4.


Shears écoute l’incessant murmure que la rivière Kwaï distille à travers la jungle de Thaïlande et se sent bizarrement oppressé.

Cet accompagnement continu de ses pensées et de ses actes, avec lequel il s’est maintenant familiarisé, il n’en reconnaît, ce matin, ni l’intensité ni le rythme. Il reste longtemps immobile, inquiet, toutes ses facultés en alerte. D’autres facteurs indéfinissables de l’ambiance matérielle se révèlent peu à peu incompréhensiblement étrangers.

Une transformation s’est produite, lui semble-t-il, dans cet entourage, qui s’est imposé à son être, au cours d’une nuit dans l’eau et d’une journée passée au sommet de la montagne. Cela a commencé un peu avant l’aube. Il a été d’abord inexplicablement surpris, puis tracassé par une impression étrange. Par le chemin de sens obscurs, celle-ci a envahi graduellement sa conscience pour se métamorphoser en une pensée, encore confuse, mais qui cherche désespérément une expression de plus en plus précise. Au lever du jour, il ne peut la formuler exactement que par cette phrase : « Il y a quelque chose de changé dans l’atmosphère qui enveloppe le pont et la rivière Kwaï. »

« Il y a quelque chose de changé… » Il répète ces mots à voix basse. Ce sens spécial de l’« atmosphère » ne le trompe presque jamais. Son malaise s’aggrave jusqu’à devenir une angoisse, qu’il essaie de dissiper en raisonnant.

« Évidemment, il y a quelque chose de changé. C’est bien naturel. La musique est différente suivant le point d’où on l’écoute. Ici, je suis dans la forêt, au bas de la montagne. Les échos ne sont pas les mêmes que sur un sommet ou dans l’eau… Si ce travail dure encore longtemps, je vais finir par entendre des voix ! »

Il regarde à travers le feuillage, mais ne remarque rien de particulier. L’aube éclaire à peine la rivière. La berge opposée n’est encore qu’une masse compacte grise. Il se force à penser seulement au plan de bataille et à la position des différents groupes qui attendent l’heure de l’action. L’action est proche. Dans la nuit, il est descendu de l’observatoire avec quatre partisans. Ils se sont installés aux emplacements choisis par Warden, non loin et un peu au-dessus de la voie ferrée. Warden, lui, est resté là-haut avec les deux autres Thaïs, près des mortiers. Il dominera le théâtre, prêt à intervenir lui aussi, après le grand coup. Number one en a décidé ainsi. Il a fait comprendre à son ami qu’il faut un chef, un Européen, en chaque poste important, pour prendre des décisions s’il le faut. On ne peut pas tout prévoir et donner à l’avance des ordres définitifs. Warden s’était incliné. Quant au troisième élément, le plus important, toute l’action repose sur lui. Joyce est maintenant là-bas depuis plus de vingt-quatre heures, juste en face de Shears. Il attend le train. Le convoi est parti dans la nuit de Bangkok. Un message l’a annoncé.

« Il y a quelque chose de changé dans l’atmosphère… » Voilà que le Thaï posté au fusil-mitrailleur donne, lui aussi, des signes d’agitation. Il se hausse sur les genoux pour épier la rivière.

L’angoisse de Shears ne se dissipe pas. L’impression cherche toujours à être plus précisément exprimée, en même temps qu’elle se dérobe à l’analyse. L’esprit de Shears s’acharne sur cet exaspérant mystère.

Le bruit n’est plus le même, il pourrait le jurer. Un homme qui fait le métier de Shears enregistre instinctivement et très vite la symphonie des éléments naturels. Cela lui a été déjà utile en deux ou trois occasions. Le frémissement des remous, le grésillement particulier des molécules d’eau frottant contre le sable, le craquement des branches ployées par le courant, tout cet ensemble compose, ce matin, un concert différent, moins bruyant…, oui, moins bruyant que la veille, certainement. Shears se demande sérieusement s’il n’est pas en train de devenir sourd. Ou bien, ses nerfs sont-ils en si mauvais état ?

Mais le Thaï ne peut pas être devenu sourd en même temps. Et puis, il y a autre chose. Tout d’un coup, un autre élément de l’impression passe dans la conscience. L’odeur aussi est altérée. L’odeur de la rivière Kwaï n’est plus la même, ce matin. Ce sont des exhalaisons de vase humide qui dominent, presque comme au bord d’un étang.

« River Kwaï down ! » s’exclame soudain le Thaï.

Et comme la lumière commence à faire naître des détails sur la berge d’en face, Shears a une brusque révélation. L’arbre, le grand arbre roux, derrière lequel est dissimulé Joyce, ses branches ne trempent plus dans l’eau. La rivière Kwaï a baissé. Le niveau est descendu dans la nuit. De combien ? D’un pied peut-être ? Devant l’arbre, au bas du talus, une plage de galets émerge maintenant, encore constellée de gouttes d’eau et brillant au soleil levant.

Dans l’instant même qui suit sa découverte, Shears éprouve une satisfaction d’avoir trouvé l’explication de son malaise et repris confiance en ses nerfs. Il a senti juste. Il n’est pas encore fou. Les remous ne sont plus les mêmes ; ni ceux de l’eau ni ceux de l’air au-dessus. C’est vraiment toute l’atmosphère qui est affectée. Les nouvelles terres, encore humides, expriment cette odeur de vase.

Les catastrophes ne s’imposent jamais instantanément. L’inertie de l’esprit nécessite de la durée. Une à une seulement, Shears découvre les fatales implications de ce fait banal.

La rivière Kwaï a baissé ! Devant l’arbre roux, une large surface plate, hier submergée, est maintenant visible. Le fil… le fil électrique !… Shears laisse échapper une exclamation obscène. Le fil… Il a sorti ses jumelles et fouille avidement l’espace solide qui vient de surgir dans la nuit.

Le fil est là. Une longue section est maintenant à sec. Shears le suit des yeux, depuis le bord de l’eau jusqu’au talus ; une ligne sombre, jalonnée par des brins d’herbe que le courant y a accrochés.

Il n’est tout de même pas très apparent. Shears l’a découvert parce qu’il le cherchait. Il peut passer inaperçu, si aucun Japonais ne vient à passer par là… Mais la berge, autrefois inaccessible !… C’est maintenant une plage continue en dessous du talus, qui se prolonge… jusqu’au pont, probablement (d’ici, on ne voit pas le pont), et qui, sous le regard, enragé de Shears, semble inviter les promeneurs. Pourtant, dans l’attente du train, les Japonais doivent avoir des occupations qui les empêchent de flâner au bord de l’eau. Shears s’essuie le front.

Jamais l’action ne se modèle exactement sur le plan. Toujours, à la dernière minute, un incident banal, trivial, grotesque parfois, vient bouleverser le programme le mieux préparé. Number one se reproche comme une coupable négligence de ne pas avoir prévu la baisse de la rivière… Et il a fallu que ce soit cette nuit-là, pas une nuit plus tard, ni deux nuits plus tôt !

Cette plage découverte, sans une touffe d’herbe, nue, nue comme la vérité, arrache les yeux. La rivière Kwaï a dû baisser considérablement. D’un pied ? De deux pieds ? Peut-être davantage ?… Bon Dieu !

Shears a une soudaine faiblesse. Il s’agrippe à un arbre pour cacher au Thaï le tremblement de ses membres. C’est la deuxième fois de sa vie qu’il éprouve un pareil bouleversement. La première, c’était pour avoir senti couler sur ses doigts le sang d’un adversaire. Son cœur s’arrête réellement, véritablement de battre, et tout son corps sécrète une sueur glacée.

« De deux pieds ? Peut-être davantage ?… Dieu tout-puissant ! Et les charges ! Les charges de plastic sur les piliers du pont ! »

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