4.


L’état de santé des prisonniers inquiétait aussi le colonel Nicholson et il était venu à l’hôpital pour en discuter avec le médecin.

« Cela ne peut pas durer ainsi, Clipton, dit-il sur un ton sérieux, presque sévère. Il est évident qu’un homme gravement malade ne peut pas travailler, mais il y a tout de même une limite. Vous avez maintenant mis au repos la moitié de mes effectifs ! Comment voulez-vous que nous finissions le pont dans un mois ? Il est bien avancé, je le sais, mais il y a encore beaucoup d’ouvrage, et avec ces équipes réduites, nous piétinons. Ceux qui restent sur le chantier ne sont déjà pas si vaillants.

— Regardez-les, sir, dit Clipton qui, à l’ouïe de ce langage, était obligé de se raisonner pour conserver son flegme habituel et l’attitude respectueuse exigée par le colonel de tous ses subordonnés, quels que fussent leur grade ou leurs fonctions. Si je n’écoutais que ma conscience professionnelle ou la simple humanité, ce n’est pas la moitié, c’est la totalité de vos effectifs que je déclarerais incapables de tout effort ; surtout pour un travail comme celui-là ! »

Pendant les premiers mois, la construction avait été poursuivie à un rythme accéléré, sans autre anicroche que les incidents causés par quelques sautes d’humeur de Saïto. Celui-ci se persuadait parfois qu’il devait reconquérir son autorité et puisait dans l’alcool le courage de surmonter ses complexes en se montrant cruel. Mais ces accès étaient devenus de plus en plus rares, tant il était évident que les manifestations violentes étaient préjudiciables à l’exécution du pont. Celle-ci avait été pendant bien longtemps en avance sur l’horaire fixé par le commandant Hughes et le capitaine Reeves, à la suite d’une collaboration efficace, quoique non exempte de frictions. Puis, le climat, la nature des efforts exigés, le régime alimentaire et les conditions d’existence avaient influé lourdement sur la santé des hommes.

L’état physique devenait inquiétant. Privés de viande, sauf lorsque les indigènes du village voisin venaient vendre quelque vache rachitique, privés de beurre, privés de pain, les prisonniers, dont le repas se composait parfois uniquement de riz, avaient peu à peu été réduits à cette condition squelettique qui avait bouleversé Joyce. Le travail de forçat, consistant à tirer toute la journée sur une corde pour hisser une lourde masse qui rebondit interminablement avec un fracas obsédant, était devenu une véritable torture pour les hommes de cette équipe. D’autres étaient à peine mieux partagés, en particulier ceux qui restaient pendant des heures sur un échafaudage, à moitié dans l’eau, pour maintenir les piliers, pendant que le mouton tombait et retombait en les assourdissant.

Le moral était encore relativement bon, grâce à l’entrain de chefs comme le lieutenant Harper. Celui-ci, magnifique d’allant et d’énergie, prodiguait toute la journée de vigoureux encouragements sur un ton jovial, n’hésitant pas à payer de sa personne et à mettre la main à la pâte, lui officier, en tirant sur la corde de toutes ses forces pour soulager les plus faibles. Le sens de l’humour était même encore cultivé en quelques occasions, par exemple lorsque le capitaine Reeves s’amenait avec son plan, sa règle graduée, son niveau et d’autres instruments qu’il avait fabriqués lui-même, et se glissait au ras de l’eau sur un échafaudage branlant, pour prendre des mesures, suivi par le petit ingénieur japonais, qui ne le quittait plus, imitait tous ses gestes et notait gravement des chiffres dans son carnet.

Comme l’attitude des officiers était directement inspirée par celle du colonel, c’était en somme celui-ci qui tenait entre ses mains puissantes le destin du pont. Il le savait. Il en ressentait le légitime orgueil du chef qui aime et recherche les responsabilités, mais aussi, à un degré égal, tout le poids des soucis attachés à cet honneur et à cette charge.

Le nombre croissant des malades figurait au premier plan de ces soucis. Il voyait littéralement fondre ses compagnies sous ses yeux. Lentement, jour par jour, heure par heure, un peu de la substance vivante de chaque prisonnier se séparait de l’organisme humain pour se dissoudre dans l’univers matériel. Cet univers de terre, de végétation monstrueuse, d’eau et d’atmosphère humide constellée de moustiques n’était pas manifestement affecté par cet enrichissement. C’était, au point de vue arithmétique, un échange rigoureux de molécules, mais dont la perte, douloureusement sensible, se mesurant par cinq cents fois des dizaines de kilogrammes, ne se traduisait par aucun gain apparent.

Clipton redoutait une épidémie sérieuse, comme le choléra, qui avait été signalé dans d’autres camps. Ce fléau avait été évité jusque-là, grâce à une discipline rigoureuse, mais les cas de malaria, de dysenterie et de béribéri ne se comptaient plus. Chaque jour, il jugeait indispensable de déclarer indisponibles un plus grand nombre d’hommes et de leur prescrire le repos. À l’hôpital, il réussissait à fournir un régime presque convenable à ceux qui pouvaient manger, grâce aux quelques colis de la Croix-Rouge qui échappaient au pillage des Japonais et qui étaient réservés aux malades. Par-dessus tout, une simple détente était un baume pour certains prisonniers dont le « mouton » finissait par ébranler le système nerveux, après avoir brisé les muscles, leur causant des hallucinations et les faisant vivre dans un perpétuel cauchemar.

Le colonel Nicholson, qui aimait ses hommes, avait d’abord apporté à Clipton tout le poids de son autorité pour justifier ces repos aux yeux des Japonais. Il avait calmé à l’avance les éventuelles protestations de Saïto, en exigeant des hommes valides un supplément d’efforts.

Mais, depuis déjà longtemps, il trouvait que Clipton exagérait. Il le soupçonnait visiblement d’outrepasser ses droits de médecin et de se laisser aller, par faiblesse, à déclarer malades des prisonniers qui eussent pu rendre des services. Un mois avant la date fixée pour l’achèvement des travaux, ce n’était certes pas le moment de se relâcher. Il était venu ce matin à l’hôpital pour voir par lui-même, s’expliquer à fond avec Clipton et remettre éventuellement le médecin dans le droit chemin, avec fermeté, mais aussi avec le tact qu’il convenait tout de même d’observer vis-à-vis d’un commandant spécialiste, sur un sujet délicat.

« Voyons, celui-là, par exemple, dit-il en s’arrêtant et en s’adressant à un malade. Qu’est-ce qui ne va pas, mon garçon ? »

Il se promenait entre deux rangées de prisonniers qui reposaient sur des lits en bambou, les uns grelottant de fièvre, les autres inertes, sous de misérables couvertures d’où sortaient des faces cadavériques. Clipton s’interposa vivement sur un ton assez tranchant.

« Quarante de fièvre, cette nuit, sir. Malaria.

— Bien, bien, dit le colonel en continuant sa marche. Et celui-là ?

— Ulcères tropicaux. Je lui ai creusé la jambe, hier… avec un couteau ; je n’ai pas d’autre instrument. J’ai fait un trou assez gros pour y enfoncer une balle de golf, sir.

— C’est donc cela ; j’ai entendu crier hier soir, marmotta le colonel Nicholson.

— C’était cela. Il a fallu quatre de ses camarades pour le tenir. J’espère sauver la jambe… mais je n’en suis pas sûr, ajouta-t-il à voix basse. Vous voudriez vraiment que je l’envoie sur le pont, sir ?

— Ne dites pas de bêtises, Clipton. Naturellement, je n’insiste pas. Du moment que c’est votre avis… Comprenez-moi bien. Il ne s’agit pas de faire travailler des malades ou des blessés graves. Seulement, il faut que nous soyons tous persuadés de ceci : nous avons un ouvrage à terminer dans un délai d’un mois. Il demande des efforts pénibles ; je le sais, mais je n’y peux rien. Par conséquent, chaque fois que vous m’enlevez un homme du chantier, il en résulte une tâche un peu plus dure pour les autres. Vous devez avoir cela présent à l’esprit à chaque instant, saisissez-vous ? Même si l’un d’eux n’est pas au mieux de sa forme physique, il peut tout de même se rendre utile en aidant à des travaux faciles, un assemblage délicat par exemple, ou un peu de fignolage… le polissage que Hughes va commencer bientôt, hein ?

— Je suppose que vous allez le faire peindre, sir ?

— Il n’y faut pas songer, Clipton, dit le colonel avec véhémence. Nous ne pourrions appliquer qu’une peinture à la chaux. Et quelle belle cible pour l’aviation ! Vous oubliez que nous sommes en guerre.

— C’est vrai, sir. Nous sommes en guerre.

— Non ; pas de luxe. Je m’y suis opposé, il suffit que l’ouvrage soit propre, bien fini… Je suis donc venu pour vous dire cela, Clipton. Il faut faire comprendre aux hommes qu’il y a là une question de solidarité… Celui-là, par exemple ?

— Une mauvaise blessure au bras qu’il a contractée en soulevant les poutres de votre sacré bon Dieu de foutu pont, sir, éclata Clipton. J’en ai une vingtaine comme lui. Naturellement, avec leur état général, les plaies ne se cicatrisent pas et s’infectent. Je n’ai rien pour les soigner convenablement.

— Je me demande, dit le colonel Nicholson, têtu, suivant son idée et fermant les yeux sur l’incorrection de ce langage, je me demande si, dans un cas pareil, le grand air et une occupation raisonnable ne favoriseraient pas leur rétablissement mieux que l’immobilité et la claustration dans votre cabane. Hein, Clipton, qu’en pensez-vous ? Après tout, chez nous, on n’hospitalise pas un homme pour une écorchure au bras. Je crois que si vous réfléchissez bien, vous finirez par être de mon avis.

— Chez nous, sir… Chez nous… chez nous ! »

Il leva les bras au ciel dans un geste d’impuissance et de désespoir. Le colonel l’entraîna loin des malades dans la petite pièce qui servait d’infirmerie et continua à plaider sa cause, faisant appel à toutes les raisons que peut invoquer le chef dans un cas semblable, lorsqu’il veut persuader plutôt que commander. Finalement, comme Clipton paraissait mal convaincu, il assena son argument le plus puissant : s’il persistait dans cette voie, les Japonais se chargeraient, eux, de vider l’hôpital, et ils le feraient sans discrimination.

« Saïto m’a menacé de prendre des mesures draconiennes », dit-il.

C’était un pieux mensonge. Saïto, à cette époque, avait renoncé à la violence, ayant fini par comprendre qu’elle ne le mènerait à rien, et fort satisfait, dans le fond, de voir construire, sous sa direction officielle, le plus bel ouvrage de la voie. Le colonel Nicholson s’autorisait cette déformation de la vérité, quoiqu’elle peinât sa conscience. Il ne pouvait pas se permettre de négliger un seul des facteurs favorisant l’achèvement du pont, ce pont incarnant l’esprit indomptable qui ne s’avoue jamais abattu, qui a toujours un sursaut pour prouver par des actes l’invulnérable dignité de sa condition ; ce pont auquel il ne manquait plus que quelques dizaines de pieds pour barrer d’un trait continu la vallée de la rivière Kwaï.

Devant cette menace, Clipton maudit son colonel, mais se résigna. Il renvoya de son hôpital à peu près un quart des malades, malgré les terribles scrupules qui l’assaillaient chaque fois qu’il devait faire un choix. Il restitua ainsi au chantier une foule d’éclopés, de blessés légers et de fiévreux que la malaria habitait en permanence, mais qui pouvaient marcher.

Ils ne protestèrent pas. La foi du colonel était de celles qui renversent les montagnes, édifient des pyramides, des cathédrales ou des ponts, et font travailler les mourants avec un sourire. Ils furent convaincus par l’appel fait à leur sentiment de solidarité. Ils reprirent sans murmurer le chemin de la rivière. Des malheureux, dont le bras était immobilisé par un pansement informe et sale, attrapèrent la corde du mouton avec leur seule main valide, et tirèrent en cadence avec ce qui leur restait d’âme et de forces, pesant de tout leur poids réduit, ajoutant le sacrifice de ce douloureux effort à la somme de souffrances qui amenaient peu à peu à sa perfection le pont de la rivière Kwaï.

Sous cette nouvelle impulsion, le pont fut bien vite achevé. Il ne resta plus bientôt à faire qu’un peu de « fignolage », selon le mot du colonel, de façon que l’œuvre présentât cette apparence de « fini », à laquelle l’œil exercé reconnaît du premier coup, dans toutes les parties du monde, la maîtrise européenne et le souci anglo-saxon du confortable.

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