3.
De fâcheux incidents marquèrent les premiers jours au camp de la rivière Kwaï dont l’atmosphère se révéla, dès le début, hostile et chargée d’électricité.
Ce fut la proclamation du colonel Saïto, stipulant que les officiers devraient travailler avec leurs hommes, et dans les mêmes conditions, qui suscita les premiers troubles. Elle provoqua une démarche, polie mais énergique, du colonel Nicholson, qui exposa son point de vue avec une sincère objectivité, concluant que les officiers britanniques avaient pour tâche de commander leurs soldats, et non de manœuvrer la pelle ou la pioche.
Saïto écouta jusqu’au bout sa protestation, sans manifester d’impatience, ce qui parut de très bon augure au colonel. Puis, il le renvoya en disant qu’il réfléchirait. Le colonel Nicholson rentra plein de confiance dans la misérable cabane en bambou qu’il occupait avec Clipton et deux autres officiers. Là, pour sa satisfaction personnelle, il répéta quelques-uns des arguments qu’il avait utilisés pour fléchir le Japonais. Chacun lui paraissait irréfutable, mais le principal, pour lui, était celui-ci : l’appoint de main-d’œuvre représenté par quelques hommes mal entraînés à un labeur physique était insignifiant, tandis que l’impulsion donnée par l’encadrement de chefs compétents était inestimable. Dans l’intérêt même des Nippons, et pour la bonne exécution de l’ouvrage, il était donc bien préférable de conserver à ces chefs tout leur prestige et toute leur autorité, ce qui était impossible s’ils étaient astreints à la même tâche que les soldats. Il s’échauffa en soutenant de nouveau cette thèse devant ses propres officiers.
« Enfin, ai-je raison, oui ou non ? demanda-t-il au commandant Hughes. Vous, un industriel, pouvez-vous imaginer une entreprise comme celle-ci menée à bien sans une hiérarchie de cadres responsables ? »
Après les pertes de la tragique campagne, son état-major ne comprenait plus que deux officiers, en plus du médecin Clipton. Il avait réussi à les conserver auprès de lui depuis Singapour, car il appréciait leurs conseils et avait à chaque instant besoin de soumettre ses idées à la critique d’une discussion collective, avant de prendre une décision. C’étaient deux officiers de réserve. L’un, le commandant Hughes, était dans la vie civile directeur d’une compagnie minière en Malaisie. Il avait été affecté au régiment du colonel Nicholson, et celui-ci avait tout de suite reconnu ses qualités d’organisateur. L’autre, le capitaine Reeves, était avant la guerre ingénieur des travaux publics aux Indes. Mobilisé dans un corps du génie, il avait été séparé de son unité dès les premiers combats, et recueilli par le colonel, qui se l’était également attaché comme conseiller. Il aimait s’entourer de spécialistes. Il n’était pas une brute militaire. Il reconnaissait loyalement que certaines entreprises civiles ont parfois des méthodes dont l’armée peut s’inspirer avec fruit, et ne négligeait aucune occasion de s’instruire. Il estimait également les techniciens et les organisateurs.
« Vous avez certainement raison, sir, répondit Hughes.
— C’est aussi mon avis, dit Reeves. La construction d’une voie ferrée et d’un pont (je crois qu’il est question d’établir un pont sur la rivière Kwaï) n’admet pas les improvisations hâtives.
— C’est vrai que vous êtes un spécialiste de ces travaux, rêva à haute voix le colonel… Vous voyez bien, conclut-il ; j’espère avoir fait pénétrer un peu de plomb dans le crâne de cet écervelé.
— Et puis, ajouta Clipton, en regardant son chef, si cet argument de bon sens ne suffit pas, il y a encore le Manual of Military Law et les conventions internationales.
— Il y a encore les conventions internationales, approuva le colonel Nicholson. J’ai réservé cela pour une nouvelle séance, si elle est nécessaire. »
Clipton parlait ainsi, avec une nuance d’ironie pessimiste, parce qu’il craignait fort que l’appel au bon sens ne fût pas suffisant. Quelques échos lui étaient parvenus sur le caractère de Saïto, à l’escale qui avait coupé la marche dans la jungle. Occasionnellement accessible à la raison lorsqu’il était à jeun, l’officier japonais devenait, disait-on, la plus abominable des brutes lorsqu’il avait bu sans modération.
La démarche du colonel Nicholson avait été faite dans la matinée de ce premier jour, accordé aux prisonniers pour leur installation dans les baraques à moitié démolies du camp. Saïto réfléchit, comme il l’avait promis. Il commença à trouver les objections suspectes et se mit à boire pour s’éclaircir l’esprit. Il se persuada graduellement que le colonel lui avait fait un affront inadmissible en discutant ses ordres, et passa insensiblement de la méfiance à une sombre fureur.
Parvenu au paroxysme de sa rage un peu avant le coucher du soleil, il décida d’affirmer immédiatement son autorité et imposa un rassemblement général. Il avait l’intention, lui aussi, de prononcer une harangue. Dès le début de son discours, il fut évident que de sinistres nuages s’amoncelaient au-dessus de la rivière Kwaï.
« Je hais les Britanniques… »
Il avait commencé par cette formule et la plaçait entre ses phrases en guise de ponctuation. Il s’exprimait en assez bon anglais, ayant autrefois occupé dans un pays britannique un poste d’attaché militaire, qu’il avait dû quitter à cause de son ivrognerie. Sa carrière s’achevait misérablement dans ces fonctions de garde-chiourme, sans qu’il pût espérer d’avancement. Sa rancune contre les prisonniers était chargée de toute l’humiliation qu’il avait ressentie à ne pas participer à la bataille.
« Je hais les Britanniques, commença le colonel Saïto. Vous êtes ici, sous mon seul commandement, pour exécuter les travaux nécessaires à la victoire de la grande armée nippone. J’ai voulu vous dire, une fois seulement, que je ne tolérerai pas la moindre discussion de mes ordres. Je hais les Britanniques. À la première protestation, je vous punirai d’une manière terrible. La discipline doit être maintenue. Si certains se proposent d’en faire à leur tête, ils sont prévenus que j’ai sur vous tous droit de vie et de mort. Je n’hésiterai pas à user de ce droit, pour assurer la bonne exécution des travaux que m’a confiés Sa Majesté Impériale. Je hais les Britanniques. La mort de quelques prisonniers ne me touchera pas. Votre mort à tous est insignifiante pour un officier supérieur de la grande armée nippone. »
Il était grimpé sur une table, comme l’avait fait le général Yamashita. Comme lui, il avait jugé bon de mettre une paire de gants gris clair, et des bottes luisantes au lieu des savates qu’on lui avait vu porter dans la matinée. Il avait, bien entendu, son sabre au côté, et frappait à chaque instant sur la poignée pour donner plus de poids à ses paroles, ou bien pour se surexciter et se maintenir dans l’état de rage qu’il estimait indispensable. Il était grotesque. Sa tête s’agitait en mouvements désordonnés, comme celle d’un pantin. Il était ivre, ivre d’alcool européen, le whisky et le cognac abandonnés à Rangoon et à Singapour.
En écoutant cette prose qui affectait douloureusement ses nerfs, Clipton se rappela un conseil, autrefois donné par un ami qui avait vécu longtemps parmi les Japonais. « Si vous avez affaire avec eux, n’oubliez jamais que ce peuple considère son ascendance divine comme un credo indiscutable. » Toutefois, après avoir réfléchi, il s’aperçut qu’aucun peuple sur la terre ne nourrissait le moindre doute quant à sa propre origine divine, plus ou moins éloignée. Il chercha alors d’autres motifs à cette hargneuse ontrecuidance. À la vérité, il fut bientôt persuadé que le discours de Saïto empruntait beaucoup de ses éléments fondamentaux à une tournure d’esprit universelle, orientale aussi bien qu’occidentale. Il reconnut au passage et salua diverses influences à travers les phrases qui explosaient sur les lèvres du Japonais : l’orgueil racial, la mystique de l’autorité, la peur de ne pas être pris au sérieux, un complexe bizarre qui lui faisait promener un regard soupçonneux et inquiet sur les visages, comme s’il eût redouté d’y voir un sourire. Saïto avait vécu en pays britannique. Il ne pouvait pas ignorer combien certaines prétentions japonaises y étaient parfois tournées en ridicule, ni les plaisanteries qu’y suscitaient les attitudes copiées par une nation dépourvue d’humour, sur un peuple qui en possédait instinctivement le sens. La brutalité de ses expressions et de ses gestes désordonnés devait cependant être attribuée à un reste de sauvagerie primitive. Clipton avait ressenti un trouble étrange en l’entendant parler de discipline, mais il conclut, rassuré, en le regardant s’agiter comme un guignol, qu’il y avait au moins un point en faveur du gentleman du monde occidental : c’était son comportement lorsqu’il était gorgé d’alcool.
Devant leurs hommes, les officiers écoutaient en silence, encadrés par les gardes qui prenaient une attitude menaçante pour souligner la fureur de leur chef. Tous serraient les poings et composaient laborieusement chaque trait de leur face, modelant leur impassibilité apparente sur celle du colonel Nicholson, qui avait donné des instructions pour que toute manifestation hostile fût accueillie dans le calme et la dignité.
Après ce préambule destiné à frapper l’imagination, Saïto entra dans le vif du sujet. Son ton devint plus calme, presque solennel, et pendant un moment ils espérèrent entendre des paroles sensées.
« Écoutez-moi tous. Vous savez en quoi consiste l’œuvre à laquelle Sa Majesté Impériale a bien voulu associer les prisonniers britanniques. Il s’agit de relier les capitales de Thaïlande et de Birmanie, à travers quatre cents miles de jungle, pour permettre le passage des convois nippons et ouvrir la route du Bengale à l’armée qui a libéré ces deux pays de la tyrannie européenne. Le Nippon a besoin de cette voie ferrée pour continuer la série de ses victoires, conquérir les Indes et terminer rapidement cette guerre. Il est donc essentiel que ce travail soit achevé le plus tôt possible ; dans six mois, a ordonné Sa Majesté Impériale. C’est aussi votre intérêt. Lorsque la guerre sera finie, peut-être pourrez-vous rentrer dans vos foyers sous la protection de notre armée. »
Le colonel Saïto poursuivit sur un ton encore plus mesuré, comme s’il était définitivement dégagé des fumées de l’ivresse.
« Savez-vous maintenant quelle est votre tâche, à vous qui êtes dans ce camp sous mon commandement ? Je vous ai réunis pour vous l’apprendre.
« Vous aurez seulement à construire deux petits tronçons de voie, pour le raccordement aux autres secteurs. Mais, surtout, vous aurez à édifier un pont, sur la rivière Kwaï que vous voyez là. Ce pont sera votre principale besogne, et vous êtes des privilégiés, car c’est l’ouvrage le plus important de toute la ligne. Le travail est agréable. Il demande des hommes adroits et non pas des manœuvres. De plus, vous aurez l’honneur de compter parmi les pionniers de la sphère de coprospérité sud-asiatique… »
« Encore un encouragement qui eût pu être donné par un Occidental », songea Clipton malgré lui…
Saïto pencha en avant toute la partie supérieure de son corps, et resta immobile, la main droite appuyée sur la poignée de son sabre, dévisageant les premiers rangs.
« Le travail sera bien entendu dirigé techniquement par un ingénieur qualifié, un ingénieur nippon. Pour la discipline, vous aurez affaire avec moi et mes subordonnés. Les cadres ne manqueront donc pas. Pour toutes ces raisons, que j’ai bien voulu vous expliquer, j’ai donné l’ordre aux officiers britanniques de travailler fraternellement aux côtés de leurs soldats. Dans les circonstances présentes, je ne peux pas tolérer de bouches inutiles. J’espère que je n’aurai pas à répéter cet ordre. S’il en était autrement… »
Saïto retomba sans transition dans sa fureur initiale et se remit à gesticuler comme un forcené.
« S’il en était autrement, j’emploierais la force. Je hais les Britanniques. Je vous ferai fusiller tous si c’est nécessaire plutôt que de nourrir des paresseux. La maladie ne sera pas un motif d’exemption. Un homme malade peut toujours fournir un effort. Je construirai le pont sur les os des prisonniers, s’il le faut. Je hais les Britanniques. Le travail commencera demain à l’aube. Le rassemblement aura lieu aux coups de sifflet, ici. Les officiers se mettront sur les rangs, à part. Ils formeront une équipe qui devra accomplir la même tâche que les autres. Des outils vous seront distribués et l’ingénieur nippon vous donnera des directives. Ma dernière parole, ce soir, est pour vous rappeler la devise du général Yamashita : “Travaillez joyeusement et avec entrain.” Souvenez-vous. »
Saïto descendit de son estrade et regagna son quartier général à grandes enjambées furieuses. Les prisonniers rompirent les rangs, et se dirigèrent vers leurs baraques, péniblement impressionnés par cette éloquence décousue.
« Il ne semble pas avoir compris, sir ; je crois bien qu’il faudra faire appel aux conventions internationales, dit Clipton au colonel Nicholson, qui était resté silencieux et songeur.
— Je le crois aussi, Clipton, répondit gravement le colonel, et je crains que nous n’ayons devant nous une période de troubles. »