À environ cinq milles de Zenda, vis-à-vis de la colline où s’élève le château, s’étend une large zone boisée. Le mouvement du terrain est très rapide, et, tout en haut, se dresse un beau château moderne, qui appartient à un parent éloigné de Fritz, le comte Stanislas von Tarlenheim. Le comte Stanislas, un érudit et un sauvage, habite rarement son château, et, sur la requête de Fritz, il avait sollicité l’honneur de nous offrir l’hospitalité à moi et à ma suite. Notre expédition avait donc pour but ostensible le château du comte Stanislas et pour raison d’être, ainsi que nous nous étions empressés de le proclamer très haut, une chasse au sanglier, car les bois y étaient soigneusement gardés, et les sangliers, autrefois fort communs dans toute la Ruritanie, s’y rencontraient en hardes nombreuses. En réalité, ce séjour nous convenait parce que nous devenions ainsi les voisins du duc de Strelsau dont la splendide propriété se trouve de l’autre côté de la ville. Un nombreux domestique, avec chevaux et bagages, partit de bonne heure le matin; nous les suivîmes vers midi, empruntant le train sur une trentaine de milles, après quoi nous parcourûmes à cheval la distance qui nous séparait du château.
Nous formions un groupe avantageux. En dehors de Sapt et de Fritz, j’étais accompagné de dix gentilshommes, qui tous avaient été soigneusement choisis parmi les plus passionnément dévoués à la cause du roi, et non moins soigneusement sondés par mes deux amis.
On leur dévoila une partie de la vérité dans le but d’exciter leur indignation contre Michel; on leur conta l’attentat du pavillon, dont j’avais failli être victime. On leur dit aussi qu’on soupçonnait un ami du roi d’être retenu contre son gré au château de Zenda. Sa délivrance était un des objets de l’expédition; mais, ajoutait-on, le principal désir du roi était de prendre contre son frère, dont la trahison était manifeste, certaines mesures au sujet desquelles on ne pouvait pas s’étendre davantage pour l’instant.
Mais il suffisait que le roi eût besoin d’eux; ils étaient prêts à obéir. Jeunes, bien nés, bien élevés, dévoués, ils ne demandaient qu’à se battre pour leur souverain.
C’est ainsi que de Strelsau la scène de l’action principale se trouva transportée au château de Tarlenheim et au château de Zenda, qui nous faisait grise mine de l’autre côté de la vallée.
Quant à moi, je faisais les efforts les plus grands pour changer le cours de mes pensées et tendre toute mon énergie vers le but que je m’étais proposé: arracher le roi des mains de son ennemi, le faire sortir vivant du château. Pour arriver à mes fins, il ne fallait pas songer à employer la force; si nous devions réussir, ce ne pouvait être que par ruse. J’avais déjà quelques idées sur ce qu’il serait bon de faire; mais j’étais horriblement gêné par le bruit que causait le moindre de mes mouvements. À l’heure qu’il est, Michel devait être au courant, et je le connaissais trop pour penser qu’il pût croire à la chasse au sanglier. Il devinait immédiatement quelle était la proie qui nous attirait à Zenda. Mais qu’y faire? Il fallait en courir la chance, car Sapt, aussi bien que moi, avait reconnu que la situation actuelle devenait insoutenable et ne pouvait se prolonger.
Je tablais aussi sur ceci (j’ai su depuis que je ne m’étais pas trompé), que le duc Noir ne pourrait pas croire que j’eusse l’intention d’agir loyalement envers le roi. Il était incapable de comprendre, je ne dirai pas un honnête homme – mes pensées intimes, que j’ai révélées, ne me donnent pas le droit, hélas! de prétendre à ce titre – mais de croire qu’un homme pût agir honnêtement. Il savait bien quel parti je pouvais tirer de la situation; il l’avait vu comme moi, comme Sapt. Il connaissait la princesse, et (en vérité, je sentais pour lui quelque pitié) il l’aimait à sa façon; il ne doutait pas non plus que le dévouement de Sapt et de Fritz pût s’acheter à condition qu’on y mît le prix. S’il raisonnait ainsi, il n’était pas vraisemblable qu’il songeât à faire mourir son rival, la seule arme qu’il eût contre moi. Il n’eût cependant pas hésité à s’en débarrasser; il l’eût tué comme un rat, si seulement il eût pu se débarrasser auparavant de Rodolphe Rassendyll, et ce n’était que la certitude d’être absolument frustré de tout espoir d’arriver au trône par la réapparition du roi et sa restauration qui pouvait le décider à jeter l’atout qu’il tenait en réserve pour contrarier le jeu de cet imprudent imposteur de Rassendyll. Je réfléchissais à tout cela le long de la route, et je reprenais courage.
Michel avait été informé de ma venue, comme bien je l’avais pensé, et, moins d’une heure après mon arrivée, je voyais venir de sa part une solennelle ambassade.
Il ne poussa toutefois pas l’audace jusqu’à me députer les trois coquins qui avaient tenté une première fois de m’assassiner. Il choisit les trois autres personnages qui complétaient le fameux sextuor, les trois Ruritaniens: Lauengram, Krafstein et Rupert Hentzau, de beaux hommes, bien découplés, superbement montés et équipés. Le jeune Rupert, un vrai démon, dans les vingt-deux ou vingt-trois ans, menait la bande. C’est lui qui nous tint, au nom de mon cher et aimé frère et dévoué serviteur, Michel de Strelsau, un joli petit discours dans lequel il me priait de l’excuser s’il ne venait pas en personne me présenter ses devoirs, et surtout s’il ne mettait pas son château à ma disposition. La raison de cette négligence apparente était dictée par notre propre intérêt: le duc et plusieurs des gens de sa suite étaient atteints de la scarlatine, et l’état sanitaire du château laissait à désirer.
C’est du moins ce que nous déclara le jeune Rupert avec un sourire insolent qui retroussait sa lèvre supérieure, et en secouant son épaisse chevelure.
«Si mon bon frère a la scarlatine, fis-je, cela doit nous rapprocher encore, augmenter la ressemblance entre nous: en temps ordinaire, il a le teint plus mat. Mais j’espère qu’il n’est pas trop souffrant.
– Non, Sire: il peut s’occuper de ses affaires.
– Mais tous les habitants du château ne sont pas atteints, j’espère? Que deviennent mes bons amis de Gautel, Bersonin et Detchard? J’ai entendu dire que ce pauvre Detchard avait été blessé dernièrement.»
Lauengram et Krafstein avaient l’air sombre et mal à l’aise; le sourire du jeune Rupert, au contraire, s’épanouit.
«Il espère bientôt trouver un remède à ses maux, Sire», dit-il en souriant.
J’éclatai de rire, car je savais de quel remède rêvait Detchard: il s’appelle «vengeance».
«Vous dînerez avec nous, messieurs», ajoutai-je.
Le jeune Rupert se confondit en excuses: on les attendait au château.
«En ce cas, messieurs, fis-je avec un geste de la main, à notre prochaine rencontre! Je souhaite qu’elle nous permette de faire plus ample connaissance.
– Nous supplions Votre Majesté de nous en donner bientôt l’occasion», répondit Rupert d’un ton dégagé.
Il passa devant Sapt avec un tel air d’impertinence que je vis le vieux brave serrer les poings et devenir pâle de rage.
Quant à moi, je suis d’avis que, lorsque l’on se mêle des choses, il faut les faire franchement, et que, si coquin il y a, mieux vaut être un franc coquin. Je préférais hautement Rupert Hentzau à ses compagnons à faces patibulaires. Je ne vois pas en quoi cela rend le crime plus noir de l’accomplir avec crânerie, et, si l’on peut dire, avec art.
Le premier soir, au lieu de dîner tranquillement avec les gentilshommes de ma suite, je laissai mes compagnons sous la présidence de Sapt. Je montai à cheval, et me rendis, avec Fritz à Zenda, dans certaine petite auberge de moi connue. Nous partîmes, accompagnés d’un groom. J’étais enveloppé des pieds à la tête dans un grand manteau.
«Fritz, fis-je comme nous entrions en ville, et que nous approchions de l’auberge, la fille de l’hôtesse est la plus jolie fille que vous puissiez imaginer.
– Comment le savez-vous?
– Je le sais parce que j’y suis allé.
– Quand cela? Depuis…
– Non, avant.
– Vous allez être reconnu.
– Sans aucun doute. Allons, pas d’observations, mon bon ami, et écoutez-moi. Nous sommes deux gentilshommes de la maison du roi: l’un de nous est très souffrant d’une horrible rage de dents; l’autre demandera une chambre, un dîner particulier et, qui plus est, une bonne bouteille de vin: le pauvre malade a besoin de se remonter le moral, et, si son camarade est adroit, comme je le crois, il s’arrangera pour que ce soit la petite blonde qui nous serve.
– Et si elle ne veut pas? objecta Fritz.
– Mon cher, repris-je, si elle ne le fait pas pour vous, elle le fera certainement pour moi.»
Nous arrivions à l’auberge. J’étais si bien emmitouflé qu’on ne me voyait que les yeux. L’hôtesse nous reçut; deux minutes plus tard la petite servante fit son apparition. On commanda le dîner, le vin; je m’étais installé dans le salon particulier. Bientôt Fritz entra.
«Elle vient, dit-il.
– Si elle n’était pas venue, mon cher, j’aurais conçu de grands doutes sur la pénétration et le goût de la comtesse Helga.»
La jeune fille entra. Je lui laissai le temps de poser le vin sur la table: dans son étonnement, elle eût pu le laisser échapper. Fritz emplit un verre qu’il me tendit.
«Ce monsieur souffre beaucoup? demanda la jeune fille, d’un ton de vive sympathie.
– Il n’est pas plus malade que lorsqu’il est venu ici pour la première fois, mon enfant», fis-je, en rejetant mon manteau en arrière.
Elle tressaillit et poussa un petit cri, en disant: «Le roi! Je l’avais bien dit à mère, je n’ai eu qu’à regarder son portrait. Oh! Sire, pardonnez-moi.
– Il ne me semble pas que j’aie grand-chose à vous pardonner.
– Mon bavardage…
– Je vous pardonne ce que vous avez dit.
– Je vais vite aller prévenir ma mère.
– Non, fis-je, en prenant un air sévère. Nous ne sommes pas ici, ce soir, pour nous amuser. Occupez-vous de nous monter à dîner, et ne dites à personne que le roi est ici.»
Elle revint au bout de quelques minutes, l’air grave; on voyait cependant que sa curiosité était vivement excitée.
«Et comment va Jean? demandai-je en me mettant à table.
– Quoi, ce garçon, monsieur?… Je veux dire Votre Majesté.
– Inutile. Oui, comment va Jean?
– Nous le voyons à peine maintenant.
– Et pourquoi cela?
– Je lui ai fait comprendre que je trouvais qu’il venait trop souvent, reprit-elle en secouant sa jolie tête.
– Alors, il boude et ne vient plus du tout?
– Précisément.
– Mais vous pourriez aisément le ramener si vous vouliez, dis-je avec un sourire.
– Peut-être.
«Ce n’est pas seulement ce que je lui ai dit qui le tient éloigné, Sire. Il est très occupé au château.
– Les chasses sont terminées, pourtant?
– Oui, Sire, mais il est occupé à la maison.
– Comment, Jean fait office de fille de chambre?» La petite avait une envie folle de bavarder.
«Que voulez-vous? Il n’y a pas une femme dans la maison, du moins parmi les serviteurs. On dit, mais ce n’est peut-être pas vrai, Sire…
– Nous prendrons le commérage pour ce qu’il vaut: on dit?…
– En vérité, Sire, j’ai honte de vous répéter ce que l’on dit.
– Prenez courage, voyez, nous n’avons pas l’air bien terribles.
– On dit qu’il y a une grande dame au palais, mais qu’il n’y a pas d’autre femme. C’est Jean qui fait le service de ces messieurs.
– Pauvre Jean! Il doit être surmené. Il me semble pourtant que, s’il le voulait bien, il pourrait trouver une demi-heure pour venir vous voir.
– Cela dépendrait de l’heure, Sire.
– L’aimez-vous? demandai-je.
– Moi, Sire? bien sûr que non.
– Mais vous êtes dévouée au roi, et vous ne demandez pas mieux que de le servir?
– Oui, Sire.
– En ce cas, donnez rendez-vous à Jean pour demain soir, dix heures, au second kilomètre, sur la route de Zenda. Dites-lui que vous y serez, et que vous comptez qu’il vous ramènera à la maison.
– Vous ne lui voulez pas de mal, Sire?
– Non, il ne lui arrivera rien s’il fait ce qu’on lui dit. Mais en voilà assez, ma mie. Exécutez mes ordres, et prenez garde que personne ne sache que le roi est venu ici.»
Je parlais d’un ton sévère, mais je pris soin d’adoucir l’effet de mon observation en me montrant fort généreux.
Après quoi, nous dînâmes, et, m’emmitouflant de nouveau, Fritz ouvrant la marche, nous descendîmes et reprîmes nos chevaux.
Il n’était guère plus de huit heures et demie lorsque nous nous remîmes en route; il faisait encore jour; les rues regorgeaient de monde; les gens, sur le pas de leurs portes, parlaient avec animation. Avec le roi d’un côté et le duc Noir de l’autre, Zenda semblait véritablement être le centre de toute la Ruritanie.
Nous traversâmes la ville au pas; dès que nous fûmes en pleine campagne, nous prîmes une allure plus vive.
«Vous voulez attraper ce Jean? demanda Fritz.
– Oui, et je crois que j’ai bien amorcé mon hameçon. Il ne suffit pas, mon cher, de n’avoir pas de femmes dans la maison, bien qu’en prenant cette précaution notre frère témoigne d’un commencement de sagesse; pour être absolument en sûreté, il faudrait n’en avoir pas à cinquante milles à la ronde.»
Nous atteignîmes l’avenue du château; bientôt nous fûmes en vue de l’habitation.
En entendant résonner sur le sable le pas de nos chevaux, Sapt s’élança.
«Dieu soit loué! cria-t-il; vous voilà sains et saufs. Les avez-vous rencontrés?
– Qui cela?» demandai-je en descendant de cheval. Il nous attira de côté, afin que les grooms ne pussent entendre notre conversation.
«Mon enfant, me dit-il, il ne faut pas aller et venir par ici sans une bonne escorte. Vous connaissez Bernenstein, un beau garçon tout jeune, un des meilleurs d’entre nous?»
Je le connaissais, en effet; c’était un beau cavalier, presque aussi grand que moi, et très blond.
«Eh bien! il est couché là-haut, avec une balle dans le bras.
– Mille tonnerres!
– Après le dîner, il est sorti seul pour faire un tour dans les bois, en ayant soin pourtant de ne pas s’éloigner. Il a, à un moment, aperçu trois hommes dans un fourré: l’un a tiré. Comme il était sans arme, il a pris sa course vers la maison. Un second coup de feu l’a atteint au bras. Il a eu toutes les peines du monde à se traîner jusqu’ici, et s’est évanoui en arrivant. Ils n’ont pas osé le poursuivre. C’est une chance.»
Sapt s’arrêta, puis ajouta:
«Ami, cette balle vous était destinée.
– Sans aucun doute, Michel entame les hostilités.
– Je voudrais bien savoir qui étaient ces trois individus, dit Fritz.
– Ne croyez pas, Sapt, repris-je, que j’aie perdu mon temps, ce soir. Je vais vous conter ce que j’ai fait. Mais, vive Dieu! fis-je, en m’interrompant…
– Quoi donc? demanda Sapt.
– Je pense, repris-je, que ce serait bien mal reconnaître l’hospitalité de la Ruritanie si, avant de partir, je ne la débarrassais de ces fameux Six. Avec l’aide de Dieu, je jure qu’il n’en restera pas un vivant.»
Sapt acquiesça de la tête.