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[S]harko était en train d’émerger difficilement quand l’un des trois mille muezzins du Caire appela les fidèles à la prière de l’aube. La voix, puissante et mystérieuse, semblait descendre des cieux tel un oracle. Le flic se rappela les haut-parleurs, omniprésents dans les rues. Alors que le soleil n’était pas encore levé, la ville tout entière vibrait sous les enseignements du Coran.

Le commissaire se courba vers l’arrière, son dos le tiraillait. Tassement probable des vertèbres L1 et L2, avait raconté le médecin, un jour. Il vieillissait, bon Dieu, et passer quelques heures endormi dans une baignoire, cassé en deux, n’était plus de son âge. Quant aux piqûres de moustiques… Elles lui irradiaient la peau au point qu’il avait envie de la peler avec un couteau. Il se tartina l’ensemble du corps d’une bonne couche de Parfenac en poussant un soupir de soulagement.

Il avala son comprimé de Zyprexa, qui manquait grandement d’efficacité dans une ville si chaude et stressante, puis fit ses valises. Le vol pour Paris était prévu vers 17 heures. Pas encore vraiment arrivé, déjà parti. Et sacrément pressé de retrouver la « fraîcheur » parisienne, avec ses 28 ou 29 °C.

Après avoir acheté des beignets de fèves au coin de la rue, Sharko héla le premier taxi qu’il aperçut et demanda à être conduit à la citadelle de Saladin.

La Nasr le déposa au bout d’un quart d’heure face à l’impressionnante forteresse, perchée sur les hauteurs de la ville. Les premiers rayons du soleil embrasaient, vers l’horizon, les plaines autour d’Héliopolis et, à l’arrière, les versants des collines du Mokattam, au pied desquelles s’étendait la mythique Cité des morts. Tout en mordant dans son beignet, Sharko en prenait plein la vue. Les tombeaux consacrés aux trois dynasties de califes et de sultans ayant gouverné l’Égypte depuis plus de mille ans se nimbaient des couleurs de l’aube. Des rouges, des jaunes et des bleus rendaient hommage à l’immense nécropole, aujourd’hui peuplée de misérables. Assis au pied de l’un des minarets comme s’il dominait le monde, Sharko se rendait compte à quel point l’Égypte se fracturait au fil des ans : le passé majestueux, irréprochable d’un côté, avec ses pharaons, ses mosquées, ses madrassas, et le futur beaucoup moins reluisant de l’autre, dévoré par la pauvreté et le chaos d’un monde qui grossissait trop vite.

Une voiture arriva soudain au bord du petit chemin, à une vingtaine de mètres. Sharko s’approcha, tandis qu’Atef surgissait et ouvrait le coffre de son 4 × 4 de bonne facture. Les deux hommes se serrèrent la main.

— Personne ne vous a suivi ? demanda l’Arabe.

— À votre avis ?

Atef portait une tenue kaki, semblable à celle d’un explorateur. Ample chemise, pantalon à larges poches ventrales, bottines de marche. Sharko, lui, avait choisi l’option touriste : bermuda, chaussures bateau et chemisette couleur sable.

— J’ai des infos, dit Atef. On va se rendre dans le quartier des chiffonniers. Il y a un hôpital là-bas, le centre Salam.

— Un hôpital ?

— Vous cherchiez un point commun entre les victimes, c’est celui-là. Les filles étaient toutes allées dans des hôpitaux de la ville, presque en même temps. C’était l’année précédant leur mort, en 1993. Et l’une d’elle, Boussaïna Abderrahmane, s’est rendue précisément au centre Salam.

— Pour quelle raison ?

— Mon oncle l’ignore, Mahmoud ne lui en avait pas parlé très précisément. Mais nous n’allons pas tarder à le savoir.

Sharko l’avait pressenti : le tueur avait un rapport avec le milieu médical. La scie de légiste, le procédé d’énucléation, la kétamine. Et, à présent, les hôpitaux. La piste s’affinait.

L’Arabe s’empara de la manivelle du crick, qu’il frotta dans un chiffon.

— Pas de chance, je viens de crever au pneu avant gauche. C’est censé ne jamais arriver, avec ces voitures japonaises. Je répare ça, et on file.

Sharko se décala pour constater l’ampleur des dégâts.

Son crâne lui sembla alors se fragmenter en morceaux.

Un coup venait de le coucher au sol.

Sonné, il tenta bien de se redresser, mais moins de dix secondes plus tard, ses mains se rejoignaient dans son dos. Raclement d’adhésif. Atef lui ligota les poignets et lui fourra un chiffon dans la bouche, qu’il entoura de plusieurs épaisseurs de scotch. Il lui piqua son portable.

Poussé au fond du coffre, Sharko entendit, avant que le mur d’acier le coupe définitivement de la lumière :

— Tu vas rejoindre mon frère, fils de chien.

Le véhicule démarra.

Instantanément, Sharko comprit qu’il allait mourir.

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