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[L]e restaurateur de films Claude Poignet habitait rue Gambetta, maelström de commerces hétéroclites et de boutiques colorées. D’un côté, la voie ouvrait sur Wazemmes, son marché couvert, son brassage d’ethnies, et, de l’autre, on fonçait vers les quartiers étudiants, bordant les rues Solférino et Vauban. Dans sa petite maison, étouffée entre un restaurant chinois et un débit de tabac, le septuagénaire ne payait pas de mine. Lunettes à monture marron et à double foyer, vieux pull en laine bordeaux avec col en V, chemise à carreaux mal repassée. Était-il vraiment restaurateur de films anciens, ou ancien restaurateur de films ?

— Je dirais ancien restaurateur de films anciens. J’ai arrêté voilà une dizaine d’années, à cause de mes yeux. La lumière n’y passe plus aussi bien qu’avant. Et le cinéma, c’est avant tout la lumière, vous savez ? Pas de lumière, pas de cinéma.

Lucie avançait dans une de ces vieilles maisons du Nord, aux carrelages du salon collés avec du ciment, aux murs hauts et à la tuyauterie visible. Une bouilloire chauffait sous le gaz et dégageait une âcre odeur de café. Quand Claude remplit les deux tasses, Lucie crut qu’il versait du charbon liquide. Elle qui buvait d’ordinaire son jus sans sucre, y plongea d’emblée deux morceaux.

— Alors ? Avez-vous pu autopsier le court métrage ?

Poignet sourit. Ses dents étaient à l’image du décor : du cent pour cent rustique. Néanmoins, il portait encore, derrière ses rides, les traits d’un homme qui avait dû avoir un charme fou, à la Redford.

— C’est vraiment un terme de policier, ça, « autopsier ». Comment une belle jeune femme comme vous en vient-elle à traquer les criminels ?

— Probablement une histoire de frissons. Vous, c’est face à vos bobines et moi, face à la rue. On cherche tous les deux à réparer ce qui ne va pas, en définitive.

Elle s’efforça d’engloutir son breuvage. Vraiment infect, même avec tout le sucre du monde. Un chat angora vint ronronner entre ses jambes, elle le caressa tendrement.

— Vous vous connaissez depuis longtemps, avec Ludovic ?

— Son père et moi avions fait l’armée ensemble. À Ludovic, j’avais offert, voilà plus de vingt ans, son premier projecteur, un 9,5 mm de chez Pathé dont je me débarrassais, faute de place. Déjà à l’époque, il organisait des séances de projection sur les murs de la maison de son père. C’est moche, ce qui lui arrive. Sa mère est décédée d’une maladie, il n’avait pas neuf ans. C’est un bon garçon, vous savez ?

— Je le sais, et c’est pour l’aider que je suis ici. Vous me parlez du film ?

— Allons-y.

Ils montèrent des marches étroites, craquantes, qui démontraient clairement l’âge antique de la maison. Des portraits ornaient les murs, par dizaines. Non pas ceux de stars de cinéma, mais d’une femme anonyme, dont le visage finement maquillé attrapait magnifiquement la lumière. Sûrement les traces d’une obsession, d’un amour envolé trop tôt. Une fois à l’étage, ils longèrent un hall au plancher usé, plongé dans la pénombre.

— À gauche, mon labo de développement. Il m’arrive encore de filmer avec une vieille 16 mm, pour m’amuser. Je quitterai ce monde avec une pellicule au bout des doigts, croyez-moi.

Il ouvrit la chambre noire, dévoilant des caméras, des bobines, des bidons de produits chimiques, puis repoussa doucement la porte.

— C’est au fond que nous allons.

La dernière pièce ouvrait sur un véritable laboratoire dédié à l’univers du cinéma. Table de montage, visionneuse, loupes, matériel informatique perfectionné, avec scanner de films. Il y avait aussi de nombreux outils plus archaïques. Ciseaux, colle, mini-guillotine, adhésif, règles. Lucie avait eu raison d’employer le mot « autopsie ». On devait décortiquer ici un film comme on disséquait un corps. Il y avait même les gants en coton blanc, que le restaurateur enfila.

— Bientôt, tout ceci n’existera plus. Les caméras haute définition entièrement numériques vont avoir la peau du bon vieux 35 mm. La magie du cinéma se perd, je vous le dis. Un film sans l’image qui saute, est-ce encore un film ?

La fameuse bobine était enclenchée sur un axe rotatif vertical, du côté gauche de la table de visionnage. La pellicule, tirée sur un mètre, passait dans un instrument central qui faisait office de loupe et d’écran, avant de ressortir vers une bobine d’enroulage. La seule lumière de la pièce était celle d’un néon.

— Commençons par le commencement. Approchez, chère demoiselle. Permettez-moi de vous dire que vous êtes charmante.

Il n’avait pas sa langue dans sa poche. Lucie sourit et vint se placer à ses côtés, face à la visionneuse.

— On se la fait comment ? demanda-t-il. Simple ou compliquée ?

— N’hésitez pas à entrer dans le détail, je n’y connais rien, bien que j’adore le cinéma. Quand vous offriez le projecteur à Ludovic, je regardais mon premier film d’horreur, seule à 11 heures du soir. C’était L’Exorciste. Le meilleur et le pire de mes souvenirs.

— L’Exorciste… L’une des productions les plus rentables de l’histoire du cinéma. Le réalisateur du premier, William Friedkin, avait plongé ses acteurs dans des conditions abominables. Coups de feu surprise aux oreilles, pièces glaciales pour amplifier leur jeu. Maintenant, aux acteurs, il leur faut leur confort.

Lucie le regardait avec tendresse. Il parlait passionnément, pareil à son propre père quand il discutait hameçons et canne à pêche… Elle était alors si petite.

— Donc, notre film…

— Notre film, oui. D’abord, le format : du 16 mm. Il a été entièrement réalisé caméra à l’épaule. Sans doute une Bolex. Légère, portative, la caméra mythique des années cinquante. Bizarrement tourné à cinquante images par seconde, comme l’indique l’amorce, alors que le standard est de vingt-quatre images par secondes. Mais la Bolex permettait ce genre de fantaisies, répondant ainsi à de nombreuses exigences.

— Ce film est l’original ?

— Non, non. L’original, ce qui sort de la caméra, est imprimé en négatif sur la pellicule, comme pour la photographie. Ici, vous disposez du tirage positif, celui que l’œil voit. On travaille toujours avec des positifs, qui servent aussi de copie de sauvegarde. De cette manière, on peut les couper, les manipuler sans crainte.

Il tira la bande à l’aide d’une manivelle. Sur l’écran s’afficha, au bas du ruban : .

— Ce terme inscrit sur l’amorce, SAFETY, indique que le support de l’émulsion est de l’acétate, sans danger. Jusqu’aux années cinquante, ils étaient encore, pour la plupart, en nitrate, inflammable. Vous avez sans doute en tête la scène où Philippe Noiret prend feu à l’intérieur d’une cabine de projection, dans Cinéma Paradiso, parce qu’il ouvre une boîte contenant une pellicule en nitrate. Mythique.

Lucie acquiesça, pourtant elle n’avait jamais vu ce film. Les classiques italiens n’étaient pas trop son style, contrairement aux films noirs américains des années cinquante, qu’elle dévorait avec passion.

— Le rond noir, au-dessus du A, prouve que la pellicule a été fabriquée au Canada. C’est la symbolique internationale utilisée par Kodak.

Le Canada… Ludovic avait expliqué avoir déniché la bobine dans le grenier d’un collectionneur belge. Et aujourd’hui, cette même bobine se retrouvait en France. Ces films anonymes devaient avoir la même vie que des timbres de collection ou des pièces de monnaie, et voyager de pays en pays. Lucie mit dans un coin de sa tête qu’il faudrait peut-être interroger le fils du collectionneur, si l’enjeu en valait la peine. Elle dut avouer que cette petite enquête personnelle, loin des sentiers battus, l’excitait. Claude sembla se connecter à ses pensées.

— Ces films voyagent et se perdent. Plus de cinquante pour cent des œuvres d’avant la Seconde Guerre mondiale ont disparu, vous imaginez ? Là-dedans, il y a de purs chefs-d’œuvre, qui croupissent sans doute dans des greniers. Des Méliès, Chaplin, un tas de John Ford aussi.

— On sait de quand date celui-ci ?

Claude Poignet tourna la manivelle. Lorsque arriva la toute première image du film, entièrement noire avec le rond blanc, il désigna le bas de la bande. Lucie remarqua la présence de deux symboles + ■, juste au-dessus des perforations, ainsi que des numéros.

— Kodak utilisait un code composé de figures géométriques pour dater ses bandes. Code qu’il réutilisait tous les vingt ans.

Il tendit une feuille plastifiée à Lucie, une espèce de fiche technique.

— Regardez cette grille. La croix et le carré démontrent que le positif a été tiré soit en 1935, 1955 ou 1975. Vu l’état de la pellicule et les vêtements de l’actrice en scène d’ouverture, nul doute qu’il s’agit de l’année 1955 – il pointa l’index sur l’écran. Ce numéro, ici, présent toutes les vingt images, est ce qu’on appelle le numéro de bord. Il identifie le fabricant, Kodak pour ce qui nous concerne, le type de pellicule, le numéro de rouleau et un suffixe à quatre chiffres qui individualise chaque image. En gros, on peut savoir où et quand cette pellicule est sortie de son laboratoire. Cependant, je vous garantis d’emblée que vous n’arriverez à rien avec ces numéros, c’est trop lointain et il est fort probable, vu l’évolution, que le laboratoire d’origine n’existe plus.

Il fixa Lucie avec un air satisfait. Ses verres grossissaient considérablement ses globes oculaires. Lucie lui rendit son sourire.

— On passe au contenu ?

Le visage de l’homme se ternit. Il perdit instantanément de sa bonne humeur.

— J’aurais dû vous le dire au début mais ce film, c’est celui d’un génie et d’un psychopathe. Les deux réunis dans le même esprit tordu.

Lucie sentait naître l’excitation. En plein congé, elle se retrouvait au fin fond d’un atelier, à basculer dans un univers malsain qu’elle côtoyait chaque jour à la brigade.

— C’est-à-dire ?

— Il y a là-dedans des images pour le moins… troublantes. Vous avez dû le ressentir au fond de vous-même, sans vraiment comprendre pourquoi.

— Oui. Une impression de malaise. Surtout avec la scène de l’œil, au début, qui plonge immédiatement dans une ambiance glaçante.

— Un pur trucage, évidemment. L’œil fendu est celui d’un animal, peut-être un chien. Mais cette séquence montre surtout que l’œil, en soi, n’est qu’une vulgaire éponge qui capte l’image, une surface lisse qui ne comprend pas le sens des choses. Et que, pour mieux voir, il faut percer cette surface lisse. Aller au-delà. À l’intérieur du film…

Claude Poignet tourna sa manivelle, jusqu’à présenter sous la loupe l’image d’une femme complètement nue. Poitrine généreuse, position provocante, c’était l’actrice hautaine du début du film, celle qui se faisait crever l’œil. Elle se tenait dans un décor sombre, peu contrasté. Sur cette image fixe, des dizaines de mains surgissaient par l’arrière pour explorer ses formes et son sexe. On ne distinguait pas les acteurs, ils devaient être vêtus intégralement de noir, comme les complices sur la scène d’un magicien. Le restaurateur décala alors la pellicule d’une image en actionnant sa manivelle. On revenait illico sur la fillette, installée sur sa balançoire. Son visage s’était substitué au centimètre près à celui de la femme.

— La vingt-cinquième image, comme on dit, même si, ici, il s’agirait plutôt de la cinquante et unième image. Ce film en est truffé. Il date de 1955, alors que le procédé subliminal a été officiellement utilisé par James Vicary, un publiciste américain, en 1957. C’est assez bluffant, je dois dire.

Lucie connaissait le principe des images subliminales. Elles apparaissaient de manière tellement brève que l’œil n’avait pas le temps de les percevoir, tandis que le cerveau, lui, les avait « vues ». La flic se rappela que François Mitterrand avait utilisé cette technique en 1988. Le visage du candidat à la présidence était apparu dans le générique du journal d’Antenne 2, mais pas suffisamment longtemps pour que le spectateur puisse le percevoir de manière consciente.

— Le créateur de ce film est donc un précurseur ?

— Quelqu’un d’extrêmement doué en tout cas. Le grand Georges Méliès avait tout inventé en termes d’effets spéciaux, de manipulation de pellicule, mais pas le subliminal. Et n’oublions pas que nous sommes dans les années cinquante, que les connaissances sur le cerveau et l’impact des images sur l’esprit sont encore relativement archaïques. L’un de mes amis travaille dans le neuromarketing, je vais vous donner son adresse. D’ailleurs, je lui ferai visionner le film également, si cela ne vous dérange pas. Avec ses machines ultraperfectionnées, il pourra peut-être y découvrir des choses intéressantes que mes yeux auraient manquées.

— Au contraire, n’hésitez pas.

Il fouilla dans une corbeille remplie de cartes de visite.

— Tenez, sa carte, au cas où. Il vous parlera du subliminal mieux que moi. Le cerveau, les images, leur impact sur l’esprit. Vous vous rendrez compte à quel point, aujourd’hui, on nous manipule sans que nous nous en apercevions. Vous avez des enfants ?

Les traits de Lucie s’adoucirent.

— Oui. Des jumelles, Clara et Juliette. Elles ont huit ans.

— Et vous leur avez probablement déjà montré Bernard et Bianca.

— Comme toutes les mères.

— Il y a dans le dessin animé l’image subliminale d’une femme nue cachée dans une fenêtre, à un moment donné. Un petit délire personnel du dessinateur, certainement, qui n’a, rassurez-vous, aucune conséquence sur l’esprit de vos enfants, l’image est trop minuscule ! Toujours est-il que personne n’a rien vu, pendant toutes les années d’exploitation du dessin animé.

La conversation tournait au poisseux. Lucie fixa l’image de la starlette dénudée. Provocante, ouverte. Un pur scandale pour l’époque.

— Comment notre réalisateur s’y est-il pris pour insérer des images subliminales dans son film ?

— Avez-vous déjà fait du découpage et du collage à l’école ? C’est pareil ici. Il a d’abord filmé les scènes de cette actrice nue sur une autre pellicule. Ensuite, il a découpé les images de la pellicule A qui l’intéressaient, pour les insérer dans la pellicule B, en coupant et recollant, là aussi. Quand tout cela est terminé, on duplique la bande, et on obtient ce que vous avez sous les yeux. Des tas de réalisateurs célèbres ont utilisé ce procédé pour renforcer l’impact de leurs séquences. Hitchcock dans Psychose, Fincher dans Fight Club, et beaucoup de créateurs de films d’horreur. Mais c’était bien plus tard. À l’époque, absolument personne ne pouvait se douter de la présence de ces images.

— Et concernant les autres images subliminales dans ce film ? À quoi ressemblent-elles ?

— À des images lubriques, pornographiques, dégoulinantes de moiteur et de sexe. Il y a aussi des scènes d’amour écœurantes et osées, avec des hommes masqués. Puis, au final, on tombe sur des scènes de meurtres.

— De meurtres ?

Lucie sentit une brusque tension dans ses muscles. Elle avait déjà entendu parler des snuff movies. Des meurtres fixés sur pellicule, des cassettes circulant de main en main dans des circuits parallèles, souterrains. Était-il possible qu’elle se trouve face à l’un d’eux ? Un snuff movie, vieux de plus d’un demi-siècle ?

Claude tourna sa manivelle lentement. Des compteurs temporels s’incrémentaient. Le restaurateur stoppait sur chaque image cachée. Certaines scènes de nu étaient particulièrement osées, peu ragoûtantes, limite morbides. Nul doute qu’à l’époque où une femme pouvait à peine se mettre en maillot de bain, cela aurait scandalisé.

— Les séquences sanglantes apparaissent plutôt vers la fin. La scène entre la gamine et le taureau en regorge. Excusez-moi, j’en ai pour quelques secondes à tourner cette manivelle, mon rembobineur automatique est cassé. Ce film fait quand même treize minutes, soit plus de cent mètres de pelloche. Dites-moi, avec Ludovic, vous vous fréquentiez ? Il a toujours été attiré par les femmes de votre genre.

— Mon genre ? C’est-à-dire ?

— Une petite Jodie Foster.

Lucie partit d’un rire sincère.

— Je suppose que c’est un compliment.

— C’en est un.

— Euh… Concernant la séquence du taureau qui s’arrête net devant la fillette, comment ont-ils fait ? Un trucage ?

Lucie croisa ses mains dans son dos. C’était très curieux, mais peu de films lui avaient laissé une empreinte aussi forte. Elle se sentait capable de décrire chaque scène du court métrage avec précision, comme si elles étaient imprimées dans sa matière grise.

— Probablement. Mais la bête est vraiment égorgée à un moment donné. Quant à la môme face au taureau… Il faut que j’analyse les images en détail. Peut-être a-t-il filmé d’abord le taureau seul, rembobiné la pellicule sans l’exposer à la lumière puis filmé la gamine seule, jouant avec les surimpressions. Mais cela me paraît extrêmement compliqué et surtout, il faut avouer que c’est vachement bien fichu pour une époque où les ordinateurs n’existaient pas et où le matériel était somme toute assez rudimentaire.

— Et les pupilles dilatées de la gamine, vous avez remarqué ? Pourrait-on l’avoir droguée ?

— On ne drogue pas les actrices. Des produits pour le cinéma et les effets spéciaux font très bien cela. Ils existaient même dans les années cinquante.

Il ralentit la cadence de défilement. Lucie voyait les images se succéder sur l’écran, le mouvement naître et varier suivant la vitesse de rotation. On arriva sur l’image du pâturage, cerné de son enclos. Claude débobina lentement, jusqu’à s’arrêter sur une image choc. De l’herbe, l’actrice nue, couchée au sol avec candeur, les cheveux étalés tels des serpents de la Bible. Une entaille circulaire, noirâtre, lui trouait le ventre comme un puits. Lucie porta la main à la bouche.

— Mince !

— Comme vous dites.

Claude se décala, s’empara de la bande et l’exposa à la lumière du néon.

— Regardez… C’est très bien fichu, parce que, à l’identique des clichés pornographiques, l’image subliminale est dans le même ton que les autres images. Mêmes couleurs dominantes, mêmes contrastes, même luminosité. Le pâturage est différent, mais c’est peu flagrant. Quand le film défile à vitesse normale, il n’y a aucune rupture de couleur et donc, on n’y voit strictement rien. En revanche, le cerveau, lui, en prend plein le buffet.

Lucie approcha son nez au plus près de la pellicule. Dire que ces images avaient traversé son œil sans qu’elle le remarque. Un mètre plus loin, sur le ruban translucide, elle aperçut encore la femme dans cette position de mort. Puis encore, au fur et à mesure que Claude faisait circuler la bande entre ses doigts.

— À chaque apparition de l’actrice, toutes les deux cents images environ, il y a une entaille supplémentaire, qui part de ce cercle noir sur son ventre. Comme dans une continuité temporelle. Tout cela pour former…

Il se remit à tourner sa manivelle, se cala sur la scène incroyable où le taureau se tenait face à face avec la gamine. Image suivante, totalement différente.

— … un œil.

Lucie avait du mal à saisir sur quoi elle avait mis la main. Progressivement, on avait lacéré la femme de toutes parts à partir du nombril, comme un soleil d’entailles. Plaies ouvertes sur son corps blanc figé dans l’herbe grasse. À l’évidence, les fentes formaient une pupille avec son iris. Un œil caché, malfaisant, qui vous observait, vous transperçait, vous donnait envie de détourner la tête. De ne plus voir. Lucie avait l’impression de se trouver face à des photos de scène de crime : une victime confrontée à un assassin retors, sadique.

— Il ne peut pas s’agir d’un trucage, affirmat-elle. C’est si… réel.

Claude retira ses lunettes et les essuya avec une peau de chamois. Sans ses verres grossissants, il retrouvait un visage équilibré, aux traits fins malgré les profondes rides.

— C’est le principe même des trucages bien faits. Je ne doute pas que ce soit le cas ici.

Le noir et blanc amplifiait la violence du cliché, il dissociait le corps mutilé de son environnement. Lucie n’en revenait toujours pas :

— Comment en être aussi certain ?

— Parce qu’il s’agit de cinéma, jeune demoiselle, pas de réalité. Le septième art est celui de la magie, de l’illusion, du trompe-l’œil. Cette femme pourrait très bien être un mannequin. Sous des doigts habiles, du maquillage et quelques effets de mise en scène feraient également l’affaire. Rien n’est réel. Chose certaine, notre réalisateur semble obsédé par l’œil et l’incidence des images sur l’esprit. Un précurseur, comme vous disiez, quand on voit aujourd’hui à quel point l’image habite notre vie et l’abreuve de violence. Nos enfants affrontent plus de trois cent mille images par jour, vous rendez-vous seulement compte ? Et savez-vous combien d’entre elles sont liées à la violence, à la mort, aux guerres ?

Les yeux de celle que Lucie appelait intérieurement la victime partaient vers le ciel, vides de toute forme de vie. Un peu secouée, la flic revint vers le visage de Claude.

— Vous croyez que ce film est passé en salle ?

— Je ne crois pas. L’allure des perforations, surtout celles situées en début de bobine, est impeccable. Cette copie-ci, tout au moins, n’a jamais été exploitée à grande échelle.

— Pourquoi le subliminal, dans ce cas ? Pourquoi toute cette mise en scène ?

— Des projections privées ? Un film que ce réalisateur montrait à d’autres yeux que les siens, qui sait ? Un fantasme personnel ? Vous savez, le subliminal possède une force extraordinaire. C’est un flux direct entre l’image et l’inconscient, qui n’est bloqué par aucune censure. On prend cette image, et on vous la colle dans le cerveau, cash. Un moyen idéal pour transporter la violence, le sexe, la perversité par voies détournées. De nos jours, ça se fait sur Internet, dans l’image et aussi le sonore. Des groupes qui font passer des messages subliminaux dans les paroles de leurs chansons, par exemple. Notre réalisateur se complaisait peut-être dans ce genre de délire ? Quand je pense que c’était en 1955… Balèze, le type… ça impose le respect.

Claude éteignit l’écran. Lucie ne quittait plus la bobine des yeux. Des milliers d’images qui se succédaient, imprimant la mort ou la vie. Elle songea à une rivière scintillante, magnifique, qui brassait dans ses fonds des parasites invisibles, dangereux.

— C’est tout ce qu’on peut tirer du film ?

Claude marqua une hésitation.

— Non. Je pense qu’il véhicule autre chose. Déjà, pourquoi 50 images par seconde ? Et que signifie ce cercle blanc, en haut à droite ? Il est présent sur toutes les images. Et puis…

Il secoua la tête, les lèvres pincées.

— … Il y a ces brumes, ces zones de l’écran très foncées, cette grisaille omniprésente, cette espèce de cache sur l’objectif. Le cinéaste semble jouer avec les contrastes, la lumière, le non-dit. J’ai ressenti une angoisse identique à la vôtre en visualisant ce film. Les images pornos ou celles de cette femme torturée ne sont pas suffisantes pour créer un si puissant malaise. Et puis, n’oublions pas que Ludovic se retrouve en hôpital psychiatrique à cause de cette pellicule. J’ai dû passer à côté de quelque chose. Il faudrait que je réexamine tout avec précision. Chaque image, chaque partie d’image. Mais ça prendrait des jours…

Lucie ne parvenait plus à se défaire de la vision de cette femme estropiée. Un gros œil noir comme une plaie sur son ventre. Elle tenait peut-être la preuve d’un meurtre. Même si l’affaire remontait à plus de cinquante ans, elle voulait en avoir le cœur net. Comprendre, tout au moins.

— Comment peut-on retrouver cette femme ?

Claude ne parut pas surpris par la question. À manipuler des films pour la plupart perdus ou anonymes, il devait avoir l’habitude de ce type de requêtes.

— Je pense qu’il faut chercher en France. Elle porte un tailleur Chanel, celui de 1954, soit un an avant le développement sur pellicule. Ma mère avait le même…

Tourné en France, développé au Canada ? Ou alors, « l’actrice », s’il s’agissait réellement d’une actrice, s’était peut-être déplacée là-bas ? Pourquoi ? Comment l’avait-on convaincue de jouer dans ce court métrage de malade ? Nouvelle étrangeté à l’édifice, en tout cas.

— … Poitrine généreuse, hanches en poire, on est en pleine période Bardot, où les cinéastes osent enfin montrer la femme. Son visage ne me dit strictement rien, mais je peux contacter un historien du cinéma des années cinquante. Il est en relation avec tous les centres d’archives et cinématographiques du pays. Le milieu du porno ou de l’érotique était très fermé et censuré à l’époque, mais il existait un circuit tout de même. Si cette femme a un jour été actrice et joué dans d’autres films, mon ami la retrouvera.

— Vous pourrez me sortir des photocopies des images subliminales à partir de la bobine ?

— J’ai même mieux à vous proposer, je vais vous numériser le film. Mon scanner à 16 mm est capable d’engloutir deux mille images à l’heure en basse résolution. Ne vous inquiétez pas, ce sera d’excellente qualité tout de même tant qu’on n’agrandit pas sur un écran de cinéma. Quand j’aurai terminé, je le mettrai sur un serveur, et vous le téléchargerez depuis chez vous.

Lucie remercia son interlocuteur chaleureusement, elle déposa sa carte de visite professionnelle dans le petit panier.

— Rappelez-moi dès que vous avez du nouveau.

Claude acquiesça et lui serra la main entre les deux siennes.

— C’est pour Ludovic que je fais cela. Grâce à ses parents, j’ai connu mon épouse. Elle s’appelait Marilyn, comme l’autre… – il soupira, un souffle chargé de nostalgie – j’ai vraiment envie de savoir pourquoi ce fichu film l’a rendu aveugle.

Une fois dehors, Lucie jeta un œil sur sa montre. Presque midi… Son entretien avec Claude Poignet lui avait collé la nausée. Elle pensait à ces images subliminales, entrées en elle contre son gré. Elle les sentait vibrer quelque part dans son organisme, sans savoir précisément où. La scène de l’œil tranché l’avait heurtée, mais au moins, elle en avait été consciente, alors que le reste… Juste des cochonneries de pervers qu’on lui avait enfoncées dans la tête, sans lutte possible.

Qui avait visionné ce truc de fous ? Pourquoi avait-il été fabriqué ? Comme Claude Poignet, elle pressentait que ce ruban maudit dissimulait encore de sinistres secrets.

La tête pleine de questions, elle alla retrouver sa voiture au parking de la République. Dans l’habitacle, avant de mettre le contact, elle sortit l’annonce du fils Szpilman que lui avait laissée Ludovic. « Vends collection de films anciens 16 mm, 35 mm, muets et parlants. Tous genres, courts, longs métrages, années trente et au-delà. Plus de 800 bobines, dont 500 films d’espionnage. Faire offre sur place… » Le fils était peut-être au courant de quelque chose, cela valait le coup de faire un saut jusqu’à Liège. Mais avant, elle allait se rendre à l’hôpital pour déjeuner avec sa mère et Juliette. Enfin, déjeuner… Il ne fallait pas être difficile.

Sa petite fille lui manquait déjà terriblement.

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