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[L]ucie et Sharko s’étaient installés à la table de cuisine de l’appartement de L’Haÿ-les-Roses. Ils avaient acheté des viennoiseries en route. Elle mordait dans son croissant, lui avait opté pour le pain au chocolat, qu’il trempait méticuleusement dans son café. Pour la première fois depuis plusieurs jours, des nuages d’un blanc parfait moutonnaient dans le ciel, par la fenêtre. Le flic parla entre deux bouchées :

— Tout concorde. Des cadavres impossibles à identifier, sûrement des étrangers venus uniquement en France avec les moyens du bord. C’est souvent le cas à la Légion.

— Cette manière si professionnelle de rendre anonyme et de cacher les corps. La description faite par Luc Szpilman, les rangers… Des militaires…

— Sans oublier l’analyse segmentaire des poils, chez trois d’entre eux, prouvant un arrêt de la consommation de stupéfiants, les dernières semaines avant leur décès. Ça coïncide parfaitement avec des mecs qui font table rase de leur passé, des mecs que l’on prend en charge sous une main de fer. De jeunes légionnaires en instruction. Des bleubites.

Sharko enfourna son petit pain. Il semblait en bonne forme, presque heureux.

— C’était quoi, cette histoire de carte d’identité disparue ? demanda Lucie.

— Juste de la logique. Mohamed Abane avait tout d’une personnalité déséquilibrée. Avec un pedigree comme le sien, jamais il n’aurait pu intégrer la Légion. Les recruteurs font l’impasse sur quasiment tous les délits à Aubagne, sauf les crimes graves. Meurtres, viols, déviances perverses… Abane a biaisé son identité pour intégrer.

— En volant la carte de son frère ?

— Exactement. Tout ce dont tu as besoin pour te présenter à la Légion étrangère est une pièce d’identité valide. C’est tout. Elle reste ton unique lien entre ton passé et ton futur. Mohamed Abane s’est tout simplement présenté sous l’identité de son frère. Les deux hommes se ressemblent beaucoup, les recruteurs n’y ont vu que du feu et ont cru avoir affaire à un individu au casier vierge.

Sharko rayonnait. Lucie le voyait soudain sûr de lui, débordant de vie. Un homme qui retrouvait le goût de l’enquête et du terrain. Il but son café, tout à sa réflexion.

— Tout est presque logique…

— Presque ?

— Presque, oui. Je pense aux cinq bleubites assassinés. Il n’y a rien de pire que les épreuves de sélection, et surtout les dix semaines d’instruction qui suivent. L’enfer sur terre. On te fait tout subir, physiquement, psychologiquement, jusqu’à te donner l’envie de te flinguer. Facile d’imaginer qu’une ou plusieurs recrues se rebiffent ou pètent les plombs. En extrapolant un peu, on peut même supposer une bavure. Un instructeur, qui n’a d’autre choix que de tirer, parce qu’à ces mecs, on leur donne de vraies armes. Mais alors, pourquoi on leur aurait prélevé le cerveau et les yeux avant de les enterrer ?

Il percutait si vite que Lucie dut réfléchir quelques secondes avant de répondre :

— Parce qu’on cherche à cacher quelque chose de bien plus grave qu’une simple bavure ? Parce que, derrière tout ça, il y a ce satané film et ces enfants enfermés dans une pièce, qui se mettent à massacrer des animaux ?

— Et des gamines violemment assassinées en Afrique. L’Égypte, la France, le Canada. Tout est lié sans l’être. Le véritable problème, c’est que la Légion étrangère n’a pas fichu les pieds en Égypte depuis plus de cinquante ans. Hormis une ressemblance dans le mode opératoire, hormis ce phénomène hystérique que l’on soupçonne, on n’a aucun lien entre les deux séries de crimes. Quant au film, on se demande encore ce qu’il fiche dans cette histoire.

Lucie se passa une main sur le visage. La fatigue nerveuse se faisait de plus en plus pesante. Sharko poursuivait ses réflexions à voix haute.

— Ils sont vraiment très forts. Notre-Dame-de-Gravenchon… Il n’y a rien là-bas. Pas même un camp d’entraînement militaire. À vérifier, mais je suis persuadé que la Légion n’y a jamais mis les pieds. On aurait trouvé les corps du côté d’Aubagne, à la rigueur, mais là… Ils se sont parfaitement protégés.

— Attendez, attendez. Vous êtes en train de me dire qu’on n’a aucune arme pour attaquer la Légion sérieusement ?

— Les accusations sont graves, et tu sais comment ça marche. Même si notre raisonnement tient la route, il nous faut des preuves concrètes. Des témoins, des papiers, des traces. Or, on n’a rien, hormis nos convictions. Ni mon service, ni la PJ ne lanceront une procédure sur de simples déductions. Vol de carte d’identité ou pas, le passé de Mohamed Abane joue contre nous. La Légion niera en bloc avoir recruté ce genre d’individu. Là-bas, pas de crimes de sang. C’est une règle d’or.

Un silence. Lucie s’essuya les mains dans une serviette.

— Et si quelqu’un se décidait tout de même à lancer une procédure contre la Légion, à quoi ressemblerait-elle ?

Sharko rabattit son bras devant lui, en signe de désespoir.

— On expose nos conclusions au ministre de la Défense. Dans le cas improbable où ça viendrait à fonctionner, il nous faudrait les réquisitions judiciaires, un tas de papiers pour enfin avoir la possibilité d’interroger des gus triés sur le volet dans le cadre d’une enquête. Tout cela prendrait du temps et arriverait aux oreilles des hauts responsables de la Légion, qui pourraient prendre leurs dispositions. Toujours à supposer que cela fonctionne, reste le problème du secret-défense. Sans nul doute, nous aurions affaire au chef, un colonel ou un général, probablement habilité secret-défense ou pire, Très secret-défense. J’ai déjà eu à traiter avec ce genre de gaillards, il y a quelques années. Autant s’adresser à une ancre au fond de l’océan. La Légion est corps, la Légion est esprit. Même si certains d’entre eux ont vu des choses, et à supposer qu’ils soient encore sur le territoire français, ils ne diront rien.

Lucie glissa lentement son index autour de sa tasse de café.

— Et si on se passait de la procédure ?

Sharko la regarda froidement.

— Hors de question.

— Ne me dites pas que vous n’y avez pas pensé.

Sharko haussa les épaules.

— Tu es trop jeune pour sortir des rails. Tu veux le conseil d’un ami ? Évite de t’attirer des emmerdes. Tes enfants, ils ne te pardonneraient pas.

— Arrêtez avec vos sermons. On y va franco. On se pointe là-bas et on demande à parler au dirigeant au sujet d’un suspect qu’on recherche, par exemple. S’il veut bien nous recevoir, on l’oriente vers notre affaire de manière anodine. S’il est réellement impliqué, probable qu’il réagisse.

— Réagir comment ? Tu crois qu’il va crier la vérité haut et fort ?

— Non, mais peut-être qu’il réagira nerveusement, qu’il passera des coups de fil. On le trace… On se planque devant chez lui avec, je ne sais pas… Des micros longue portée ?

Sharko lâcha un petit rire déplaisant.

— Tu as trop regardé Mission impossible. Sa maison doit être bourrée de détecteurs HF. Des petits joujoux de l’armée, capables de déceler n’importe quel émetteur d’ondes des dizaines de mètres à la ronde. À coup sûr, son téléphone est en liaison spécialisée et cryptée. La plupart de ces types-là sont de vrais paranos, c’est pour cette raison qu’on les choisit. Reviens dans la réalité, tu es gentille.

— Alors comme ça, on laisse filer et on s’écrase ?

Sharko ne répondit pas, il fixait ses mains ouvertes, sur la table. Lucie serra sa serviette entre ses doigts.

— Moi, je ne m’écraserai pas. Si vous ne suivez pas, j’irai seule. Quand on met les pieds dans le plat, il faut aller jusqu’au bout.

Elle disparut prestement dans la salle de bains. Sharko soupira. Elle était capable de le faire, elle était pire qu’une tête brûlée. Après une longue réflexion, il se leva, s’avança dans le couloir, s’arrêta devant la porte qu’elle avait fermée à clé.

— Il faut un visa, quelque chose pour te rendre au Canada ? fit-il d’une voix forte.

L’eau de la douche ruisselait sur l’émail.

— Quoi ?

— On explore la piste du Canada avant. Plus j’y pense, et plus je crois qu’on peut retrouver la trace de ces fillettes dans les archives. Et si on n’a rien, on essayera de s’attaquer à la Légion. Il faut un visa ?

— J’ai un passeport, parfois ça suffit, et d’autres fois non, d’après ce que j’ai vu sur Internet cette nuit. Mais ça faciliterait les choses si on avait une commission rogatoire internationale.

Sharko avait les lèvres collées à la porte fermée. De l’autre côté, il percevait que Henebelle se savonnait. Il ne put s’empêcher de l’imaginer nue, là, à quelques mètres. Cela lui réchauffa le ventre.

— D’accord… On a de bons rapports avec les Canadiens, ils forment nos analystes comportementaux. On dispose aussi de tous les contacts qu’il faut là-bas. Je vais m’occuper de tout ça pour toi à l’OCRVP. Tu sais s’il existe des vols Lille-Montréal ?

— Oui. Mais… Ouch, je me suis mis du savon dans l’œil… Attendez !

Sharko sourit. Froissement du rideau de douche. Puis la voix féminine qui revient :

— Vous ne venez pas avec moi ?

— Non. Tu attrapes le prochain TGV. Je me charge de transmettre l’info à ton chef, ne te soucie pas de ça. On te réserve des billets électroniques pour le Québec.

— Et vous ?

— Je vais voir Leclerc pour le listing des associations humanitaires présentes au Caire pendant les meurtres. Peut-être que l’assassin se trouve parmi l’une des longues listes de noms.

Soudain, la porte s’ouvrit. Lucie était enroulée dans une grande serviette, de la mousse plein les cheveux et sur les oreilles. Elle sentait la vanille et la noix de coco. Sharko se recula un peu, ça lui faisait bizarre.

— Pourquoi vous cherchez à m’éloigner ? demanda-t-elle d’une voix dure.

Sharko serra les mâchoires. Il chassa du bout des doigts la mousse collée sur les tempes de Lucie et fit brusquement demi-tour.

— Pourquoi, commissaire !

Il disparut au bout du couloir, sans se retourner.

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