1.
Joyce vida d’un trait le verre d’alcool qui lui était offert. Sa pénible expédition ne l’avait pas trop marqué. Il était encore assez alerte et ses yeux étaient vifs. Avant même de se débarrasser de l’étrange costume thaï, sous lequel Shears et Warden avaient peine à le reconnaître, il tint à proclamer les résultats les plus importants de sa mission.
« Le coup est faisable, sir, j’en suis certain, difficile, il ne faut pas s’illusionner, mais possible et certainement payant. La forêt est épaisse. La rivière est large. Le pont passe au-dessus d’un abîme. Les berges sont escarpées. Le train ne pourrait pas être dégagé, à moins d’un matériel considérable.
— Commencez par le début, dit Shears. Ou bien, préférez-vous d’abord prendre une douche ?
— Je ne suis pas fatigué, sir.
— Laissez-le donc faire, grogna Warden. Vous ne voyez pas qu’il a besoin de parler plus que de se reposer ? »
Shears sourit. Il était évident que Joyce était aussi impatient de faire son récit que lui de l’entendre. Ils s’installèrent aussi confortablement que possible en face de la carte. Warden, toujours prévoyant, tendit un deuxième verre à son camarade. Dans la pièce voisine, les deux partisans thaïs qui avaient servi de guides au jeune homme s’étaient accroupis sur le sol, entourés par quelques habitants du hameau. Ils avaient déjà commencé de raconter à voix basse leur expédition et de faire des commentaires flatteurs sur le comportement de l’homme blanc qu’ils avaient accompagné.
« Le voyage a été un peu fatigant, sir, commença Joyce. Trois nuits de marche dans la jungle ; et par quels chemins ! Mais les partisans ont été admirables. Ils m’ont amené, comme ils l’avaient promis, au sommet d’une montagne, sur la rive gauche, d’où l’on découvre toute la vallée, le camp et le pont. Un observatoire parfait.
— J’espère que vous n’avez pas été vu ?
— Aucun risque, sir. Nous ne marchions que la nuit, dans une obscurité telle que je devais conserver la main sur l’épaule d’un guide. Nous nous arrêtions le jour, dans des fourrés assez épais pour décourager les curieux. La région est d’ailleurs si sauvage que ce n’était même pas nécessaire. Nous n’avons pas aperçu une âme jusqu’à l’arrivée.
— Bien, dit Shears. Continuez. »
Sans en avoir l’air, tout en écoutant, Number one examinait minutieusement l’attitude de l’aspirant Joyce et tâchait de préciser l’opinion qu’il avait commencé à se faire de lui. L’importance de cette reconnaissance était double, à ses yeux, car elle lui permettait de juger les qualités de son jeune équipier, lorsqu’il était livré à lui-même. La première impression, à son retour, avait été favorable. De bon augure également était l’air satisfait des guides indigènes. Shears savait que ces impondérables n’étaient pas négligeables. Joyce était un peu surexcité, certainement, par ce qu’il avait vu, par ce qu’il avait à rapporter et par la réaction causée par l’atmosphère relativement paisible de leur cantonnement, après l’émotion des multiples dangers auxquels il avait été exposé depuis son départ. Il paraissait cependant suffisamment maître de lui.
« Les Thaïs ne nous avaient pas trompés, sir. C’est vraiment un bel ouvrage… »
Le temps du grand coup approchait, à mesure que s’allongeaient les deux lignes de rails sur le remblai construit au prix de mille souffrances par les prisonniers alliés, dans les pays de Birmanie et de Thaïlande. Shears et ses deux compagnons avaient suivi jour par jour les progrès de la voie. Joyce passait des heures à compléter et à corriger son tracé d’après les derniers renseignements reçus. Chaque semaine, il marquait en un trait plein, rouge, une section terminée. Le trait était maintenant presque continu depuis Bangkok jusqu’à Rangoon. Les passages particulièrement intéressants étaient marqués par des croix. Les caractères de tous les ouvrages d’art étaient consignés sur des fiches, méticuleusement tenues à jour par Warden, qui avait l’amour de l’ordre.
Leur connaissance de la ligne devenant plus complète et plus précise, ils avaient été invinciblement ramenés vers le pont de la rivière Kwaï, qui s’était imposé à leur attention, dès le début, par une profusion d’attraits. Ils avaient été hypnotisés, en leur vision spéciale des ponts, par cette exceptionnelle abondance de circonstances favorables à l’exécution du plan qu’ils avaient machinalement commencé d’ébaucher ; plan où se mêlaient la précision et la fantaisie caractéristique de la « Plastic & Destructions Co. Ltd ». C’était peu à peu sur le pont de la rivière Kwaï, et sur aucun autre, que, poussés par l’instinct et la raison, ils avaient concentré l’énergie de leur ambition et de leurs espoirs. Les autres avaient été aussi consciencieusement examinés, et leurs avantages discutés, mais celui-ci avait fini par s’imposer naturellement, implicitement, comme but évident de leur entreprise. Le grand coup, d’abord abstraction floue n’existant que comme possibilité de rêve, s’était incarné en un corps rigide, situé dans l’espace, enfin vulnérable, exposé à toutes les contingences, toutes les dégradations des réalisations humaines, et en particulier à l’anéantissement.
« Ce n’est pas là une besogne pour l’aviation, avait dit Shears. Un pont en bois n’est pas facile à détruire de l’air. Les bombes, quand elles atteignent le but, démolissent deux ou trois travées. Les autres sont seulement ébranlées. Les Japs font une réparation de fortune ; ils sont passés maîtres dans cet art. Nous, nous pouvons, non seulement briser les piliers au ras de l’eau, mais encore provoquer l’explosion au moment du passage d’un train. Alors, c’est tout le convoi qui s’écroule dans la rivière, causant des dommages irréparables et ne laissant aucune poutre utilisable. J’ai vu cela une fois dans ma carrière. Le trafic a été interrompu pendant plusieurs semaines. Et c’était dans un pays civilisé, où l’ennemi avait pu amener des appareils de levage. Ici, je vous dis qu’il leur faudra dévier la voie et reconstruire le pont entièrement… Sans compter la perte d’un train, avec son chargement. Un spectacle d’enfer ! Je le vois. »
Tous trois voyaient cet admirable spectacle. Le grand coup possédait maintenant une armature solide, sur laquelle l’imagination pouvait broder. Une succession d’images, alternativement sombres et colorées, peuplaient le sommeil de Joyce. Les premières étaient relatives à la préparation dans l’ombre ; les autres se terminaient par un tableau si brillant qu’il en discernait les plus infimes détails avec une extraordinaire précision : le train s’engageait au-dessus du gouffre au fond duquel scintillait la rivière Kwaï entre deux masses compactes de jungle. Sa propre main était crispée sur un levier. Ses yeux fixaient un certain point, situé au milieu du pont. L’espace entre la locomotive et ce point diminuait rapidement. Il fallait appuyer au moment favorable. Il n’y avait plus que quelques pieds, plus qu’un pied… sa main s’abaissait sans une hésitation à l’instant précis. Sur le pont fantôme construit dans son esprit, il avait déjà cherché et trouvé un repère correspondant à la moitié de la longueur !
« Sir, s’était-il inquiété un jour, pourvu que les aviateurs ne s’en mêlent pas avant nous !
— J’ai déjà envoyé un message pour demander qu’ils n’interviennent pas ici, avait répondu Shears. J’espère qu’ils nous laisseront tranquilles. »
Pendant cette période d’attente, d’innombrables renseignements s’étaient accumulés sur le pont, que des partisans espionnaient pour eux d’une montagne voisine, car ils ne s’en étaient pas encore approchés, craignant que la présence d’un homme blanc ne fût signalée dans la région. Cent fois, il leur avait été décrit, et même dessiné sur le sable par les agents les plus adroits. De leur retraite, ils avaient suivi toutes les étapes de la construction, étonnés de l’ordre et de la méthode inusités qui paraissaient régler tous les mouvements et qui étaient perceptibles à travers tous les rapports. Ils étaient habitués à rechercher la vérité sous les bavardages. Ils avaient vite décelé un sentiment voisin de l’admiration dans les récits des Thaïs. Ceux-ci n’étaient pas qualifiés pour apprécier la technique savante du capitaine Reeves, ni l’organisation qui s’était créée sous l’impulsion du colonel Nicholson, mais ils se rendaient bien compte qu’il ne s’agissait pas là d’un informe échafaudage, dans le style japonais habituel. Les peuples primitifs apprécient inconsciemment l’art et la science.
« Dieu les bénisse, disait parfois Shears, impatienté. C’est un nouveau “George Washington Bridge” qu’ils sont en train de construire, si nos gens disent vrai. Ils veulent rendre jaloux nos amis Yankees ! »
Cette ampleur insolite, ce luxe presque – il y avait, disaient les Thaïs, une route assez large, à côté de la voie, pour permettre le passage de deux camions de front –, intriguaient et inquiétaient Shears. Un ouvrage aussi considérable serait certainement l’objet d’une surveillance spéciale. En contrepartie, il aurait peut-être une importance stratégique plus grande encore qu’il n’avait pensé, et le coup serait d’autant mieux réussi.
Les indigènes parlaient aussi souvent des prisonniers. Ils les avaient aperçus, presque nus sous le soleil brûlant, travaillant sans répit sous la surveillance de leurs gardes. Tous trois oubliaient alors un instant leur entreprise pour accorder une pensée à leurs malheureux compatriotes. Ils connaissaient les procédés des Nippons et imaginaient facilement à quel degré pouvait être poussée leur férocité pour l’exécution d’un tel ouvrage.
« Si seulement ils savaient que nous ne sommes pas loin, sir, avait dit un jour Joyce, et que le pont ne sera jamais utilisé, leur moral serait certainement meilleur.
— Peut-être, avait répondu Shears, mais je ne veux, à aucun prix, entrer en rapport avec eux. Cela ne se peut pas, Joyce. Notre métier exige le secret, même vis-à-vis des amis. Leur imagination travaillerait. Ils se mettraient à vouloir nous aider, et risqueraient de tout compromettre, au contraire, en essayant de saboter le pont à leur façon. Ils donneraient l’éveil aux Japs et s’exposeraient inutilement à des représailles terribles. Ils doivent être tenus en dehors du coup. Les Japs ne doivent même pas songer à leur possible complicité. »
Un jour, devant les singulières merveilles qui lui étaient quotidiennement rapportées de la rivière Kwaï, Shears, incrédule, s’était brusquement décidé.
« L’un de nous doit y aller voir. Le travail approche de la fin, et nous ne pouvons pas nous fier plus longtemps aux récits de ces braves gens, qui me paraissent fantastiques. Vous irez, Joyce. Ce sera un excellent entraînement pour vous. Je veux savoir à quoi ressemble véritablement ce pont, vous m’entendez ? Quelles sont ses dimensions exactes ? Combien a-t-il de piliers ? Rapportez-moi des chiffres. Comment peut-on l’aborder ? Comment est-il gardé ? Quelles sont les possibilités d’action ? Vous agirez pour le mieux, sans trop vous exposer. Il est essentiel que vous ne soyez pas aperçu ; rappelez-vous cela ; mais donnez-moi des renseignements précis, sur ce sacré pont, bon Dieu ! »