XVII Divertissements nocturnes de Rupert

La nuit se leva calme et claire. J’avais, demandé au ciel de la pluie, un mauvais temps comme celui que j’avais eu lors de ma première expédition dans le fossé, mais la Providence ne m’avait point exaucé.


J’espérais toutefois qu’en longeant le mur, en ayant bien soin de rester dans l’ombre, je pourrais éviter d’être aperçu des fenêtres du château qui donnaient de ce côté. S’ils surveillaient l’étang, mon plan devait échouer; mais il n’y avait pas d’apparence qu’ils le fissent. Ils avaient mis l’échelle de Jacob à l’abri de toute attaque. Jean avait lui-même aidé à la fixer solidement à la maçonnerie par sa face inférieure, de sorte qu’il était impossible de l’ébranler ni par-dessous ni par-dessus. Une tentative au moyen d’explosifs ou une attaque avec des pieux eût pu seule la déplacer, mais le bruit qui en résulterait dans les deux cas rendrait le procédé impraticable. Dans ces conditions, qu’eût pu faire un homme dans l’étang? Il était évident que Michel, se posant cette question à lui-même, eût répondu lui aussi: «Rien». À supposer même que Jean nous trahît, il ne pouvait guère nous nuire, ne connaissant pas mon plan. Il devait croire très certainement que j’arriverais à la tête de mes amis devant la porte principale du château.


«C’est là, dis-je à Sapt, que sera le danger… Et c’est là, continuai-je, que vous serez.»


Mais cela ne lui suffisait pas. Il désirait ardemment venir avec moi, et m’aurait certainement suivi si je n’avais refusé catégoriquement de l’emmener. Un seul homme peut, à la rigueur, passer inaperçu: doubler ce nombre, c’est plus que doubler les risques. Et, quand il s’aventura à me faire entendre, une fois de plus, que ma vie était trop précieuse, sachant la pensée secrète à laquelle il se cramponnait, je le fis taire sévèrement, l’assurant que, si le roi devait trouver la mort cette nuit-là, la prochaine aurore ne me compterait plus au nombre des vivants.


À minuit, le détachement que conduisait Sapt quitta le château de Tarlenheim, prenant sur la droite, par des routes détournées, afin d’éviter la ville de Zenda.


Si tout se passait sans incidents, Sapt et ses hommes devaient arriver devant le château vers deux heures moins un quart, après avoir laissé leurs chevaux à un demi-mille environ. Massés sans bruit devant l’entrée, ils avaient ordre de se tenir prêts pour le moment où l’on ouvrirait la porte. Si, à deux heures, la porte n’avait pas été ouverte, Fritz ferait le tour du château, pour arriver par l’autre côté, où je serais, si toutefois j’étais encore en vie; nous verrions alors si nous devions tenter l’assaut de vive force. S’il ne m’y trouvait pas, il était convenu qu’ils retourneraient en toute hâte à Tarlenheim réveiller le maréchal, et marcher en nombre sur Zenda. Car, si je n’étais pas au rendez-vous, c’est que je serais mort, et, moi mort, le roi n’avait pas cinq minutes à vivre.


Il me faut maintenant laisser Sapt et ses amis pour reprendre le récit de mes propres aventures pendant cette nuit mémorable.


Monté sur le bon cheval qui m’avait ramené du pavillon de chasse, le soir du couronnement, je partis, un revolver dans l’arçon de ma selle et mon épée au côté. J’étais enveloppé dans un grand manteau sous lequel je portais un épais jersey de laine très collant, une culotte «knickerbocker», de gros bas et de légers souliers de toile. Je m’étais frotté d’huile de la tête aux pieds, et m’étais muni d’une gourde pleine d’eau-de-vie. La nuit était chaude; mais il se pouvait que je fusse forcé de rester longtemps dans l’eau, et il était nécessaire de prendre des précautions contre le froid: le froid n’enlève pas seulement à l’homme tout son courage quand il s’agit de risquer sa vie, il affaiblit aussi son énergie, et lui donne des rhumatismes, si c’est la volonté de Dieu qu’il survive. Je roulai de plus autour de mon corps une longue corde très fine, mais très résistante, et j’eus soin de ne pas oublier mon échelle.


J’étais parti un peu après Sapt et ses compagnons; mais, ayant pris un raccourci, je me trouvai sur la lisière de la forêt vers minuit et demi. J’attachai mon cheval dans un épais fourré, en ayant soin de laisser le revolver dans l’arçon de la selle – de quel secours eût-il pu m’être? – et, mon échelle sur l’épaule, je gagnai le bord du fossé.


Arrivé là, je déroulai ma corde, je la liai solidement au tronc d’un arbre, sur la berge, et je me laissai glisser.


L’horloge du château sonnait une heure moins un quart au moment où je touchais l’eau du bout de mes pieds. Je me mis à nager dans la direction du donjon, en poussant mon échelle devant moi et en rasant les murs du château. J’atteignis bientôt l’échelle de Jacob, et pris pied sur la saillie de maçonnerie qui, déjà une fois, m’avait prêté son appui. Là, je me blottis à l’ombre du gros tuyau, que j’essayai en vain d’ébranler. Alors j’attendis. Je me rappelle que, à ce moment-là, ma préoccupation dominante n’était ni de l’anxiété au sujet du roi, ni une aspiration vers Flavie, mais un simple et intense désir de fumer une cigarette et l’on comprend que c’est un désir que je ne pouvais en aucune façon satisfaire. Le pont-levis était baissé. Je voyais au-dessus de ma tête la fine silhouette de sa charpente se détachant sur le ciel, à une dizaine de mètres sur la droite. J’étais adossé au mur de la cellule du roi.


Un peu au-delà, à peu près au même niveau, j’aperçus une fenêtre. Cette fenêtre, si Jean ne m’avait pas menti, devait être une de celles de l’appartement du duc; de l’autre côté, à peu près en face, ce devait être la fenêtre de la chambre de Mme de Mauban. Les femmes sont des êtres inconscients et sans mémoire. Pourvu qu’elle n’ait pas oublié ce qui devait se passer à deux heures précises!


Vraiment, c’était une bonne idée que j’avais eue de faire jouer un rôle dans cette affaire à mon jeune ami Rupert de Hentzau. Je lui devais bien cela, en souvenir du coup qu’il m’avait porté sur la terrasse de Tarlenheim avec une audace qui faisait presque oublier la perfidie de l’attaque.


J’étais là depuis dix minutes lorsque je vis la fenêtre du duc s’éclairer. Les volets n’étaient pas fermés et l’intérieur de la chambre me devint en partie visible, comme je me dressai sur la pointe des pieds. Placé où j’étais, mon regard embrassait un mètre et plus de l’autre côté de la fenêtre et le rayon de lumière, néanmoins, ne pouvait m’atteindre. Tout à coup la fenêtre s’ouvrit et quelqu’un regarda dehors. Je reconnus la gracieuse silhouette d’Antoinette de Mauban et, bien que le visage restât dans l’ombre, je vis se détacher sur le fond éclairé la ligne fine de la tête. Que n’aurais-je donné pour lui crier doucement: «Souvenez-vous!» Mais je n’osai pas.


Je fis bien, car, presque au même moment, je vis un homme s’approcher d’elle. C’était Rupert. Il dut dire à Antoinette le dessein qu’il avait formé de l’enlever, de s’enfuir avec elle; car je vis la jeune femme montrer du doigt le fossé et je l’entendis qui disait distinctement:


«J’aimerais mieux me jeter par la fenêtre.»


Rupert se rapprocha et regarda dans la nuit.


«L’eau doit être bien froide! Allons, Antoinette, vous n’êtes pas sérieuse.»


Je n’entendis pas la réponse d’Antoinette; Rupert tambourinait du bout de ses doigts sur l’appui de la fenêtre avec un geste d’impatience. Il reprit presque aussitôt d’un ton d’enfant gâté:


«Que le ciel confonde le duc Noir! Que diable lui trouvez-vous de si séduisant?


– Si je lui répétais ce que vous dites de lui?» commença-t-elle.


Si j’avais eu mon revolver sur moi, j’aurais été violemment tenté de brûler la tête du jeune bandit. Mais, cette tentation m’étant épargnée, j’inscrivis mentalement cette déception au compte que j’avais à régler avec lui.


«Vous pouvez le lui répéter, reprit-il, quoique, à vrai dire, je croie qu’il s’en soucie assez peu. Il est très épris de la princesse, il ne pense qu’à elle et ne parle que de couper la gorge du comédien.»


À peine achevait-il ces mots que j’entendis le bruit d’une porte qu’on ouvrait et une voix rude qui disait:


«Que faites-vous ici, monsieur?»


Rupert, le dos tourné à la fenêtre, salua fort bas, et répondit de sa voix éclatante:


«Je faisais agréer à madame vos excuses, Monseigneur, de l’avoir laissée seule.»


Le nouveau venu ne pouvait être que le duc Noir; je vis que c’était lui d’ailleurs, lorsqu’il s’avança vers la fenêtre et saisit le jeune Rupert par le bras.


«Le fossé est assez grand pour deux: s’il me plaisait de vous y envoyer tenir compagnie au roi? fit-il avec un geste significatif.


– Est-ce une menace? demanda Rupert.


– Les menaces sont des avertissements que je prends rarement la peine de donner aux gens.


– Bah! reprit Rupert, vous ne vous êtes pas fait faute de menacer Rodolphe Rassendyll, et cependant il vit encore!


– Est-ce ma faute si mes serviteurs ne savent pas s’y prendre, s’ils gâtent la besogne?


– Votre Seigneurie, elle, ne s’expose pas à gâter la besogne!» ricana Rupert.


C’était dire au duc aussi clairement qu’il est possible qu’il était un lâche et qu’il fuyait le danger.


Le duc Noir, toujours maître de lui, frémit sous l’injure.


Je regrettais de ne pouvoir mieux voir les physionomies des deux interlocuteurs.


Le duc répondit d’une voix calme et assurée:


«C’est bon, c’est bon. Nous n’avons pas le temps de nous quereller, Rupert. Detchard et Bersonin sont à leur poste?


– Oui, Monseigneur.


– C’est bien, je n’ai plus besoin de vous.


– Je ne suis nullement fatigué, Monseigneur, reprit Rupert.


– Il n’importe. Je vous prie de nous laisser, reprit Michel avec quelque impatience. Dans dix minutes on lèvera le pont-levis et je ne pense pas que vous ayez envie de regagner votre lit à la nage.»


La silhouette de Rupert disparut. J’entendis la porte s’ouvrir et se fermer. Michel et Antoinette restaient seuls. À mon grand chagrin, le duc poussa la fenêtre et la ferma. Debout devant Antoinette, il lui parla quelques minutes. Elle secoua la tête. Sur quoi, il s’éloigna avec un geste d’impatience, tandis qu’elle quittait la fenêtre. J’entendis de nouveau claquer la porte et le duc Noir ferma les volets.


«De Gautel! Dépêchons-nous, voyons.»


La voix venait du pont.


«À moins que vous n’ayez envie de prendre un bain, pressez-vous, venez.»


C’était la voix de Rupert.


Une seconde plus tard, de Gautel et lui s’engageaient sur le pont. Rupert avait passé son bras sous celui de son compagnon; arrivé au milieu, il l’arrêta et se pencha par-dessus le parapet. Je me mis à l’abri derrière l’échelle de Jacob et regardai maître Rupert, qui se livrait à un sport d’un nouveau genre. Prenant des mains de Gautel une bouteille que celui-ci tenait, il la porta à ses lèvres.


«Elle était presque vide!» fit-il d’un ton mécontent en la lançant dans le fossé.


La bouteille tomba environ à un mètre du tuyau. Prenant alors son revolver. Rupert commença à viser la bouteille. Les deux premiers coups ne l’atteignirent pas, les balles frappèrent le tuyau; au troisième, la bouteille vola en éclats. J’espérais que le jeune bandit se contenterait de ce succès, mais il acheva de décharger les autres coups de son revolver sur le tuyau: une des balles me siffla aux oreilles.


«Levez le pont! cria enfin une voix, à mon grand soulagement.


– Un moment!»


Et Rupert et de Gautel se mirent à courir. Le pont levé, tout retomba dans le silence. L’horloge sonna une heure un quart. Je me redressai et étirai mes pauvres membres lassés.


Quelques minutes à peine s’étaient écoulées lorsque j’entendis un léger bruit sur ma droite. Je regardai, et j’aperçus la haute silhouette noire d’un homme debout dans le passage qui conduit au pont.


À l’élégance de la tournure, à la pose gracieuse, je devinai que c’était encore Rupert. Il tenait à la main son épée nue. Il resta immobile pendant une ou deux minutes.


Des idées folles me passaient par la tête. Quel était le mauvais coup que préparait le jeune vaurien? Je l’entendis qui riait tout bas; puis il se retourna face au mur et, faisant un pas vers moi, commença à descendre le long du mur. Il y avait donc des marches de ce côté? Évidemment. Elles devaient être pratiquées dans la muraille et se suivre à une distance d’environ quatre-vingt-dix centimètres.


Lorsque Rupert posa le pied sur la dernière, il prit son épée entre ses dents, se retourna, et, sans bruit, se laissa couler dans l’eau. S’il n’y eût eu que ma vie en jeu, j’aurais nagé à sa rencontre. Quelle joie j’aurais eue à vider notre querelle par cette belle nuit, sans crainte d’être interrompus! Mais le roi! Je me maîtrisai, sans pouvoir toutefois imposer silence à mon cœur, qui battait furieusement dans ma poitrine. Je suivais Rupert des yeux avec une curiosité intense.


Sans se presser, il traversa le fossé à la nage, aborda de l’autre côté, où d’autres marches lui permirent de gravir le talus à pic. Lorsqu’il se trouva debout sur la passerelle, de l’autre côté du pont-levis qui était alors levé, je le vis fouiller dans sa poche, en tirer quelque chose, puis il ouvrit une porte. Je n’entendis pas la porte se refermer derrière lui. Il avait disparu.


Abandonnant alors mon échelle, dont je n’avais plus besoin, je nageai vers le pont et franchis quelques-unes des marches creusées dans le mur. Arrivé à une certaine hauteur, je m’arrêtai, tenant mon épée à la main, écoutant de toutes mes oreilles.


La chambre du duc n’était pas éclairée, on n’apercevait pas la moindre lueur à travers les volets clos; mais, de l’autre côté du pont, au contraire, une fenêtre brillait. Pas un bruit, un silence de mort, rompu seulement par la grosse voix de l’horloge de la tour, qui sonnait une heure et demie.


Je n’étais donc pas seul à conspirer, cette nuit-là, au château.

Загрузка...