IX À quoi peut servir une table à thé

Si mon intention était de détailler les faits quotidiens de mon existence à ce moment, sans aucun doute mon récit intéresserait vivement les gens qui ne sont pas très familiers avec ce qui se passe à l’intérieur des palais royaux; et si je révélais les secrets que j’eus alors l’occasion d’apprendre, je passionnerais tous les hommes d’État d’Europe. Mais je ne veux faire ni l’un ni l’autre. Je me débattrai entre le Scylla de la sottise et le Charybde de l’indiscrétion et je pense que je ferai mieux de m’en tenir au drame souterrain qui se jouait dans la coulisse de la politique ruritanienne. Qu’il me suffise de dire que le secret de mon imposture, si je puis ainsi parler, ne transpira en aucune façon; que je fis pourtant bien des fautes, que j’eus de mauvais moments à passer, qu’il me fallut user de tout le tact, de toute la bonne grâce dont le ciel m’avait doué pour me faire pardonner certains manques de mémoire, des oublis inexcusables, tels, par exemple, que de ne pas reconnaître de vieux amis. En fin de compte, je m’en suis tiré, et cela, grâce, comme je l’ai dit déjà, à la hardiesse même de l’entreprise. En vérité, je crois, étant donné la ressemblance physique, qu’il m’a été plus facile de jouer le rôle d’un roi que s’il m’avait fallu me mettre dans la peau de n’importe quel autre personnage de mon espèce, mon voisin, un individu semblable à moi.


Un jour, Sapt entra dans ma chambre, une lettre à la main.


«C’est pour vous, dit-il, c’est une lettre de femme… Mais j’ai des nouvelles à vous donner d’abord.


– Ah! lesquelles?


– Le roi est au château de Zenda.


– Comment le savez-vous?


– Parce que trois des fameux Six y sont. J’ai fait faire une petite enquête; ils y sont tous les trois: Lauengram, Krafstein et le jeune Rupert Hentzau – trois coquins – les plus grands coquins, ma foi, de toute la Ruritanie!


– Eh bien?


– Eh bien! Fritz est à bout de patience, et veut que vous marchiez contre le château avec cavalerie, infanterie, artillerie.


– Pourquoi faire? demandai-je. Pour draguer les fossés?


– Cela ne nous mènerait à rien, reprit Sapt d’un air sombre; nous n’y trouverons pas même le corps du roi!


– Vous êtes sûr que le roi est au château?


– C’est plus que probable. En dehors de ce fait probant, la présence des trois acolytes, le pont-levis est toujours levé, et personne ne pénètre sans un ordre formel, signé par Hentzau ou par le duc Noir en personne. Il faut contenir l’impatience de Fritz, l’attacher, si c’est nécessaire.


– J’irai à Zenda, fis-je.


– Vous êtes fou!


– Un de ces jours.


– Il est plus que probable que, ce jour-là, vous y resterez.


– Nous verrons bien, mon bon ami, fis-je négligemment.


– Votre Majesté paraît de mauvaise humeur», remarqua Sapt.


Il me regarda un instant, puis alluma sa pipe.


J’étais, il est vrai, d’une humeur de dogue.


«Où que j’aille, continuai-je d’un ton bourru, je suis toujours escorté d’une demi-douzaine d’espions.


– Je le sais, parbleu! C’est moi qui les mets à vos trousses, répondit-il avec calme.


– Pourquoi?


– Mais, reprit Sapt, en lançant dans l’air des spirales de fumée bleue, parce que cela ferait les affaires du duc Noir si vous veniez à disparaître. Vous en moins, le jeu que nous avons interrompu recommencerait; au moins cela lui laisserait une chance.


– Je suis capable de prendre soin de moi.


– De Gautel, Bersonin et Detchard sont à Strelsau, et aucun d’eux, mon ami, n’hésiterait une seconde à vous couper la gorge; ils ne feraient pas plus de façons que je n’en ferais s’il s’agissait du duc Noir, et peut-être n’y mettraient-ils pas autant de formes que je suis disposé à en mettre. De qui est cette lettre?»


Je l’ouvris, et lus tout haut:


«Si le roi désire savoir ce qu’il lui importe beaucoup de savoir, qu’il fasse ce que cette lettre lui dira. Au bout de la grande avenue, il y a une maison cachée au milieu de jardins. La maison a un portique orné d’une nymphe. Un mur entoure les jardins. Dans ce mur, il y a une grille. À minuit, cette nuit, si le roi entre seul par cette grille, s’il prend à droite et fait une trentaine de pas, il trouvera un petit pavillon auquel on accède par six marches. S’il monte et s’il entre, il verra là une personne qui lui dira un secret de la dernière importance. Il y va de sa vie et de son trône. Cet avis lui vient d’un ami fidèle. Il faut qu’il soit seul. S’il néglige de se rendre à cet appel, il s’expose aux plus grands dangers. Qu’il ne montre cette lettre à personne: cela ne servirait qu’à perdre une femme qui lui est dévouée. Le duc Noir ne pardonne pas.»


«C’est vrai, fit observer Sapt, quand j’eus fini… Mais il est très capable de dicter une lettre de ce genre.»


Mon impression était conforme à celle de Sapt. J’allais jeter la lettre au panier quand j’aperçus quelques lignes écrites en travers, sur l’autre page, et qui m’avaient d’abord échappé.


«Ce n’est pas tout, dis-je.


«Si vous hésitez, disaient ces lignes, consultez le colonel Sapt…


– Ah! bah! fît celui-ci fort étonné. Me croit-elle plus fou que vous?»


Je lui fis signe de se taire.


«Demandez-lui quelle est la femme qui ferait tout au monde pour empêcher le duc d’épouser sa cousine, et par conséquent pour l’empêcher de devenir roi. Demandez-lui si son nom ne commence pas par un A.»


Je bondis hors de mon fauteuil.


Sapt posa sa pipe.


«Antoinette de Mauban! m’écriai-je.


– Comment savez-vous cela?» demanda Sapt. Je lui contai ce que je savais de la dame, et comment je le savais. Il acquiesça de la tête.


«Il est parfaitement vrai qu’elle a eu une explication orageuse avec Michel, dit-il pensif.


– Si elle voulait, elle pourrait nous servir, repris-je.


– Je crois pourtant que c’est Michel qui a dicté cette lettre.


– Moi aussi; mais je compte m’en assurer, et j’irai, Sapt.


– Non, c’est moi qui irai, dit-il.


– Oui, vous pouvez aller jusqu’à la grille.


– J’irai au pavillon.


– Que je sois pendu si je vous laisse ce soir», dis-je. Je me levai et me campai, le dos à la cheminée.


«Sapt, j’ai confiance en cette femme et j’irai, Sapt.


– Je n’ai confiance en aucune femme, reprit Sapt, et vous n’irez pas.


– Ou j’irai ce soir au pavillon, ou je repars pour l’Angleterre.»


Sapt commençait à savoir jusqu’où il pouvait tendre la corde, et quand il fallait céder.


«Nous jouons à contre-mesure, repris-je, et nous perdons notre temps. Chaque jour qui passe augmente les risques: risque, pour le roi, d’être assassiné; risque, pour moi, d’être découvert. C’est trop dangereux! Sapt, il faut risquer le tout pour le tout.


– Comme vous voudrez!» fit-il, avec un soupir.


Bref, le soir même, à onze heures et demie, Sapt et moi, nous montions à cheval.


Fritz, laissé de garde au palais, ne fut pas instruit de notre destination.


La nuit était très sombre. Je n’avais pas d’épée; mais je m’étais muni d’un revolver, d’un long couteau et d’une lanterne sourde.


Nous arrivâmes devant la grille. Je mis pied à terre.


Sapt me tendit la main.


«J’attendrai ici, dit-il. Si j’entends un coup de feu, je…


– Ne bougez pas; c’est la dernière chance du roi. Il ne faut pas qu’il vous arrive malheur aussi.


– Vous avez raison; bonne chance!»


Je poussai la petite porte; elle céda, et je me trouvai au milieu de taillis incultes. Je vis un sentier herbu; je le pris sur la droite, selon les instructions que j’avais reçues, et je le suivis en marchant avec précaution… Ma lanterne était fermée et je tenais mon revolver à la main. Tout était silencieux.


Tout à coup, je vis surgir devant moi, dans la nuit, une grande ombre noire. C’était le pavillon. Je gravis les quelques marches et me trouvai en face d’une petite porte de bois vermoulu qui pendait sur ses gonds. Je la poussai, et entrai.


Une femme se précipita au-devant de moi, et s’empara de ma main.


«Fermez la porte», souffla-t-elle.


J’obéis, et braquai sur elle le rayon de ma lanterne. Elle était en grande toilette décolletée, ce qui faisait valoir sa taille superbe; le visage était très beau. Nous nous trouvions dans une petite pièce nue, meublée seulement de quelques chaises et d’une petite table de fer comme celles sur lesquelles on sert le café dans un jardin, ou que l’on voit à la porte des restaurants.


«Pas un mot! dit-elle, le temps nous presse. Écoutez-moi. Je vous connais, monsieur Rassendyll. C’est moi qui vous ai écrit cette lettre, sur l’ordre du duc.


– C’est bien ce que j’avais pensé.


– Dans vingt minutes, trois hommes seront ici pour vous tuer.


– Trois! Les trois?


– Oui, il ne faut pas les attendre. Si vous tardez, c’en est fait de vous.


– À moins que je ne me débarrasse de mes ennemis.


– Écoutez, écoutez! Une fois mort, on portera votre corps dans quelque quartier mal famé de la ville. C’est là qu’on le trouvera. Michel alors fera arrêter tous vos amis, le colonel Sapt et le capitaine von Tarlenheim en premier, proclamera l’état de siège à Strelsau et enverra un message à Zenda, où les trois autres acolytes sont chargés d’assassiner le roi. Le duc se fait reconnaître roi, ou, s’il ne se sent pas assez fort, il fait reconnaître la princesse.


«De toute façon, il l’épouse et devient roi de fait et bientôt de nom. Comprenez-vous?


– C’est un joli complot. Mais pourquoi vous, madame…?


– Que j’agisse par charité ou par jalousie, qu’importe, mon Dieu? Me faudra-t-il voir ce mariage? Maintenant, partez et rappelez-vous ceci – c’était surtout cela que j’avais à vous dire – c’est que toujours et partout, le jour comme la nuit, vous êtes en danger. Trois hommes déterminés, incapables de pitié, vous guettent, montent la garde autour de vous. Trois autres hommes guettent les premiers. Les sbires de Michel ne vous perdent jamais de vue. Si une fois ils vous trouvaient seul, c’en serait fait de vous! Maintenant, partez. Non, attendez; la porte doit être déjà gardée à cette heure. Descendez doucement: au-delà du pavillon, à cent mètres environ contre le mur, vous trouverez une échelle. Escaladez le mur et fuyez.


– Et vous? demandai-je.


– J’ai une partie difficile à jouer. Si Michel découvre ce que j’ai fait, nous ne nous reverrons pas. Sinon, il se peut que je… Mais, il n’importe. Partez sur l’heure.


– Que lui direz-vous?


– Que vous n’êtes pas venu, que vous avez deviné le piège.


Je pris sa main et la baisai.


«Madame, vous avez rendu un grand service au roi, cette nuit. Dans quelle partie du château le tient-on enfermé?»


Elle répondit si bas que je dus tendre l’oreille. J’écoutais avidement.


«Au-delà du pont-levis il y a une lourde porte, derrière cette porte… Mais chut!… j’entends du bruit.»


On eût dit, en effet, des pas au-dehors.


«Ils viennent! ils arrivent avant l’heure. Dieu du ciel! ils sont en avance.»


Et elle devint pâle comme la mort.


«Il me semble, au contraire, fis-je, qu’ils arrivent à point.


– Fermez votre lanterne. Regardez par cette fente de la porte. Les voyez-vous?»


Je mis mon œil contre la fente. Sur la première marche, j’aperçus trois silhouettes vagues. J’armai mon revolver.


«Quand vous en tueriez un, et après?»


Une voix du dehors, une voix qui parlait l’anglais sans le moindre accent, disait:


«Monsieur Rassendyll!»


Je ne répondis pas.


«Nous avons à vous parler. Voulez-vous promettre de ne pas tirer avant que nous ayons achevé?


– Est-ce à monsieur Detchard que j’ai l’honneur de parler? demandai-je.


– Laissons là les noms.


– Alors, ne vous embarrassez pas du mien.


– Très bien, Sire. Je suis porteur d’une offre pour vous.»


J’avais toujours l’œil collé à la fente. Je vis mes trois coquins gravir les marches, le revolver au poing.


«Voulez-vous nous laisser entrer? Nous nous engageons sur l’honneur à respecter la trêve.


– Ne vous y fiez pas, me souffla Antoinette.


– Pourquoi ne pas nous entretenir à travers la porte? fis-je.


– Qui nous dit que vous n’allez pas l’ouvrir tout à coup et faire feu sur nous? reprit Detchard. Nous sommes sûrs d’être les plus forts à la fin, mais nous ne sommes pas sûrs de ne pas laisser un ou deux d’entre nous sur le carreau. Voulez-vous nous donner votre parole d’honneur que vous ne tirerez pas tant que durera l’entretien?


– Ne vous fiez pas à ces gens-là», murmura encore Antoinette.


Une idée me traversa l’esprit. Je réfléchis un instant… Ce n’était pas impossible.


«Je vous donne ma parole, repris-je, que je ne tirerai pas avant vous; seulement je ne vous laisserai pas entrer. Restez dehors, et dites ce que vous avez à dire.


– C’est bien!» répondit-il.


Les trois amis gravirent la dernière marche et se rangèrent tout contre la porte.


Je collai mon oreille à la fente, aucune parole n’arrivait jusqu’à moi; je voyais seulement la tête de Detchard penchée vers le plus grand de ses compagnons, de Gautel, à ce que je présumai.


«Hum! fis-je à part moi, on complote.»


Puis j’ajoutai tout haut:


«Eh bien! messieurs, j’attends vos offres.


– Un sauf-conduit jusqu’à la frontière et deux millions de francs en bon argent anglais.


– Non, non, n’acceptez pas, fit Antoinette très bas à mon oreille; ne vous y fiez pas: ce sont des traîtres.


– Voilà qui est généreux», répondis-je, tout en continuant à surveiller leurs mouvements à travers la fente de la porte.


Ils étaient maintenant serrés les uns contre les autres.


Je savais quel projet les bandits nourrissaient au fond de leur cœur, et je n’avais pas besoin de l’avertissement d’Antoinette. Leur intention était de bondir sur moi dès que j’aurais engagé la conversation avec eux.


«Permettez-moi de réfléchir un instant», dis-je, et je crus entendre au-dehors un rire aussitôt étouffé.


Je me tournai vers Antoinette.


«Serrez-vous contre le mur, pour ne pas vous trouver dans la ligne de tir, lui dis-je à l’oreille.


– Que voulez-vous faire? demanda-t-elle épouvantée.


– Vous allez voir.»


Alors je saisis par les pieds la table de fer, ce qui n’était qu’un jeu pour un homme de ma force. Le dessus de la table, en avançant devant moi, formait un écran qui protégeait absolument ma tête et tout le haut de mon corps. Je passai ma lanterne dans ma ceinture et m’assurai que mon revolver était à portée. Au même moment, je vis la porte qui remuait tout doucement: peut-être était-ce le vent, peut-être une main qui la poussait du dehors.


Je m’éloignai autant que possible, tenant toujours ma table devant moi. Puis je leur criai:


«Messieurs, j’accepte vos offres, m’en fiant à votre honneur. Si vous voulez bien ouvrir la porte…


– Ouvrez-la vous-même, dit Detchard.


– Elle ouvre en dehors. Reculez-vous ou je vous bousculerai en la poussant.»


Je m’avançai et fourrageai dans la serrure; après quoi, je retournai sur la pointe des pieds reprendre ma première position.


«Je ne peux pas l’ouvrir! criai-je. La serrure est embrouillée.


– Je vais bien l’ouvrir, moi! cria Detchard. Laissez donc, Bersonin! Pourquoi pas? Depuis quand un homme seul vous fait-il peur?»


Je souris. Une minute plus tard, la porte cédait. À la lueur de ma petite lanterne, j’aperçus les trois comparses pressés l’un contre l’autre, le revolver au poing. Alors avec un grand cri je m’élançai, franchissant le seuil: trois coups partirent, trois balles s’aplatirent contre mon bouclier improvisé. Je tombai au milieu de mes ennemis avec ma table; nous roulâmes tous ensemble, sacrant, jurant, jusque sur le gazon, au-dessous du perron. Antoinette de Mauban poussait des cris perçants. Je fus bientôt sur pied.


De Gautel et Bersonin, ahuris, ne savaient où ils en étaient, Detchard se trouvait pris sous la table. Au moment où je me relevai, il la repoussa et fit feu de nouveau.


Je tirai à mon tour, presque à bout portant.


Un formidable blasphème s’échappa de ses lèvres. Je ne m’arrêtai pas, comme vous pensez, pour entendre ses imprécations; je filai comme un lièvre et courus le long du mur.


On me poursuivait; à tout hasard, je me retournai et fis feu.


«Dieu soit loué! m’écriai-je, elle ne m’a pas trompé: l’échelle est là.»


Le mur était très élevé et garni d’une frise de fer; mais, grâce à l’échelle, je l’eus escaladé en une minute.


Retournant sur mes pas, j’aperçus les chevaux, et, comme j’approchais, j’entendis un coup de feu. C’était Sapt.


Il nous avait entendus et se ruait avec rage contre la porte, frappant à coups redoublés, faisant feu dans la serrure, se démenant comme un possédé. Il avait absolument oublié nos conventions et la promesse qu’il m’avait faite de ne pas se mêler de mes affaires.


En le voyant s’escrimer ainsi, je ne pus me défendre de rire, et, lui frappant sur l’épaule:


«Allons, rentrons nous coucher, mon vieil ami, fis-je; j’ai la plus jolie histoire du monde à vous conter.»


Il tressauta et s’écria en me serrant la main:


«Sauvé!»


Une minute plus tard, il ajoutait:


«Que diable avez-vous à rire?


– Voyons! n’était-ce pas un spectacle désopilant que celui de ces trois formidables adversaires, dispersés et vaincus… avec quelle arme? Je vous le donne en mille: avec une table à thé! Et notez, je vous en prie, que j’ai exactement tenu parole, et que je n’ai pas tiré le premier.»

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