12
[A]près son déjeuner infect avec sa fille – tranche de rôti sans sauce et pommes de terre à l’eau –, Lucie fit un détour par chez elle, un petit appartement en pleine résidence d’étudiants, le long des quartiers de la Catho. Le boulevard verdoyant débordait de bâtiments à l’architecture néogothique, dont l’université catholique qui régurgitait ses quelques milliers d’élèves à travers les artères de la ville. Avec tous ces jeunes autour d’elle, ses filles qui grandissaient, Lucie se sentait chaque jour un peu plus vieille.
Elle déverrouilla l’entrée, pénétra et posa son sac de linge sale dans la laverie. Démarrer une lessive, vite, pour se débarrasser de ces horribles relents d’hôpital. Puis elle plongea sous une douche tiède, laissa le jet d’eau lui fouetter la nuque, lui mordiller les seins. Ces deux jours sans rentrer, à manger de la bouillie, se laver au lance-pierre et dormir pliée en deux, lui prouvaient à quel point elle aimait sa petite vie, avec ses filles, ses habitudes, son film, qu’elle visionnait chaque soir, plantée dans ses pantoufles lapin que les jumelles – et sa mère – lui avaient offertes pour sa fête. C’est quand on s’éloigne des choses les plus simples qu’on se rend compte qu’en définitive, elles ne sont pas si moches.
Une fois séchée, elle opta pour une tunique bleue en soie, légère et souple, qu’elle laissa naturellement tomber sur ses hanches, par-dessus son pantalon corsaire qui descendait jusqu’à mi-mollets. Elle aimait le galbe de ses jambes, hâlées par le footing qu’elle pratiquait deux fois par semaine autour de la Citadelle. Depuis que les jumelles allaient à l’école et à la cantine, elle était parvenue à retrouver une forme d’organisation, entre travail, loisirs et famille. Elle était redevenue, comme disait sa mère, une femme.
Elle fit un détour par son ordinateur pour contrôler son compte Meetic. Son échec avec Ludovic ne l’avait pas refroidie de ces rapports avec l’ordinateur. Elle n’arrivait pas à se défaire de cette forme de relation, virtuelle, empaquetée. C’était pire qu’une drogue, et cela permettait de gagner du temps, surtout. Car, comme tout le monde, elle courait après les heures.
Sept nouvelles demandes s’étaient accumulées sur son profil. Elle les consulta rapidement, en rejeta d’emblée cinq, en mit deux de côté, des hommes bruns de quarante-trois et quarante-quatre ans. L’assurance que dégageait un mâle aux alentours de la bonne quarantaine était ce qu’elle recherchait en priorité. Une présence fiable, forte, qui ne la plaquerait pas à la première greluche venue.
Elle sortit, la nuque pleine de fraîcheur. Alors, elle constata le léger frottement de sa clé dans la serrure. Quelque chose semblait accrocher au moment de fermer à double tour. Lucie se pencha, observa attentivement le métal, recommença. Et, bien qu’elle parvînt à verrouiller, la gêne persistait. Contrariée, elle rouvrit, fouilla visuellement l’intérieur de son salon, s’aventura dans les autres pièces. Elle explora les armoires où elle rangeait ses DVD, ses romans. Rien n’avait été touché, a priori… Évidemment, elle songeait à la présence fantôme chez Ludovic. Le type qui avait fouillé là-bas aurait très bien pu relever sa plaque d’immatriculation en sortant, et remonter jusque chez elle. N’importe qui d’autre aurait pensé que la serrure vieillissait, et qu’il était temps de lui donner un peu d’huile. Lucie haussa les épaules en souriant et mit finalement les voiles. Elle devait arrêter de s’inquiéter pour un rien. Ce qui ne l’empêcha pas de regarder longuement dans son rétroviseur après son départ, et de se convaincre que le film, le fameux film bizarroïde, était bien à l’abri chez Claude Poignet.
Rejoindre Liège, dans une vieille bagnole sans climatisation, par les autoroutes tape-cul de la Belgique, relevait de l’exploit, mais elle y parvint en un seul morceau. Luc Szpilman lui ouvrit la porte. Un ignoble piercing lui traversait la lèvre inférieure.
— C’est vous que j’ai eue au téléphone ?
Lucie acquiesça et lui montra sa carte tricolore. Elle avait justifié sa visite en exposant un semblant de vérité : l’un des films embarqués par Ludovic Sénéchal intriguait la police, de par la nature de ses images violentes.
— En effet. Je peux entrer ?
Il la sonda de son petit œil porcin. On aurait dit que ses cheveux avaient explosé sur sa tête, à la Tokyo Hotel.
— Allez-y. Mais ne me dites surtout pas que mon père était impliqué dans un trafic quelconque.
— Non, non. Ne vous inquiétez pas.
Ils s’installèrent dans le vaste séjour, auquel on accédait par une série de marches qui plongeaient la pièce sous le niveau du sol. Un toit de verre ouvrait sur le ciel limpide, d’un bleu profond. Lucie songea à une espèce de vivarium géant. Luc Szpilman se décapsula une bière, son interlocutrice opta pour un verre d’eau. Quelque part dans la maison, on jouait d’un instrument de musique. Les notes dansaient, légères et envoûtantes.
— De la clarinette. C’est ma copine.
Surprenant. Lucie l’aurait plutôt vu avec une compagne pratiquant la guitare électrique ou la batterie. Elle décida de ne pas perdre de temps et de cadrer la rencontre.
— Vous habitiez encore avec votre père ?
— Ça m’arrivait. Tous les deux, on ne se parlait plus vraiment, mais il n’a jamais eu le courage de me foutre dehors. Alors oui, je bougeais entre ici et chez ma copine. Maintenant qu’il n’est plus là, je crois que le choix est fait.
Il engloutit la moitié de sa canette – un chimay rouge à 7° – et la posa sur une table en verre, à côté d’un cendrier où traînaient des restes de joints. La flic essayait de situer le zozo : un gosse rebelle, sans doute gâté dans sa jeunesse. La mort récente du père ne paraissait pas vraiment l’affecter.
— Parlez-moi des circonstances du décès.
— J’ai déjà tout raconté à la police et…
— S’il vous plaît.
Il soupira.
— J’étais dans le garage. Depuis que mon vieux n’a plus de voiture, on y a installé nos instruments de musique. Je composais un morceau avec un pote et ma copine. Il devait être 20 h 25 quand j’ai entendu un gros boum à l’étage. Je me suis d’abord précipité ici, parce qu’à cette heure-là, c’est les informations, mon père ne se lève jamais de son fauteuil. Alors, je suis monté au premier, puis j’ai vu que la porte du grenier, au second, était ouverte. Ça, c’était bizarre.
— Pourquoi ?
— Mon père avait plus de quatre-vingts balais. Il bougeait encore pas mal, il sortait même parfois à pied dans la ville, pour aller à la bibliothèque, mais il ne montait plus jamais, à cause des marches trop raides. Quand il voulait mater l’un de ses films, il me demandait toujours.
Lucie se savait sur la bonne piste. Un fait aussi soudain qu’inattendu avait provoqué un déclic chez le père, le poussant à monter sans réclamer l’aide de son fils.
— Ensuite, dans le grenier ?
— C’est là-dedans que j’ai découvert son corps, au pied de l’échelle.
Luc fixa le sol, les pupilles dilatées, puis se ressaisit en une fraction de seconde.
— Du sang coulait sous son crâne. Il était mort. Ça m’a fait drôle de le voir comme ça, immobile, les yeux ouverts. J’ai immédiatement appelé les secours.
Il reprit sa bière d’une main ferme, ne laissant rien transparaître. Quelque part, un fils né sur le tard n’avait sans doute vu en son géniteur qu’un vieillard maladroit, qui n’avait jamais pu partager une partie de foot avec lui. Lucie hocha le menton vers la peinture d’un homme âgé, regard ferme, iris noirs. Une gueule aussi sévère que la Muraille de Chine.
— C’est lui ?
Il acquiesça, les deux mains serrées sur sa canette.
— Papa, dans toute sa splendeur. Je n’étais même pas né quand on l’a peint. Il avait déjà cinquante ans, vous vous rendez compte ?
— Quel était son métier ?
— Conservateur à la FIAF, la Fédération internationale des archives du film, et il s’y rendait régulièrement, pour fouiner. La FIAF est un organisme chargé de préserver l’héritage cinématographique de nombreux pays. Mon père a passé sa vie dans le cinéma. C’était sa grande passion, avec l’histoire et la géopolitique de ces cent dernières années. Les grands conflits, la guerre froide, l’espionnage et le contre-espionnage… Il en connaissait un sacré rayon.
Il leva les yeux.
— Vous m’avez raconté, au téléphone, qu’il y avait un problème avec l’un des films du grenier ?
— Oui, celui qu’il voulait probablement récupérer, ce soir-là. Un court métrage de 1955, où l’on voit en scène d’ouverture une femme se faire crever un œil. Cela vous dit quelque chose ?
Il prit le temps de la réflexion.
— Absolument pas. Je ne regardais jamais ses films, ses vieux machins sur l’espionnage ne m’intéressaient pas. Et mon père, lui, les visionnait toujours dans sa salle privée. Il était un fou de cinéma, et un acharné, capable de voir le même film vingt, trente fois.
Il lâcha un rire nerveux.
— Papa… Je crois qu’il piquait beaucoup de ces bobines à la FIAF.
— « Piquait » ?
— Piquait, oui. Ça faisait partie de ses petits défauts de collectionneur, il n’a jamais pu s’en empêcher. Une espèce de tic obsessionnel, si vous voulez. Je sais qu’il s’arrangeait avec pas mal de ses collègues qui faisaient pareil. Parce que, normalement, ces films, ils ne sortent jamais de là-bas. Mais papa, il ne voulait pas que ces bobines croupissent dans d’immenses couloirs sans âme. Il était du genre à caresser ses boîtiers comme on caresse un vieux chat.
Lucie l’écouta, puis lui parla de la gamine de la balançoire, de la scène du taureau. Luc continuait à nier et paraissait sincère. Elle le pria alors de l’emmener au grenier.
Dans la cage d’escalier, elle comprit pourquoi le père ne montait plus, les marches défiaient la verticalité. Une fois sur place, Luc partit vers l’échelle et la fit rouler jusqu’au coin opposé :
— L’échelle se trouvait à cet endroit, précisément, quand j’ai découvert le corps.
Lucie observait l’endroit avec attention. L’antre intime d’un passionné.
— Pourquoi a-t-elle bougé ?
— Des tas de personnes sont passées ici, et risquent encore de venir. Depuis hier matin, les films partent comme des petits pains.
Lucie sentit une connexion soudaine s’établir dans sa tête.
— Tous les visiteurs ont acheté des films ?
— Euh… Non, pas tous.
— Précisez.
— Il y a ce gars, venu juste après votre ami, qui avait l’air bizarre.
Il marchait au coup par coup, plus très vif. La bière, de toute évidence.
— Précisez encore.
— Il avait les cheveux très courts. Blonds, coupe en brosse. Moins de trente ans. Un balèze avec des rangers ou des pompes dans le même genre. Il a tout fouillé au grenier, on aurait dit qu’il cherchait quelque chose de bien précis parmi les bobines. En définitive, il n’a rien pris, mais il m’a demandé si des gens étaient déjà venus et avaient déjà embarqué des films. Alors, je lui ai parlé de votre Ludovic Sénéchal. Quand je lui ai raconté, pour ce film sans étiquette qu’il avait emmené, le type m’a dit qu’il aimerait bien discuter avec Sénéchal. De ce fait, je lui ai filé l’adresse.
— Vous l’aviez ?
— Sur le chèque de quatre cents euros qu’il m’avait remis.
Ainsi tout partait d’ici. Comme Ludovic, le mystérieux individu avait dû tomber sur l’annonce et s’était précipité. Il était arrivé trop tard car Ludovic, habitant proche de la frontière, avait raflé la mise. Cela signifiait-il que ce type écumait les brocantes, surveillait les petites annonces depuis des lustres, avec le secret espoir de mettre la main sur ce film perdu ?
Lucie cuisina Szpilman davantage. Le visiteur était venu en voiture classique, une Fiat noire d’après lui. Plaque française, dont le jeune Belge était incapable de donner l’immatriculation.
Ils retournèrent dans le salon. Lucie considéra le gigantesque écran plat, incrusté dans le mur. Szpilman avait dit que son père écoutait les informations peu de temps avant sa mort.
— Avez-vous la moindre idée sur ce qui a pu pousser votre père à monter soudainement au grenier ?
— Non.
— Quelle chaîne regardait-il ?
— Votre chaîne nationale à vous, TF1. C’était sa préférée.
Lucie nota qu’il faudrait visualiser le journal du soir de la mort, au cas où.
— Quelqu’un est venu, avant qu’il monte là-haut ? Le matin, l’après-midi ?
— Pas à ma connaissance.
Elle jeta un rapide coup d’œil circulaire. Pas de ligne de téléphone fixe dans la pièce.
— Votre père possédait un téléphone portable ?
Luc Szpilman hocha la tête. Lucie se resservit un verre de l’eau de la carafe, la jouant décontractée. Intérieurement, elle bouillait.
— Et il le portait sur lui à sa mort ?
Le jeune sembla percuter. Il écrasa son index sur la table basse.
— Il était là. Je l’ai ramassé ce matin pour le mettre sur l’étagère, là-bas. Les policiers ne s’y sont même pas intéressés. Vous croyez que…
— Vous me le montrez ?
Il partit le chercher. Plus de batterie, évidemment. Il le brancha sur un chargeur relié au secteur et tendit l’ensemble à Lucie. Un téléphone en sale état, mais qui permettait de consulter le journal des appels, avec l’heure et la date. Elle s’intéressa d’abord aux appels reçus. Le dernier datait de la veille de la mort, le dimanche dans l’après-midi. Une certaine Delphine De Hoos. Luc expliqua qu’il s’agissait de l’infirmière, qui venait de temps en temps lui faire des prises de sang. Les autres appels s’éloignaient dans le temps, et, aux dires du fils, étaient normaux. Juste quelques vieux amis ou collègues de la FIAF, avec qui son père buvait une vodka de temps à autre.
Lucie plongea à présent dans le répertoire des appels émis. Son cœur fit un bond.
— Tiens, tiens…
Le dernier datait du fameux lundi, à 20 h 09. Soit environ quinze minutes avant la chute de l’échelle. Mais il y avait bien plus intéressant que la date. C’était le numéro de téléphone, pour le moins étrange : +1 514 689 8724.
Lucie montra l’écran à Szpilman.
— Il a appelé à l’étranger quelques minutes avant de mourir. Ce numéro ou l’indicatif vous parlent ?
— Les États-Unis peut-être ? Ça lui arrivait d’appeler là-bas, pour ses recherches historiques.
— Je ne crois pas, non.
Lucie sortit son propre portable et composa un numéro, une intuition derrière la tête. Elle n’en mettrait pas sa main à couper, mais…
Une voix, de l’autre côté de la ligne, l’interrompit dans ses pensées. Les renseignements. Lucie présenta sa requête :
— J’aimerais savoir à quel pays correspond ce numéro de téléphone : +1 514 689 8724.
— Un instant, s’il vous plaît.
Un silence. Portable calé entre l’oreille et l’épaule, Lucie demanda un stylo et une feuille de papier à Luc. Puis elle nota le numéro rapidement. La voix revint dans l’écouteur.
— Madame ? C’est l’indicatif de la province du Québec. Montréal, plus précisément.
Lucie raccrocha. Un mot s’effrita au bout de ses lèvres, alors qu’elle fixait Luc intensément.
— Canada…
— Le Canada ? Pourquoi aurait-il appelé le Canada ? On ne connaît personne là-bas.
Lucie se laissa le temps d’assimiler l’information. Pour une quelconque raison, Wlad Szpilman avait brusquement appelé un individu habitant le pays où avait été fabriqué le film. Elle remonta dans les appels passés, jusqu’à une semaine en arrière. Aucune autre trace de ce numéro.
— Votre père tenait-il des notes concernant ses films, ses contacts ? Des fiches, des carnets ?
— Je n’ai jamais rien remarqué. Ces dernières années, la vie de mon père se résumait à quelques mètres carrés, entre ici, sa salle de cinéma et son bureau.
— Son bureau, je peux jeter un œil ?
Luc hésita, termina sa bière.
— Très bien. Mais il faudra vraiment que vous m’expliquiez ce qui se passe. C’était mon père, j’ai le droit de savoir.
Lucie acquiesça. Luc l’emmena dans une pièce propre, bien rangée, avec ordinateur, revues, journaux, bibliothèque. La flic jeta un œil dans les papiers, les tiroirs. Juste du matériel de bureautique, un PC, rien de flagrant. La bibliothèque, au fond, contenait beaucoup de livres d’histoire, sur les guerres, les massacres, les génocides. Arméniens, juifs, rwandais. Il y avait aussi tout un pan sur l’histoire de l’espionnage. CIA, MI5, théorie du complot. Puis des bouquins en anglais, avec des noms qui ne suggérèrent rien de spécial à Lucie. Bluebird, Mkultra, Artichocke. Wlad Szpilman semblait se préoccuper de la face noire du monde au siècle dernier. Lucie se tourna vers Luc, désignant les livres.
— Pensez-vous que votre père vous cachait quelque chose de grave, de secret ?
Le jeune haussa les épaules.
— Mon père, il était plutôt parano. Pas le genre à me parler de ces trucs-là, c’était son jardin secret.
Après un tour dans la pièce, Lucie se fit raccompagner à la sortie, remercia Luc Szpilman en lui tendant sa carte professionnelle derrière laquelle elle inscrivit son numéro de portable personnel, au cas où. Dans sa voiture, au calme, elle sortit son téléphone et composa le fameux numéro vers le Canada. Quatre sonneries stressantes, avant qu’on décroche enfin. Pas un bruit, pas de « Allô ». Alors, Lucie lâcha :
— Allô ?
Un long silence. Lucie répéta :
— Allô ? Il y a quelqu’un ?
— Qui êtes-vous ?
Voix masculine, à l’accent québécois marqué.
— Lucie Henebelle. J’appelle de…
Brusque déclic. On avait raccroché. Lucie songea à un type nerveux, aux aguets, qui se méfiait. Scotchée par la brièveté de l’échange, elle jaillit de sa voiture et retourna frapper chez Szpilman.
— Encore vous ?
— Il me faudrait le téléphone de votre père.