Comme je m’étais montré à cheval dans les rues de Zenda, que j’y avais causé ouvertement avec Rupert Hentzau, il était difficile de soutenir plus longtemps mon rôle de malade. Les conséquences de ce nouvel état de choses ne tardèrent pas à se faire sentir; l’attitude de la garnison de Zenda changea; on ne voyait que fort peu d’hommes dehors, et, chaque fois que quelques-uns des miens s’aventuraient du côté du château, ils remarquaient que l’on y exerçait la plus minutieuse surveillance. Si touché que je fusse de l’appel de Mme de Mauban, j’étais aussi impuissant à lui venir en aide que je l’avais été à délivrer le roi. Michel me bravait: bien qu’on l’eût rencontré plusieurs fois aux environs, avec plus de mépris des apparences qu’il n’en avait témoigné jusque-là, il ne prenait même pas la peine de faire ses excuses de n’être pas venu présenter ses hommages au roi.
Le temps passait: nous ne nous décidions à rien et, pourtant, chaque heure qui s’écoulait rendait la situation plus dangereuse; non seulement j’avais à compter avec le nouveau danger que pouvaient me susciter les recherches auxquelles donnait lieu ma disparition, mais Strelsau s’agitait, murmurait, trouvant mauvais que je restasse aussi longtemps loin de ma bonne ville. Le mécontentement de mon peuple se trouvait quelque peu contenu par ce fait que Flavie était avec moi; c’est en grande partie pour cela que je l’avais autorisée à rester, bien qu’il me fût pénible de la sentir au milieu du danger, et que cette douce intimité journalière fût, pour mon pauvre cœur, une épreuve bien cruelle.
Et, comme si la situation n’était pas encore assez tendue, je ne pus me délivrer de mes fidèles conseillers Strakencz et le chancelier (venus tout exprès de Strelsau pour me faire de sérieuses représentations) qu’en leur promettant de fixer le jour de nos fiançailles, cérémonie qui, en Ruritanie, équivaut presque, tant l’engagement est solennel, au mariage lui-même. Je fus donc, Flavie étant assise à mes côtés, obligé de fixer la date – quinze jours de là – et le lieu – la cathédrale de Strelsau. Cette décision, proclamée très haut, répandue partout, causa la plus grande joie dans le royaume.
Je crois, ma parole d’honneur, qu’il n’y eut que deux hommes qu’elle contraria: le duc Michel et moi, et qu’il n’y en eut qu’un qui l’ignora, celui dont je portais le nom, le roi de Ruritanie.
J’eus l’occasion de savoir à quelques jours de là comment la nouvelle avait été accueillie au château, car Jean, que sa première visite avait mis en appétit, avait trouvé le moyen de nous en faire une seconde. Il était précisément de service auprès du duc quand on était venu lui annoncer la chose.
Le duc Noir, plus sombre que jamais, avait éclaté en jurons, en reproches. Sa colère ne connut plus de bornes lorsque Rupert, intervenant, paria et jura que j’irais jusqu’au bout, que je ferais ce que j’avais dit. Puis, se tournant vers Mme de Mauban, il la complimenta de se trouver ainsi débarrassée d’une rivale.
«La main du duc, nous dit Jean, chercha son épée, mais sans que cela parût faire la moindre impression sur Rupert, qui continua à plaisanter le duc de ce qu’il avait donné à la Ruritanie le meilleur roi qu’elle eût vu depuis des années.
«Et voyez, ajouta-t-il, en s’inclinant avec une humilité feinte devant son maître exaspéré, ne dirait-on pas que le diable s’en mêle? Il envoie à la princesse un mari bien plus sortable que celui que le ciel lui avait destiné, parole d’honneur!» Sur quoi, Michel lui ordonna rudement de se taire et de les laisser. Rupert ne le fit qu’après avoir pris congé de la dame, et lui avoir baisé la main, tandis que Michel le regardait en écumant de rage.»
Voilà une partie du récit de Jean, la partie légère, si l’on peut dire; il y en avait une autre, plus sérieuse.
Si la situation était tendue à Tarlenheim, elle l’était bien davantage à Zenda. Le roi, plus malade que jamais, se levait à peine, nous dit Jean, horriblement changé.
L’inquiétude était telle au château qu’on avait envoyé chercher un médecin à Strelsau. Le docteur, introduit dans le cachot royal, en était ressorti pâle et tremblant, suppliant le duc de le laisser partir, et de ne pas le mêler à cette affaire. Le duc s’y était refusé, bien entendu, et retenait le docteur prisonnier, se contentant de lui affirmer qu’il n’avait rien à craindre s’il s’arrangeait pour que le roi vécût autant que cela serait utile au duc et mourût à propos. C’était la condition sine qua non.
Sur l’avis du docteur, on avait permis à Mme de Mauban de voir le roi et de lui donner les soins que réclamait son état, de ces soins dont une femme seule est capable.
La vie royale ne tenait qu’à un fil, et moi j’étais toujours là, en train, bien portant, libre!
Toutefois, il régnait à Zenda un grand découragement et, sauf lorsqu’ils se querellaient, ce à quoi ils étaient fort enclins, ils se parlaient à peine. Mais, au plus profond de cette déprimante inaction, Rupert menait sa besogne satanique, le sourire aux yeux et la chanson aux lèvres, et riait aux grands éclats, disait Jean, parce que le duc envoyait toujours Detchard veiller sur le roi quand Mme de Mauban descendait à la cellule – précaution qui, en effet, ne manquait pas de sagesse de la part de mon cher frère.
Jean, son récit terminé, empocha sa récompense et nous supplia de lui permettre de rester à Tarlenheim: il redoutait d’aller se remettre dans la gueule du lion. Mais j’avais besoin de lui à Zenda et, sans qu’il fût nécessaire de recourir à la force, je réussis, en rendant mes arguments plus irrésistibles encore, à le décider à retourner au château et à se charger de dire à Mme de Mauban que je travaillais pour elle et que je la priais, si c’était possible, de rassurer le roi et de lui redonner courage.
Car, si l’incertitude est mauvaise pour les malades, le désespoir est pire encore – et il se pouvait fort bien que le roi fût mourant de désespoir – je n’avais pu, en effet, rien apprendre de précis sur la maladie qui le minait.
«De quoi se compose la garde du roi, maintenant? demandai-je, me souvenant que deux des Six étaient morts, ainsi que Max Holf.
– Detchard et Bersonin sont de garde la nuit, Rupert Hentzau et de Gautel le jour, Sire, répondit Jean.
– Ils ne sont que deux?
– Oui, Sire, deux auprès du roi, mais les autres ne sont jamais loin. Ils couchent dans une chambre au-dessus et accourraient au premier appel, au moindre coup de sifflet.
– Une chambre au-dessus? Je ne savais pas cela. Existe-t-il une communication entre cette chambre et la salle de garde?
– Non, Sire. Il faut descendre une douzaine de marches et sortir par la porte qui ouvre contre le pont-levis pour entrer dans la pièce qui précède le cachot du roi.
– Et cette porte est fermée à clef?
– Les quatre seigneurs ont chacun une clef, Sire.» Je me rapprochai de mon interlocuteur.
«Ont-ils aussi la clef de la fenêtre grillée? demandai-je en baissant la voix.
– Je crois, Sire, qu’il n’y en a que deux; une pour Detchard, une pour Rupert.
– Où loge le duc?
– Dans le château, au premier étage. Ses appartements sont à droite, quand on se dirige vers le pont-levis.
– Et Mme de Mauban?
– Son appartement fait pendant à celui du duc, à gauche. Mais on ferme sa porte le soir, dès qu’elle est rentrée.
– Pour l’empêcher de sortir?
– Probablement, Sire.
– Le soir, on lève le pont-levis, on en remet aussi les clefs au duc, de sorte que personne ne peut pénétrer sans avoir recours à lui.
– Et où couchez-vous, vous?
– Dans le vestibule du château avec cinq domestiques.
– Armés?
– Armés de lances, Sire, mais nous n’avons pas d’armes à feu. Le duc ne se fierait pas à eux s’ils étaient munis d’armes à feu.»
Je me décidai à agir et à agir en personne. J’avais échoué une première fois par l’échelle de Jacob; à quoi bon recommencer? Il valait mieux tenter d’attaquer sur un autre point.
«Je t’ai promis vingt mille couronnes, repris-je. Tu en auras cinquante mille, si tu fais ce que je vais te dire, demain, dans la nuit. Mais, d’abord, ces domestiques dont tu parles, savent-ils qui est le prisonnier?
– Non, Sire. Ils pensent que c’est quelque ennemi particulier du duc.
– Tu crois qu’ils n’ont aucun soupçon? Ils sont persuadés que je suis bien le roi?
– Pourquoi auraient-ils des soupçons?
– Écoute bien, alors. Demain, à deux heures du matin, exactement, ouvre la porte principale, la porte de la façade du château. Sois absolument exact.
– Serez-vous là, Sire?
– Pas de questions. Fais ce que l’on te dit. Trouve une excuse: il fait trop chaud, on manque d’air; je ne te demande pas autre chose.
– Pourrai-je me sauver par cette porte, Sire, aussitôt que je l’aurai ouverte?
– Parfaitement, et aussi vite que tes jambes te porteront. Encore une chose: remets ce mot à Mme de Mauban, oh! il est écrit en français, tu ne peux pas le lire, et adjure-la de se conformer aux ordres qu’il contient: nos vies à tous en dépendent.»
L’homme tremblait de tous ses membres. Que voulez-vous? C’était un peu risqué de me confier à lui; mais je n’avais pas le choix, je n’osais tarder davantage, j’avais peur que le roi mourût.
Lorsque mon homme fut parti, je fis venir Sapt et Fritz, et leur exposai le plan que j’avais conçu.
Sapt secoua la tête.
«Pourquoi ne pas attendre? demanda-t-il.
– Et si le roi meurt?
– Michel sera bien forcé d’agir.
– Et si le roi se remet, s’il vit?…
– Eh bien!
– S’il vit plus de quinze jours?» fis-je simplement. Et Sapt se mordit la moustache. Soudain, Fritz von Tarlenheim me mit la main sur l’épaule. «Allons, dit-il, tentons l’aventure.
– Soyez tranquille: je n’ai pas l’intention de vous laisser en arrière.
– Oui, mais vous, vous resterez ici pour prendre soin de la princesse!»
Un éclair joyeux passa dans les yeux du vieux Sapt.
«Comme cela, Michel serait sûr de son affaire dans tous les cas, fit-il en riant, tandis que si vous venez, et si vous êtes tué et le roi aussi, qu’est-ce que deviendront ceux de nous qui auront survécu?
– Ils serviront la reine Flavie, dis-je. Je bénirais le ciel si je pouvais être l’un d’eux!
«Jusqu’ici, continuai-je, j’ai joué le rôle d’imposteur, au profit d’un autre, il est vrai, ce qui est une atténuation; mais je ne veux pas le jouer pour mon compte personnel. Si le roi n’est pas délivré vivant et réinstallé sur son trône avant le jour fixé pour les fiançailles, je dirai la vérité: advienne que pourra.
– Faites ce que vous voudrez, mon enfant, dit Sapt. Allez.» Voici quel était mon plan: une troupe de gens solides, sous la conduite de Sapt, devait arriver devant la porte du château sans avoir été aperçue. Il le fallait à tout prix, et ordre avait été donné de se débarrasser de tout indiscret, de tout curieux, de s’en débarrasser avec le sabre; les armes à feu étaient absolument proscrites comme bruyantes et dangereuses.
Si tout marchait à souhait, la petite troupe se trouverait devant la porte, au moment même où Jean l’ouvrirait. La porte ouverte, mes amis s’élançaient et s’emparaient des domestiques s’ils opposaient quelque résistance, ce qui n’était point vraisemblable. À cet instant précis, tout mon plan reposait sur cette concordance: un cri de femme devait retentir, un cri perçant, déchirant, poussé par Antoinette de Mauban. À plusieurs reprises elle appellerait: «Au secours! Au secours! Michel! Rupert Hentzau!… Au secours!»
Nous espérions qu’en entendant le nom de Hentzau, le duc, furieux, s’élancerait hors de ses appartements et tomberait aux mains de Sapt.
Mais les appels désespérés continueraient encore; mes hommes baisseraient le pont-levis. Il serait étrange que Rupert, s’entendant appeler par cette voix, ne sortît pas de sa chambre et ne cherchât pas à traverser le pont. De Gautel serait ou ne serait pas avec lui. Il fallait nous en rapporter au hasard pour tout cela.
Au moment où Rupert mettrait le pied sur le pont-levis, je ferais mon apparition…
Non pas que je fusse demeuré inactif jusque-là; j’aurais, au contraire, commencé bien avant les autres, par une nouvelle expédition à la nage dans le fossé: mais, cette fois, j’aurais eu soin, pour le cas où je me sentirais fatigué, de me munir d’une petite échelle légère, grâce à laquelle je pourrais me reposer étant dans l’eau et en sortir aisément. Je comptais la dresser contre le mur, à côté du pont-levis, et, quand on l’aurait baissé, me mettre en faction sur mon échelle. Ce serait bien le diable, moi étant là, si Rupert ou de Gautel traversaient le pont sans qu’il leur arrivât malheur. Vive Dieu! Il faudrait que la malchance me poursuivît! Eux morts, il ne resterait que deux de nos ennemis vivants; ces deux-là, il fallait compter, pour nous en débarrasser, sur la confusion que nous aurions causée par notre brusque attaque.
Nous serions alors en possession des clefs du cachot où l’on détenait le roi. Peut-être ses deux gardiens s’élanceraient-ils dehors au secours de leurs amis; c’était une chance à courir. S’ils exécutaient strictement leur consigne, la vie du roi dépendait du plus ou moins de rapidité que nous mettrions à enfoncer la porte. Je demandais au ciel que ce fût Detchard et non Rupert qui fût de garde ce jour-là. Bien que Detchard eût du sang-froid et du courage, il n’avait ni l’audace, ni la résolution de Rupert; de plus, il était sincèrement attaché au duc Noir, et c’était le seul; il se pourrait qu’il laissât Bersonin auprès du roi, et courût rejoindre ceux des siens qui se battraient.
Tel était mon plan, plan désespéré. Et, afin que notre ennemi fût entretenu le mieux possible dans son sentiment de sécurité, je donnai des ordres pour que Tarlenheim fût brillamment illuminé du haut en bas, comme si nous étions en pleines réjouissances, et qu’il en fût ainsi toute la nuit avec de la musique et un grand mouvement d’invités. Strakencz serait là avec mission de cacher notre départ, s’il le pouvait, à Flavie. Et, si nous n’étions pas revenus le matin, il devait marcher ouvertement avec ses troupes sur le château et y réclamer la personne du roi. Au cas où le duc Noir ne s’y trouverait pas – et je prévoyais que dans ces conditions-là il n’y serait plus – le maréchal emmènerait Flavie aussi rapidement que possible à Strelsau, et y proclamerait la trahison du duc Noir ainsi que la mort probable du roi; puis il rallierait tous les honnêtes gens autour de la bannière de la princesse. Et, à dire vrai, c’est ce qui me semblait, selon toute apparence, devoir arriver. Car j’avais les plus grandes appréhensions, et ne croyais pas que ni le duc Noir, ni le roi, ni moi, eussions grandes chances de voir le soleil se lever le lendemain.
Mais, après tout, si le duc était tué, et si moi, l’imposteur, le comédien, après avoir tué Rupert Hentzau de ma propre main, je trouvais la mort, la Destinée n’aurait pas maltraité la Ruritanie, même en lui prenant son roi, et, quant à moi, je n’étais pas disposé à me révolter contre le rôle qu’elle me préparait.
Il était tard lorsque nous levâmes la séance où nous avions arrêté les dernières mesures de l’expédition. Je me rendis chez la princesse. Je la trouvai triste et préoccupée, et, lorsque je la quittai, elle se jeta à mon cou, me passa au doigt un anneau. À l’annulaire, je portais une bague avec le sceau royal, et au petit doigt, un simple cercle d’or, sur lequel était gravée cette devise de notre famille: Nil quæ feci. Sans parler, je pris cette petite bague et la mis à mon tour au doigt de la princesse, en lui faisant signe de me laisser partir.
Et elle, comprenant, s’écarta, et me regarda les yeux pleins de larmes.
«Que cette bague ne quitte jamais votre doigt quand vous serez reine, même si vous en portez une autre, lui dis-je.
– Je la porterai jusqu’à ma mort, et même après», dit-elle.
Et elle baisa la bague.