V Ma première journée royale

Escorté de Fritz von Tarlenheim et du colonel Sapt, qui ne me quittait pas plus que mon ombre, je sortis du buffet et m’avançai sur le quai. J’avais eu soin, dernière précaution, de m’assurer que mon revolver était à portée de ma main, et que mon épée jouait librement dans le fourreau.


Un groupe de jeunes officiers et les plus hauts dignitaires du royaume m’attendaient. À leur tête était un grand vieillard, la poitrine chamarrée de décorations, l’air d’un vieux militaire. Il portait le grand cordon, jaune et rouge, de la Rose Rouge de Ruritanie, qui, par parenthèse, ornait ma très indigne personne.


«Le maréchal Strakencz», me souffla Sapt à l’oreille. Je sus ainsi que j’étais en présence du plus illustre vétéran de l’armée ruritanienne.


Derrière le maréchal se tenait un petit homme sec, en grande robe à revers cramoisis.


«Le chancelier du royaume», murmura Sapt.


Le maréchal, après m’avoir souhaité la bienvenue en quelques mots pleins de loyalisme, me présenta les excuses du duc de Strelsau.


Le duc, paraît-il, pris d’une indisposition subite, n’avait pu venir à la gare. Mais il demandait avec insistance la permission d’accompagner le roi à la cathédrale. J’exprimai mes regrets, acceptant avec la plus exquise bienveillance les excuses que me transmettait le maréchal. Je reçus ensuite les compliments d’un très grand nombre de hauts personnages. Personne ne manifestant la moindre surprise ni le moindre soupçon, je repris confiance, et mon cœur cessa de battre d’une façon désordonnée. Fritz, toutefois, était encore très pâle, et la main qu’il tendit au vieux maréchal tremblait comme la feuille.


Bientôt on forma le cortège, et on se dirigea vers la sortie de la gare.


Je montai à cheval, le vieux maréchal me tenant l’étrier. Les hauts fonctionnaires civils regagnèrent leurs voitures, et moi, je commençai au pas, à travers les rues, une longue promenade triomphale, ayant à ma droite le maréchal et à ma gauche Sapt, qui, en sa qualité de premier aide de camp, avait droit à cette place d’honneur.


La ville de Strelsau est mi-partie ancienne, mi-partie moderne. De larges boulevards, récemment percés, des quartiers neufs, peuplés de riches hôtels, enserrent les pittoresques et misérables petites rues de la vieille ville. Ces divisions géographiques, si je puis dire, correspondent, ainsi que Sapt me l’avait expliqué, à des divisions sociales plus importantes pour moi. La ville neuve est toute dévouée au roi, tandis que le duc Michel de Strelsau est l’espérance, le héros, le favori de la vieille ville.


Ah! le brillant défilé tout le long des grands boulevards jusqu’au large square où s’élève le palais royal. J’étais là au milieu de mes plus fidèles partisans.


Toutes les maisons étaient tendues de rouge et ornées d’oriflammes et de devises; les rues étaient garnies de bancs et de chaises en gradins.


Je passais, saluant ici, saluant là, sous une avalanche de vivats et de bénédictions. On criait, on agitait des mouchoirs; les balcons regorgeaient de femmes en toilettes claires qui battaient des mains, s’inclinaient et me regardaient avec les plus doux yeux du monde. Soudain, une pluie de roses rouges m’inonda, et l’une des fleurs, un frais bouton, s’étant logée dans la crinière de mon cheval, je la pris et la passai dans une des boutonnières de mon uniforme.


Le maréchal souriait sous sa grosse moustache; mais, bien que j’eusse plus d’une fois jeté un regard de son côté, il m’avait été impossible de deviner si ses sympathies étaient pour moi.


«La Rose Rouge, la Rose Rouge des Elphberg, maréchal!» m’écriai-je gaiement.


Je dis gaiement, si étrange que doive paraître ce mot dans ma bouche à cette heure.


La vérité, c’est que j’étais enivré d’air, grisé d’enthousiasme. Ma parole, je me croyais vraiment roi, et, le regard triomphant, je levai les yeux vers le balcon chargé de femmes d’où pleuvaient les fleurs. Je tressaillis… Que vis-je là, me regardant? Ma compagne de voyage, Antoinette de Mauban, très belle, avec un sourire plein d’orgueil sur les lèvres! Elle aussi, elle eut un brusque haut-le-corps, et je vis ses lèvres qui remuaient, tandis qu’elle se penchait pour me regarder.


Appelant à mon secours tout mon sang-froid, je la regardai droit dans les yeux, tandis que de la main je cherchais mon revolver. Que me serait-il arrivé si elle avait crié tout à coup:


«Cet homme est un imposteur; il n’est pas le roi!»


Nous passâmes, et le maréchal, se retournant sur sa selle, fit un geste de la main. Les cuirassiers se serrèrent autour de nous, afin de tenir la foule à distance.


Nous quittions le quartier habité par mes partisans pour entrer sur le domaine du duc Michel, et ce mouvement, commandé par le maréchal, disait, plus, clairement que bien des paroles, quels pouvaient être les sentiments de la population de cette partie de la ville. Mais, puisque le hasard m’avait fait roi, c’était bien le moins que je jouasse mon rôle galamment.


«Pourquoi ce changement, maréchal?» demandai-je.


Le maréchal mordillait sa moustache blanche.


«C’est plus prudent, Sire», murmura-t-il.


J’arrêtai mon cheval.


«Que ceux qui sont en avant, dis-je, continuent jusqu’à ce qu’ils soient à cinquante mètres environ. Quant à vous, maréchal, à vous, colonel Sapt, et à vous, messieurs, attendez que je me sois également avancé de cinquante mètres. Veillez à ce que personne ne franchisse cette distance. Je veux que mon peuple voie que son roi a confiance en lui.»


Sapt posa la main sur mon bras comme pour m’arrêter.


Je me dégageai.


Le maréchal hésitait.


«Ne me suis-je pas fait comprendre?» demandai-je.


Comme à contrecœur et tout en mordillant sa moustache, il donna les ordres. Le vieux Sapt souriait dans sa barbe, en secouant la tête… Si j’avais été tué en plein jour dans les rues de Strelsau, la situation de Sapt eût été critique.


J’ai oublié de dire, je crois, que mon uniforme était entièrement blanc, brodé d’or. Je portais un casque d’argent, damasquiné d’or, et le large ruban de la Rose faisait bien en sautoir sur ma poitrine. Ce serait désobligeant pour le roi de faire de la modestie, et de ne pas avouer que je faisais fort belle figure. Ce fut l’avis du peuple, car, lorsque seul, à cheval, je m’avançai à travers les rues étroites, sombres et maigrement décorées de la vieille ville, il y eut d’abord un murmure, puis des bravos. Une femme, à une fenêtre, au-dessus d’un restaurant, lança le vieil adage local: «Il est roux, c’est un bon!»


Sur quoi, je me mis à rire, et soulevai mon casque, afin qu’elle pût bien constater que mes cheveux étaient de la bonne couleur. Ce geste fut accueilli par des hourras et des vivats.


La promenade devenait intéressante. Passant ainsi seul, à cheval, j’entendais les réflexions du peuple.


«Il est plus pâle que de coutume, disait l’un.


– On serait pâle à moins. Faut voir la vie qu’il mène!»


Telle fut la réponse, peu respectueuse.


«Il est plus grand que je ne croyais, reprit un troisième.


– Sa barbe cachait une bonne mâchoire, observa un autre.


– Ses portraits ne le flattent pas», déclara une jolie fille, en prenant grand soin que son observation ne fût pas perdue pour moi.


Pure flatterie! En dépit de ces quelques marques d’intérêt, la masse du peuple m’était plutôt hostile. On me regardait passer en silence, l’air sombre, et je pus constater que l’image de mon frère bien-aimé ornait presque chaque fenêtre, et que c’était une manière tant soit peu ironique de faire fête au roi. Je me félicitais que ce spectacle lui eût été épargné. Le roi est violent, emporté; peut-être n’aurait-il pas pris la chose aussi tranquillement que moi.


Enfin, nous arrivâmes à la cathédrale. Sa belle façade grise, ornée de centaines de statues, avec ses deux merveilleuses portes de chêne sculpté, les plus belles peut-être qu’il y ait en Europe, se dressait pour la première fois devant mes yeux. En cette minute, je compris toute la folie et toute l’audace de mon entreprise, et j’en fus épouvanté. Tout tournait autour de moi quand je descendis de cheval. Je me sentais comme environné de brouillard. Le maréchal et Sapt réapparaissaient indistincts; vague aussi à mes yeux la foule de prêtres, magnifiquement vêtus. Comme un somnambule, je m’avançai le long de la haute nef, tandis que la grande voix des orgues m’emplissait les oreilles. Je ne voyais rien de la brillante foule qui emplissait l’église.


À peine si je distinguais la belle figure du cardinal lorsqu’il se leva de son trône archiépiscopal pour me souhaiter la bienvenue. Seules, deux silhouettes, qui se tenaient côte à côte, se détachaient nettement pour moi: celle d’une jeune fille, belle et pâle, la tête couronnée d’une magnifique forêt de cheveux d’or, l’or des Elphberg (y a-t-il rien de plus beau pour une femme?) et le visage d’un homme, au teint très coloré, aux cheveux noirs, aux yeux noirs aussi. Je n’hésitai pas à le reconnaître; je me trouvais enfin en présence de mon frère, le duc Noir. Lorsqu’il m’aperçut, ses joues si colorées devinrent subitement pâles comme la cire, et son casque tomba avec fracas sur le sol où il roula. Très évidemment, jusque-là, il n’avait pas pu croire à la présence du roi à Strelsau.


De tout ce qui suivit, je n’ai aucun souvenir. Je m’agenouillai devant l’autel (si ce fut un crime, que Dieu me le pardonne!): le cardinal me fit l’onction sur le front; après quoi, je me relevai. Je pris de ses mains la couronne de Ruritanie, et la posai sur ma tête. La main étendue, je prêtai le serment d’usage, le serment du roi, en présence du peuple assemblé.


Alors la grande voix des orgues éclata de nouveau et emplit la nef; le maréchal donna ordre aux hérauts de me proclamer, et Rodolphe V fut reconnu roi.


J’ai un très bon tableau, dans ma salle à manger, qui représente cette imposante cérémonie; le portrait du roi est extrêmement ressemblant.


La pâle princesse aux cheveux d’or s’avança alors. Deux pages portaient la queue de sa robe; elle vint se mettre à mes côtés. Et un héraut cria:


«Son Altesse Royale la princesse Flavie!»


La princesse me fit une profonde révérence, me prit la main et la porta à ses lèvres.


Un instant, je demeurai embarrassé, me demandant ce que je devais faire; puis je l’attirai vers moi et la baisai deux fois sur la joue: elle rougit; pourquoi?


Alors, Son Éminence le cardinal-archevêque s’avança, et, se plaçant devant le duc Noir, me baisa la main, et me présenta une lettre du Pape, la première et la dernière, je vous prie de le croire, que j’ai reçue de si haut lieu.


Enfin, ce fut le tour du duc de Strelsau.


Il avança d’un pas hésitant, jetant des regards à droite et à gauche, comme un homme qui se demande s’il ne va pas chercher le salut dans la fuite. Son visage était marbré de blanc et de rouge; sa main tremblait au point que je la sentais sauter dans la mienne, et ses lèvres étaient sèches et parcheminées.


Je jetai un coup d’œil à Sapt, qui souriait toujours dans sa barbe; je pris alors mon parti en brave, je résolus de me montrer à la hauteur du rang auquel un hasard merveilleux m’avait appelé, et de jouer mon rôle jusqu’au bout. Je m’avançai; je pris les mains de mon cher frère Michel dans les miennes, et je l’embrassai sur la joue. Je ne sais lequel de nous deux fut le plus heureux, une fois la chose faite.


Le visage de la princesse, pas plus d’ailleurs que celui d’aucun des assistants, n’avait trahi le moindre doute ou la plus petite hésitation.


Et pourtant, si le roi et moi nous nous fussions trouvés côte à côte, elle n’eût pas hésité un instant, j’en suis sûr, à nous distinguer l’un de l’autre. Mais ni elle ni personne n’imaginait que je pusse ne pas être le roi.


Cette merveilleuse ressemblance me servit à souhait, et pendant une heure je restai là, debout, me sentant aussi fatigué, aussi blasé que si j’avais été roi toute ma vie. Chacun vint me baiser la main, les ambassadeurs me rendirent leurs devoirs et entre autres le vieux lord Topham, chez lequel j’avais dansé plus de vingt fois à Londres. Grâce au ciel, le vieux lord n’y vit pas plus clair qu’une chauve-souris, et, d’ailleurs, il n’avait jamais demandé à ce que je lui fusse présenté.


Nous rentrâmes au palais par les mêmes rues, et j’entendis le peuple qui acclamait le duc Noir.


Lui passait sans répondre, sombre et se mordillant les ongles, si bien que ses amis les plus fidèles trouvèrent qu’il avait fait bien triste figure.


Je revins en voiture, assis à côté de la princesse Flavie. Comme nous longions un trottoir, un ouvrier cria:


«Et à quand le mariage?»


Sur le quai, un autre s’avisa de nous hurler en plein visage: «Vive le duc Michel!»


La princesse rougit – oh! l’admirable carnation! – regardant droit devant elle.


J’étais fort embarrassé, ayant oublié de demander à Sapt l’état exact des sentiments du souverain à l’égard de la princesse. Je ne pouvais oublier le baiser que j’avais donné à la princesse, mais je n’osais m’aventurer, et je me taisais.


Au bout de quelques minutes, la princesse, remise de son trouble, se tourna vers moi:


«Je ne saurais m’expliquer pourquoi; mais vous me paraissez un peu changé, différent de vous-même aujourd’hui, Rodolphe.»


Le fait n’avait rien que de très explicable, mais l’observation n’en était pas moins inquiétante. Elle reprit:


«Vous me semblez plus calme, plus posé, presque soucieux. Et est-ce que vous n’avez pas un peu maigri? Serait-il possible que vous commenciez à prendre la vie au sérieux?»


La princesse semblait avoir du roi l’exacte opinion que Lady Burlesdon s’était faite de moi-même.


Je tendis mes nerfs; il fallait bien soutenir la conversation.


«Est-ce que cela vous plairait? demandai-je doucement.


– Vous connaissez mes idées, fit-elle en détournant les yeux.


– Quoi que vous puissiez désirer, dis-je, je m’efforcerai de le faire.»


Je la vis rougir et sourire, et je pensais que je faisais fort bien le jeu du roi; mais nul remords ne vint m’arrêter; je continuai en toute sécurité:


«Je vous jure, ma chère cousine, que rien au monde ne m’a jamais fait l’impression que m’a faite cette cérémonie d’aujourd’hui.»


Elle sourit gaiement, mais presque aussitôt son visage s’assombrit, et elle murmura en se penchant vers moi:


«Avez-vous remarqué Michel?


– Oui, il n’avait pas l’air de s’amuser beaucoup.


– Je vous en prie, prenez garde, reprit-elle. Vraiment, vous n’êtes pas assez prudent, Rodolphe. Et pourtant vous savez bien que votre frère…


– Je sais qu’il convoite ce que j’ai.


– C’est vrai. Mais chut!…»


Je sentais – c’est impardonnable à moi – que j’engageais le roi beaucoup plus que je n’avais le droit de le faire. Mais que voulez-vous, et comment résister à une voix si douce, à des yeux si tendres? Je perdais un peu la tête.


«Et aussi, continuai-je, quelque chose que je n’ai pas encore, mais dont je veux être digne et que j’espère bien conquérir quelque jour.»


Voici sa réponse. Si j’avais été le roi, elle m’eût rendu heureux, car je ne l’aurais pas considérée comme décourageante.


«Ne trouvez-vous pas que vous avez assez de responsabilités comme cela pour un jour, cousin?»


Je restai silencieux.


Boum! Boum!… Tra la la la la la! Nous arrivions au palais. Les trompettes sonnaient, les canons tonnaient. Des haies de laquais garnissaient les marches: j’offris la main à la princesse pour lui faire gravir les larges degrés de marbre et je pris possession en grande pompe de la maison de mes ancêtres. Je m’assis à ma propre table, ayant à ma droite ma cousine; de l’autre côté de la princesse était le duc Noir, toujours triste et pensif. À ma gauche était assis Son Éminence le cardinal. Sapt, impassible, se tenait debout derrière ma chaise au haut bout de la table. J’aperçus Fritz von Tarlenheim, la figure toute pâle, qui d’un seul coup vidait son verre de champagne, avec une précipitation fébrile qui n’était peut-être pas d’étiquette.


«Et pendant ce temps-là, pensais-je, que peut bien faire le roi de Ruritanie?»

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