Préface

Les tribulations de l’Ange Noir laisseront le lecteur sans repos. Dans cette littérature, tout va très vite, on ne s’embarrasse pas de fioritures, ni de digressions, on est saisi par le col dès la première page, et on se trouve obligé de suivre les aventures trépidantes d’un Fantômas des temps modernes. Vivre sans temps mort et jouir sans entrave, telle aurait pu être la devise de l’Ange Noir, héros négatif dont nous ne connaîtrons jamais le véritable patronyme. Voilà un être complètement asocial, marqué par le destin, qui a décidé simplement de se venger d’être né sur le reste de la société. Il est par essence celui à qui on a fait du tort. Il méprise tout ce qui ressemble à un ordre : la justice et la police bien sûr (on ne compte plus les flics qui se font descendre comme des pipes en terre à la foire), mais aussi la famille, le travail, l’entreprise. Il refuse même de décliner son identité ! C’est un enragé qui penche plutôt du côté d’un nihilisme anarchiste plus ou moins hédoniste : la vie est courte, profitons-en. Sachant sa mort prochaine, l’Ange Noir est décidé à vendre chèrement sa peau.


La série des San-Antonio naît en 1949 aux éditions Jacquier, puis, reprise par le Fleuve en 1950, elle vivote gentiment. En attendant qu’elle prenne sa vitesse de croisière et fasse la fortune de son créateur, Frédéric Dard a besoin d’écrire, non seulement parce qu’il est soumis aux nécessités matérielles de la vie, mais aussi parce qu’il possède un trop-plein d’énergie qui le pousse à démultiplier les formules littéraires — il fera des incursions dans la littérature d’épouvante[2] ou dans la romance pour jeunes filles[3].

L’Ange Noir est une courte série de romans policiers écrite en parallèle pour les éditions de La Pensée Moderne, mais on peut considérer qu’elle participe de la genèse de San-Antonio, dont elle aide à codifier l’écriture et à mettre en place les thèmes récurrents. Publiée sous des couvertures illustrées par Jef de Wulf, elle date de 1952, c’est-à-dire d’une époque où le créateur de San-Antonio a bien du mal à se décider entre une carrière de dramaturge (ses premiers succès financiers viendront de l’adaptation à la scène de La neige était sale de Georges Simenon), une carrière de romancier dans le genre naturaliste, et une vocation d’auteur de romans policiers pour des collections populaires.

Le contenu de ces aventures, que Frédéric Dard présente comme des confessions, surprend au premier abord. En effet, ce sont les épisodes fantaisistes de la vie d’un gangster américain sans foi ni loi, cruel et cynique, qui n’hésite pas à tuer. Rusé tout autant qu’athlétique, il déploie des trésors d’ingéniosité pour se tirer des mauvais pas que le sort lui réserve. Les récits sont violents et ne lésinent pas sur les aspects les plus scabreux des meurtres en tout genre qui les parcourent. Contrairement aux aventures de Kaput[4], autre série publiée sous pseudonyme quelques années après l’Ange Noir, l’ensemble se révèle moins sombre, presque joyeux. Frédéric Dard reste à distance de son sujet en versant dans le roman d’aventures. Et en effet, l’action est trépidante, sans temps mort. L’ensemble s’inspire des premiers volumes de la Série noire ; Peter Cheney bien sûr, mais aussi James Hadley Chase, qui est beaucoup plus brutal et multiplie les scènes de sadisme.

La grande cruauté du propos trouve son complément dans l’exercice de la virilité. L’Ange Noir est un tombeur, et comme San-Antonio, il aime à nous raconter dans le détail ses aventures croustillantes. Beau gosse autant qu’entreprenant, rien ne saurait lui résister. Les femmes qu’il croise se partagent en deux catégories : celles qui ne poursuivent que des buts obscurs et le trahissent presque par plaisir à la première occasion venue, et puis celles qui se damneraient pour lui, allant jusqu’à donner leur vie. C’est le cas de Sissy, son grand amour, dans le premier épisode, dont il recherchera au fil de ses aventures à retrouver la pureté. Tout comme San-Antonio, il saute sur tout ce qui porte une jupe, quel que soit l’âge, ce qui immanquablement lui attire des ennuis. Dans Un cinzano pour l’Ange Noir, tout occupé à caresser l’entrecuisse d’une jeune et belle femme qui l’a pris à bord de sa voiture, il ne remarque même pas qu’elle le mène dans la cour du 36 quai des Orfèvres. Cette volonté de parler de la sexualité donne d’ailleurs parfois des formules stylistiques étranges : « Ma main fend ses jambes comme un soc de charrue fend la terre généreuse », écrit-il dans Le Boulevard des allongés. Le complément de cette frénésie sexuelle est l’alcool, car l’Ange Noir boit beaucoup, abonné au Cinzano, ce qui est un peu curieux pour un Américain issu de la plèbe.


Comme dans les San-Antonio et dans les Kaput, le héros est aussi celui qui raconte. Les trois séries se veulent plus ou moins anonymes, sans auteur clairement identifié autrement que par un patronyme fantaisiste qui se veut mystérieux. Ici le nom de l’Ange Noir[5] n’est pas choisi au hasard, il renvoie nécessairement à une forme de pureté dans le crime, thème que Frédéric Dard développera longuement dans ses derniers ouvrages hors-série.

L’approche narrative est subjective : le héros intervient directement dans le récit, les aventures de l’Ange Noir sont écrites à la première personne du singulier et se déroulent de façon parfaitement linéaire, ce qui n’empêche pourtant pas la complexité de l’intrigue et le mystère. Dans le style, on reconnaît déjà la marque de Frédéric Dard, du moins telle qu’elle se développera dans les premiers San-Antonio. Par exemple, il multiplie les références humoristiques et plus ou moins absconses à la sexualité : dans Un cinzano pour l’Ange Noir, on peut lire : « La femme de l’armateur elle a droit à la brouette chinoise, au caméléon en spirales, au grand huit, le tout émaillé de bricoles », type de formule qui se retrouvera régulièrement sous la signature de San-Antonio dans les années cinquante. Ou alors il développe son goût pour l’absurde, toujours dans le même épisode : « Justement, à cet endroit, le mur est dégradé, comme un officier félon. » Dans Le Bouillon d’onze heures, ce sont les hommes politiques qui sont épinglés, avec une prédilection pour les centristes ou assimilés. Bien que l’Ange Noir soit américain, dans Le Boulevard des allongés, il ironise sur un individu aux « […] cheveux bruns peignés à la démocrate-chrétien ». Ce sera une constante chez San-Antonio, de dénigrer par la suite les hommes politiques, et particulièrement Jean Lecanuet dont il raccourcit le nom pour en faire « Canuet », qui devient une sorte d’injure. On appréciera aussi, dans le même épisode, le burlesque de la formule : « Il me regarde avec un rien d’admiration dans son œil de verre. »

Mais le style, c’est aussi la rapidité de l’écriture, l’économie dans les descriptions. Certes, le plus souvent, ce sont des décors assez fantaisistes, que ce soit le Chicago des années cinquante à la réputation sulfureuse, ou le Londres interlope, mais l’Ange Noir va rejoindre Paris et la banlieue ouest que Frédéric Dard connaît en long, en large et en travers. Ça donne, par exemple, un réalisme certain aux pérégrinations de son héros à l’intérieur de la gare Saint-Lazare. Les dialogues sont efficaces et directs. Il utilise encore des formes argotiques anciennes, héritées de Pierre Mac Orlan et de Francis Carco. C’est un peu plus tard, grâce à la fréquentation d’Albert Simonin[6], qu’il va moderniser l’usage qu’il fera de l’argot. Il y a déjà un amour de la langue et de ses formes déviantes qui seront pour lui l’image de la vitalité de la langue française.


Un grand nombre de thèmes et de situations évoqués dans les aventures de l’Ange Noir seront ensuite repris dans les San-Antonio. Dans Le Bouillon d’onze heures, l’Ange Noir observe depuis la fenêtre de sa chambre un individu en train de s’envoyer un paquet de billets à lui-même, ce qui l’amène à se rendre à l’adresse où il va croiser un individu qui tombe dans la cage de l’ascenseur. C’est le même point de départ que dans Du mouron à se faire, un San-Antonio publié en 1955. Sauf que dans ce dernier ouvrage, les diamants ont remplacé les billets et l’observateur n’est pas un gangster à l’affût d’un mauvais coup, mais un policier toujours bien placé pour rendre la justice !

Dans Le Boulevard des allongés, pour relater l’évasion de l’Ange Noir, Frédéric Dard recycle une vieille nouvelle, La belle, publiée en 1949[7] et qui servira de trame pour Les salauds vont en enfer ; on retrouvera aussi dans cet épisode de l’Ange Noir le thème du mouton, introduit par l’administration pénitentiaire dans sa cellule.

Le Ventre en l’air aborde la ségrégation raciale à travers le périple de l’Ange Noir dans Harlem. C’est ainsi qu’il voit l’Amérique, comme un pays raciste et inégalitaire. On remarquera d’ailleurs que l’Ange Noir, ne reculant pourtant devant aucun crime possible, laissera la vie sauve à un couple d’épiciers noirs. Il reprendra et développera toute sa vie cette question de la négritude, que ce soit dans Ma sale peau blanche[8] ou dans plusieurs épisodes de San-Antonio[9], et jusqu’encore en 1987 à travers l’excellente nouvelle qu’il donnera au journal L’Humanité[10]. Ne vous laissez pas cependant abuser par le vocabulaire, on y parle de « nègre » mais ce n’est pas pour Frédéric Dard négatif ou péjoratif. Aussi absurde que cela puisse paraître, c’est le contraire. Le terme est largement employé à cette époque sans forcément avoir une connotation raciste, et d’ailleurs, le reste de sa vie démontrera que Dard n’était pas raciste, l’anti-racisme sera le seul combat politique qu’il assumera en bataillant ouvertement contre le Front National à partir des années quatre-vingt.

De nombreuses formules récurrentes des San-Antonio sont déjà là, à commencer par le chant des Matelassiers : il apparaît dans Le Boulevard des allongés et deviendra une sorte de marque de fabrique.

Un cinquième épisode de cette saga était prévu, Ballade en enfer. Il ne verra jamais le jour, probablement parce que le travail pour le Fleuve Noir l’absorbait trop, et que la maison de La Pensée Moderne, créée par le fils de Marcel E. Grancher, le mentor de Frédéric Dard, celui qui l’introduisit dans le milieu du journalisme alors qu’il sortait à peine de l’adolescence, n’avait pas les épaules assez larges pour continuer l’aventure du roman populaire. Cette interruption explique sans doute que la série de l’Ange Noir, contrairement à celle de Kaput, se conclut par une fin heureuse, accentuant son côté amoral.

Un des titres avancés pour le deuxième volume de l’Ange Noir était Du plomb dans les tripes. Il ne sera finalement pas retenu, mais il servira à un San-Antonio publié en 1955, au moment où la série du fringant commissaire est en train de prendre son envol.


Lorsqu’il s’est agi, en 1978, de rééditer l’Ange Noir, Frédéric Dard avait présenté ces romans comme le simple produit de la nécessité alimentaire. Il s’excusait presque de les avoir écrits : « Du temps que je la pilais, histoire de me dépanner l’estom’, j’avais pondu cette prose surchoix. » Au fil des ans, cette prose sans autre prétention que de divertir s’est bonifiée pour notre plus grand plaisir. Non seulement elle est devenue un fragment incontournable de l’œuvre de Frédéric Dard, mais elle est aussi une plongée dans la littérature populaire des années cinquante, dont il reste indéniablement le maître.

Alexandre Clément, février 2017

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