oreilles. Non. C’est uniquement chez les gens. Je savais que les mots existaient, parce que je m’en souviens. Voile de perroquet. Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas. Mais à présent je sais à quoi servent plusieurs mots. Avant je ne le savais pas. Cela faisait plaisir de parler. Un jeu.

— Maintenant tu sais ce que signifie le mot « océan », pourtant tu avais vu l’océan déjà auparavant. Comment l’appelais-tu ?

Pause.

— J’écoute, rappela Komov.

— Qu’est-ce que tu écoutes ? Pourquoi ? J’ai nommé. On ne peut pas entendre comme ça. C’est à l’intérieur.

— Tu peux le montrer, peut-être ? demanda Komov. Tu as des cailloux, des branchettes …

— Les cailloux et les branchettes, ce n’est pas pour montrer, déclara le Petit, contrarié, d’après moi. Les cailloux et les branchettes c’est pour réfléchir. Si la question est difficile, les cailloux et les branchettes. Si je ne sais pas quelle est la question, les feuilles. Ici il y a beaucoup de choses. L’eau, la glace, elle fond bien, c’est pourquoi … Il se tut, puis annonça il n’y a pas de mots. Il y a beaucoup de choses différentes. Les cheveux … et beaucoup de choses pour lesquelles il n’y a pas de mots. Mais c’est là-bas, chez moi.

Un long et lourd soupir fusa. Il me sembla que c’était Wanderkhouzé.

Maïka intervint soudain :

— Et quand tu bouges ton visage ? Qu’est-ce que c’est ?

— Ma-man … fit le Petit d’une petite voix tendre et ronronnante. Le visage, les mains, le corps, enchaina-t-il avec la voix de Maïka, ce sont également des choses pour réfléchir. Il y en a beaucoup comme ça. Ce serait trop long de les énumérer.

Pause.

— Que faire ? interrogea le Petit. Tu as trouvé ?

— Oui, répondit Komov. Tu me prendras chez toi. Je regarderai et j’apprendrai aussitôt beaucoup. Peut-être même que tu n’auras plus rien à m’expliquer.

— J’y ai réfléchi. Je sais que tu veux venir chez moi. Moi aussi, je veux, mais je ne peux pas. C’est une question ! Quand je veux, je peux tout. Seulement pas avec les gens. Je ne veux pas qu’ils soient, mais ils sont. Je veux que tu viennes chez moi, mais je ne le peux pas. Les gens, c’est un malheur.

— Je comprends, dit Komov. Alors je te prendrai chez moi. Tu veux ?

— Où ?

— Chez moi. Là d’où je viens. Sur la Terre où habitent les gens. Là également je pourrai tout apprendre sur toi et assez vite.

— C’est très loin, objecta le Petit. Ou est-ce que j’ai mal interprété tes paroles ?

— Oui, c’est très loin, confirma Komov. Cependant, à bord de mon vaisseau …

— Non ! s’exclama le Petit. Tu ne comprends pas. Je ne peux pas très loin. Je ne peux déjà pas simplement loin, et je ne peux absolument pas très loin. Une fois j’ai joué sur des banquises. Je me suis endormi. Je me suis réveillé de peur. Une grande peur, énorme. J’ai même crié. Fragment ! La banquise s’est éloignée de la côte, et je ne voyais que les sommets des montagnes. J’ai pensé que l’océan avait avalé la terre. Bien sûr, je suis revenu. J’ai eu très envie, et la banquise est immédiatement allée vers la côte. Maintenant je sais que je ne peux pas aller loin. Je n’avais pas seulement peur. J’étais mal. Comme quand on a faim, mais bien pire. Non, je ne peux pas aller chez toi.

— Bon, prononça Komov avec une gaieté forcée. J’imagine que tu en as assez de répondre et de raconter. Je sais que tu aimes poser des questions. Pose-les, je vais répondre.

— Non, dit le Petit. J’ai beaucoup de questions pour toi. Pourquoi un caillou tombe-t-il ? Qu’est-ce que c’est que l'eau chaude ? Pourquoi y a-t-il dix doigts si on n’a besoin que d’un pour compter ? Beaucoup de questions. Mais je ne demanderai pas maintenant. Maintenant ça va mal. Tu ne peux pas venir chez moi, je ne peux pas aller chez toi, il n’y a pas de mots. Donc, tu ne peux pas apprendre tout sur moi. Ch. Charade. Donc, tu ne peux pas repartir. Je t’en prie : réfléchis à ce qu’on va faire. Si tu n’arrives pas à réfléchir vite, mets en marche tes machines qui réfléchissent un million de fois plus vite. Je m’en vais. Impossible de réfléchir quand on parle. Réfléchis vite, parce que je suis pire qu’hier. Et hier c’était pire qu’avant-hier.

Un caillou roula avec fracas. Wanderkhouzé émit un autre soupir, long et lourd. Je n’eus pas le temps de ciller que le Petit filait déjà telle une flèche vers les montagnes à travers le chantier de construction. Je le vis dévaler la piste de décollage et s’évanouir soudain ; on aurait cru qu’il n’avait jamais été là. À la même seconde, comme obéissant à un ordre, les moustaches multicolores disparurent au-dessus de la crête.

— Bien, dit Komov. Rien à faire. Yakov, envoyez un radiogramme à Sidorov, s’il vous plaît, pour qu’il me livre l’équipement. Je vois que je ne me passerai pas de mentoscope.

— Entendu. Je voudrais cependant attirer votre attention, Guénnadi … Durant toute votre conversation le voyant vert de l’indicateur ne s’est jamais allumé.

— J’ai vu.

— Ce ne sont pas simplement les émotions négatives, Guénnadi. Ce sont les émotions négatives fortement prononcées …

Je ne pus distinguer la réponse de Komov.

Je restai à mon poste la soirée entière et une moitié de la nuit. Le Petit ne réapparut ni le soir, ni la nuit. Les moustaches non plus. Maïka non plus.

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