1.
À Calcutta, le colonel Green, chef de la Force 316, relisait attentivement un rapport qui lui était parvenu, après avoir suivi une filière compliquée, enrichi des commentaires écrits par une demi-douzaine de services occultes, militaires ou assimilés. La Force 316 (« Plastic & Destructions Co. Ltd », comme l’appelaient les initiés) n’avait pas encore atteint le développement qu’elle devait prendre, en Extrême-Orient, à la fin de la guerre, mais elle s’occupait déjà avec activité, amour, et dans un but précis, des installations japonaises dans les pays occupés de Malaisie, de Birmanie, de Thaïlande et de Chine. Elle tâchait à remplacer la faiblesse de ses moyens par l’audace de ses exécutants.
« C’est bien la première fois que je les vois tous d’accord, dit à voix basse le colonel Green. Nous devons tenter quelque chose. »
La première partie de cette remarque était faite à l’adresse des nombreux services secrets, avec lesquels la Force 316 devait obligatoirement collaborer, qui, séparés par des cloisons étanches, jaloux de conserver le monopole de leurs procédés, aboutissaient souvent à des conclusions contradictoires. Cela mettait en rage le colonel Green, qui devait établir un plan d’action d’après les informations reçues. – L’« action » était le domaine de la Force 316 ; le colonel Green ne consentait à s’intéresser aux théories et aux discussions que dans la mesure où celles-ci convergeaient vers elle. Il était même connu pour exposer cette conception à ses subordonnés au moins une fois par jour. – Il lui fallait passer une partie de son temps à essayer de dégager la vérité des rapports en tenant compte, non seulement des renseignements eux-mêmes, mais aussi des tendances psychologiques des différents organismes émetteurs (optimisme, pessimisme, velléité de broder inconsidérément sur les faits ou, au contraire, incapacité totale d’interprétation).
Une place spéciale était réservée dans le cœur du colonel Green pour le vrai, le grand, le fameux, l’unique « Intelligence Service », qui, se considérant comme d’essence purement spirituelle, refusait systématiquement de collaborer avec le corps exécutif, s’enfermait dans une tour d’ivoire, ne laissait voir ses documents les plus précieux à aucun être capable d’en tirer parti, sous prétexte qu’ils étaient trop secrets, et les rangeait soigneusement dans un coffre-fort. Ils restaient là pendant des années jusqu’à ce qu’ils fussent devenus inutilisables – plus précisément, jusqu’à ce que, la guerre finie depuis longtemps, un des grands patrons éprouvât le besoin d’écrire ses mémoires avant de mourir, de se confier à la postérité, et de révéler à la nation éblouie combien, à telle date et en telle circonstance, le service avait été subtil en pénétrant le plan complet de l’ennemi : le point et l’époque où celui-ci devait frapper avaient été déterminés à l’avance avec une grande précision. Ces pronostics étaient rigoureusement exacts, puisque ledit ennemi avait effectivement frappé dans ces conditions, et avec le succès qui avait été également prévu.
Telle était du moins la façon de voir, peut-être un peu excessive, du colonel Green, qui n’appréciait pas la théorie de l’art pour l’art en matière de renseignements. Il grommela une remarque incompréhensible en songeant à quelques aventures précédentes ; puis, devant la précision et le miraculeux accord des renseignements dans le cas présent, il se sentit presque chagrin de devoir reconnaître que les services avaient accompli, cette fois-ci, une besogne utile. Il se consola en concluant, avec une certaine mauvaise foi, que les informations contenues dans le rapport étaient depuis longtemps connues dans toutes les Indes. Enfin, il les résuma et les classa dans sa tête, songeant à les utiliser.
« Le railway de Birmanie et de Thaïlande est en cours de construction. Soixante mille prisonniers alliés amenés par les Japonais servent de main-d’œuvre et y travaillent dans d’effroyables conditions. Malgré de terribles pertes, il est à prévoir que l’ouvrage, d’une importance considérable pour l’ennemi, sera achevé dans quelques mois. Ci-joint un tracé approximatif. Il comporte plusieurs traversées de rivières sur des ponts en bois… »
À ce point de sa récapitulation mentale, le colonel Green sentit toute sa bonne humeur revenue et eut un demi-sourire de satisfaction. Il poursuivit :
« Le peuple thaï est très mécontent de ses protecteurs, qui ont réquisitionné le riz et dont les soldats se conduisent comme en pays conquis. En particulier, les paysans sont très surexcités dans la région du railway. Plusieurs officiers supérieurs de l’armée de Thaïlande, et même quelques membres de la cour royale, ont pris secrètement contact avec les Alliés et sont prêts à appuyer à l’intérieur une action antijaponaise, pour laquelle de nombreux partisans sont volontaires. Ils demandent des armes et des instructeurs.
« Il n’y a pas à hésiter, conclut le colonel Green. Il faut que j’envoie une équipe dans la région du railway. »
Sa décision prise, il réfléchit longuement aux diverses qualités que devrait posséder le chef de cette expédition. Après de laborieuses éliminations, il convoqua le commandant Shears, ancien officier de cavalerie, passé dans la Force 316 dès la fondation de cette institution spéciale, et même un de ses promoteurs. Ce corps n’avait vu le jour que grâce à des initiatives individuelles acharnées, soutenues sans enthousiasme par quelques rares autorités militaires. Shears était récemment arrivé d’Europe, où il avait mené à bien plusieurs missions délicates, quand le colonel Green eut une longue entrevue avec lui. Il lui communiqua tous ses renseignements et lui traça les grandes lignes de sa mission.
« Vous emporterez un peu de matériel avec vous, dit-il, et on vous en parachutera suivant vos besoins. En ce qui concerne l’action, vous verrez vous-même, sur place, mais ne vous pressez pas trop. À mon avis, il vaut mieux attendre l’achèvement du railway, et frapper un grand coup, que risquer de donner l’éveil par quelques interventions sans grande importance. »
Il était inutile de préciser la forme exacte de l’« action », ni le genre de matériel dont il s’agissait. La raison d’exister de la « Plastic & Destructions Co. Ltd » rendait superflue toute explication complémentaire.
En attendant, Shears devait prendre contact avec les Thaïs, s’assurer de leur bonne volonté et de leur loyauté, puis commencer l’instruction des partisans.
« Je vois votre groupe composé de trois hommes pour l’instant, proposa le colonel Green. Qu’en pensez-vous ?
— Cela me paraît convenable, sir, approuva Shears. Il faut au moins un noyau de trois Européens ; et, plus nombreux, nous risquerions d’attirer l’attention.
— Nous sommes d’accord. Qui pensez-vous emmener ?
— Je suggère Warden, sir.
— Le capitaine Warden ? Le professeur Warden ? Vous n’avez pas la main malheureuse, Shears. Avec vous, cela fera deux de nos meilleurs éléments.
— J’avais cru comprendre qu’il s’agissait d’une mission importante, sir, dit Shears d’un ton neutre.
— Il s’agit d’une mission très importante, comportant un côté diplomatique et un côté actif.
— Warden est l’homme qu’il me faut pour cela, sir. Un ancien professeur de langues orientales ! Il connaît le thaï et saura parler aux indigènes. Il est raisonnable, et ne se surexcite pas… pas plus qu’il n’est nécessaire.
— Prenez Warden. Et l’autre ?
— Je vais réfléchir, sir. Probablement un des jeunes qui ont terminé le cours. J’en ai vu plusieurs qui paraissaient convenables. Je vous le dirai demain. »
La Force 316 avait établi une école à Calcutta, où s’instruisaient de jeunes volontaires.
« Bien, regardez cette carte. J’ai marqué les points possibles pour un parachutage, et où les agents affirment que vous pourriez rester cachés chez les Thaïs sans risque d’être découverts. On a déjà fait des reconnaissances aériennes. »
Shears se pencha sur la carte et sur les agrandissements photographiques. Il examina attentivement la région que la Force 316 avait choisie comme théâtre de ses opérations hétérodoxes dans le pays de Thaïlande. Il ressentit le frisson qui le traversait toujours lorsqu’il était sur le point de s’embarquer pour une expédition nouvelle dans un pays inconnu. Toutes les missions de la Force 316 présentaient un aspect excitant, mais l’attrait de l’aventure était cette fois épicé par le caractère sauvage de ces montagnes couvertes de jungle, habitées par un peuple de contrebandiers et de chasseurs.
« Plusieurs endroits paraissent convenables, reprit le colonel Green… Ce petit hameau isolé, par exemple, non loin de la frontière de Birmanie ; à deux ou trois jours de marche de la voie ferrée, à ce qu’il paraît. D’après le tracé approximatif, le railway doit traverser par la rivière… la rivière Kwaï, si le plan est correct… Il y aura là, probablement, un des ponts les plus longs de toute la ligne. »
Shears sourit comme l’avait fait son chef lorsqu’il avait pensé aux nombreuses traversées de rivière.
« Sous réserve d’une étude un peu plus approfondie, sir, je crois que ce point conviendra parfaitement comme quartier général.
— Bon. Il ne reste plus qu’à organiser le parachutage. Ce sera dans trois ou quatre semaines, je pense, si les Thaïs sont d’accord. Avez-vous déjà sauté ?
— Jamais, sir. Ce procédé entrait seulement dans la pratique courante pour nous, quand j’ai quitté l’Europe. Warden non plus, je ne crois pas.
— Attendez un instant. Je vais demander aux spécialistes s’ils peuvent vous faire faire quelques séances d’entraînement. »
Le colonel Green s’empara du téléphone, appela une autorité de la RAF et exposa sa demande. La réponse fut assez longue et ne parut pas le satisfaire. Shears, qui ne le quittait pas des yeux, lui trouva son air de mauvaise humeur.
« C’est vraiment votre opinion définitive ? » interrogea le colonel Green.
Il resta un moment le sourcil froncé, puis raccrocha l’appareil. Après un moment de silence, il se décida enfin à donner quelques éclaircissements.
« Vous voulez avoir l’avis du spécialiste ? Le voici. Il a dit exactement : “Si vous tenez absolument à ce que vos hommes fassent quelques sauts d’entraînement, je leur en fournirai les moyens, mais je ne le conseille vraiment pas ; à moins qu’ils ne disposent de six mois pour une préparation sérieuse. Mon expérience des missions de ce genre sur un pareil terrain se résume à ceci. S’ils sautent une fois, vous m’entendez, ils ont environ cinquante chances sur cent de se casser quelque chose. S’ils sautent deux fois, ils ont quatre-vingts chances sur cent. S’ils sautent trois fois, c’est pour eux une certitude de ne pas s’en tirer indemnes. Comprenez-vous ? Ce n’est pas une question d’entraînement, c’est un problème de probabilités. La véritable sagesse consiste à les lâcher une seule fois : la bonne.” Voilà ce qu’il a dit. À vous de décider, maintenant.
— C’est un des gros avantages de notre armée moderne d’avoir des spécialistes pour résoudre toutes les difficultés, sir, répondit gravement Shears. Nous ne pouvons pas espérer être plus malins qu’eux. L’opinion de celui-ci me paraît marquée de bon sens, par-dessus le marché. Je suis certain que l’esprit rationnel de Warden l’appréciera, et qu’il sera de mon avis. Nous sauterons une fois comme il l’a conseillé… la bonne. »