7.
Ce fut au moment où il descendait le talus, avec la souplesse que lui avaient conservée la pratique quotidienne d’un exercice physique modéré et la contemplation paisible des vérités traditionnelles qu’il entra dans le champ de vision de Shears. Le colonel japonais le suivait de près. Shears comprit seulement alors que l’adversité n’avait pas encore abattu toutes ses cartes. Joyce l’avait vu depuis longtemps, Joyce, dans l’état d’hypnose où il avait réussi à se hausser, avait observé son manège sur le pont, sans ressentir d’émotion nouvelle. Il saisit son poignard dès qu’il aperçut sur la plage, derrière lui, la silhouette de Saïto.
Shears vit approcher le colonel Nicholson qui semblait tirer derrière lui l’officier japonais. Devant l’incohérence de la situation, il se sentit saisi par une sorte d’hystérie et se mit à parler tout seul :
« Et c’est l’autre qui le conduit ! C’est l’Anglais qui l’amène là. Il suffirait de lui expliquer, de lui dire un mot, un seul… »
Le bruit de la locomotive poussive s’entendait faiblement. Tous les Japonais devaient être à leur poste, prêts à rendre les honneurs. Les deux hommes sur la plage étaient invisibles du camp. Number one eut un geste furieux en comprenant dans l’instant la situation exacte et en sentant très précisément dans ses réflexes encore bons l’action indispensable, celle qu’une telle circonstance ordonnait impérativement aux hommes qui s’étaient embrigadés sous la bannière de la « Plastic & Destructions Co. Ltd ». Il saisit, lui aussi son poignard. Il l’arracha de sa ceinture et le tint devant lui à la manière réglementaire, la main renversée, les ongles en dessous, le pouce sur la naissance de la lame, non pour l’utiliser, mais dans une tentative insensée pour suggestionner Joyce, suivant le même instinct qui l’avait poussé un peu plus tôt à accompagner du regard les mouvements de la patrouille.
Le colonel Nicholson s’était arrêté devant le fil. Saïto s’approchait en se dandinant sur ses jambes courtes. Toutes les émotions de la matinée étaient dérisoires en comparaison de celle que connut Shears en cette seconde. Il se mit à s’exclamer à haute voix, tout en agitant le poignard devant lui à la hauteur de sa tête.
« Il ne pourra pas ! Il ne pourra pas ! Il y a des choses que l’on ne peut pas exiger d’un garçon de son âge qui a eu une éducation normale et qui a passé sa jeunesse dans un bureau. J’ai été fou de le laisser faire. C’était à moi de prendre sa place. Il ne pourra pas. »
Saïto avait rejoint le colonel Nicholson, qui s’était baissé et avait pris le fil en main. Le cœur de Shears martelait sa poitrine, accompagnant la démence des lamentations désespérées qui grondaient en lui et s’échappaient en petits bouts de phrases rageuses.
« Il ne pourra pas ! Trois minutes encore ; trois minutes et le train est là ! Il ne pourra pas ! »
Un partisan thaï, couché près de son arme, lui jetait des regards effrayés. La jungle, heureusement, étouffait le son de sa voix. Il était ramassé sur lui-même, crispant son poing sur le poignard immobile devant ses yeux.
« Il ne pourra pas ! Dieu puissant, rendez-le insensible ; rendez-le enragé pendant dix secondes. »
Au moment où il prononçait une prière insensée, il perçut un mouvement dans le feuillage, sous l’arbre roux, et les broussailles s’entr’ouvrirent. Son corps se raidit et sa respiration s’arrêta. Joyce, courbé en deux, descendait silencieusement le talus, son poignard à la main. Le regard de Shears se posa sur lui et ne le quitta plus.
Saïto, dont le cerveau travaillait lentement, s’était accroupi au bord de l’eau, le dos à la forêt, dans la position familière à tous les Orientaux et qu’il reprenait instinctivement lorsque quelque circonstance particulière l’empêchait de se surveiller. Il avait saisi à son tour le cordon. Shears entendit une phrase prononcée en anglais.
« Ceci est réellement inquiétant, colonel Saïto. »
Puis il y eut un court silence. Le Japonais écartait entre ses doigts les différents brins. Joyce était arrivé sans être vu derrière les deux hommes.
« Mais, bon Dieu, hurla soudain le colonel Nicholson, le pont est miné, colonel Saïto ! Ce sont de damnés explosifs que j’ai vus contre les piliers. Et ces fils… »
Il s’était retourné vers la jungle pendant que Saïto réfléchissait à la gravité de ces paroles. Le regard de Shears devint plus intense. En même temps que son poing frappait de droite à gauche, il vit un reflet de soleil sur la rive d’en face. Aussitôt, il reconnut le changement qu’il attendait dans l’attitude de l’homme accroupi.
Il avait pu. Il avait réussi. Aucun muscle de son corps tendu n’avait faibli jusqu’à ce que l’acier se fût enfoncé, presque sans résistance. Il avait exécuté sans tressaillir les gestes accessoires. Et à cet instant même, aussi bien pour obéir aux instructions reçues que parce qu’il sentait la nécessité impérieuse de se cramponner à un corps matériel, il avait rabattu son bras gauche crispé sur le cou de l’ennemi égorgé. Saïto, dans un spasme, avait d’abord détendu ses jambes, se redressant à demi. Joyce l’avait serré de toutes ses forces contre son propre corps, autant pour l’étouffer que pour vaincre le frémissement naissant de ses membres.
Le Japonais s’était ensuite affaissé. Il n’avait pas poussé un cri. À peine un râle, que Shears devina, parce qu’il avait l’oreille aux aguets. Joyce resta plusieurs secondes paralysé, sous l’adversaire qui était retombé sur lui et l’inondait de son sang. Il avait eu la force de remporter cette nouvelle victoire. Il n’était pas sûr maintenant de pouvoir rassembler assez d’énergie pour se dégager. Il se secoua enfin. D’un sursaut, il rejeta le corps inerte, qui roula à moitié dans l’eau, et regarda autour de lui.
Les deux rives étaient désertes. Il avait triomphé, mais l’orgueil ne dissipait ni son dégoût ni son horreur. Il se redressa péniblement sur les mains et les genoux. Il ne restait plus que quelques mouvements simples à accomplir. D’abord, dissiper l’équivoque. Deux mots devaient suffire. Le colonel Nicholson était resté immobile, pétrifié par la soudaineté de la scène.
« Officier ; officier anglais, sir, murmura Joyce. Le pont va sauter. Éloignez-vous. »
Il ne reconnaissait plus le son de sa voix. L’effort de remuer les lèvres lui causait une peine infinie. Et l’autre qui ne paraissait pas entendre !
« Officier anglais, sir, répéta-t-il désespérément. Force 316, de Calcutta. Commandos. Ordre de faire sauter le pont. »
Le colonel Nicholson donna enfin signe de vie. Un éclair étrange passa dans ses yeux. Il parla d’une voix sourde.
« Faire sauter le pont ?
— Éloignez-vous, sir ; le train arrive. Ils vous croiront complice. »
Le colonel restait toujours planté devant lui.
Ce n’était plus l’heure de parlementer. Il fallait encore agir. Le halètement de la locomotive s’entendait distinctement. Joyce s’aperçut que ses jambes refusaient de le porter. Il remonta le talus à quatre pattes, vers son poste.
« Faire sauter le pont ! » répéta le colonel Nicholson.
Il n’avait pas fait un mouvement. Il avait suivi d’un œil inexpressif la pénible progression de Joyce, comme s’il cherchait à pénétrer le sens de ses paroles. Brusquement, il bougea et marcha sur ses traces. Il écarta rageusement le rideau de feuillage, qui venait de se refermer sur lui, et découvrit la cachette, avec le manipulateur sur lequel il avait déjà posé la main.
« Faire sauter le pont ! s’exclama encore le colonel.
— Officier anglais, sir, balbutia Joyce presque plaintivement… Officier anglais de Calcutta… Les ordres… »
Il n’acheva pas sa phrase. Le colonel Nicholson s’était jeté sur lui en poussant un rugissement.
« Help1 ! »
1- Au secours.