35

[E]n sortant du taxi ils sprintèrent vers la gare. La circulation et la chaleur étaient toujours aussi infernales. Lucie fonçait, Sharko suivait, le pas plus lourd, mais il suivait quand même. Pas d’assassin à interpeller, pas de course poursuite ou de bombe à désamorcer, juste le TGV de 19 h 32 à attraper.

Ils montèrent dans le train à 19 h 31. Dix secondes plus tard, le chef de quai sifflait. L’air climatisé soufflé dans les wagons donna enfin de l’oxygène aux deux policiers. Haletants, ils se dirigèrent immédiatement vers la voiture-bar, commandèrent une boisson bien fraîche en s’épongeant le front avec une serviette en papier. Sharko récupérait à peine.

— Une semaine… avec toi, Henebelle, et je… perds cinq kilos.

Lucie descendait son jus d’orange en déglutissant bruyamment. Elle prit enfin le temps de respirer, passant une main dans sa nuque trempée.

— Surtout si… si vous venez courir avec moi à… à la Citadelle de Lille. Dix kilomètres, le mardi et le vendredi.

— Je courais aussi, avant. Et je te garantis que… que j’aurais tenu la distance.

— Vous n’étiez pas si mal, ce soir.

Les cœurs retrouvaient leur rythme normal. Sharko claqua sa canette de Coca vide sur le bar.

— Allons nous installer.

Ils s’assirent à leur place. Après quelques minutes, Lucie fit un court bilan, les yeux rivés sur ses notes. Dans sa tête, la mer et le soleil de Marseille étaient déjà loin.

— Une expression est donc revenue : le syndrome E. Vous ne savez absolument pas de quoi il s’agit ?

— Non.

— En tout cas, on possède désormais une identité et non des moindres : Jacques Lacombe.

— Un médecin, un cinéaste… La science, l’art…

— L’œil, le cerveau… Le film, le syndrome E.

Sharko se frotta longuement le menton, pensif.

— Nous devons nous mettre en contact avec la Sûreté du Québec. On doit comprendre qui est ce Jacques Lacombe, ce qu’il est allé faire aux États-Unis et à Montréal. On doit remonter jusqu’à ces enfants. Ils sont la clé, et ils doivent encore être vivants, non ? Il y a forcément des traces, quelque part. Des gens qui pourront raconter. Comprendre, comprendre, comprendre…

Les mots étaient comme un sombre avertissement au fond de sa gorge. Avec ses doigts, il grattait le siège de devant. Il suspendit son geste quand il remarqua que Lucie le regardait curieusement.

— Il semblerait que le terrain vous rattrape sérieusement, dit-elle.

Sharko serra les mâchoires, puis tourna la tête vers le milieu de l’allée. Lucie sentait qu’il ne souhaitait pas revenir en arrière dans sa vie, alors elle se tut et pensa à leur affaire. La voix rauque de Judith Sagnol résonnait dans sa tête, inlassablement. Jacques Lacombe avait fabriqué ce film pour nourrir les âmes perverses, avait-elle confié. Un moyen pour le cinéaste d’exprimer sa folie et de l’immortaliser. Quel monstre avait été Lacombe ? Quel animal était-il devenu, dans la jungle colombienne ? Qui avait-il entraîné dans son sillage, pour qu’aujourd’hui encore, on assassine afin de récupérer son « œuvre » ? Avait-il réellement tué et décapité des gens en Amazonie, pour les besoins de son film ? Jusqu’où était-il allé dans l’horreur et la folie ?

Le paysage défila, montagneux lorsque le TGV laissa à sa droite les contreforts alpins, puis monotone au-delà de Lyon. Lucie somnolait à moitié, portée par le lent bercement du mastodonte d’acier qui fendait la campagne. À plusieurs reprises, dans des moments de lucidité, elle surprit Sharko en train de fixer les sièges vides, dans l’autre rang, et murmurer des choses qu’elle ne comprenait pas. Il transpirait de façon anormale. Il se leva au moins cinq ou six fois durant le trajet, direction les toilettes ou la voiture-bar, pour ne réapparaître que dix minutes plus tard, parfois en colère, parfois apaisé, s’épongeant le front et la nuque avec un mouchoir en papier. Lucie faisait toujours mine de dormir.

Arrivée en gare de Lyon, 23 h 03. La nuit était tombée, les visages s’étiraient sous la fatigue, un air poisseux s’infiltrait dans le bâtiment, chargé des relents de la ville. Le premier train pour Lille était le lendemain, à 6 h 58. C’est long huit heures, quand on n’a rien à faire, nulle part où aller. Les pensées de Lucie vagabondaient. Hors de question de traîner dans le Paris nocturne. D’un autre côté, elle se sentait gênée de débarquer à l’hôtel, avec son ridicule petit sac à dos, sans la moindre affaire de rechange. Cependant, un deux-étoiles était bien la meilleure solution. Elle se retourna vers Sharko pour le saluer, mais il ne se trouvait plus à ses côtés. Il s’était arrêté, dix mètres en arrière, et écartait les mains devant lui, le visage plissé en oblique vers le sol, lançant des œillades vers Lucie, lui donnant l’impression d’être le sujet d’une conversation houleuse. Il sourit finalement, fouettant l’air de ses doigts comme s’il tapait dans la main de quelqu’un. Lucie s’approcha.

— Mais qu’est-ce que vous faites ?

Il fourra ses mains dans ses poches.

— Je négociais… (Son regard rayonnait.) Écoute, tu n’as nulle part où aller. Je t’héberge pour la nuit, j’ai un grand canapé, certainement plus confortable qu’un lit égyptien.

— Je ne connais pas les lits égyptiens, et je ne voudrais surt…

— Tu ne m’ennuies pas. C’est à prendre ou à laisser, là, maintenant.

— Dans ce cas, je prends.

— Très bien. Et maintenant, essayons d’attraper le RER, avant qu’il soit trop tard.

Et il se mit à marcher vers les tunnels. Avant de le suivre, Lucie se retourna une dernière fois vers l’endroit où il se tenait seul, quelques secondes plus tôt. Sharko, qui la remarqua, sortit les mains de ses poches et lui montra son portable en souriant.

— Quoi ? Tu croyais quand même pas que je parlais tout seul ?

Загрузка...