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[L]udovic Sénéchal habitait derrière l’hippodrome de Marcq-en-Barœul, une ville discrète accolée à Lille. Coin tranquille, maison individuelle style « contemporain » en briques, jardin suffisamment petit pour ne pas y passer son samedi à tondre le gazon. Lucie leva les yeux vers la fenêtre de l’étage, un sourire en coin. C’était dans cette petite chambre coquette qu’ils avaient fait l’amour, la première fois. Une espèce de soirée Meetic, livrée en kit. On se rencontre pour de faux, puis pour de vrai, on couche ensemble et après on voit.

Elle avait vu. Ludovic était un homme bien sous tous les rapports – sérieux, attentionné, affublé d’un tas d’autres adjectifs luminescents – mais il manquait sérieusement de panache. Vie pépère, à visionner des films, couler ses journées à la sécurité sociale et encore visionner des films. Sans oublier une sérieuse tendance à broyer du noir. Elle l’imaginait mal comme le futur père de ses jumelles, celui qui irait les encourager aux compétitions de danse ou roulerait à vélo avec elles.

Lucie enfonça la clé dans la serrure, mais remarqua que la porte n’avait pas été verrouillée. Il était facile d’en deviner la raison : dans la panique, Ludovic avait tout laissé en plan. Elle pénétra à l’intérieur de l’habitation, tourna le verrou derrière elle. C’était vaste et beau, moderne, il y avait ici l’espace qui lui manquait à elle et ses filles. Un jour, peut-être…

Elle se rappelait l’emplacement de la cave. Les séances de cinéma, avec la bière et le pop-corn soufflé à la poêle, avaient quelque chose de mémorable, d’intemporel. En avançant dans le hall, elle découvrit des objets brisés ou renversés. Elle imaginait très bien Ludovic remonter à tâtons d’en bas, complètement aveugle, et se cogner partout avant de réussir à la joindre.

Lucie descendit la volée de marches qui l’amena dans le ciné pocket. Depuis l’année dernière, rien n’avait bougé. Moquette rouge sur les murs, odeur de vieux tapis, ambiance seventies… Cela avait son charme. Devant elle, l’écran perlé palpitait sous la lumière blanche du projecteur. Henebelle poussa la porte de la minuscule cabine où régnait une chaleur de four, à cause de la puissante lampe au xénon. Un bourdonnement massif emplissait l’espace, la bobine réceptrice tournait inutilement, l’extrémité de la pellicule claquait dans l’air à chaque rotation. Sans réfléchir, Lucie appuya sur le gros bouton rouge du boîtier d’alimentation, un mastodonte de soixante kilos. Les ronflements cessèrent enfin.

Elle pressa un interrupteur, un néon scintilla. Dans le petit local, les galettes vides, des magnétophones, des affiches s’entassaient en désordre. C’était bien la griffe de Ludovic, un bordélique organisé. Elle essaya de se rappeler les manœuvres pour charger un film : inverser les bobines débitrices et réceptrices en enfilant leurs axes sur les bras du projecteur, bloquer avec des tirettes, appuyer sur « moteur », mettre en contact les encoches de la pellicule avec les dents du débiteur… Avec tous ces boutons devant elle, l’opération était plus compliquée qu’il n’y paraissait, mais Lucie parvint à démarrer l’engin, au petit bonheur la chance. Par la magie de la lumière et de l’œil, la succession d’images fixes allait se transformer en un mouvement parfait. Le cinéma était né.

Lucie éteignit le néon, referma la porte de la cabine surélevée et descendit les trois marches qui menaient à la salle. Elle resta debout contre le mur du fond, les bras croisés. Cette petite pièce vide, ces douze sièges en skaï vert avaient quelque chose de profondément déprimant, à l’image de leur propriétaire. À fixer l’écran, Lucie ne put s’empêcher de ressentir une appréhension. Ludovic avait parlé d’un film bizarre, et il était à présent aveugle… Et s’il y avait quelque chose de dangereux dans ces images, comme… comme une lumière tellement vive qu’elle pourrait aveugler ? Lucie secoua la tête, cela était complètement stupide. Ludovic avait sans aucun doute une tumeur cérébrale.

Le rai de lumière titilla l’obscurité et vint embraser le grand rectangle blanc. Une image d’un noir uniforme se répandit d’abord. Puis, cinq ou six secondes plus tard, un cercle blanc s’incrusta dans le coin supérieur droit. Soudain, une musique fit vibrer les murs. Un air gai, de ceux qu’on entendait sur les anciennes fêtes foraines, au milieu des manèges de chevaux de bois. Lucie sourit devant les grésillements maladroits qu’on percevait, malgré tout. La bande-son provenait sûrement d’un vieux 45 tours ou pire, d’un phonographe.

Pas de titre, de générique. Le visage d’une femme, en gros plan, se dessina dans un ovale qui occupait la partie centrale de l’écran. Tout autour de cet ovale, l’image restait foncée, faite d’une espèce de brume grisâtre, presque noire, comme si le cinéaste avait mis un cache sur son objectif. En définitive, on avait une impression de voyeurisme, de regarder le spectacle depuis le trou d’une serrure.

Lucie trouvait l’actrice belle, hypnotisante avec ses grands yeux mystérieux. Vingt ans environ, elle fixait l’objectif. Rouge à lèvres sombre, cheveux de jais, plaqués vers l’arrière, mèche en accroche-cœur sur le front. On devinait le haut de son tailleur à carreaux, et un cou pur, immaculé. Lucie pensa à ces photos de famille, à l’intérieur des médaillons austères cachés dans les vieilles boîtes à bijoux des grands-parents. L’actrice ne souriait pas, plutôt hautaine, le genre de femme fatale que Hitchcock aurait aimée sur ses tournages. Ses lèvres se mirent à remuer, très brièvement : elle parlait, mais Lucie ne put rien capter de ses paroles muettes. Deux doigts – des doigts d’homme – s’invitèrent par le haut et écartèrent les paupières de son œil gauche. Brusquement, surgie de la gauche, la lame d’un scalpel fendit l’œil en deux, vers la droite, dans le lancinement de la musique de cirque et le claquement des cymbales.

Lucie détourna le regard, les dents serrées. Trop tard, l’image l’avait frappée de plein fouet et cela la fit enrager. Elle n’avait rien contre les séries B d’horreur – bien au contraire, elle s’en louait régulièrement, surtout les samedis soir – mais elle détestait cette manière de procéder : déverser de l’insoutenable sans donner au spectateur la moindre chance de l’éviter. C’était bas et lâche.

Soudain, la fanfare cessa.

Plus un bruit, hormis le vrombissement angoissant du projecteur.

Un peu secouée, Lucie revint vers l’écran. Encore une séquence de cet acabit, et elle arrêtait tout. Avec son séjour aux urgences, elle avait franchement sa dose de sanguinolent.

La tension venait de grimper d’un cran. Lucie ne se sentait plus aussi rassurée qu’avant.

Le projecteur continua à lancer son cône de lumière. Apparurent alors à l’image des semelles de chaussures. Par un mouvement de translation, elles s’éloignèrent vers l’arrière. La lueur du ciel jaillit, rassurante. Une fillette blonde, tenue stricte, jouait à la balançoire, un large sourire aux lèvres. Scène en noir et blanc, muette même si la petite s’exprimait sous différents plans. Elle avait de longs cheveux clairs, sans doute blonds, et rayonnait de vie. Les iris captaient la lumière, les ombres projetées par des arbres dansaient sur sa peau. L’éclairage, les angles de prise de vue, les expressions, tirées de son visage enfantin, inclinaient à penser qu’il s’agissait d’un film de professionnel. Souvent, des plans mobiles – on devait tourner caméra à l’épaule – s’attardaient sur l’œil de la môme. Clair, pur, plein de vie. Il palpitait, la pupille se rétractait, s’ouvrait, comme un diaphragme. Le cercle blanc ne quittait pas sa position, en haut à droite, et Lucie peinait à s’en détacher. Non pas qu’il l’attirât, il la gênait plutôt. Elle ne sut expliquer pourquoi, mais elle ressentit des picotements dans son ventre. La scène de l’œil crevé l’avait définitivement touchée.

Des plans très brefs axés sur la gamine se succédèrent. Un empilement de séquences détachées, comme dans un rêve, qu’on n’arrivait à situer ni dans le temps, ni dans l’espace. Certaines images sautaient, probablement à cause de la qualité de la pellicule. On passait de l’œil crevé à la balançoire, de la balançoire à la main de la petite qui jouait avec des fourmis. Plan rapproché sur sa bouche d’enfant en train de manger, sur ses paupières qui s’abaissent et se relèvent. Un autre, où elle caressait affectueusement deux chatons dans l’herbe pendant deux ou trois minutes. Elle les embrassait, les serrait contre elle, tandis que le brouillard – Lucie s’interrogeait vraiment sur le procédé mis en place – se répandait autour. Quand la fillette levait les yeux vers la caméra, elle ne jouait pas un rôle. Elle souriait avec complicité, parlait à quelqu’un qu’elle connaissait. Une fois, elle s’approcha de la caméra, et se mit à tourner, tourner. L’image aussi tournoya, accompagnant la danse, et provoquant, au cœur de cette brume, une impression de vertige.

Séquence suivante. Quelque chose avait changé dans le regard de la fillette. Une forme de tristesse permanente. L’image était très sombre. Autour la brume dansait, dégoulinait. La caméra avançait, reculait pour la narguer, la petite la repoussait, les deux mains en avant, comme on chasse un insecte. Lucie avait le sentiment de ne pas être à sa place en visionnant ce film. Elle se sentait de trop, voyeur observant secrètement une scène qui pourrait se passer entre un père et sa fille.

On bascula tout aussi subitement sur une autre séquence. Lucie roula des yeux, s’imprégnant du décor : une étendue d’herbe cernée de barrières, un ciel noir, brumeux, chaotique, et pas vraiment naturel : des effets spéciaux ? À l’extrémité de la pâture, la gamine attendait, les bras le long du corps. Dans sa main droite, elle tenait un couteau de boucher, tellement démesuré entre ses petits doigts innocents.

Zoom sur ses yeux. Ils fixaient le néant, les pupilles paraissaient dilatées. Quelque chose avait bouleversé cette gamine, Lucie le sentait. La caméra, placée derrière les clôtures, se dirigea rapidement vers la droite pour se fixer sur un taureau furieux. La bête, monstrueuse de puissance, écumait, grattait du sabot ou tapait les barrières. Ses cornes pointaient vers l’avant comme des sabres.

Lucie porta la main à la bouche. Ils n’allaient quand même pas…

Elle s’appuya sur le dossier d’un fauteuil, la tête inclinée vers l’écran. Ses ongles s’enfoncèrent dans le skaï.

D’un coup, un bras inconnu entra dans le champ et souleva une tirette. L’auteur du geste avait pris la précaution de rester hors-champ. La logette s’ouvrit. La bête survoltée fonça droit devant elle. Son corps exprimait la puissance la plus pure, la plus violente. Combien pesait-elle ? Une tonne peut-être ? Elle s’immobilisa au centre, pivota enfin et sembla se concentrer alors sur la fillette, qui ne bougeait pas.

Henebelle hésita à remonter dans la cabine de projection et tout arrêter. On ne jouait plus, il n’était plus question de balançoire, de sourires, de complicité. On sombrait dans l’inconcevable. Lucie, un doigt sur la bouche, n’arrivait plus à détacher son regard de ce satané écran. Le film l’aspirait. Dans le ciel, les nuages noirs gonflaient, tout s’obscurcissait, comme pour préparer un final tragique. Lucie eut alors la sensation d’une mise en scène : celle du Bien contre le Mal. Avec un Mal démesuré, surpuissant, inattaquable. David contre Goliath.

Le taureau chargea.

Le mutisme du film et l’absence de musique rajoutaient un sentiment d’étouffement. On devinait, sans l’entendre, le bruit de chaque foulée de la bête, le ronflement de ses naseaux huileux. La caméra tenait à présent les deux sujets dans le champ : le taureau à gauche, la fillette à droite. La distance entre le monstre et la gamine immobile s’amenuisait. Trente mètres, vingt… Comment la fille pouvait-elle ne pas bouger ? Pourquoi ne se sauvait-elle pas en hurlant ? Lucie songea brièvement aux pupilles dilatées de la gamine. Drogue, hypnose ?

Elle allait se faire encorner.

Dix mètres. Neuf, huit…

Cinq mètres.

Brusquement, le taureau ralentit, ses muscles se vrillèrent, des mottes de terre s’arrachèrent du sol. Il se figea totalement à un mètre à peine de sa cible. Lucie crut à un arrêt sur image, elle ne respirait plus. Ça allait reprendre, forcément, et le drame aurait lieu. Mais rien ne bougeait. Pourtant, le monstre continuait à haleter, à écumer. On lisait, dans ses yeux enragés, la volonté de poursuivre, de tuer, mais sa carcasse, elle, se refusait à obéir.

Paralysé était le mot qui lui correspondait le mieux.

La gamine le fixait sans ciller. Elle fit un pas en avant, jusqu’à se glisser sous la gueule de la bête, quarante, cinquante fois plus lourde qu’elle. Sans trahir la moindre émotion, elle leva sa lame et trancha la gorge d’un geste net. Une cascade noire se mit à couler et, comme vaincue par un matador dément, la bête sombra sur le flanc, faisant se soulever un nuage de poussière.

Soudain, écran noir, comme au début. Lentement, le cercle blanc, en haut à droite, disparut.

Et alors, scintillements dans la salle, pareils à des applaudissements de lumière. Le film tirait sa révérence.

Lucie resta immobile. Secouée de l’intérieur, elle avait très froid. Elle se frotta nerveusement le front. Avait-elle bien vu un taureau enragé s’immobiliser entièrement devant une fillette et se laisser égorger sans réagir, le tout dans un long plan-séquence, sans coupure apparente ?

Dans un frisson, elle regagna la cabine et appuya sur le bouton d’un mouvement sec. Les ronflements s’interrompirent, le néon grésilla à nouveau. Lucie en éprouva un soulagement infini. Quel esprit tordu pouvait tourner des délires pareils ? Elle voyait encore ce brouillard glauque se répandre sur l’écran, ces plans sur les yeux, les scènes d’ouverture et de fermeture, d’une violence inouïe. Il y avait quelque chose, dans ce court-métrage, que n’apportaient pas les films d’horreur classiques : le réalisme. La gamine, sept ou huit ans, n’avait rien d’une actrice. Ou alors, au contraire, elle était une actrice exceptionnelle.

Lucie s’apprêtait à remonter quand elle entendit un bruit, au rez-de-chaussée. Le craquement d’une semelle sur du verre. Elle arrêta de respirer. Avait-elle rêvé, stressée par la projection ? Elle progressa, marche par marche, avec prudence. Enfin, elle parvint dans le hall.

La porte d’entrée était entrouverte.

Lucie se précipita, certaine de l’avoir fermée à clé à son arrivée.

Personne dehors.

Interloquée, Lucie retourna dans la maison, observa autour d’elle. A priori, rien n’avait été fouillé, dérangé. Elle s’engagea dans le couloir central et ausculta les autres pièces. Salle de bains, cuisine, et… bureau.

Le bureau… Là où Ludovic stockait ses kilos de films.

La porte était, là aussi, entrouverte. Lucie s’aventura au milieu des étals de bobines. Des dizaines de boîtes gisaient au sol. De la pellicule dégueulait dans tous les coins. La flic remarqua que seules celles qui ne portaient pas d’étiquettes – ni nom de l’œuvre, de réalisateur, ni année de production… – avaient été dérangées et auscultées.

Quelqu’un était venu fouiller ici et cherchait quelque chose de bien précis.

Un film anonyme.

Ludovic lui avait raconté s’être procuré des bobines la veille chez un collectionneur, y compris celle qu’elle venait de visionner. Elle hésita, scruta la pièce. Appeler une équipe pour les constats lui semblait inutile. Pas d’effraction, de dégradation, aucun vol… Elle redescendit néanmoins à la cave et embarqua cet étrange film, afin de l’amener chez le restaurateur dont elle possédait la carte de visite. Elle n’avait sans doute jamais vu un court-métrage aussi psychiquement éprouvant, elle se sentait vidée, elle qui était pourtant abonnée aux autopsies et aux scènes de crime, depuis pas mal d’années maintenant.

Elle se retrouva dehors et se dit, finalement, que cette lumière en pleine figure n’était pas une si mauvaise chose.

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