XV Conversation avec un démon

La Ruritanie n’est pas l’Angleterre. En Angleterre, jamais la lutte qui s’était engagée entre le duc Michel et moi n’aurait pu se prolonger, avec les remarquables incidents qui l’on agrémentée, sans surexciter l’intérêt public. En Ruritanie, les mœurs ne sont pas les mêmes, les duels sont très fréquents dans la noblesse, et les querelles entre grands seigneurs s’étendent presque toujours à leurs amis et à leurs serviteurs.


Néanmoins, après l’échauffourée dont je viens de parler, il courut de tels bruits que je dus me tenir sur mes gardes.


D’ailleurs, la mort des gentilshommes qui avaient succombé ne pouvait rester cachée à leurs familles. Je m’efforçai de détourner les soupçons. Je fis afficher un ordre sévère proscrivant le duel; la quantité des duels, qui allait toujours en augmentant, avait pris en ces derniers temps des proportions si considérables que cela justifiait cette mesure (le chancelier me prépara ce rescrit avec toute sa compétence). Le duel ne pouvait être autorisé que dans les cas les plus graves.


Je fis répandre la nouvelle que les trois gentilshommes avaient été tués en duel, et je fis faire solennellement et publiquement des excuses à Michel, qui me fit la réponse la plus respectueuse et la plus courtoise. Nous étions au moins d’accord sur un point, l’impossibilité où chacun de nous se trouvait de jouer cartes sur table. Comme moi, il avait son personnage à soutenir; aussi, tout en nous haïssant, nous nous entendions pour jouer l’opinion publique.


Malheureusement, cette nécessité de garder le secret entraînait des atermoiements, et ces atermoiements pouvaient être fatals au roi: il pouvait mourir dans sa prison ou être transporté ailleurs. Mais que faire? Pendant quelque temps, je fus forcé d’observer une sorte de trêve. Ma seule consolation alors fut l’approbation passionnée que Flavie donna à mon ordonnance contre le duel; comme je lui exprimais ma joie d’avoir été ainsi, sans le savoir, au-devant de ses désirs, elle me supplia, si je tenais à lui plaire, d’être plus sévère encore, et de défendre le duel purement et simplement.


«Attendez que nous soyons mariés», fis-je en souriant.


Un des résultats les plus étranges de cette trêve et du secret qui en était cause, c’est que la ville de Zenda devint dans le jour – car je ne me serais pas fié beaucoup à sa protection la nuit – une sorte de zone neutre où les deux partis pouvaient aller et venir à leur guise. En sorte que, un jour, je fis une rencontre fort amusante d’un côté, mais assez embarrassante de l’autre. Comme nous passions à cheval, Flavie, Sapt et moi, nous croisâmes un personnage à l’air solennel, qui conduisait une voiture à deux chevaux. En nous voyant, il stoppa, descendit et s’approcha en faisant force saluts. Je reconnus le grand maître de la police de Strelsau.


«Nous mettons tous nos soins, dit-il, à faire respecter l’ordonnance de Votre Majesté relative au duel.»


Si c’était là le but de sa visite à Zenda, j’étais décidé à calmer son zèle.


«Est-ce là ce qui vous amène à Zenda, préfet? demandai-je.


– Non, Sire; je suis ici pour obliger l’ambassadeur d’Angleterre.


– Que diable l’ambassadeur d’Angleterre vient-il faire dans cette galère? m’écriai-je d’un ton léger.


– Un compatriote à lui, Sire, un jeune homme d’un certain rang a disparu. On le cherche. Voilà deux mois que ses amis sont sans nouvelles, et l’on a de bonnes raisons de croire que c’est à Zenda qu’on l’a vu en dernier lieu.»


Flavie était distraite. Moi je n’osais regarder Sapt.


«Quelles sont ces bonnes raisons? insistai-je.


– Un ami à lui, un ami de Paris, un M. Featherly, déclare qu’il a dû venir ici, et les employés du chemin de fer se rappellent, en effet, avoir vu son nom sur son bagage.


– Quel nom?


– Rassendyll, Sire.»


Ce nom, évidemment, ne lui disait rien. Jetant un coup d’œil vers la princesse, et baissant la voix, il continua:


«On croit qu’il a suivi une dame. Votre Majesté a entendu parler d’une certaine Mme de Mauban?


– Comment donc! Mais certainement.»


Et mes yeux se portèrent involontairement vers le château.


«Elle est arrivée en Ruritanie à peu près en même temps que ce Rassendyll.»


Je surpris le regard du préfet, tout chargé de questions, fixé sur moi.


«Sapt, fis-je, j’ai un mot à dire au préfet. Voulez-vous prendre les devants avec la princesse?»


Puis j’ajoutai, me tournant vers le digne fonctionnaire:


«Voyons, monsieur, que voulez-vous dire?»


Il se rapprocha devant moi, tandis que je me penchais sur ma selle.


«Peut-être était-il épris de la dame, murmura-t-il… Toujours est-il que voilà plus de deux mois qu’il a disparu.»


Cette fois l’œil du préfet se dirigea vers le château.


«La dame est là, en effet, répondis-je en affectant le plus grand calme; mais je ne pense pas que M. Rassendyll, c’est bien le nom, n’est-ce pas? y soit.


– Le duc, reprit le préfet d’une voix de plus en plus basse, n’aime pas les rivaux, Sire.


– C’est vrai, c’est vrai! fis-je en toute sécurité; mais savez-vous que ce que vous insinuez là est très grave, mon cher préfet?»


Il étendit les mains, d’un geste humble, comme s’il s’excusait. Je me penchai à son oreille.


«C’est une affaire très délicate. Rentrez à Strelsau.


– Mais, pourtant, Sire, si je crois avoir trouvé ici le mot de l’énigme?…


– Rentrez à Strelsau, répétai-je. Dites à l’ambassadeur que vous êtes sur une piste, mais qu’il faut qu’il vous laisse toute liberté pendant une semaine ou deux. Cela vous donnera du temps. Je veux prendre moi-même la chose en main.


– C’est que l’ambassadeur est très pressant, Sire.


– Il faut lui faire prendre patience. Que diable! Savez-vous que, si vos soupçons se confirment, c’est une affaire qui peut avoir les dernières conséquences et qui demande la plus grande circonspection? Pas de bruit, par de scandale. C’est entendu, n’est-ce pas? Vous rentrerez à Strelsau dès ce soir.»


Il m’en donna sa parole, et je piquai des deux pour rejoindre mes compagnons, l’esprit un peu plus tranquille. Il fallait absolument que les enquêtes me concernant fussent interrompues pendant une semaine ou deux; or cet habile préfet s’était, de façon surprenante, approché de la vérité. Son sentiment pouvait m’être utile quelque jour; mais, si jamais ses recherches eussent abouti en ce moment, cela eût pu être fatal au roi. Au fond du cœur, je maudis George Featherly de n’avoir pas su tenir sa langue.


«Eh bien! demanda Flavie, est-ce fini? Avez-vous réglé vos affaires?


– Le mieux du monde. Voulez-vous que nous rentrions maintenant? Nous voilà presque en territoire ennemi.»


Nous étions, en effet, arrivés à l’extrémité de la ville, là où commence la colline qui monte au château de Zenda. Comme nous levions les yeux pour admirer la massive beauté de ses vieux murs, nous aperçûmes un cortège qui descendait la colline et se déroulait en longs zigzags. Il approchait.


«Tournons bride, fit Sapt.


– J’aimerais mieux rester», dit Flavie.


J’arrêtai mon cheval à côté du sien. Nous pouvions maintenant saisir quelques détails. Venaient d’abord deux serviteurs dont la livrée noire n’était relevée que par des galons d’argent. Ils précédaient un char attelé de quatre chevaux. Sur le char, sous un lourd drap mortuaire, reposait une bière; par-derrière venait un homme à cheval, en grand deuil, le chapeau à la main.


Sapt se découvrit, et nous attendîmes. Flavie, serrée contre moi, avait posé sa main sur mon bras.


«C’est sans doute un des gentilshommes tués dans la bagarre», dit-elle.


Je fis signe au groom.


«Allez demander qui ils escortent», fis-je.


Le groom s’adressa d’abord aux serviteurs, puis, au gentilhomme à cheval qui accompagnait le convoi.


«C’est Rupert de Hentzau», fit Sapt à voix basse.


C’était, en effet, Rupert. Il fit signe au cortège de s’arrêter, et s’avança au trot vers nous. Il était en redingote, étroitement boutonnée. Son aspect était fort sombre et il me salua avec les marques du plus profond respect. Sapt, en le voyant approcher, eut un geste qu’il ne put réprimer – le geste de prendre son revolver – et qui fit sourire le coquin.


«Votre Majesté a fait demander qui nous escortions? Hélas! c’est mon pauvre ami Albert de Laengram.


– Personne, monsieur, ne regrette plus que moi cette malheureuse affaire. Mon ordonnance, que j’entends faire respecter, en est bien la preuve.


– Pauvre homme!» fit Flavie de sa voix douce.


Je vis les yeux de Rupert s’allumer, tandis qu’ils se posaient sur la princesse, et je me sentis rougir: il m’était odieux de supporter que le regard de ce misérable l’effleurât seulement.


«Je remercie Votre Majesté de ses bonnes paroles, répondit-il. Je pleure mon ami, et pourtant, Sire, ce ne sera pas le dernier; d’autres iront le rejoindre où il repose.


– C’est une vérité que personne d’entre nous ne doit oublier, répliquai-je.


– Même les rois, Sire», continua Rupert d’un ton prêcheur.


J’entendais Sapt qui sacrait tout bas à mes côtés.


«Vous avez parfaitement raison. Et comment va mon frère?


– Il est mieux, Sire.


– J’en suis ravi.


– Il espère pouvoir sous peu rentrer à Strelsau; sa santé le lui permettra bientôt, je pense.


– Cette convalescence est bien longue!


– Quelques petites misères encore, répondit l’insolent personnage de l’air le plus gracieux du monde.


– Veuillez l’assurer, dit Flavie à son tour, que je souhaite qu’il en voie bientôt la fin.


– Je m’associe humblement au vœu que daigne faire Votre Altesse Royale», répondit Rupert.


Je saluai, et Rupert, s’inclinant très bas, faisant faire volte-face à son cheval, donna ordre au cortège de se remettre en marche. Tout à coup, poussé par je ne sais quel instinct, je piquai des deux et je le rejoignis. Il se retourna vivement, craignant, en dépit de la présence du mort et de celle de la princesse, que je n’eusse de mauvaises intentions à son égard.


«Vous vous êtes battu en brave, l’autre nuit, lui dis-je. Vous êtes jeune. Eh bien! je vous promets que, si vous remettez votre prisonnier sain et sauf entre nos mains, il ne vous arrivera aucun mal.»


Il me regarda avec un sourire ironique; puis, tout à coup, se rapprochant de moi:


«Je ne suis pas armé, dit-il, et le vieux Sapt, de là-bas me descendrait sans la moindre difficulté.


– Je suis sans inquiétude, fis-je.


– Je le sais bien, pardieu! s’écria-t-il. Écoutez, je vous ai fait une fois une proposition au nom du duc.


– Ne me parlez pas du duc Noir, m’écriai-je.


– Cette fois, ce n’est pas au nom du duc que je parle, c’est au mien.»


Il baissait la tête.


«Attaquez le château hardiment; que Sapt et Tarlenheim conduisent l’assaut.


– Après?


– Fixons l’heure tout de suite.


– Vous me croyez donc une grande confiance en vous?


– Bah! Je suis très sérieux pour l’instant. Sapt et Fritz seront tués, le duc Noir aussi.


– Comment?


– Oui, le duc Noir sera tué comme un chien qu’il est; le prisonnier, puisque c’est ainsi que vous l’appelez, s’en ira en enfer par l’échelle de Jacob, vous la connaissez, n’est-ce pas? Il ne restera que deux hommes vivants: moi, Rupert Hentzau, et vous, le roi de Ruritanie!»


Il s’arrêta; puis, d’une voix qui tremblait un peu, tant son ardeur était grande, il ajouta rapidement:


«Voyons, la partie n’est-elle pas tentante? Un trône et la princesse! Pour moi, disons une bague au doigt et la reconnaissance de Votre Majesté.


– Certainement, m’exclamai-je, aussi longtemps que vous serez sur terre, il y aura un cachot pour vous.


– Eh bien! songez-y, dit-il. Et, vous savez, cela vaudrait bien qu’on passât sur un scrupule ou deux…»


Et, me faisant un profond salut, il piqua des deux et, eut bientôt rattrapé le cortège funèbre qui s’éloignait.


Pendant que je rejoignais mes deux compagnons, je réfléchissais à l’étrange caractère de cet homme. J’ai connu bien des scélérats, mais des scélérats de cette trempe sont rares heureusement. Si son sosie existe quelque part, Dieu veuille qu’il soit pendu haut et court!


«Ce Rupert Hentzau est un bien beau garçon», dit Flavie.


Elle ne pouvait l’avoir pénétré, l’ayant vu là pour la première fois, et pourtant son observation me donna de l’humeur, et aussi la pensée qu’elle eût pu supporter sans déplaisir les regards de cet homme.


«Il avait l’air d’avoir du chagrin de la mort de son ami, reprit-elle.


– Il en aura plus encore quand ce sera son tour», remarqua Sapt.


Je ne me déridais pas. Je continuais à bouder, ce qui était fort déraisonnable, je n’en disconviens pas. Je restai sombre tout le reste de la promenade.


Comme nous rentrions à Tarlenheim, le jour commençait à tomber; Sapt, par précaution, avait pris l’arrière-garde.


Un domestique vint au-devant de moi et me remit une lettre sans suscription.


«Vous êtes sûr que c’est pour moi? demandai-je.


– Oui, Sire; l’homme qui l’a apportée a bien recommandé qu’on la remît à Votre Majesté.»


Je l’ouvris:


«Jean vous portera ceci de ma part. Souvenez-vous que je vous ai donné un bon conseil. Au nom de Dieu, si vous êtes un vrai gentilhomme, tirez-moi de ce repaire de meurtriers!


«A. de M.»


Je tendis le billet à Sapt, mais tout ce que cet appel déchirant tira de cette âme de vieux dur-à-cuire fut cette réflexion, pleine de bon sens du reste:


«Qui l’a obligée d’y aller?»


Cependant, et peut-être parce que je ne me sentais pas moi-même sans reproche, je me permis, en dépit du rigorisme de Sapt, de plaindre de tout mon cœur la pauvre Antoinette de Mauban.

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