X Où je succombe à la tentation

L’usage voulait que chaque matin le préfet de police remît au roi de Ruritanie un rapport sur la situation de la capitale et l’état des esprits; ce rapport contenait aussi le détail minutieux des faits et gestes des personnes que la police avait reçu l’ordre de surveiller. Depuis que j’étais à Strelsau, Sapt venait tous les matins me lire ce rapport, qu’il assaisonnait de commentaires instructifs. Le lendemain de mon aventure au pavillon, il entra comme je faisais un écarté avec Fritz.


«Le rapport est plein d’intérêt ce matin, dit-il en s’asseyant.


– Est-il question, demandai-je, de certain tapage nocturne?» Il secoua la tête en souriant.


Je lis ceci d’abord:


«Son Altesse le duc de Strelsau est parti ce matin (en «grande hâte, paraît-il), accompagné de plusieurs personnes de sa maison. On croit qu’il va au château de Zenda. Le duc est parti à cheval. Il n’a pas pris le chemin de fer. MM. de Gautel, Bersonin et Detchard ont suivi une heure plus tard. Ce dernier a le bras en écharpe. On ne sait pas quand il a été blessé, mais on croit qu’il s’est battu en duel.»


«C’est la vérité à peu près! interrompis-je, enchanté de voir que je n’avais pas manqué mon homme.


– Ce n’est pas tout», continua Sapt.


«Mme de Mauban, que nous avons fait surveiller, a pris le train aujourd’hui à midi. Elle a pris un billet pour Dresde.»


«Affaire d’habitude!»


«Le train de Dresde, continue le rapporteur, s’arrête à Zenda.»


«Très fin, le bonhomme, plein d’astuce, remarqua Sapt! Enfin, écoutez ceci pour finir:


«La ville est en effervescence, la conduite du roi est très critiquée (nous recommandons à nos agents, vous le savez, d’être de la plus absolue franchise). On lui reproche de ne faire aucune démarche décisive pour hâter son mariage avec la princesse Flavie. Son Altesse Royale se montre, paraît-il, très froissée des hésitations de Sa Majesté. Dans le peuple, on la marie au duc de Strelsau, qui en devient d’autant plus populaire. J’ai fait répandre partout le bruit que le roi donnait ce soir un grand bal en l’honneur de la princesse, et l’effet de cette nouvelle est excellent.»


«C’en est une aussi pour moi, dis-je.


– Tout est prêt, reprit Fritz en riant: c’est moi qui me suis occupé des préparatifs.»


Sapt se tourna vers moi et me dit d’une voix brève:


«Il faut lui faire la cour ce soir, et vivement.


– Je ne crains que de la lui faire trop vivement. Que diable! Sapt, vous ne pensez pas que je trouve cela difficile?»


Fritz fredonna quelques mesures, puis il ajouta:


«Vous ne trouverez les voies que trop bien préparées. Écoutez; il m’en coûte de vous le dire, mais je le dois. La comtesse Helga m’a confié que la princesse s’attachait beaucoup au roi; depuis le jour du couronnement, ses sentiments ont subi un grand changement et il est parfaitement vrai qu’elle est profondément blessée de l’apparente négligence de Sa Majesté.


– Belle affaire! murmurai-je.


– Je pense, continua le vieux Sapt, que le mieux est que vous fassiez votre demande ce soir.


– Juste ciel!


– Ou tout au moins que vous avanciez sensiblement les choses. J’enverrai une note officieuse aux journaux.


– Sapt, vous ne le ferez pas, m’écriai-je, pas plus que je ne ferai ce que vous me demandez. Je me refuse absolument à ce que l’on joue ainsi avec le cœur de la princesse.»


Sapt me regarda; ses petits yeux gris me fouillaient l’âme, un sourire fin relevait sa moustache grise.


«Bien! bien. Il ne faut pas être trop exigeant. Rassurez-la seulement un peu, si vous le pouvez. Et maintenant, occupons-nous de Michel.


– Le diable emporte Michel! Il sera temps demain de penser à lui. Venez, Fritz! Allons faire un tour de jardin.»


Sapt n’insista pas. Sous ses dehors brusques, il cachait un tact merveilleux et, ainsi que j’eus plus d’une fois l’occasion de le remarquer, une très profonde connaissance de la nature humaine. S’il n’avait pas insisté davantage au sujet de la princesse, c’est qu’il pensait bien que sa beauté se chargerait de m’entraîner mieux que tous ses arguments et que, moins il me rappellerait le roi dans la circonstance, mieux cela vaudrait.


Quant au chagrin que cela pouvait causer à la princesse, il s’en souciait fort peu.


Et, après tout, pouvait-on dire qu’il eût tort? Si le roi reconquérait son trône, la princesse irait à lui, tout naturellement, qu’elle sût ou non le changement opéré dans la personne du roi.


Et si le roi ne nous était pas rendu? Nous n’avions jamais discuté entre nous cette hypothèse. Je ne crois pas me tromper en disant que, dans ce cas, l’idée de Sapt était de m’installer sur le trône de Ruritanie jusqu’à la fin de mes jours. Il y eût assis le diable plutôt que d’y voir le duc Noir.


Le bal fut magnifique. Je l’ouvris en dansant un quadrille avec la princesse Flavie, puis nous valsâmes ensemble. La foule avait les yeux braqués sur nous, et les commentaires allaient bon train.


Nous soupâmes l’un à côté de l’autre. Vers le milieu du souper, je me levai, et, debout, en présence de toute la cour, arrachant le cordon de la Rose Rouge que je portais, je le lui passai et lui mis la plaque de diamants autour du cou.


Après ce bel exploit, je me rassis au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.


Sapt rayonnait. Fritz avait l’air sombre. Le reste du repas s’acheva en silence. Ni Flavie ni moi ne pouvions prononcer une seule parole.


À la fin Fritz me toucha l’épaule; je me levai, j’offris le bras à la princesse, et, traversant le hall, je me rendis dans le petit salon privé où l’on nous avait servi le café. Les fenêtres de ce salon ouvraient sur les jardins. La nuit était belle, fraîche, parfumée.


Les seigneurs et les dames d’honneur de service se retirèrent; nous restâmes seuls.


Flavie s’assit. Je demeurai debout devant elle. Oh! le rude combat qui se livrait dans mon âme! En vérité, je crois que, même alors, si elle n’avait pas levé vers moi ses beaux yeux, je serais resté maître de moi; mais, à ce moment, elle me considéra d’un regard plein d’interrogation, de prière. Une vive rougeur colora soudain ses joues et elle respira longuement. Ah! si vous l’aviez vue à ce moment! J’oubliai tout, le roi enfermé à Zenda, le faux roi de Strelsau. J’oubliai qu’elle était princesse et que moi je jouais un rôle, que j’étais un imposteur. Je me précipitai à ses genoux et m’emparai de ses mains. Je ne disais rien. Qu’aurais-je pu dire?


Les bruits atténués de la nuit, comme une romance sans parole, étaient plus éloquents qu’eussent pu l’être mes protestations, tandis que je baisais ses doigts.


Tout à coup, elle fit un geste comme pour me repousser, et s’écria:


«Mais, est-ce bien vrai? Est-ce bien vrai? N’est-ce pas uniquement par devoir, parce que vous le devez à votre peuple?


– Il est vrai, répondis-je d’une voix sourde, étouffée par l’émotion, vrai comme la vérité, que je vous aime, plus que ma vie, plus que la vérité, plus que l’honneur!»


Elle ne comprit pas le sens de mes paroles. Elle se rapprocha, en murmurant à mon oreille:


«Si vous n’étiez pas le roi, je pourrais vous dire combien je vous aime… Comment se fait-il, Rodolphe, que je vous aime tant maintenant?


– Maintenant?


– Mais oui, c’est depuis peu de temps. Avant, je ne vous aimais pas ainsi.»


Un grand flot d’orgueil triomphant m’emplit le cœur. C’était bien moi, Rodolphe Rassendyll, qui l’avait conquise.


«Vous ne m’aimiez pas auparavant? demandai-je.


– Il faut que ce soit l’effet de la couronne royale, car je vous aime depuis le jour du couronnement.


– Vous ne m’aimiez pas, alors, auparavant?» fis-je vivement.


Elle riait d’un rire très doux.


«Est-ce que vous seriez content si je répondais non?


– Ce «non» serait-il sincère?


– Oui», fit-elle, si bas, si bas que j’eus peine à l’entendre; puis elle reprit presque immédiatement:


«Soyez prudent, Rodolphe; soyez prudent, mon bien-aimé. Il va être furieux.


– Qui? Michel? Quand Michel serait le pire…


– Y a-t-il rien de pire?»


Une seule chance me restait encore pour sortir de cette impasse. Je fis un suprême effort, et, dominant mon émotion, j’abandonnai ses mains et me reculai de quelques pas. Aujourd’hui encore je me rappelle les gémissements de la brise dans les ormes du parc à cet instant.


«Et si je n’étais pas le roi, commençai-je. Si j’étais un simple gentilhomme?»


Avant que j’eusse terminé, sa main était dans la mienne.


«Si vous étiez un forçat dans la prison de Strelsau, vous seriez encore mon roi», dit-elle.


À voix basse, je murmurai: «Dieu me le pardonne!» et, tenant sa main dans la mienne, je répétai:


«Si je n’étais pas le roi…»


– Oh! oh! protesta-t-elle. Je ne mérite pas cela; je ne mérite pas que vous doutiez de mes sentiments.»


Elle recula légèrement.


Pendant plusieurs minutes nous restâmes ainsi face à face; et, tandis que je pressais ses mains, j’appelai à mon aide tout ce que la conscience et l’honneur me laissaient encore de forces pour lutter contre la fatalité des circonstances.


«Flavie, dis-je d’une voix étranglée et rauque qui ne semblait pas m’appartenir; Flavie, je ne suis pas…»


Comme je prononçais ces mots, comme elle levait les yeux vers moi, un pas lourd fit craquer le gravier du jardin.


Flavie poussa un cri. Ma phrase commencée expira sur mes lèvres. Sapt parut à l’une des portes-fenêtres. Il s’inclina profondément, me regardant d’un air sévère.


«Votre Majesté daignera m’excuser, dit-il, mais Son Éminence le cardinal attend déjà depuis un quart d’heure et désire prendre congé d’elle.»


Nos regards se croisèrent; et je lus dans ses yeux un reproche et un conseil.


Depuis combien de temps écoutait-il? Je l’ignore; ce que je sais, c’est qu’il était entré au bon moment.


«Il ne faut pas faire attendre Son Éminence», dis-je.


Mais Flavie, dans la tendresse de qui ne se projetait aucune ombre, les yeux brillants et les joues roses, tendit la main à Sapt avec un sourire radieux.


Elle ne parla pas; qu’aurait-elle pu dire qui eût ajouté à l’éloquence de son regard?


Un sourire triste plissa la lèvre du vieux soldat, et c’est avec une vraie émotion dans la voix que, lui baisant la main, il dit:


«Dans la joie comme dans la peine, dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, que Dieu garde Votre Altesse Royale!»


Puis il ajouta, se redressant et se mettant au port d’arme:


«Mais, avant tout: Vive le roi! Dieu protège le roi!»


Flavie prit ma main et la baisa en murmurant:


«Amen… Dieu bon, amen!»


Nous rentrâmes dans la salle de bal, où nous nous trouvâmes séparés par nos devoirs respectifs. Chacun, après m’avoir fait ses adieux, allait prendre congé de la princesse. Sapt circulait dans la foule d’un air affairé, et partout où il avait passé ce n’étaient que sourires et murmures. Je ne doutais pas que, fidèle à son plan, il fût occupé à répandre la bonne nouvelle. Maintenir la couronne et vaincre le duc Noir, telle était sa résolution bien précise. Flavie, moi-même, et, hélas! le véritable roi enfermé à Zenda, étions les pièces de son échiquier; et les pièces d’un échiquier n’ont rien à voir avec la passion.


Il ne se contenta pas d’ailleurs de faire circuler ce bruit dans le palais: il alla le porter dehors. J’en eus bientôt la preuve, car, lorsque, reconduisant Flavie jusqu’à sa voiture, nous descendîmes les degrés de marbre, nous fûmes accueillis par des acclamations enthousiastes.


Que pouvais-je faire? Si j’avais parlé alors, personne ne m’aurait cru. On aurait certainement pensé que le roi devenait fou.


Entraîné par Sapt et aussi, il faut bien le dire, par moi-même, je m’étais avancé si loin que je ne pouvais plus reculer.


La route était barrée derrière moi, et ma passion me poussait toujours en avant.


Ce soir-là, à la face de Strelsau, je fus acclamé non seulement comme le roi, mais comme le fiancé de la princesse Flavie.


Vers trois heures du matin, l’aube commençant à poindre, je me trouvai enfin seul dans mon cabinet de toilette avec Sapt.


Je m’assis comme un homme ébloui qui a trop longtemps contemplé une flamme ardente; Sapt fumait sa pipe; Fritz était allé se coucher, après avoir presque refusé de me dire bonsoir. Sur la table, tout à côté de moi, gisait une rose: cette rose ornait le corsage de Flavie au bal, et, quand nous nous étions séparés, elle me l’avait donnée.


Sapt avança la main vers la rose, mais, d’un geste rapide, je refermai la mienne dessus.


«Cette fleur est à moi, fis-je; elle n’est pas plus à vous qu’elle n’est au roi.


– Vous avez avancé les affaires du roi ce soir», reprit-il sans s’émouvoir.


Je me retournai furieux.


«Pourquoi pas mes affaires à moi?»


Il secoua la tête.


«Je sais à quoi vous pensez, reprit-il, et, si vous ne vous y étiez engagé sur votre honneur…


– Ah! mon honneur, qu’en avez-vous fait? m’écriai-je en l’interrompant.


– Bah! jouer un peu la comédie…


– Épargnez-moi au moins ce ton, colonel Sapt si vous ne voulez pas me pousser aux dernières extrémités, et si vous ne voulez pas que votre roi pourrisse dans les cachots de Zenda pendant que Michel et moi nous nous disputerons ses dépouilles. Vous me suivez bien?


– Je vous suis.


– Il faut agir et agir vite. Vous avez vu ce qui s’est passé ce soir? Vous avez entendu?


– Oui.


– Vous avez parfaitement deviné ce que j’étais sur le point de faire. Que je reste ici encore une semaine et la situation se complique encore. Vous comprenez?


– Oui, répondit-il, les sourcils froncés. Seulement pour cela il faudrait d’abord vous débarrasser de moi.


– Eh bien! croyez-vous que j’hésiterais? Croyez-vous que j’hésiterais à soulever Strelsau? Il ne me faudrait pas une heure pour vous faire rentrer vos mensonges dans la gorge, vos mensonges insensés auxquels ni la princesse ni le peuple n’ajouteraient foi!


– C’est bien possible.


– Oui, je pourrais épouser la princesse et envoyer Michel et son frère au diable de compagnie.


– Je ne le nie pas, mon garçon.


– Alors, au nom de Dieu, m’écriai-je en tendant les mains vers lui, allons à Zenda, écrasons Michel et rendons au roi ce qui est au roi!»


Le vieux soldat se redressa et me regarda en face longuement.


«Et la princesse?» demanda-t-il.


Je baissai la tête et, relevant en même temps mes deux mains, je pris la rose et l’écrasai entre mes doigts et mes lèvres.


Au même moment, je sentis la main de Sapt sur mon épaule et j’entendis sa voix étranglée par l’émotion qui disait:


«Vive Dieu! Vous êtes bien le plus magnifique des Elphberg: vous les valez tous!… Mais j’ai mangé le pain du roi, je suis le serviteur du roi!… Venez: nous irons à Zenda.»


Je relevai la tête et lui pris la main. Nous avions tous deux les yeux pleins de larmes.

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