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[I]l était 22 heures lorsque Lucie pénétra dans la chambre de Juliette. Ce paysage aseptisé lui devenait presque familier. Les infirmières dans les couloirs, les chariots chargés de couches, de biberons, le ronflement des néons… Sa mère jouait à la console, la nuque posée avec nonchalance sur l’appui-tête du gros fauteuil marron.
Marie Henebelle n’avait rien de l’image que l’on peut se faire d’une grand-mère, voire d’une mère. Chevelure courte hérissée de mèches blondes décolorées, vêtements à la mode, au courant des derniers gadgets pour enfants : Wii, Playstation, Nintendo DS. Elle passait d’ailleurs de longues heures à jouer à Cerebral Academy sur DS et Call of Duty sur Playstation, un jeu où il fallait tuer le plus d’ennemis possibles. La contamination du monde virtuel n’avait plus de limite d’âge.
Marie accueillit sa fille sans un sourire, se leva abruptement et récupéra son sac en cuir rouge.
— Juliette a encore vomi deux fois cet après-midi. Attends-toi à des remontrances du médecin.
Lucie embrassa sa petite fille assoupie, fragile comme une aiguille d’ivoire, et revint vers sa mère. À l’écran, Call of Duty était sur « pause ». Marie venait de zigouiller trois soldats au fusil à pompe et elle semblait franchement énervée.
— Des remontrances ? Pourquoi ?
— Le chocolat, les biscuits, que tu donnes en cachette. Tu les crois dupes ? Ils en croisent tous les jours, des parents dans ton genre. Des parents qui n’écoutent pas.
— Elle ne mange rien d’autre ! La voir grimacer devant cette purée infecte me tord le cœur.
— Son estomac ne supporte plus le moindre gramme de matière grasse, tu peux comprendre ? Pourquoi cherches-tu toujours à contourner les règles ?
Marie Henebelle était sur les nerfs. La journée à rester enfermée, la télé, les pleurs, ces jeux vidéo qui tapaient sur le système. Ce genre d’hôpital était loin d’être aussi reposant qu’une thalasso trois étoiles à Saint-Malo.
— Tu es là, en congé, tu pourrais passer un peu de temps avec elles. Mais non. T’en colles une en colo, et tu te promènes en Belgique et à Paris tandis que ton autre fille se vide.
Lucie n’en pouvait plus, ces dernières heures avaient déjà été suffisamment éprouvantes.
— Maman, j’ai d’autres congés en août où l’on partira en vacances toutes les trois. C’est prévu et ce sera notre vrai moment à nous.
Marie prit la direction de la porte.
— Je pensais que tu avais des priorités dans ta vie, je me suis trompée. Et maintenant, je vais me coucher. Parce que dans quelques heures, je dois revenir ici, si j’ai bien compris. Heureusement, mamie Marie est là, c’est ça ?
Elle disparut. Lucie se passa une main sur le visage, fatiguée, et éteignit le téléviseur. L’image de ce soldat pixélisé s’effaça d’un coup. Lucie songea aux paroles de Claude Poignet, le restaurateur : la violence des images frappait n’importe où, même dans cette chambre d’enfant, au cœur d’un hôpital. N’y avait-il pas assez d’agressivité dans les rues, pour qu’on l’exploite aussi au fin fond de l’intimité familiale ?
Les ombres descendirent, apaisantes pour une fois.
En pyjama, Lucie tira le fauteuil jusqu’au lit et s’installa doucement à côté de Juliette. Demain matin, elle passerait à la brigade pour informer ses supérieurs de cette histoire de bobine, même si aucun procureur n’allait lancer une enquête officielle autour d’un vieux film de plus de cinquante ans. Ce commissaire Sharko avait vu large : balancer la bobine à la scientifique, fouiller chez Szpilman ! Comme si tout était aussi simple. D’où sortait-il, ce drôle de flic avec son bermuda et ses chaussures bateau ? Étrangement, Lucie ne pouvait se défaire de l’impression qu’il lui avait laissée : celle d’un type qui avait à son actif plus de crimes qu’elle n’en verrait de toute sa vie, mais qui ne voulait rien laisser paraître. Quelles horreurs se nichaient au fond de sa tête ? Quelle avait été sa pire affaire ? Avait-il déjà croisé des tueurs en série ? Combien ?
Elle finit par s’endormir, des images sombres plein la tête, la main dans celle de son enfant.
Le réveil, encore une fois, fut brutal. Les néons qui s’allument et déchirent les paupières. Dans son demi-sommeil, Lucie ne prit pas la peine d’ouvrir les yeux. Il s’agissait probablement d’une infirmière, qui passait une énième fois pour vérifier que tout allait bien. Elle se recroquevilla davantage dans le fauteuil quand une voix lourde l’arracha définitivement de sa torpeur.
— Debout, Henebelle.
Lucie grogna légèrement. Se pouvait-il que ce soit…
— Commandant ?
Kashmareck se dressait devant elle. Quarante-six ans, la rigueur d’une barre à mine. La lumière blanche cisaillait ses traits et creusait des zones d’ombre sur son visage carré. Il hocha le menton vers la gamine qui dormait encore, enfouie sous ses draps.
— Comment va-t-elle ?
Lucie se dissimula sous une couverture, gênée de lui apparaître en tenue légère. Bonjour l’intimité.
— Bof, bof… Vous n’êtes pas venu ici juste pour prendre de ses nouvelles. Qu’y a-t-il ?
— À ton avis ? On débarque sur un crime de sang. Quelque chose de… pas commun.
Lucie ne comprenait toujours pas le sens de sa visite. Elle se redressa un peu et fourra ses pieds dans ses pantoufles lapin.
— Du genre ?
— Saignant. Ce matin, un livreur de journaux nous appelle. Il avait pris l’habitude de rentrer chez son client, tous les jours, à 6 heures, pour boire le café. Sauf que le client, il l’a retrouvé pendu au lustre de sa cuisine, les poignets attachés dans le dos. Et étripé, entre autres…
Lucie parlait tout bas. Elle ne comprenait pas encore ce qui se passait.
— Excusez-moi, commandant mais… En quoi cette histoire me concerne ? Je suis en congé et…
— On a récupéré ta carte de visite dans sa bouche.